Chapitre 51
Angélique n'eut pas un long chemin à parcourir pour se retrouver aux abords de la Place d'Armes. Sur la gauche s'ouvrait la Grande Allée et, juste en face de l'ancienne maison de Mme de La Peltrie, s'érigeaient les bâtiments de la Sénéchaussée. Les membres du Conseil Souverain y siégeaient souvent. Le Lieutenant de Police civile et criminelle et le Procureur y rendaient la justice au nom du Sénéchal, Monsieur de Masset, qu'on y voyait rarement et qui préférait habiter sa seigneurie de Saint-Cyrille. Il avait cédé ses appartements du palais de justice à M. d'Entremont.
Un archer introduisit Angélique dans un salon tendu d'une tapisserie sombre. Les fenêtres donnaient sur la rue et, à cette heure du début de l'après-midi, seul l'arrière des maisons recevait les rayons du soleil.
Une partie des murs de la pièce était couverte de rayonnages soutenant des livres reliés. Point de tableaux à part un portrait du Roi presque aussi sombre que les tentures et, au-dessus d'un grand bureau aux ornements de bronze doré, un écusson représentant les armes de famille du Lieutenant de Police civile et criminelle et qui était « d'argent au sanglier de sable, accompagné en chef d'un lambel de gueules, et en pointe de trois fers de lance de sinople, rangées de face ».
Angélique en attendant l'arrivée du Lieutenant de Police se plongea dans une méditation distrayante sur les analogies que l'on pouvait trouver parfois entre la symbolique d'un blason et le caractère ainsi que l'apparence de celui qui en avait l'apanage : « Un sanglier noir parmi des lances dressées d'un beau vert... » Cela convenait assez.
Il ne lui plaisait guère de se trouver là. Angélique s'arrangea pour s'asseoir le dos à la fenêtre dans un fauteuil à dossier raide, qui tendait ses accoudoirs à volutes pour inviter la personne convoquée à se détendre durant son interrogatoire.
Ce faisant, elle remarqua, ouverts sur le bureau du Lieutenant de Police, deux gros volumes, et dès qu'elle les eut reconnus, elle comprit pourquoi le responsable de l'appareil judiciaire au Canada tenait tellement à la rencontrer en privé. Les avertissements de Guillemette la Sorcière auraient dû plus ou moins lui faire envisager une anicroche de cette sorte. L'un de ces volumes était Le traité des sorcières de Jean Bodin. L'autre c'était le redoutable Malleus Maleficarum. Depuis bientôt deux siècles, ces deux livres servaient de Bible aux Inquisiteurs catholiques et protestants, pour étayer leurs accusations contre sorciers et sorcières.
Écrit en 1484 par « les fils bien-aimés » du Pape Innocent VIII, les révérends Sprenger et Kramer dont l'un était dominicain, ce dernier ouvrage prétendait présenter un recueil de recettes destinées à indiquer aux juges comment reconnaître les magiciens et les démons. On y avait consigné également tous les moyens permettant de débusquer, sous des apparences normales, une sorcière ou un sorcier et aussi les pratiques les meilleures pour leur faire avouer leur crime. C'était en fait une compilation d'insanités cruelles. Mais depuis le XIIIe siècle, ce livre avait permis de faire suivre aux accusations de sorcellerie une procédure légale.
Tous ceux que calomnies ou dénonciations avaient amenés devant le Saint-Office pouvaient se considérer comme perdus dès que les juges plongeaient leur nez entre les pages de ces ouvrages.
Malgré leur réputation plus marquée de la griffe du diable que de la bénignité de l’Église, Angélique fut soulagée de voir qu'il ne s'agissait que de cela. Elle supposa que M. d'Entremont avait entendu parler de ses activités auprès des malades.
Un signet soulignait une phrase dans la page ouverte du Malleus Maleficarum. Elle se pencha et lut : « Quand une femme pense seule, elle pense mal... »
L'axiome lui amena un sourire aux lèvres, qui parut accueillir le plus aimablement du monde l'entrée du Lieutenant de Police par la petite porte dissimulée dans la tapisserie.
Ce qui parut évident dès le premier abord, c'est qu'il était très embarrassé. Il la pria de s'asseoir, fit de même. Il assura qu'il ne savait comment remercier Mme de Peyrac d'avoir eu la grâce de se déranger. D'autant plus qu'il ne s'agissait que de vétilles. Mais voilà, il avait pensé qu'elle pouvait lui rendre un grand service dans une enquête délicate qu'il menait actuellement.
