Chapitre 37


La tempête dura deux jours et trois nuits. Ce n'était rien. Eloi Macollet l'affirmait qui s'était promu gardien des feux, jour et nuit, entretenant le foyer de l'âtre, bourrant le poêle, le four où l'on cuisait pain et gâteaux – il fallait se soutenir – et le seul à se glisser dehors pour se rendre au bûcher.

On dut maintenir les volets clos. On entendait le grésil des cristaux de neige y crépiter avec une violence rageuse. Le vent du nord-est, le grand ravageur dément, passait alentour avec un sifflement continu qui, par moments, s'immobilisait, se renversait en une brusque bourrasque, se jetant à poings levés contre les murs et les secouant et les ébranlant dans un éclatement d'explosions sourdes. Puis le sifflement continu reprenait.

Angélique et son mari parlèrent longuement, tous deux assis dans les confortables fauteuils du petit salon-boudoir où Ville d'Avray avait disposé ses meubles et ses bibelots les plus précieux. Sire Chat partageait leur intimité, appréciant le moelleux des soies brochées. De cette pièce, l'on pouvait apercevoir la perspective éclairée de la grande salle avec les enfants, les Indiens Piksarett et Mistagouche, amis et serviteurs groupés devant l'âtre ou autour de la table, occupés à manger, à rire et deviser. Cantor jouait au tric-trac avec Adhémar. Vers le soir, il prendrait sa guitare.

Parfois le souffle du vent trouvait une fissure pour se glisser et faire vaciller les flammes des lampes et des chandelles.

En contraste avec l'inclémence glacée que l'on sentait à l'extérieur, l'eau fraîche que l'on tirait du puits intérieur près de la cheminée se présentait comme une amie, lorsqu'on la faisait couler, luisante et vive, dans le chaudron.

Sous les toits de bardeaux ou d'ardoises, la vie quotidienne de la cité se poursuivait, à l'abri des murs épais dans le halo protecteur du cierge de la Chandeleur allumé.

Sans doute, aux ursulines, les petites pensionnaires continuaient de tirer l'aiguille sur leurs broderies chatoyantes. À l'Hôtel-Dieu, la sœur de l'apothicairerie préparait ses sirops de capillaire. Dans la Basse-Ville, Janine Gonfarel devait régner sur l'assemblée gaillarde de ses clients, ravis de s'être laissé surprendre en une si chaleureuse auberge. Et les cruchons défilaient sous les poutres enfumées, tandis que tournait la broche garnie de pièces de viande.

Mais le bon cœur d'Honorine s'inquiétait pour le chien des Banistère, enchaîné à son arbre par ce temps « à ne pas mettre un chien dehors ».

Pour la réconforter, Eloi Macollet l'assura que cette espèce de chien avait d'instinct la résistance nécessaire pour hiverner sous la neige, se creusant par son souffle une caverne protectrice dont elle trouverait la sortie quand la tempête s'apaiserait et que le soleil reviendrait. Elle gardait dans son atavisme la résistance des chiens du Grand Nord des Indiens Esquimaux qui supportaient les températures les plus basses. Mais eux, les chiens des Esquimaux, étaient intelligents. Les chiens des Indiens des forêts avaient dégénéré et le bâtard né du croisement avec leurs congénères d'Europe valait moins encore. C'était un chien niaiseux. « Y jappe pas... y sert à rien... Ni à la chasse... ni pour défendre la maison... » C'est un chien, un chien qu'on élève, c'est tout. Traîner les charrettes, et encore, il ne saurait pas retrouver le chemin de la maison. Il n'est utile qu'à une seule chose dans une demeure : il sent le début d'incendie. Qu'une escarbille s'échappe, qu'une bougie oubliée commence à ronger un bout d'étoffe, le voilà qui saute partout comme un fou. C'est pas qu'il aboie, c'est pas qu'il indique où ça se passe, mais il sent. Il prend peur. Il veut se détruire. Il se jette contre les murs, contre les portes. Quand on voit ou qu'on entend sauter le chien niaiseux, on n'a plus qu'à courir par la maison chercher où ça a pris.

– Mais c'est un chien très précieux ! fit remarquer Angélique. Si nous en avions eu un à Wapassou, nous aurions été moins anxieux, craignant de nous endormir la nuit par peur de l'incendie quand nous étions tous malades et si fatigués vers la fin de l'hivernage...

Sa pensée revint vers Wapassou. Et comme cet hiver-là, les histoires du vieux Macollet « voyageur » impétinent accompagnèrent les sifflements du vent.

