Chapitre 36


Maintenant elle était assise seule au creux de la nuit devant l'âtre où le feu ronflait, alimenté par un demi-tronc d'arbre posé sur les chenets.

Elle tenait son chat contre son épaule parce que cette tiède présence animale l'aidait à réfléchir comme un témoin qui l'aurait entraînée par l'interrogation contenue dans ses prunelles attentives à aller jusqu'au bout de ses raisonnements.

– Maintenant, j'en suis sûre, je sais qui est l'allié secret de Joffrey. Toi, tu le savais, Sire Chat... Tu l'as toujours su, bien certainement. J'aurais pu le deviner dès le premier instant. C'était une question de logique...

Elle attendait Joffrey.

La tempête faisait toujours rage et créait comme un océan infranchissable d'une demeure à l'autre, mais Angélique espérait que Joffrey profiterait de la moindre accalmie pour franchir la distance qui séparait le manoir de Montigny de la maison de Ville d'Avray. À moins qu'il ne fût ce soir à Sillery ou au bord de la Saint-Charles, dans ces lieux où il avait commencé de dresser ses fortins pour « encercler la ville ». Angélique eut pour elle-même et pour son chat un sourire entendu.

Elle l'attendait quand même, se réjouissant à l'avance de profiter de cette tempête qui les enfermerait tous deux entre leurs murs pour lui faire « avouer ».

Elle avait envoyé toute la maisonnée se coucher, disant qu'elle veillerait elle-même sur les feux.

« Il avouera, il faudra bien qu'il avoue. »

Dans la pénombre, la petite lueur du cierge de la Chandeleur qu'avait allumé Suzanne avant de regagner sa ferme rappelait que Dieu veille sur les humains livrés aux déchaînements des intempéries.

C'était une coutume que d'allumer un cierge dans chaque foyer pendant les tempêtes. Suzanne, qui pensait à tout, l'avait sentie venir, cette tempête. Elle avait trouvé le temps de se précipiter à l'église quérir un cierge et même de le faire bénir afin que le foyer de Mme de Peyrac fût protégé.

Ce n'était pas le cierge bénit à la Chandeleur et réservé à cet usage, mais c'était mieux que rien. Suzanne avait également pensé à déposer des victuailles chez le vieux Loubette. Ensuite se battant contre les premières rafales, elle avait regagné sa ferme, pour y allumer parmi les siens, son propre cierge bénit.

Au-dehors, la tourmente de neige continuait. Ses flots, son écume griffante ébranlaient les murs avec une fureur inépuisable. On aurait dit qu'elle contournait les maisons comme des rocs, cherchant à les recouvrir et à les noyer. Elle heurtait aux fenêtres et aux portes avec une hargne effrayante. Sifflant au ras du sol ou s'acharnant plus haut contre les cheminées carrées, s'engouffrant dans le goulet des rues avec une fureur délirante, tourbillonnant au cœur des places avant de se ruer contre le rempart des maisons, pliant les arbres, balayant, crépitant, martelant, la tornade enlaçait la ville.

Mais les maisons de Québec résisteraient à l'ennemi du genre humain, le cruel vent de « nordest ». Bâties sur des caves profondes naturelles ou ancrées sur des ensolages de mortier, elles étaient indéracinables. Seul l'incendie pouvait avoir raison d'elles.

À Wapassou, fort de bois bien enfoncé sous la neige, presque sous la terre, les ouragans n'avaient pas laissé à Angélique une telle sensation de duel et de combat acharné, de remise en question de la survie contre une nature brutale et sans merci. Ici le pôle n'était pas loin.

Dans la soirée, à l'intérieur de la maison tout le monde s'était montré guilleret. Avec une pointe d'excitation. On avait mangé de bon appétit. On était allé se coucher après avoir glissé les bassinoires de cuivre dans les draps, mais c'était plutôt pour la forme car feux et poêle marchaient à plein et l'on avait très chaud.

Une fois tout le monde endormi ou retiré dans un coin, elle s'était plu à faire une tournée dans la maison si douillette.

Tout en menant sa ronde, suivie de place en place par le chat, elle se remémorait l'entrevue avec la Mère Madeleine. Le verdict qui l'innocentait lui donnait l'âme légère mais son importance s'estompait déjà derrière la révélation de celle qui avait suivi, concernant le Père d'Orgeval ayant quitté la ville pour se rendre aux missions iroquoises. Lorsque le Père de Maubeuge avait parlé, elle avait vu Loménie tressaillir et une expression atterrée marquer ses traits. De là, elle pouvait déduire que le Père d'Orgeval n'avait pas quitté la ville de son plein gré. On l'avait contraint à partir pour l'Iroquoisie. Ainsi, s'expliquait la phrase accusatrice du Père de Guérande. « Par votre faute, il va mourir... »

Sans bruit, elle allait à travers la maison, de la cuisine au salon, puis au boudoir, à la bibliothèque. La maison de Ville d'Avray était pleine de trésors comme la caverne d'Ali-Baba.

Angélique alla entrouvrir la porte de la chambre où dormaient Honorine et Chérubin sous la garde de Yolande, celle où reposaient dans un même lit Marcellin et Timothy.

Dans un renfoncement derrière la cuisine, ou l'on rangeait des pots et des outils, Piksarett et le Montagnais avaient élu domicile, pour ce soir. Demain ou plus tard, le Montagnais, chaussant ses raquettes, regagnerait son fjord du Saguenay dont les hautes falaises accrochent les nuages.

Il sirotait son « demiard » d'alcool enfin obtenu, tandis que Piksarett, entre deux bouffées de tabac, le chapitrait sur sa dégénérescence d'ivrogne. On ne les voyait pas. On entendait seulement le murmure de leurs voix dans l'ombre et la fumée de leurs calumets s'exhalait entre les planches comme un brouillard.

Angélique descendit au cellier. Elle y respira l'odeur des fruits sur les planches : pommes, poires, noix diverses ; l'odeur des barriques de cidre et de vin, celle des légumes sur le terreau frais, des chapelets d'oignons et d'aulx, tressés comme une chevelure de princesse florentine.

L'odeur d'une maison bien rangée, bien aimée. Dans les caves, le doux regard des brebis se tourna vers elle. Couchées dans le foin, avec des poses de mouton à la crèche, elles abordaient la nuit, tranquilles, rassurées sur leur asile tiède. La chèvre, debout, mâchonnait, hardie et gaie.

En remontant, Angélique s'arrêta près de la chambre de Cantor. Il dormait, et depuis qu'il était tout enfant, elle avait aimé s'asseoir sur le bord de son lit et le contempler dans son sommeil.

Comme autrefois elle songeait en le regardant : « Merveilleux petit Cantor ! »

Elle avait envie d'effleurer du bout du doigt ses sourcils déliés, sa lèvre d'adolescent où se dessinait un duvet blond. Cantor si beau et son glouton au rictus terrifiant.

Un jour elle retournerait voir la Mère Madeleine et lui demanderait : Quel visage avait l'archange ?... Comment se présentait le monstre velu ? Mais, pour l'heure, le dossier de la démone était clos.

C'est alors qu'elle était revenue s'asseoir devant la cheminée, le chat contre son épaule.

Pensive, elle évoquait ce jour où elle était entrée dans une grande pièce encombrée d'instruments scientifiques.

Le Père de Maubeuge, Supérieur des jésuites au Canada, et le comte de Peyrac se penchaient ensemble sur les pages d'un lourd volume disposé sur un lutrin. Le rire de mondaine de cette idiote de Bérengère avait brouillé le déclic qui avait traversé son esprit, l'impression qu'ils se tenaient l'un près de l'autre comme s'ils se connaissaient depuis longtemps.

Devrait-elle envisager que le Père de Maubeuge et Joffrey de Peyrac s'étaient déjà rencontrés autrefois ?

Au temps où Joffrey, jeune homme, parcourait les mers asiatiques ou, plus tard, en Europe ou en Méditerranée, à Palerme ou à Candie ? En Égypte ou en Perse ? Les jésuites étaient partout, croisant les routes de tous les aventuriers du monde. Et leur rencontre se prolongerait aujourd'hui, au Canada ?

Alors tout devenait logique, même la subite, l'incompréhensible disparition du Père d'Orgeval. On l'avait frappé au moment où il triomphait... Et qui pouvait le frapper ? Seul celui qui avait pouvoir sur lui. Seul le Père de Maubeuge, Supérieur de la communauté des jésuites du Canada, son supérieur, avait le pouvoir de faire plier l'échine à un Sébastien d'Orgeval, car, au Père de Maubeuge, l'intraitable missionnaire devait obéissance. Seul il pouvait le contraindre. Lui donner un ordre auquel il ne pouvait se dérober. Chez les jésuites, la discipline, plus qu'ailleurs, est intransigeante... C'est une armée. Le chef de l'ordre à Rome ne porte-t-il pas lui-même le titre de général ?

Il sembla à Angélique qu'elle pouvait imaginer la scène sans peine.

Dans le clair-obscur d'une cellule aux murs blancs sur lesquels se détache l'austère crucifix des jésuites, est entré le missionnaire à la croix marquée d'un rubis, symbole du sang répandu pour la gloire de Dieu.

Celui qui l'a fait appeler a le regard énigmatique d'un Oriental. Entre eux, peu d'affinités, de conformité profondes.

« À genoux, mon fils ! Demain vous quitterez Québec, et vous prendrez le chemin des missions iroquoises... »

Lié par son vœu le jésuite d'Orgeval doit s'exécuter sans un délai, sans un murmure. Impuissant devant le brusque décret qui l'oblige à quitter la ville, il a dû s'éloigner, vers les espaces arides... où l'attend peut-être la mort.

Plus elle réfléchissait et plus Angélique était certaine que les choses avaient dû se passer ainsi.

Deux jours avant l'arrivée de la flotte de Peyrac, le Père de Maubeuge avait donné l'ordre de s'éloigner à son trop puissant subordonné. Et il avait donné cet ordre parce que c'était lui l'allié secret de Joffrey de Peyrac à Québec.

Dominant les bruits de la tempête, on entendit un remue-ménage du côté de la cour et la porte fut ébranlée de coups sourds.

– Je ne pouvais passer notre première tempête à Québec loin de ma dame, dit Joffrey, quand, aidée de Macollet qui s'était extrait de son banc-cercueil, elle eut réussi à tirer la porte déjà bloquée par la neige.

La porte claqua comme arrachée de ses gonds, une trombe de neige s'engouffra et, avec elle, entraient le comte de Peyrac et son écuyer Yann Le Couennec. Ils posèrent leurs raquettes debout contre le mur. Cela avait été une expédition hasardeuse que de franchir ces quelques arpents qui séparaient le manoir de la petite maison.

De leurs vêtements, la neige amoncelée glissait et tombait par paquets. Ils s'arc-boutèrent pour refermer la porte et l'on posa la barre de bois en travers.

Yann Le Couennec irait dormir dans le premier grenier où étaient dressées des « cabanes », sorte de lits clos fermés par des rideaux qui mettaient à l'abri des courants d'air.

Eloi Macollet jeta une nouvelle brassée de genêts, disposa d'énormes bûches et dit qu'il prenait la relève de garde près des feux, comme à Wapassou.

Autour de la maison, défendue de toute intrusion, les grandes orgues du vent s'amplifiaient.

Dans la chambre au vaste lit, il faisait bon. « Il avouerait ses traîtrises », pensait Angélique en regardant Joffrey de Peyrac, « mais pas tout de suite », rectifiait-elle, prise dans le rayonnement de son sourire qui se penchait vers elle et qui représentait pour elle tout le bonheur du monde.

La nuit serait longue, aussi longue que la tempête. Et lorsque celle-ci s'apaiserait, on se réveillerait dans un silence de velours blanc.

Ils s'enlacèrent et s'étreignirent avec jubilation.

Longue nuit d'amour, longue comme une vie et qui semble tout conclure parce que tout résumer, que l'on traverse comme une fin alors qu'elle porte en elle tout le commencement, mais que l'on éprouve ainsi parce que tout s'est aboli de ce qui fut avant, de ce qui pourra venir après. Tout a perdu de l'importance des choses de la vie : gloire, dangers, richesses, ambition, envie, craintes, peur de la misère et peur de l'abaissement, ascension ou chute, poids de la subsistance de la maladie et de la mort.

Le corps est glorieux, l'âme libre. Le cœur bat.

Tout a disparu et « l'ailleurs » vous accueille dans le sanctuaire secret de l'amour.

Leur ailleurs était cette nuit-là une chambre étroite environnée par la tempête en un lieu sauvage comme la malédiction, en une cité plus frêle qu'un fétu issu d'une graine perdue et prête à être arrachée de son rocher par un vent d'apocalypse.

L'univers où ils avaient été transportés s'enfermait dans le cercle de leurs bras et le feu du centre du monde brûlait entre eux.

Sans avoir quitté leurs vêtements, ils restèrent longtemps debout dans cette chambre obscure où vacillait la lueur d'une veilleuse juste nécessaire pour éblouir leurs yeux par l'éclat des yeux de l'autre où tremblait ce reflet comme une étoile, une étincelle, lorsque leurs paupières closes sous le poids de la félicité se soulevaient comme en rêve. Et le visage penché ou offert barrait leur horizon, seule apparition dans le clair-obscur à retenir et séduire leurs pensées ou leurs sens.

Ils s'embrassaient et s'étreignaient en silence.

Enfin la morsure du froid les ramena à la réalité et la fièvre de leur désir les jeta sous les couvertures, nus et riant au fond du grand lit, courtines bien tirées sur l'ombre et la tiédeur de leur refuge. Leurs corps se cherchèrent, attentifs à se retrouver, à se laisser de nouveau envahir par l'ineffable. Il y avait entre eux cet appel. Un don contre lequel on ne peut rien. L'attirance mutuelle et toujours surprenante d'une chair pour une autre, ne se renie pas. Elle ouvre les vannes à la volupté. Entre eux, elle avait toujours existé. Elle avait balayé les colères et les rancunes de leur séparation.

« C'est dans tes bras que je suis le mieux », pensait-elle. « De tous mes amants tu es l'inoubliable... Et cela durera autant que notre vie... Tant que nos mains vivantes pourront se tendre l'une vers l'autre et se toucher. Et nos yeux et nos lèvres se rencontrer. C'est pourquoi nous sommes libres. Parce que liés par le seul lien que nous n'avons pu délier : l'attirance. Emportant où que nous allions la marque de l'autre avec nous. »

Et à partir de ce sortilège de la chair qui les retenait, ils se retrouvaient toujours, retrouvaient le chemin de leurs esprits différents, opposés : homme-femme, mais aussi semblables par une même conception qu'ils avaient de la vie et qu'ils n'avaient cessé de se reconnaître depuis leur première rencontre, à Toulouse.

Ils aimaient l'amour, ils aimaient la vie, ils aimaient rire, ils ne craignaient pas la colère de Dieu, ils aimaient l'harmonie et la création, ils luttaient afin de les voir triompher sur Terre, ne serait-ce qu'en vivant pleinement, sans mélange, au sein d'une nuit de tempête, le bonheur de s'aimer follement.

Ces hurlements et grondements extérieurs qui abolissaient tous menus bruits de l'existence quotidienne, même ceux de la maison, ces ébranlements qui semblaient parfois frapper avec hargne et fureur aux portes de leur enchantement, ajoutaient au sentiment d'effacement de tout ce qui n'était pas eux. Et pour chacun, l'autre, son bien-être et son plaisir, sa joie traduite en mots brefs, gestes de tendresse, en soupirs.

Bonheur donné, reçu, délivrance d'être, d'exister et de le savoir, oubli de tout parce qu'elle est là, parce qu'il est là. Une heure d'amour volée au temps, à la nuit, à la terreur, au mal. Un droit et pourtant toujours miraculeux.

Au sein de ses transports amoureux de telles images traversaient Angélique en voletant.

Et comme chaque fois, elle n'imaginait pas avoir été jamais aussi heureuse que cette fois-là. Elle se disait que les lèvres de Joffrey n'avaient jamais été si douces, ses mains aussi caressantes, son étreinte aussi brisante.

Qu'il n'avait jamais été aussi brun, aussi fort, aussi dur, aussi tendre, que ses dents ne lui avaient jamais paru aussi blanches dans son sourire de faune, son visage marqué de cicatrices aussi terrible et aussi fascinant, son regard aussi moqueur, qu'elle n'avait jamais été aussi troublée par l'odeur de sa chevelure touffue et ténébreuse marquée d'argent contre son hâle, par la chaleur de sa peau lisse sur les muscles durs, qui parfois lui paraissait brûlante au toucher à force d'être brune, alors qu'elle ne l'était surtout que par contraste avec sa chair à elle et la blancheur des draps.

Elle aimait ses hardiesses qui lui traduisaient la faim qu'il avait d'elle, une sorte d'avidité fervente qui avait toujours été son signe.

Il s'adonnait à l'amour sans plus admettre que pour une autre science on pût poser des limites aux inventions du désir lorsqu'on en était tous deux inspirés. Là, comme ailleurs, il restait le même, à la recherche de la vie. Derrière les soupirs et les aveux qu'il faisait naître, c'était elle qu'il cherchait, sa plus aimée, objet plus précieux et insaisissable que la flamme des métaux inconnus révélés au patient alchimiste.

Mais elle aimait aussi l'égoïsme avec lequel il vivait sa propre satisfaction. L'amour était une jouissance terrestre à laquelle il devait attention. Il plongeait au sein de l'aventure avec toutes les forces rassemblées de son corps et de son esprit. Ce comportement c'était lui ! Engagé en toutes choses. L'amour devenait son domaine. Il y était présent et parfois seul à seul avec lui-même dans une plénitude de sensations érotiques et de bonheurs intenses qui l'occupaient tout entier et le rendaient vibrant et joyeux, ou sombre et lointain, mais plus que jamais habile et fougueux, entraîné et subjugué par elle, et pourtant elle disparaissait à ses yeux. Il restait seul avec l'amour. Et c'est alors devant sa liberté qu'elle aussi se découvrait libre. Libre de larguer les amarres, d'obéir à la langueur ou à la folie, entraînée vers les étoiles à la fois par sa présence et par son absence. Présence qui embrasait son corps, absence qui le libérait.

Les mains de Joffrey, ses caresses, son souffle, sa possession, les manifestations multiples, délicates ou passionnées de son adoration, l'avaient fait exister, ce corps. À certains moments elle en était comme dépossédée tant il s'emparait d'elle. Puis il le lui rendait, s'abîmant dans son voyage intérieur. Et elle se retrouvait comme magnifiée, nouvelle et inconnue à elle-même. Elle ressentait son enveloppe charnelle investie d'une puissance démesurée qui lui apparaissait dans une clarté exaltante.

Elle avait échappé à la faiblesse de ce corps de femme, moins assuré que celui de l'homme, ce corps troublé d'être à la fois tant convoité et tant rejeté, adoré et honni. Elle retrouvait la vraie puissance de ce corps de femme, douce et irradiante, celle des premiers jours, puissance nouvelle d’Ève, ajoutant à celle du monde déjà créé ses différences et ses transcendances comme la lumière sourd d'une lampe à travers l'albâtre, ses formes plus rondes, ses cheveux plus tendres, ses joues plus lisses, ses seins gonflés, premier symbole d'abondance, son ventre souple, premier symbole de fécondité, son sexe mystérieux, représenté dans le premier bijou façonné par l'homme, un galet frappé d'un sillon, amulette protectrice.

Elle était libre et d'une puissance éternelle.

Le suivant dans ce tumultueux silence, elle adoptait son élan, se laissait entraîner dans ce vent de liberté et de gloire qui la happait et qui la faisait basculer soudain dans le solitaire et merveilleux délire de l'extase.

Dans une demi-léthargie, Angélique méditait sur les effets aphrodisiaques de la tempête dont le déchaînement n'avait eu d'autres résultats que de prolonger la nuit et ses délices au-delà des heures du jour.

Nulle lueur de l'aube ne viendrait les tirer de ces magnifiques alternances de sommeil bienheureux et d'étreintes comblées en lesquels Angélique crut voir s'annoncer une ère bénie de paresse et d'insouciance comme il est nécessaire parfois d'en goûter et que l'on rêve de connaître un jour, souvent en vain.

Dans une demi-léthargie, elle pressentait que la quiétude de son âme ne serait plus jamais ébranlée. Cette quiétude reposait, au-delà des heures exquises dans lesquelles son être engourdi s'enveloppait encore, sur l'absolution que lui avait donnée la veille une petite ursuline, l'innocentant à la face du monde, et sur la certitude qu'elle avait acquise que le Père de Maubeuge était « l'espion » de Joffrey.

Elle commença par se demander si ce n'était pas une idée folle puis les détails de la scène de la veille qui semblait très loin lui revinrent par bribes, portés par les grandes orgues de la tempête.

Elle s'était persuadée : il avouera.

Elle le regarda dormir. Le sachant prompt au réveil comme tout homme habitué au danger, elle se retenait de poser un index caressant sur ses sourcils noirs, sur les cicatrices de sa joue et de sa tempe.

Pourquoi était-il tellement secret puisqu'ils s'entendaient si bien ?

Il ouvrit les yeux, se dressa et, après avoir allumé la chandelle au chevet du lit, il se tourna vers elle, appuyé sur un coude, l'interrogeant du regard.

– À quoi pensez-vous ? Ou à qui ?

– Au Père de Maubeuge.

– Que vient faire cet honorable jésuite dans notre couche impudique ?

– Il m'intrigue.

Elle lui raconta l'entrevue, passant rapidement sur les modalités de l'interrogatoire pour en venir à la dernière déclaration du Supérieur des jésuites. Derrière cette démarche qui l'avait fait envoyer le Père d'Orgeval aux missions iroquoises, elle avait vu un signe d'alliance, plus, de complicité, avec lui, Joffrey comte de Peyrac. Complicité qui ne s'expliquait pas. Il n'était pas d'origine gasconne et était un homme d’Église, et les Occitans auxquels Joffrey appartenait n'étaient guère portés à entretenir, au prime abord, d'excellentes relations avec tout ce qui pouvait leur rappeler les rigueurs de l'Inquisition. Et pourtant, lorsqu'elle était entrée la première fois dans la bibliothèque du couvent des jésuites, elle avait senti qu'il y avait entre le comte aquitain et le jésuite picard, mâtiné de chinois, une entente profonde, indéfectible.

– Alors, je me suis posé la question : De quelle sorte, la complicité ? Qu'est-ce qui pouvait vous rapprocher si spontanément d'un tel personnage dont tout, a priori, semblait vous éloigner ?

Il l'avait écoutée d'abord impassible. Puis il finit par sourire et elle comprit qu'elle avait deviné. Il allait être obligé de lui avouer que le Père de Maubeuge était bien ce complice inconnu qui l'avait aidé à préparer sa venue et son arrivée à Québec.

Pourtant, par la forme qu'il donna à cet aveu, il la prit de court et la laissa interdite.

– Ce qui nous rapproche ? Eh bien ! Disons que cela ressemble fort à ce qui vous rapproche, vous, de Madame Gonfarel, dame fort aimable je n'en disconviens pas, mais dont tout semblerait pourtant vous éloigner... à priori... s'il n'y avait entre vous ces liens du passé que rien ne peut rompre, ni le temps ni les séparations, ce qu'on appelle : les liens d'une amitié ancienne...

Angélique resta d'abord interloquée en entendant jeter dans ce discours le nom de Janine Gonfarel : la Polak. Puis elle comprit. