Chapitre 58


Soit ! Elle n'ignorait pas qu'elle venait d'une province où l'on croyait aux fées, au loup-garou, aux maléfices de la forêt qui partout oppressait l'humain de sa voûte obscurcie, quand elle n'était pas coupée de marécages hantés de feux follets, où l'on s'égarait. Dans les châteaux du bocage on ne parlait pas d'amour courtois mais l'on évoquait Gilles de Retz qui avait immolé au diable en les torturant des centaines de petits garçons. Elle avait peu de connaissances dans le domaine des belles-lettres, des arts et des sciences, mais de cela elle ne pouvait que s'en accuser elle-même et battre sa coulpe, car elle le devait à sa paresse quand elle était au couvent des ursulines. Elle n'était qu'une étrangère, une Poitevine. Mais... Elle l'aimait.

Mais... elle l'aimait plus que tout le monde ! Il fallait qu'il le sache. Il fallait qu'il la croie. Bien qu'elle fût poitevine

Joffrey de Peyrac se prit à rire si fort qu'il en étouffait. Ils se trouvaient tous les deux, vers la fin de la matinée, dans la « chambre de commandement » du château de Montigny. Lorsqu'il eut retrouvé son sérieux, il voulut savoir ce qui avait pu lui mettre en tête d'aussi absurdes et folles idées et commença de la questionner.

Elle lui parla de ces réunions où il rassemblait ses compatriotes et d'où elle se sentait exclue. Ces colloques lui avaient inspiré des craintes. En les voyant rassemblés, en écoutant les griefs et accusations qu'ils se jetaient à la face, elle n'avait pu s'empêcher de revivre les disputes de Toulouse dont elle avait dû apprendre par la suite combien elles étaient dangereuses pour leur bonheur et pour leur vie. Or, la sagesse et l'expérience acquise lui montraient combien, aujourd'hui, elles étaient vaines.

Leurs efforts ici ne tendaient-ils pas à circonvenir, sinon séduire le Roi de France et à rappeler ce qui pouvait susciter son ombrageuse inquiétude à propos de son autorité dans le royaume ; ne risquait-il de ruiner une tentative qui ne visait en premier lieu qu'à obtenir droit de bon voisinage avec la Nouvelle-France, la paix en Amérique ?

– C'est bien ainsi que je conçois notre présence ici, affirma-t-il, et j'essaye de vous faire saisir pour calmer vos alarmes combien peu me tourmente cette hégémonie sur l'Aquitaine qui fut reconnue à mes ancêtres, que j'ai dû porter par loi d'héritage, mais qu'après les suprêmes combats auxquels elle a donné lieu, il n'est plus question de revendiquer. Je ne discuterai même pas si c'est en cela un bien ou un mal, car c'est un jeu naturel à l'humanité que de sans cesse brasser et redistribuer les cartes... Et c'est ce qu'on appelle l'Histoire... Il faut savoir l'enfourcher comme un cheval au galop et ne point trop la détourner du chemin qu'elle veut suivre, quitte à trouver à son goût les perspectives nouvelles.

Cela n'empêchait pas chacun de conserver ce qui lui était cher, ce qui le composait. Ainsi du plaisir qu'il éprouvait à la vie agréable de Québec lui permettant de partager avec des frères de race, d'anciennes émotions littéraires et poétiques.

– Combien volontiers je vous aurais conviée parmi nous, mon amour, si j'avais seulement pensé que vous en seriez heureuse.

« Mais il me semblait que les activités que vous vous étiez choisies à Québec emplissaient votre vie de satisfactions et combien je me réjouissais de vous savoir libre et vivant comme une enfant à laquelle on accorde de faire ce qui lui fait plaisir. Ma chérie, à vous aimer plus que mon âme, j'ai appris que c'est de vous voir heureuse, peu à peu libérée d'oppressions qui avaient détruit votre joie de vivre, oubliant les injustices qu'on vous a fait subir, redevenant vous-même par le plaisir d'exister en épanouissant ce qui vous complaît des qualités que vous avez reçues à disposition par le Ciel, comme chacun de nous, que je puisais mes joies les meilleures et vous rejoignant le plus sûrement dans ma jalouse aspiration à vous connaître mieux, à percer vos mystères. Une femme heureuse se révèle mieux qu'une femme qui, pour une raison ou une autre, se sent prisonnière. Il m'arrive de vous souhaiter dans ces murs, de trouver aux heures privées de votre présence une absurde inutilité. Mais je refrène cette égoïste et tyrannique exigence masculine. Et je ne goûte qu'avec plus de transport le charme de vous retrouver dans votre petite maison où je me glisse enivré de n'y respirer que votre présence, le signe, la marque comme d'un parfum, oui, qui est à vous, et par les choix que vous faites de ce qui vous environne ou de ceux que vous admettez dans votre intimité. Je vous découvre, je vous apprends comme un livre aux images nouvelles, aux pages tournées chaque jour. Et là, quand je viens, je ne vous sais que pour moi et que l'un et l'autre nous fermons la porte sur le fracas du monde et la servitude de nos charges. Je crois au bienfait d'un peu d'égoïsme. Être deux amants, conscients de leur vie mutuelle, voilà peut-être le secret du bonheur.

