Chapitre 42


De retour chez lui, le duc de Vivonne eut une violente altercation avec ses sbires.

Dans un grand état d'excitation il avait commencé par leur dire qu'il voyait dans ces retrouvailles inouïes la plus grande chance de sa vie. S'il ramenait au Roi Mme du Plessis-Bellière, sa fortune serait faite et sa position inébranlable à jamais.

– Vous m'étonnez, fit remarquer le baron Bessart. Vous vous chargeriez d'amener au Roi une rivale pour votre sœur, Madame de Montespan ? N'a-t-elle pas déjà assez à faire pour écarter celles qui se présentent d'elles-mêmes sans que son propre frère s'entremette ? Vous voulez donc sa chute ?

– Vous ne comprenez rien. Il s'agit de contenter un caprice du Roi. D'autre part, cette femme, en exil, aspire à retrouver la Cour, à obtenir sa grâce. Sous mon égide, elle pourra au moins parvenir sans risque jusqu'à Versailles. Je suis quand même l'amiral de la flotte. Une chose est sûre : le Roi me sera reconnaissant.

– Le Roi peut-être, mais pas elle, dit Saint-Edme de sa voix grinçante. Je l'ai jugée mieux que vous. Elle n'est pas d'une sorte à sacrifier son intérêt à de la reconnaissance. Elle vous utilisera et vous jettera pardessus bord dès que vous lui aurez servi et que vous l'ennuierez.

– De qui parlez-vous ?

– De cette Madame de Peyrac ou du Plessis-Bellière. Vous vous laissez prendre à son regard vert et à ses airs innocents.

– Mais non ! Vous vous faites des idées, c'est une petite fille naïve qui parle à tort et à travers comme toutes les femmes.

– Cette histoire de chemise ?

– C'est vrai ! Mais ce qui est faux c'est quand elle prétend qu'elle l'a remise à La Reynie avec une lettre... C'est penser trop loin pour ces petites cervelles. Elle a inventé cela sur le moment pour que j'enrage. Si elle était rouée, elle n'aurait pas ainsi dévoilé ses batteries. Non ! Ce n'est qu'une jolie femme, très ambitieuse. Elle aime l'amour, la parure, les hommages, briller, faire pâlir d'envie ses rivales. Elle est comme toutes les femmes et le Roi en est fou. Voilà le point important.

Un valet entra pour disposer des bûches dans la cheminée.

Le baron de Bessart lui adressa un signe imperceptible et, après avoir accompli son office, l'homme au lieu de se retirer alla s'asseoir dans une encoignure. Le baron l'employait à l'occasion pour de basses besognes, de celles qui salissent les mains. Il avait une allure de portefaix et une face brutale, mais comme il n'était pas sot, Bessart ne craignait pas de le voir informé d'une situation en litige, qui pourrait un jour requérir ses services. Il avait parfois des idées, de bonnes idées. S'ils n'avaient dû emmener qu'un homme de main au Canada c'était celui-ci.

– Elle semble avoir acquis une faiblesse, continuait Vivonne. Celle de vouloir réclamer justice pour son encombrant époux. On la lui obtiendra.

– Et puis, l'on sait ce qu'il faut faire d'un mari encombrant, ricana Martin d'Argenteuil.

– Nenni. Celui-là n'est pas de l'espèce qui se laisse surprendre facilement. C'est un renard des mers.

– Vous le connaissez bien ?

– Oui, je le connais ! Je les connais tous les deux ! On le lui donnera.

Il reprit souffle.

– ... À boire ! À boire ! Quel pays ! Plus il fait froid plus on a soif.

Il chuchota avec précipitation.

– ... Naïve non. Mais moins habile qu'elle ne peut le faire croire avec son infernal toupet. Il est vrai que si l'on tourne et retourne sur les avantages ou les désavantages que l'on retire de son commerce, l'on peut rester surpris... Je lui dois, pour ma part, une disgrâce royale avec cette affaire de Marseille, mais j'en sais d'autres qui lui ont dû le bannissement et la mort, mais aussi...