Le troisième jour, dans le silence, les volets claquèrent. Les yeux s'ouvrirent sur un chaos immaculé. Clôtures, rues, arbres effacés, les toits seuls émergeaient de dunes et de collines neigeuses.

Au-dessus de tout ce blanc un azur de ciel d'été naissait lentement d'une brume impalpable.

Québec se montra encapuchonnée de velours, les clochers saillant sur l'arrondi des toits. Molle, adoucie, dans ses contours, elle ressemblait à un immense encensoir, rendant grâce à Dieu, par les multiples filets de fumée qui jaillissaient des cheminées et montaient tout droit vers le ciel, devenant de vermeil et d'or, lorsqu'ils passaient sur le soleil.

Le dogue de M. de Chambly-Montauban, batifolant comme un loup marin au creux des vagues, fut le premier signe du retour à la vie en ce quartier de la Haute-Ville. Un sillage d'étincelles, de cristaux poudreux, signala le passage du glouton, s'élançant vers la maison où se tenaient Angélique et Cantor, et le monde reprit vie par un ballet éblouissant entre le dogue délirant et le glouton facétieux.

Les enfants sortirent en poussant des cris de joie et, se roulant dans la neige poudreuse, se mêlèrent à la sarabande des deux animaux. Le dogue s'enfuit le premier.

Le batte-feu d'Eustache Banistère résonna dans l'air cristallin.

Mlle d'Hourredanne, enterrée dans la pénombre de sa demeure, perçut tous ces bruits, mais ne put rien voir. Sa servante, s'entortillant dans des châles, sortit par la lucarne de la mansarde avec une bêche et commença de déblayer devant la fenêtre. C'était la tâche la plus urgente. La porte viendrait ensuite.

D'une gerbe de poudrerie comme de l'écume de la mer surgit le chien niaiseux et sa chaîne. Il se hissa sur un tonneau renversé et il regardait vers la maison de Ville d'Avray comme un noyé regarde vers un navire.

La vie recommençait.

Les Indiens du petit campement se forèrent une issue, sortant un à un comme des taupes de leurs wig-wams d'écorce dont les formes champignonnières se devinaient à peine, sous l'éventail de l'orme enseveli jusqu'aux branches.

Durant la tempête, l'une des femmes indiennes avait mis au monde un enfant. Elle vint jusqu'à la maison de Ville d'Avray demander du pain blanc et un peu d'eau-de-vie pour elle, de la charpie pour son nouveau-né.

Elle le portait sur son dos, dûment ficelé, sur une petite plaquette de bois, peinte de couleurs vives, lui-même emmailloté étroitement de la tête aux pieds, de bandelettes rouges ou violettes brodées de perles et de poils de porc-épic. On aurait dit un cocon bariolé d'où émergeait à peine sa frimousse ronde, couleur d'acajou. Il dormait paisiblement.

M. de Bardagne, de sa Closerie, fit creuser une tranchée qui le conduirait par le plus court chemin jusqu'à la maison de Mme de Peyrac. Il vint sur les pas des pelleteurs. Très inquiet, il voulait la voir, s'informer de sa santé. On ne pouvait négliger son empressement et on le reçut à dîner. Durant la tempête, il n'avait cessé de jouer aux cartes avec M. de Chambly-Montauban.

Angélique aperçut Honorine qui, se faufilant à mi-corps dans la neige, s'entretenait avec la servante anglaise déblayant le devant de porte dans un tournoiement énergique de pelle et de balai de bouleau.

Elle savait quelques mots d'anglais, la petite Honorine, et elle se débrouillait fort bien.

– Que veux-tu de Jessy ? s'informait Angélique.

– Je veux voir la dame dans son lit. Elle a dit que, quand la grande neige serait là, elle nous lirait l'histoire d'une princesse.

On fêterait Noël dans une cité de tranchées blanches.

En ville, deux nouvelles se répandaient conjointement.

Mère Madeleine avait rencontré Mme de Peyrac et avait levé, sans conteste, le doute qui planait sur celle-ci. Tout le monde en était bien aise.

En revanche, ce n'est pas sans émotion qu'on recevait confirmation du départ du Père d'Orgeval pour l'Iroquoisie.

Mme de Castel-Morgeat donnait un ton dramatique aux commentaires. Ne dissimulant pas son désespoir elle rappela qu'on laissait s'accomplir une criminelle injustice. Le Père d'Orgeval avait déjà été une fois prisonnier des Iroquois et torturé. S'ils se saisissaient de lui à nouveau, cette fois ils ne lui feraient pas grâce.

