Chapitre 40
Et Noël fut là. Son crépuscule de pourpre s'abîma dans l'ombre bleue et glacée tandis que sur le Roc des petites lumières s'allumaient derrière chaque fenêtre et qu'on achevait de clouer au-dessus des portes des branches de sapin entrecroisées en forme d'étoile.
Les vapeurs, les brumes, les fumées qui stagnaient dans les rues traînaient avec elles les promesses du réveillon.
Dix heures du soir. Les familles se mirent en route vers l'église tenant au bout d'un bâton ou en main des lanternes de corne ou de fer noir percées de trous, ou encore des pots à feu en terre, des veilleuses à huile abritées par un capuchon de cuivre. C'était plus par tradition que pour s'éclairer. Cette nuit d'hiver canadien étincelait comme une armure. Le disque argenté de la lune et la neige immaculée se renvoyaient leur reflet pour créer une lumière sidérale au sein de laquelle toutes les ombres des toits, des lucarnes, des pans de murs, des angles de cheminées se découpaient en lignes aiguës, « chevaux de frise » d'un noir intense.
Venus de la cathédrale, aux vitraux illuminés, les chants des orgues s'échappaient assourdis et lointains et paraissaient nés plutôt des grands espaces silencieux désirant s'unir aux hommes dans leur allégresse.
On levait les yeux vers la nue vibrante et mystérieuse et l'on s'imaginait en voir sourdre les anges lumineux, chantant de leurs voix séraphiques.
Glo-o-oo-ria, in excelsis Deo..
Toute la ville était dans les rues ainsi qu'une grande partie des hameaux avoisinants ou des concessionnaires isolés le long du fleuve.
En traîneaux, à raquettes ou à pied, par les chemins durcis, les groupes venant des lointaines paroisses de Bourg-Royal, de Sainte-Foy-de-Charlesbourg, sortaient des bois et arrivaient soit par la Grande Allée, soit par le chemin de Saint-Jean ou de Saint-Louis.
Des musiciens portant vielles, binious, bombardes bretonnes, les accompagnaient et se mettaient à jouer en entrant dans la ville. Des paroisses de la côte de Beaupré, de la pointe de Lévis ou de l'île d'Orléans, arrivaient les traîneaux suivant les balises du fleuve. Il y avait bien une « desserte » prévue dans les petites églises de Château-Richer ou de Saint-Joachim, où des prêtres iraient officier mais venir ouïr la messe de Noël à Notre-Dame-de-Québec, célébrée avec toute la pompe épiscopale, était une fête dont seules les grandes tempêtes eussent pu détourner les fervents habitants de la colonie laurentienne.
Les habitants de l'île d'Orléans se montraient à cette occasion. D'ordinaire, ils se reliaient peu avec le « continent ». On les disait fort insociables parce qu'ils ne quittaient pas volontiers leur île, ni même leurs habitations, vivant en tribu familiale dans leurs solides fermes carrées, bâties à mi-côte ou leurs manoirs seigneuriaux cachés dans les bois qui couronnaient les sommets de la grande baleine rocheuse, échouée au carrefour des eaux. Leur île leur servait de royaume. Ils avaient la réputation d'être sorciers. Parce qu'ils communiquaient entre eux d'un coin de l'île à l'autre par des signaux de fumée indiens, et parce que l'on voyait danser, sur les rives les soirs d'été, des lumières de feux follets. Ils vinrent, représentés surtout par une dame Éléonore de Saint-Damien, une seigneuresse qui en était à son quatrième mari. Fort belle avec de grands yeux noirs, le bruit courut qu'elle était d'Aquitaine et les Gascons qui ne la connaissaient pas encore vinrent la saluer, dont le comte de Peyrac qui lui fut présenté par M. de Frontenac. Il y avait comme une affirmation de l'esprit des provinces en cette nuit de Noël. Peut-être parce que beaucoup de femmes avaient revêtu pour la cérémonie leurs costumes régionaux, ce qu'elles avaient de plus beau, robes, corselets, mantes, tabliers, broches, dans lesquels elles ou leurs mères s'étaient mariées à l'église de leur village en France et qu'elles avaient amenés au Nouveau Monde, bien pliés dans un coffre. Et Suzanne portait sur ses épaules de jeune Canadienne née au pays une chape de drap rouge de l'épaisseur d'un écu, don traditionnel des paysans français à l'épousée depuis le Moyen-Âge et pour lequel, souvent, ils se ruinaient. Son mari, émigré de la Sarthe d'où il était parti jeune célibataire, avait apporté avec lui, pour sa future, le beau vêtement ancien que les femmes de la famille repassaient depuis des générations au fils aîné.
Spontanément, les gens se groupaient entre « pays », se reconnaissant à leur patois, leur accent. Les Aquitains, les Normands, les Bretons, les gens du Perche, ceux des rivages de la Vendée, de l'Aunis, de la Saintonge, communautés maritimes vivaces et sœurs, qui avaient fourni beaucoup d'immigrants, des petits cercles de Champenois, et aussi les Parisiens, de nature fort diverses, mais rapprochés par la grande ville de Paris à l'ombre de laquelle ils étaient nés.
Les chevaliers de Malte, dont il y avait quatre ou cinq membres à Québec, rassemblaient autour d'eux les militaires et anciens soldats qui avaient fait campagne en Méditerranée. On irait boire un café turc après la troisième messe dans l'estaminet du Levantin.
Les grandes familles issues des premiers arrivants du Canada, et dont beaucoup étaient encore vivants, occupèrent leurs bancs avec une autorité patriarcale.
C'est ainsi que la société québécoise se disposa cette nuit-là face au maître-autel et à une certaine grande armoire aux panneaux enluminés de paysages naïfs, qui renfermait la crèche. Des anges de cire en robes de satin avec d'amples perruques bouclées planaient au bout d'un fil au-dessus de l'Enfant Jésus dans son berceau de paille, de la Sainte Vierge et de saint Joseph magnifiquement vêtus. Six jours plus tard, on y placerait les Rois Mages. L'âne et le bœuf étaient en bois sculpté et peints l'un en gris, l'autre en brun-roux, œuvres du menuisier Le Basseur et du Frère Luc, peintre.
Deux violons et une flûte d'Allemagne jouaient des airs de menuet près de la crèche lorsque se taisait l'accompagnement des orgues et des chorales.
À minuit, la belle voix du héraut municipal s'éleva pour chanter « Il est né le divin enfant, jouez hautbois, résonnez musettes... », et on l'apprécia mieux que lorsqu'il proclamait ses « ordonnances » monté sur sa barrique.
Les trois messes se déroulèrent avec toute la solennité espérée.
Cependant, l'on vit à plusieurs reprises les officiants venir réchauffer leurs doigts au petit brasero d'argent en forme de brûle-parfum percé de trous et contenant deux ou trois braises qui était posé à l'une des extrémités de l'autel.
Le froid était dur, mais la ferveur y remédia. Pour la messe de minuit, Mlle d'Hourredanne s'était donc fait porter en chaise. Mme de Mercouville lui avait envoyé la sienne et ses valets. Elle resta dans la chaise qu'on avait placée sur la gauche, en haut de l'église, devant la statue de saint Joseph. On l'envia car elle y avait placé un cruchon rempli d'eau bouillante et se trouvait préservée du froid glacial de l'église contre lequel luttaient en vain quelques poêles et les buissons de cierges allumés. La sombre église était lumineuse comme en plein jour. Mlle d'Hourredanne ne perdit pas une miette du spectacle, vit tout le monde. Elle en recueillait pour l'année.
La dernière bénédiction donnée, les fidèles, gelés, recrus de fatigue, et avides de retrouver maisons chaudes et tables garnies se ruèrent avec ensemble vers la sortie. Bientôt, sur le parvis, il fut impossible d'avancer.
Au-delà de la cohue, on entendait hennir les chevaux qui avaient attendu près des traîneaux sur la place.
Angélique perdit de vue son escorte. Honorine et Chérubin portés par Yolande et Adhémar avaient déjà descendu les degrés devant le porche et devaient être acheminés vers la maison.
Angélique fut rejetée vers une porte latérale quand le clergé sortit à son tour, après avoir été dans les sacristies se débarrasser de ses vêtements sacerdotaux.