– Des souvenirs impérissables, marmonna Bessart. …

« et que le temps a rendus plus encore vénéneux et rongeurs », pensa Vivonne.

– Pratique-t-elle l'envoûtement ? demanda Saint-Edme.

– Je n'en sais rien, dit le duc, après avoir tourné de long en large comme un fauve.

Les témoins de son agitation faisaient grise mine. Ils se turent tous. Ils dépendaient de la fortune du duc mais plus encore de celle d'Athénaïs de Montespan, sa sœur. Lui n'avait de puissance que parce qu'il était le frère de la maîtresse du roi, l'oncle des enfants de celui-ci, ces petits bâtards qu'élevait Mme de Maintenon mais que le Roi reconnaîtrait en les nommant princes du sang. Et maintenant que la gouvernante aussi se faisait remarquer, la position était plus que jamais assurée.

– Vous devez, Monsieur le Duc, jouer entièrement la partie de votre sœur et d'elle seule. Le Roi ne la quittera jamais. Il y est attaché par les sens et par le souvenir et par ses enfants. Et puis enfin elle a beaucoup de grâce et il ne s'ennuie jamais avec elle. C'est un atout. Elle seule peut nous sauver. Elle y est acharnée car elle se sauve avec nous. Souvenez-vous avec quelle habileté elle a mystifié le Roi sur les raisons de votre départ, une petite malversation sans gravité, mais il comprenait pour le renom des Rochechouart, pour qu'il ne soit pas importuné par ces insupportables ragots dont les magistrats ne craignent pas de troubler inutilement sa quiétude, qu'une petite disparition temporaire de votre personne serait bienvenue... La meilleure façon de régler cette affaire. L'essentiel était que lui le sût et ne s'en étonnât pas, etc.

« Que n'a-t-elle pas dit ? Que n'a-t-elle obtenu ? Au moins que nous puissions quitter le sol de France à temps... Quand nous nous sommes embarqués, les policiers étaient sur nos pas... Non, Monseigneur, ne projetez rien qui menacerait sa position que rien ne peut lui faire perdre. Vous vous leurrez sur le pouvoir de cette femme, Madame de Peyrac ou du Plessis-Bellière, sur le lourd contentieux qui pèse sur elle.

La diane sonna et flotta des hauteurs du château Saint-Louis jusqu'à eux. L'odeur de ragoût, de friture, de potée aux choux, de soupe à l'oignon, à l'orge ou aux légumes, à laquelle s'ajoutait celle de maïs bouilli des sauvages, était si intense à l'heure des repas dans les rues qu'elle s'infiltrait jusqu'au sein des demeures les mieux closes.

– Allons manger, dit Vivonne. En quelle gargote ?

– On dit que la table au château de Montigny est très fine. Vous devriez vous faire inviter par M. de Peyrac.

– Que craignez-vous de lui ? Qu'il vous reconnaisse ? Ne nous avez-vous pas affirmé que si vous vous êtes combattus en Méditerranée, vous ne vous êtes jamais trouvés face à face... Et puis il n'est plus le Rescator.

– Et je ne suis plus l'Amiral des galères... jusqu'à nouvel ordre. Mais, pour cette heure, je ne suis plus rien. Rien. Et eux sont peut-être plus forts que moi.

– Il y a un instant vous nous disiez que cette femme était inoffensive.

– Je ne sais pas... Je ne sais plus. Vous qui êtes devin, fit-il en s'adressant à Saint-Edme, pouvez-vous me dire qui elle est ?

– Le sorcier de la Basse-Ville dit que c'est elle qui a tué Varange.

– Elle ! s'écria Vivonne en écarquillant les yeux qu'il avait très bleus mais un peu globuleux, ce qui les faisait saillir dans la surprise ou la colère. Où a-t-il été chercher pareille sornette ? Elle ne ferait pas de mal à une mouche.

– Ce n'est pas ce que vous disiez tout à l'heure... En tout cas, lui, le Bougre rouge, était catégorique, et avait l'air de la prendre en grande considération.

– Qui l'a informé ?

– Il a dû lire cela dans ses grimoires ou dans son huile de baleine ou dans une vision télépathique. Il recommandait de ne même pas prononcer le nom de cette femme.