« Nous aurons un nouveau Brébeuf », disait Mgr de Laval, avec peut-être un brin de satisfaction dans la voix.

Pour rappeler aux fidèles à l'ombre de quels grands martyrs s'édifiait le pays de Canada il lut en chaire le témoignage écrit par le « donné » Christophe Magnault, Canadien le premier mis en présence du corps de réminent jésuite, témoignage d'un supplice qui demeure l'un des plus atroces parmi les annales des martyrologues chrétiens.

« Arrivé à la mission de Saint-Ignace d'où les Iroquois s'étaient retirés je trouvai le corps des martyrs.

« Le P. de Brébeuf avait les jambes, les cuisses et les bras tout décharnés jusqu'aux os. On lui avait coupé les muscles par morceaux pour les faire griller et les manger.

« J'ai vu et touché quantité de grosses ampoules qu'il avait eues en plusieurs endroits de son corps, de l'eau bouillante que ces barbares lui avaient versée en dérision du saint baptême.

« J'ai vu et touché la plaie d'une ceinture d'écorce toute pleine de poix et de résine qui grilla tout son corps.

« J'ai vu et touché les brûlures du collier de haches rougies qu'on lui mit sur les épaules et sur l'estomac.

« J'ai vu et touché ses deux lèvres qu'on lui avait coupées parce qu'il parlait toujours de Dieu pendant qu'on le faisait souffrir.

« J'ai vu et touché tous les endroits de son corps qui avait reçu plus de deux cents coups de bâton.

« J'ai vu et touché le dessus de sa tête écorchée sur laquelle on a versé du sable brûlant, toujours en dérision du saint baptême.

« J'ai vu et touché les plaies de son nez tranché, de sa langue tranchée.

« J'ai vu et touché sa bouche qu'on lui a fendue jusqu'aux oreilles et vu la plaie dans sa gorge du fer rouge qu'on y a enfoncé.

« J'ai vu et touché ses orbites d'où on a arraché les yeux et dans lesquelles on a tourné des charbons ardents.

« J'ai vu et touché l'ouverture que le chef de ces barbares lui fit pour lui arracher le cœur et le dévorer tandis que d'autres buvaient le sang jaillissant de ce trou.

« Enfin j'ai vu et touché toutes les plaies de son corps ainsi que les sauvages nous l'avaient annoncé... »

Ensuite l'évêque rappela l'odyssée des Hurons et des quelques Français qui, malgré mille dangers, avaient rapporté le corps du martyr jusqu'à la mission de Sainte-Marie-du-Sault, puis sa tête jusqu'à Québec.

« ... j'ai rapporté son « chef » jusqu'à Québec le prenant en mes deux mains sur mon cœur tout au long du voyage, comme un petit enfant précieux... »

Aujourd'hui la tête du P. de Brébeuf était conservée chez les sœurs de l'Hôtel-Dieu dans un reliquaire de vermeil et d'argent à son effigie et posé sur un socle octogonal d'ébène. On venait l'y vénérer journellement.

À la suite de cette lecture impressionnante, Angélique souhaita s'entretenir avec le comte de Loménie-Chambord, ami du Père d'Orgeval. Elle savait qu'il habitait dans la Haute-Ville. Elle s'informa de sa demeure. Elle ne l'avait pas revu depuis le soir de la tempête et l'importante entrevue avec la Mère Madeleine à laquelle il avait assisté.

Il logeait du côté de la Prévôté, occupant une chambre modeste que son ami d'Arreboust avait mise à sa disposition. Le maître des lieux étant parti pour Montréal M. de Loménie aurait pu prendre un peu plus ses aises, utiliser le salon et la bibliothèque de son ami absent. Mais il se contentait de sa petite chambre comme d'une cellule monastique, et n'acceptait l'aide d'un domestique que pour l'entretien de celle-ci et de ses vêtements. Quand il n'était pas invité par des amis, il allait prendre ses repas aux abords de la Place d'Armes dans un petit estaminet qui était tenu par un Gascon, ancien soldat du régiment de Carignan-Falières et qu'on appelait le Levantin parce qu'il avait été prisonnier chez les Turcs. C'était le seul endroit de la ville où les anciens de la Méditerranée pouvaient venir parfois boire un café turc, boisson assez mal considérée et que la plupart des gens prenaient pour un remède.

Il y emmena Angélique.

On descendait quelques marches. L'endroit était assez sombre car les fenêtres de verre épais et verdâtre, cloisonné de plomb, donnaient sur la Place d'Armes et n'apportaient comme lumière que le reflet de la neige. Cette pénombre et la bonne odeur du café réconfortèrent Angélique.