L'évêque souhaitait se mêler à la foule avant de regagner le Séminaire.
Angélique appuyée contre le chambranle prit patience, s'amusant à reconnaître à la lueur des torches et des lanternes les visages de personnes connues, rouges et emmitouflées, qui s'interpellaient joyeusement.
C'est alors qu'elle sentit un bras se glisser autour de sa taille et la serrer étroitement. Quelque chose dans l'insolence de l'étreinte lui fut désagréable. Elle leva les yeux, prête à châtier l'insolent. C'est alors qu'elle reconnut fixé sur elle le regard bleu du duc de Vivonne.
– Me ferez-vous enfin la grâce de me reconnaître, belle déesse de la Méditerranée ?
Il la dominait et s'inclinait vers elle avec un sourire mi-enjôleur, mi-sarcastique.
Il avait profité du brouhaha de la nuit, de la foule pressée par le froid et attirée par d'autres distractions, pour l'aborder, ce qu'il n'avait pas osé ouvertement jusqu'alors.
Comme elle se taisait il insista :
– Car vous m'avez reconnu, je le sais. Le contraire me blesserait affreusement.
Angélique se reprocha d'être demeurée tout d'abord sans voix et sans réaction. Les cris et les rires autour d'eux noyaient les paroles murmurées par le duc.
– Vous semblez avoir peur de moi, dit-il. Vous tremblez.
– Vous m'avez surprise.
– Est-ce d'émoi ?
– Vous êtes bien fort, Monsieur.
– Et vous, bien oublieuse. N'avez-vous pas souvenir de très agréables ébats que nous avons connus ensemble en Méditerranée ?
– À peine !
– Alors seriez-vous ingrate ? Je vous avais fait monter à bord de ma galère, selon votre caprice, et cela m'a coûté fort cher près du Roi. Sans l'intervention d'Athénaïs, je ne me serais pas remis de cette bévue. Plus d'une heure, Sa Majesté m'a tenu dans son cabinet, m'adressant des reproches sanglants d'avoir prêté la main à votre évasion.
– Bien fait pour vous, Monsieur.
Mais une soudaine émotion avait étreint Angélique. Derrière ce beau visage un peu bouffi mais familier sur lequel glissait le reflet des torches, c'était Versailles, c'était le Roi qu'elle venait de voir transparaître, proches à les toucher, à les entendre, à croire qu'en se retournant elle allait apercevoir au lieu de la petite place de guingois encombrée de traîneaux les allées des jardins royaux où couraient les porteurs de lumière annonçant l'arrivée du Roi et son cortège princier.
Le duc surprit-il le frémissement qu'elle ne pouvait retenir ? Il resserra son étreinte et elle put constater que le bel amiral n'avait rien perdu de sa vigueur.
La pression de la foule les repoussait contre le porche et Angélique sentait les angles du pilier de pierre qui de l'autre côté lui meurtrissait l'épaule. Les gens n'en finiraient donc pas de sortir...
– Combien me paierez-vous pour un renseignement de prix que je vous apporte de la Cour ? Un baiser ?
– Monsieur, la requête et le lieu sont déplacés...
– Je vous le livrerai quand même.
Il se pencha vers son oreille afin de se donner le prétexte d'effleurer presque sa joue de ses lèvres.
– Le Roi n'est pas encore guéri de Madame du Plessis-Bellière...
Il observa un petit silence pendant lequel il demeura incliné vers elle comme s'il respirait son parfum.
Mais Angélique demeura impassible. Elle aurait bien voulu qu'il cessât de la serrer aussi fort. Le contact de sa main gantée de cuir contre sa taille lui déplaisait. Étaient-ce les réflexions de Mlle d'Hourredanne à propos du mal napolitain qui l'influençaient, mais elle en avait la « chair de poule ».
La foule commençait à s'égailler, les familles et amis se retrouvaient, s'invitaient. Les traîneaux s'ébranlaient.
Angélique chercha à se dégager.
– Monsieur le duc, ayez donc l'obligeance de me laisser aller. Déjà la presse est grande.
Il s'assombrit.
– Décidément vous me battez froid. Est-ce bien politique de votre part ?