– Bast ! Vous m'avez dit que les sorciers canadiens ne valaient pas chipette.

– Celui-là serait intéressant s'il n'était pas si têtu. C'est à cause d'elle qu'il refuse de parler. Aussi, vous voyez, duc, que le halo d'ombres et de lumières qui environne cette personne doit vous rendre méfiant. Mais vous préférez sans doute vous laisser prendre à son regard vert et ses airs innocents.

Vivonne haussa les épaules. Pourquoi s'était-il encombré de ce vieillard si vil ? Mais il s'était entremis avec son ami le comte de Varange pour organiser leur repli en Canada et s'y préparer grâce à lui une existence confortable et il fallait reconnaître que grâce à ses séances de magie on pouvait apprendre pas mal de petits secrets utiles.

– Vos alarmes sont vaines, dit-il. La vérité est entre les deux. Elle n'est pas si noire que vous l'avancez, mais je veux bien admettre que cette femme a plus d'un tour dans son sac. Mais je la tiens bien en main car je sais pas mal de choses sur elle qui pourraient lui nuire, même ici.

– Malheureusement, il semble qu'elle en sache aussi beaucoup sur vous, répliquèrent-ils.

Vivonne troublé et sans pouvoir parvenir à en être irrité essayait de circonscrire dans sa mémoire les détails de sa brève aventure avec Angélique. Il était alors à Marseille fort occupé du départ de la flotte royale et puis, tout à coup, il n'y avait plus eu que cette femme qui comptait. Il savait qu'elle était prête à faire n'importe quoi pour s'embarquer et échapper au policier qui la cherchait dans la ville. Mais elle lui avait quand même donné pour le prix de son service des nuits magnifiques. Il l'avait cachée sur la galère royale.

D'Argenteuil tiré de son abattement pensa que ce n'était tout de même pas un exploit car maintenant qu'il y réfléchissait il était certain que ce Desgrez aujourd'hui célèbre l'avait laissée filer volontairement.

– En revanche, reprit-il, il se pourrait qu'elle soit dangereuse parce qu'elle a trop de relations avec la police. Mais pour l'instant elle est loin de ses amis de Paris.

– Alors La Reynie, ce serait vrai ?

– Oui, je le crains. Mais surtout elle a été l'amante de ce François Desgrez dont le renom est en train de monter.

– Desgrez ! s'exclama Martin d'Argenteuil, c'est le capitaine exempt qui a arrêté Marie-Madeleine de Brinvilliers. Il a agi avec une traîtrise machiavélique. Au couvent de Liège où elle se cachait, il s'est présenté sous le déguisement d'un abbé. Rien ne lui est sacrilège et il lui a joué le jeu de la passion. Enfermée depuis cinq ans parmi ces femmes, comment aurait-elle pu résister à celui-là, elle dont le corps brûlait sans cesse de désir ? Il lui a inspiré une confession écrasante pour elle, et l'a persuadée de fuir avec lui. Dès qu'elle a eu franchi l'enceinte du couvent, il l'a arrêtée... Et vous dites que cette femme a partie liée avec cet odieux personnage. C'est elle peut-être qui la lui a vendue ?

– Ah ! Cessez de nous entretenir avec cette vilaine histoire. Il est connu que les femmes se font prendre parce qu'elles font passer le cœur avant leurs intérêts... Le cœur, murmura Vivonne, songeur.

Il leur tourna le dos de dépit. Derrière lui Saint-Edme et Bessart échangèrent un regard. Ils étaient coutumiers de cette mimique où ils se demandaient leurs avis, se mettaient d'accord ou s'exprimaient silencieusement leurs opinions divergentes.

Cette fois, ils eurent le même sourire entendu. M. de Vivonne n'en ferait qu'à sa tête, mais eux, pour leur part, ne s'étaient pas leurrés sur le danger. Rien ne pressait mais il faudrait cependant ne pas tarder à tout mettre en œuvre pour minimiser l'influence de cette femme et l'empêcher à tout prix de revenir en France s'opposer à Mme de Montespan et peut-être gagner la partie contre elle.

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