– Nous ne nous sommes pas revus depuis l'autre jour. Il y a eu la tempête. Or, Mme de Castel-Morgeat est encore en train de soulever l'opinion contre moi. L'on va répétant que le Père d'Orgeval court de grands dangers et que j'en suis responsable. Mais je voudrais savoir, Monsieur de Loménie, si de quelque façon vous me considérez comme une coupable. S'il en était ainsi, ce serait très douloureux pour moi... De quoi suis-je coupable ?

Le chevalier posa une main sur la sienne. Il la regarda avec douceur et hocha la tête.

– Vous n'avez été coupable que de n'être qu'une femme et trop attrayante à ses yeux. Vous l'avez dit vous-même : Il vous a vue sortant des eaux. Il ne vous le pardonnera jamais, ajouta-t-il avec hésitation... Car peut-être en cet instant, a-t-il eu la révélation de faiblesses qui risquaient d'ébranler à jamais ses défenses et même sa foi...

– Ébranler la foi d'un jésuite ? Mon cher ami, votre pessimisme vous égare. Il y a certaines options qui sont irréversibles.

– Hélas, pas avec lui, soupira Loménie. Je le connais depuis nos années de collège. Il y a toujours en lui une peur, je dirais presque une haine... La peur, la haine de la femme... J'ignore pourquoi... Mais il se peut que votre rencontre lui ait révélé certaines choses. Par exemple que s'il s'était tourné vers l'état ecclésiastique et s'il avait voulu entrer dans l'ordre des jésuites, c'était pour se mettre à l'abri du mal. Il voulait se mettre à l'abri de la Femme. La femme en tant que personnage redoutable, entité monstrueuse incarnée, venue pour corrompre l'homme, la Lilith des Kabbalistes, la femme du Mal, le démon succube plus apte encore à détruire l'être humain, parce que plus sournois que l'incube, démon mâle.

Angélique l'écoutait en pâlissant. Elle comprenait que Loménie-Chambord ignorait l'existence dans la vie de Sébastien d'Orgeval de cet être infernal, Ambroisine, qui avait été mêlé à sa plus tendre enfance. « Comme un démon attaché à ses pas », pensa-t-elle. Mais il approchait de la vérité. Ainsi, par lui, se dessinait le profil de l'enfant meurtrier sans cesse à la frontière du Bien et du Mal et qui toute sa vie lutterait pour en déterminer les limites. Cela s'accordait avec les cris du délire de la Démone.

« Oh ! ma belle enfance ! Lui, Sébastien et son œil bleu et ses mains pleines de sang. Lui et Zalil ruisselants de sang humain... Nous étions trois enfants maudits entre les mains de Satan !

« ... Il n'y a jamais eu d'enfants aussi forts que nous... là-bas, en Dauphiné... Nous étions habités par le feu, par mille esprits ardents. Pourquoi nous a-t-il trahis ? Pourquoi a-t-il rejoint cette armée d'hommes noirs, avec leurs croix sur le cœur ? »

Angélique saisit la main de Loménie-Chambord :

– Mais ce n'est pas moi, Claude, ce n'est pas moi Lilith !

– Je le sais.

– Vous avez entendu la Mère Madeleine, l'autre jour ?

– Je n'avais pas besoin de l'entendre pour être convaincu.

Il affirmait avec une tendresse persuasive, s'évertuant à la calmer.

– Dès que je vous ai vue à Katarunk, j'ai su que les préventions qu'on avait contre vous étaient stupides. Ne vous souvenez-vous pas que notre sympathie a été spontanée ?

– C'est vrai.

Elle voulait lui dire : « Vous m'avez toujours plu. » Mais trouvant que la déclaration était un peu trop abrupte, elle dit :

– Je vous ai aimé dès que je vous ai vu, Monsieur de Loménie-Chambord.

Ce qui ne valait pas mieux. Les mots trahissaient leurs intentions qui étaient de se cantonner dans la simple amitié et ils se mirent à rire tous les deux.

Elle voulait alléger la peine injuste qui lui était causée. Elle dit pour le réconforter :

– Puisqu'il est si fort, il tiendra tête à Outtaké, le chef des Iroquois.

– Outtaké aussi est très fort et il est votre allié.

Le doute l'assaillait.

Mais pouvait-elle lui dire que « l'homme noir » entrevu derrière la Démone était le Père d'Orgeval, que la Mère Madeleine le savait, que le Père de Maubeuge le savait aussi ?

La décision du Supérieur des jésuites avait délivré la ville d'un mauvais sort.

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