Une menace grondait derrière son ton maussade.
– ... Je pourrais vous aider.
– À quoi donc ?
Le duc de La Ferté eut un geste du menton en direction de Joffrey de Peyrac.
– Était-ce déjà lui que vous essayiez de rejoindre en Méditerranée ? J'avoue que j'ai reconnu son audace en le voyant débarquer ici, oriflamme au vent. Il ne craint pas de venir se jeter dans la nasse où l'on a bien des prétextes pour le piéger. À moins qu'on reste dans l'ignorance de son passé
– Quel passé ?
– De piraterie ! Il a tiré sur les galères du Roi. Je pourrais en témoigner ou non devant Sa Majesté.
– Et que réclamez-vous en échange de votre silence obligeant ?
– D'avoir parfois le plaisir de vous rencontrer dans Québec, sans que vous me fuyiez comme un pestiféré... pour des raisons qui m'échappent... Nous nous sommes quand même plu... Je ne peux vous dire combien votre somptueuse apparition l'autre jour m'a paru un signe favorable du ciel à mon endroit... Tout est d'un tel ennui en cette province.
– Vous avez tout de même préféré cette province à la Bastille.
– La Bastille ? sursauta-t-il en ouvrant des yeux énormes. Quelle idée vous vient là ?
– Un bannissement au Canada tient parfois lieu de lettre de cachet et votre souhait de garder l'incognito m'a fait...
– Mais je ne veux pas être importuné..., s'écria-t-il, et ce n'est qu'une éclipse provisoire..., admit-il après un instant de réflexion. Eh bien oui, j'ai eu quelques ennuis dus à la malveillance des envieux. Le « secrétaire de la main » me jalousait pour une de ses maîtresses que je lui ai enlevée. Il a prévenu à propos d'un trafic du sceau sans grande méchanceté à laquelle j'avais eu la faiblesse de me mêler. Le ministre furieux voulait me dénoncer, tout Grand Amiral que je suis, et rassembler les pièces du dossier. Autant lui donner quelque peine à le faire en me dérobant à ses questions et à ses convocations. On me cherchera et je serai chez le Grand Turc, à Alger, que sais-je ? Les choses traîneront en longueur. Pour justifier après coup ma disparition, j'ai obtenu de Colbert d'être chargé d'une enquête secrète au Canada, sur les possibilités d'en remettre la défense à la Marine. Au printemps, je pourrai revenir.
– Le Ministre en sera-t-il moins furieux ?
– Non, mais il aura peut-être oublié... ou bien il sera mort.
Il éclata de rire.
– Je croyais, dit Angélique, que l'on vous soupçonnait d'avoir empoisonné le Roi.
Le duc changea de couleur et les yeux lui sortirent de la tête.
– Que dites-vous ? fit-il d'une voix étouffée. Vous êtes folle ! D'où tenez-vous ces bruits ?
– Monsieur, vous m'empêchez de respirer.
– Je voudrais vous empêcher de respirer tout à fait.
Mais il la lâcha et elle se retrouva enfin libre.
– ... Comment osez-vous émettre un tel soupçon... Moi qui suis dévoué au Roi... dont la sœur...
– J'ai dit cela pour que vous me lâchiez, dit-elle en riant d'un air badin. Pourquoi cette fureur ? Y aurait-il du vrai derrière ma plaisanterie ?
– Non. Mais... Mais vous êtes inconsciente !... Par de telles paroles lancées à l'étourdie vous pourriez me causer un tort considérable.
– Pas plus considérable que celui dont vous me menaciez tout à l'heure.
Il la fixa encore suffoqué. Puis il partit d'un rire forcé mais incrédule. Sa suffisance de courtisan n'avait pas eu encore le temps d'être entamée par ses premiers mois de séjour au Canada. Il continuait à se sentir trop haut placé pour craindre qui que ce soit et surtout pas les femmes qui se montraient toujours trop heureuses d'attirer ses bonnes grâces.
– Vous n'avez pas changé, dit-il d'un ton qu'il voulait flatteur et admiratif.
– Le devrais-je ?