– Je vous écoute, dit-elle, étonnée.
Après avoir hésité, jeté un regard vers les livres sataniques comme pour y puiser un encouragement, taillé une plume qu'il reposa, le lieutenant de police se décida.
– Madame, ayez l'obligeance de me dire tout ce que vous savez sur le comte de Varange.
Angélique resta indécise. Ce nom ne lui disait rien, encore qu'il ne lui semblât pas tout à fait inconnu.
– Le comte de Varange..., répéta-t-elle, pensive, ai-je connu ce gentilhomme ?
– Sans doute, confirma-t-il.
– Excusez-moi. Je ne vois pas de qui il s'agit. On m'a présenté tant de monde à Québec.
– Ce n'est pas à Québec que vous l'auriez rencontré.
– Et où cela ?
– À Tadoussac.
– Tadoussac !
Elle comprenait de moins en moins.
– À notre venue en novembre ?
Puis un souvenir remonta comme émerge d'une eau sombre un cadavre. Et c'était bien d'un cadavre qu'il s'agissait. Lesté d'une pierre au cou et que les hommes du comte de Peyrac avaient balancé dans le fleuve parmi des cris délirants d'oiseaux de mer voletant dans la nuit et le brouillard.
Le comte de Varange ! L'homme qui les avait attirés dans un guet-apens et qu'elle avait abattu d'un coup de pistolet au moment où il attaquait Joffrey.
Angélique reporta sur M. d'Entremont un regard qui demeurait incertain.
– Tadoussac ! C'est déjà bien loin dans ma mémoire.
M. d'Entremont se renversa contre le dossier de son fauteuil. Il parut traiter plus légèrement la question. Il lui expliqua que le comte de Varange était arrivé à Québec quatre ou cinq ans plus tôt, afin de tenir près de l'intendant Carlon quelques fonctions concernant la trésorerie. À vrai dire c'était un « relégué », de ces personnages qui grâce à leurs relations échappent à la Bastille et à des condamnations plus infamantes en allant se faire oublier au Canada... Ce qui n'était pas sans compliquer la tâche du Lieutenant de Police.
– Je vous comprends.
Jusqu'alors M. de Varange, homme d'âge, discret et fort recommandé en haut lieu ne lui avait causé aucun ennui. Il s'était si peu fait remarquer à Québec qu'il avait pu disparaître depuis novembre sans que personne ne s'en aperçût.
– Disparaître ?
Ce n'était que vers la mi-janvier qu'il avait été alerté grâce à Mme de Castel-Morgeat.
« De quoi se mêle-t-elle encore celle-là ? » s'interrogea Angélique avec humeur.
M. de Varange habitait une maison située à l'écart un peu au-delà de la Grande Allée, où il vivait avec son valet, son cocher et deux petits Savoyards qu'il avait amenés avec lui de France et qui lui servaient de marmitons et d'aides à l'écurie pour son cheval. M. et Mme de Castel-Morgeat se trouvaient être ses plus proches voisins. À la suite du... bombardement, M. d'Entremont baissa pudiquement les paupières, ils étaient allés habiter au château Saint-Louis. Cependant Mme de Castel-Morgeat se rendait souvent jusqu'à son ancienne demeure afin de surveiller des travaux entrepris pour la réfection intérieure et la protection contre la neige de la partie de la maison qui demeurait intacte. C'est ainsi qu'elle remarqua un jour l'abandon dans lequel se trouvaient les deux petits laquais savoyards. Depuis la disparition de leur maître et des autres domestiques, les deux enfants erraient, vivant de larcins et d'aumônes. Ils vaguaient, couchant dans la maison, abandonnés, n'allumant le feu que dans la cuisine où ils dormaient blottis sur la pierre de l'âtre.
– Madame de Castel-Morgeat s'est préoccupée du sort de ces enfants et a prévenu Monsieur le procureur Tardieu de La Vaudière qui m'en a ensuite saisi. Après enquête, j'ai déterminé que l'on n'avait plus vu leur maître à Québec depuis environ la mi-novembre.
Le Lieutenant de Police s'interrompit. Il semblait attendre de la part d'Angélique une réflexion. Comme elle se taisait, il reprit :
– ... J'ai pu déterminer qu'on l'a vu partir à bord d'une grosse barque chargée d'habitants qui regagnaient Tadoussac. C'est là que sa trace se perd et celle de son valet.
– Se serait-il noyé en route ?
– Après être parvenu à Tadoussac, alors ? Car M. de Ville d'Avray m'a dit l'y avoir rencontré, lors de votre escale à Tadoussac.