– C'est pourquoi je tremble, dit-elle, de voir se briser une si fugitive et si complète sécurité.

« Je sors de la maison et je vous découvre vous exposant au danger. Ou, puisque vous l'affirmez, je m'imagine que vous vous mettez en danger. Les épreuves qui nous ont accablés et les événements qui les ont provoquées sont encore trop vivants dans ma mémoire. Quoi que vous en disiez je ne suis pas encore guérie et je me souviens que c'est le premier seigneur d'Aquitaine que le Roi de France a voulu abattre...

Il se levait et la grondait gentiment en la prenant dans ses bras.

L'autre soir chez M. Haubourg de Longchamp n'avait-elle pas vu qu'il s'était efforcé de répondre sur ces choses graves en badinant, car en fait, elles n'étaient pas graves ?

– Ce ne sont que joutes plaisantes pour délier l'esprit et lui éviter de s'engourdir dans la paresse qu'engendre un long hiver.

N'avait-t-elle pas remarqué qu'en ces tournois du langage les opinions se retrouvaient « cul par-dessus tête » que c'en était un plaisir, et c'est ainsi qu'on avait vu vers la fin de cette mémorable soirée des gallicans défendre le Pape, des jansénistes les jésuites, des licencieux la vertu et... Mme du Plessis-Bellière, la Révoltée du Poitou, prendre le parti du Roi de France.

– C'est vrai, dit-elle... Et c'est alors que l'on s'aperçoit que les années passent. Que les révoltes s'estompent et que les blessures se guérissent. La vie que l'on veut vivre vous contraint à jeter le regard sur un monde que l'on a cru immuable et l'on s'aperçoit qu'il se façonne sans nous et change. L'on a cru traverser l'existence en gardant le même cœur, la même âme... L'on se retourne et l'on s'aperçoit que certaines idées qui nous composaient sont devenues futiles. Certains êtres sont morts et ne peuvent ressusciter.

– Croyez-vous que je l'ignore, ma chérie, et que je me leurre sur les temps qui s'annoncent ?

Des deux mains posées sur sa taille, il la rapprocha de lui avec douceur.

– Je sais ! Il n'y a plus de troubadours. Et il n'y a plus de fées...

Les yeux sombres et ardents plongeaient dans les siens, verts, au reflet de source.

– Si ! dit-elle. Il y a NOUS.

*****

C'était agréable de faire l'amour dans la lueur du soleil d'hiver. Le jour qui passait à travers les vitres en losange cloisonné de la fenêtre était couleur de perle rose ou dorée. Teint de pêche du lointain, blondeur blanche du ciel.

La lumière miroitait dans les torsades du ciel de lit.

Son corps, à lui, était couleur de bois brûlé contre la blancheur des draps et elle se sentait claire, lisse et pulpeuse entre ses bras. Elle aima cette chambre paisible imprégnée de sa présence. Elle aurait pu la partager quotidiennement avec lui. L'idée d'une installation au château de Montigny l'effleura... mais elle l'écarta. Joffrey avait raison. Les choix de leurs vies risquaient d'imposer à l'autre des obligations dont respectivement ils n'avaient que faire. Ils reconnaissaient qu'il leur était bon de vivre librement, puisqu'ils pouvaient se voir chaque jour, parler et s'aimer, et s'entretenir de leurs projets et de ce qu'ils avaient accompli dans la journée.

Joffrey aimait la petite maison où il la retrouvait jalousement loin des regards et pour lui seul. Et elle, elle se dit qu'elle aimerait revenir parfois ici... comme chez un amant.