Elle le clouait sur place. Pourtant, à son grand étonnement, lorsque d'une voix malgré tout fléchissante il la pria instamment d'avoir la grâce d'accepter de le revoir en un lieu plus propice à la conversation et qu'il lui proposa l'auberge du Soleil levant au bout de sa rue, dans la matinée, elle accepta.
Angélique rejoignit les siens qui s'éloignaient. Levant les yeux, elle contempla l'incroyable pureté de la nuit glacée.
Des enfants de chœur, un capot jeté sur leurs soutanes rouges, passaient en courant avec des paniers dans lesquels on avait recueilli les restes des morceaux de pain bénit qui avaient été distribués à la messe de l'aube.
« Il est né le divin enfant... », continuaient de chanter les petits garçons du Séminaire regagnant le grand bâtiment à l'ombre de la cathédrale, où les attendait dans les réfectoires un souper inhabituel. Un festin pour tout dire.
Derrière la grille de fer forgé, au fond de la cour, les grands bâtiments du Séminaire laissaient apercevoir l'alignement de leurs fenêtres illuminées à chaque étage.
Les flammes des chandeliers allaient et venaient derrière les fenêtres du rez-de-chaussée portées par les clercs et les domestiques et l'on devinait la belle exposition des longues tables nappées de blanc, les assiettes, écuelles et gobelets d'étain disposés pour chaque enfant et, de place en place, au mitan de la nappe, de grands bouquets de fleurs de papier que les sœurs de l'Hôtel-Dieu avaient confectionnés afin de réjouir les cœurs.
Il y avait aussi, pour les desserts, de grandes jattes de crème aigre, sucrée à la cassonade, dont les enfants raffolaient. Quantité de galettes et de tartes aux framboises. Les fruits, recueillis à la fin de l'été dans les jardins du Séminaire qui en produisaient en abondance, étaient conservés dans la glacière souterraine. Ranimés de leur gel, ils parfumaient le festin de Noël.
Monseigneur présiderait, heureux et souriant, parmi les Messieurs du Chapitre.
M. de Frontenac conviait les « puissances » à venir au château Saint-Louis se réconforter d'un vin chaud énergiquement épicé de cannelle et de girofle, qu'accompagneraient des pâtés, des noix, des pommes et des friandises.
Chaque foyer avait au feu ou disposé sur la grande table sa soupe, son boudin, ses jambons, et ses tourtes de salmigondis ou de confiture.
Angélique n'avait pu parler avec ses amis. Elle avait aperçu la Polak qui lui faisait des signes mais qui maintenant était repartie. Elle serait demain sans doute très fâchée.
La rencontre avec Vivonne lui avait gâché sa nuit de Noël. Mais elle se remit assez vite. Bien ! C'était fait ! Et puisque leur face à face s'était inscrit dès l'abord comme inévitable, autant se féliciter d'avoir croisé le fer du premier engagement. Ils se retiraient à égalité.
Les craintes qu'elle avait de lui n'étaient pas celles qu'il supposait. La seule chose qu'elle redoutait, c'est que Joffrey prît ombrage de cette ancienne aventure si, alerté par les déclarations du gentilhomme quand il était ivre, il venait à l'apprendre. À la réflexion, il fallait faire fi de ce genre d'inquiétude. L'hiver serait long si l'on demeurait dans l'attente et l'appréhension de voir éclater les ragots. Il serait toujours temps de faire face, de s'expliquer, de mentir ou de rire.
Le passé, ce passé-là, avait aujourd'hui si peu d'importance.
En revanche, derrière la présence du duc de Vivonne étaient la Cour, le Roi, qui devenaient vivants, présents, la Cour où se jouait leur sort, le Roi qui décidait de tout. Le Roi d'après sa révolte, le Roi que Desgrez avait dû déjà avertir de sa présence en Canada.
Vivonne à Québec n'était pas dangereux. Son exil momentané lui avait rogné les griffes. Autrefois elle avait fait courber le front à l'orgueilleuse Athénaïs, elle l'avait vue déchirer son mouchoir avec ses dents et verser des larmes de rage. Ce n'est pas le frère qui l'intimiderait.
Au contraire, elle estimait utile de prendre par lui l'air de la Cour... Cela préparerait un éventuel retour, inimaginable peut-être, mais qui sait ?