« Ce n'est pas vrai ! » faillit riposter Angélique.
Elle savait, elle, que M. de Varange était déjà mort, au rendez-vous de la Mercy en aval de Tadoussac lorsque leur flotte avait mouillé dans la rade du premier poste français sur le Saint-Laurent.
Elle se contint et espéra que son mouvement n'avait pas été remarqué par le policier.
– Êtes-vous certaine de ne pas l'avoir reçu à votre bord ? insista celui-ci.
– Pas que je sache.
Après un silence, elle suggéra :
– Vous êtes-vous informé auprès de mon époux ? Il me semble qu'il serait plus habilité que moi-même pour vous répondre... si tant est que ce comte de Varange souhaitait le rencontrer.
– Je le ferai. Mais j'ai préféré vous entendre avant lui.
– Pourquoi donc ?
Il eut une moue qui ne le rendit pas plus beau et parut soupeser les risques de ce qu'il allait avancer.
– Tout est bizarre dans cette affaire. Figurez-vous, Madame, qu'en cours d'enquête quelqu'un est venu me trouver et m'a déclaré tout de go : « C'est Madame de Peyrac qui a tué le comte de Varange, je le sais de source sûre. »
Angélique poussa une exclamation.
– Qui ?... Qui a pu vous dire cela ?
Sa pâleur et sa colère pouvaient être mises sur le compte d'une émotion indignée.
– Le comte de Saint-Edme.
– Le comte de Saint-Edme ! Mais comment...
Elle avait été sur le point de laisser échapper : « Comment l'a-t-il su ? »
Une fois encore, elle se rattrapa.
– ... Le comte de Saint-Edme ! mais qui est-ce ? Ah, oui ! Ce vieillard qui accompagne Monsieur de La Ferté. Quelle mouche le pique pour répandre des bruits aussi calomniateurs ? Je le connais à peine. Nous n'avons pas échangé trois mots. Il perd la raison...
Garreau la contemplait d'un œil sans expression.
« Tous les mêmes, songeait-elle avec rage, ces grimauds de malheur ! »
Elle retrouva son sang-froid, se disant que la force de Joffrey était inébranlable. Ses fidèles étaient autour de lui comme un rempart et se tairaient. Chacun jouait sa partie pour tous. Malgré son habileté, Garreau d'Entremont ne pourrait rien prouver. Il battait du vent... Ne venait-il pas de le comprendre ? Tout à coup il la remerciait de lui avoir accordé de son temps et la priait encore de l'excuser de l'avoir retenue et pour de si tristes discours. Il répétait que tout était bizarre dans cette affaire.
– Monsieur de Saint-Edme vous a-t-il confié d'où il tenait ces renseignements étranges ?
Le Lieutenant avoua que non. Il la pria encore de l'excuser. Angélique ne se fiait pas à ses protestations. Le visage rougeaud et malgracieux semblait peu disposé aux subtilités de l'esprit. Mais elle avait appris à se méfier des apparences. Les regards atones, les lenteurs de raisonnement, les soudaines démissions ne la rassuraient pas. Comme un sanglier M. Garreau d'Entremont suivait la piste que son flair lui indiquait.
Cependant ils firent effort pour rompre une tension qui, en principe, n'avait plus d'objet.
Sur le point de prendre congé, Angélique ne put empêcher son regard de revenir aux deux gros volumes traitant de démonologie, posés sur le bureau. Il n'y avait fait aucune allusion.
– Est-ce vous, Monsieur d'Entremont, qui vous intéressez à la magie au point que vous consacriez votre temps à la lecture de tels ouvrages ?
Le Lieutenant de Police, qui venait de contourner son bureau dans l'intention de la raccompagner, regarda avec étonnement ce qu'elle lui désignait et parut embarrassé.
– À vrai dire non ! Je suis peu versé dans ce genre de sciences. Mais je vais être obligé de m'y mettre ; car on m'a fait mander de Paris que les crimes de sorcellerie, de sacrilèges, de sortilèges, se multipliaient, qu'il fallait que j'y porte attention aussi en Nouvelle-France. Monsieur de La Reynie m'a fait envoyer ces livres afin que je me mette au courant et puisse juger plus nettement des cas qui me seront soumis. J'aurais préféré, je vous l'avoue, que pour des délits de cette sorte on continue à s'en référer à l'évêque et au Saint-Office, mais il paraît que les tribunaux ecclésiastiques ne sont plus habilités. L'Inquisition a commis trop d'abus et les nouvelles dispositions de justice estiment que le grand nombre d'assassinats et d'empoisonnements qu'entraînent ces pratique les font relever du bras séculier.
Il prit sur le bureau une feuille couverte de chiffres et d'écriture.
– ... Voyez ! J'ai là un rapport qui m'est parvenu avec les navires de l'été. Il paraît qu'on soupçonne dans Paris plus de trois cents officines de magiciens et de magiciennes dont le commerce entraîne la mort. Toutes sortes de personnes s'y rendent pour obtenir leur aide criminelle parmi les plus élevées dans le rang. On empoisonne, on égorge, on immole, c'en est une folie...
« Et justement, sur le mystère de la disparition de Monsieur de Varange vient se greffer une vilaine affaire d'opération magique qui n'a pas, hélas, la simplicité des accusations de noueurs d'aiguillettes ou de jeteurs de sorts au bétail qui nous arrivent des campagnes de temps à autre. C'est plus grave. Vous ayant déjà beaucoup importunée, je ne voulais pas entrer dans le détail, mais puisque vous m'en parlez la première vous allez comprendre pourquoi je vous ai dit que tout dans cette histoire était bizarre. Plus je tire le fil et plus j'amène au jour des révélations effarantes. Il semble que le comte de Varange pratiquait la magie noire. Un peu avant son départ pour Tadoussac, il se serait livré dans sa maison de la Grande Allée, là, à deux pas de la Prévôté, à une horrible représentation destinée à obtenir l'aide des démons.
« On ne peut guère tirer d'indications des petits Savoyards qui baragouinent à peine quelques mots de français et me paraissent tout à fait débiles. Mais le cocher en fuite et qui s'est réfugié chez les sauvages aurait dit en passant à un habitant de la paroisse de Saint-André qu'il partait parce qu'il avait peur. Il a raconté que le comte, certaine nuit, voulut faire parler un miroir magique et lorsqu'il fut parvenu à l'ensorceler, il s'y entretint avec une prêtresse du diable qu'il attendait à Québec pour l'automne et qui ne venait pas. Il voulait savoir où elle se trouvait, être renseigné sur des projets qu'il avait en train avec elle. Pour la réussite de l'opération magique, un chien noir fut immolé, crucifié vivant, dont on ouvrit le ventre, prit le fiel et dont...
Garreau vérifia d'un coup d'œil sur un papier.
– ... dont le sang devait couler sur un crucifix, placé au-dessous. Voilà ! J'ai pu mettre la main sur le garçon qui avait fourni le chien. Des voisins s'étaient plaints du remue-ménage et d'avoir entendu des hurlements... Cependant, comme la demeure est assez isolée...
– Mais c'est horrible, dit Angélique.
Elle s'interrogeait :
« Est-ce Ambroisine qu'il a vue dans le miroir magique ? Ambroisine qui devait le rejoindre à Québec après nous avoir achevés. »
– Qu'a-t-il vu d'autre dans ce miroir qui l'a poussé à s'embarquer aussitôt pour Tadoussac ? continuait le Lieutenant de Police.
C'était surtout pour éclaircir ce point qu'il avait souhaité parler avec Mme de Peyrac car, répéta-t-il, « elle aurait pu à Tadoussac avoir vu, ou entendu parler de quelque chose ».
Ce « quelque chose » et sa façon de le prononcer hérissaient Angélique de la tête aux pieds.
– Dieu me préserve d'avoir eu jamais affaire à un aussi ignoble individu, jeta-t-elle avec feu. Je ne comprends pas pourquoi vous vous désolez tant de sa disparition ? Vous devriez, au contraire, vous féliciter qu'il se soit volatilisé définitivement comme les vapeurs délétères de ses maléfices.
– Je ne me désole point...
Garreau d'Entremont affecta un air rogue.
– Je ne me désole point, Madame, mais je suis le Lieutenant de Police. Cet homme a disparu. Je dois savoir ce qu'il est devenu, car mon rôle est de veiller à ce que les crimes qui se commettent sur le territoire de la Nouvelle-France soient dénoncés et ne demeurent pas impunis. Or, la disparition de Monsieur de Varange est suspecte. Tout suppôt du diable qu'il est, s'il a été assassiné, je dois trouver ses assassins...
Il asséna ces derniers mots avec force et fermeté. Angélique se souvint de la réflexion de la Polak :
« Pas mauvais bougre, le Ronchon ! Mais c'est un homme à principes... Les plus dangereux. »
Malgré cette suprême escarmouche, ils se quittèrent sans acrimonie. Presque bons amis.