« Ai-je jamais été aussi heureuse dans une étreinte qu'aujourd'hui ? » se dit-elle.

Pourtant, il lui sembla que depuis cette querelle d'Aquitaine tout n'était plus tout à fait comme avant et de cet après-midi éblouissant commença à la tourmenter le souvenir de ce qu'elle nommait un recoin très, très secret de son cœur, « le recul ».

Pour la première fois au cours de leur vie amoureuse, tandis que ce jour-là ils se caressaient, elle avait cru percevoir de sa part... un recul... Était-ce un recul ? Non... Mais, imperceptiblement, elle avait senti quelque chose de cette sorte, si peu de chose...

Elle se demanda et se redemanda si cela avait eu lieu ? Pourtant, elle cherchait, elle creusait... Perdue dans ce brouillard voluptueux que lui laissait le souvenir de ces quelques heures d'amour, elle retrouva, peu à peu, l'instant... Et peu à peu il se détachait prenant une importance, un relief et une signification plus grands chaque fois qu'il repassait en son esprit... Tout à coup, elle avait ouvert les yeux. Elle n'avait pu faire autrement que d'ouvrir les yeux comme si la force du déferlement qui s'annonçait en elle, ainsi que la vague dévastatrice d'un mascaret, l'arrachaient à l'engourdissement du plaisir, tendaient sa chair à la surface, tiraient ses paupières fermées malgré elle, les ouvraient toutes grandes. Et elle avait vu ses yeux fixés sur elle. Dans cette eau noire, dans ce feu rouge, la vie s'abolissait. Elle s'était sentie partir... partir dans ce regard insondable et qui paraissait découvrir dans le sien le même abîme. Tout au fond, elle crut voir la contemplant et la découvrant, l'Homme inconnu, l’Étranger qui n'a pas de nom, le plus Proche...

Maintenant qu'elle essayait de se souvenir, elle reconnaissait qu'elle avait éprouvé un instant de terreur sacrée.

Elle s'était entendue dire d'une voix changée... étonnée, extatique.

– TOI ! TOI !...

C'est alors qu'il avait eu ce recul qui n'était peut-être pas un recul. Il avait seulement bronché et elle avait repris conscience comme si elle tombait d'un astre et leur étreinte s'était poursuivie, enchanteresse et fort réussie.

Mais plus elle revenait sur ce mouvement, plus elle se persuadait qu'il s'était passé quelque chose. Et son cœur battait, comme alors, d'un sentiment de regret et de frustration qu'elle ne s'expliquait pas. Malgré cela, son inquiétude était d'une sorte particulière, où n'entrait pas la crainte de ne plus lui plaire ou qu'il cessât de la désirer. Elle savait qu'elle n'avait jamais été plus belle. Son miroir le lui disait. Il y avait en elle une lumière qui irradiait et dont elle voyait le reflet dans les yeux ravis de ceux qui la rencontraient, comme dans ce miroir sur lequel elle se penchait. Elle passait un doigt sur ses sourcils, sur la ligne de ses lèvres. Non certes, elle ne regrettait pas d'avoir reçu ce don de beauté. Et le Père de Maubeuge avait eu raison de le lui rappeler. C'était le don le plus merveilleux. Elle lui devait au moins de n'avoir jamais souffert du doute de soi, ce doute qui tourmente tant de femmes, de ne s'être jamais sentie trahie, désavouée par son apparence, de n'avoir pas eu à redouter des regards indifférents ou dédaigneux.

Pour tout l'agrément qu'elle en avait reçu dans son existence, ne serait-ce que de pouvoir se dire, en ces jours troublés, qu'elle possédait l'arme la plus efficace pour retenir l'amour de Joffrey et aussi de penser que le jour où elle remonterait la Galerie des Glaces, elle pourrait livrer sans crainte son visage aux regards avides et envieux des courtisans, et que celui que le souverain poserait sur elle ne serait pas déçu, elle remerciait le ciel. Et, s'il le fallait, elle était prête à payer... un peu.

Elle était heureuse d'être belle. Sa vie avait été tourmentée, mais elle préférait être à sa place plutôt qu'à celle de Sabine de Castel-Morgeat qui se desséchait, qui n'avait jamais connu le plaisir... ce départ fou et délirant vers Cythère...

Soucieuse, elle s'attarda à réfléchir sur Sabine et elle eut des remords en se rappelant ce qu'elle lui avait jeté au visage l'autre soir et qui avait paru l'atteindre si douloureusement.

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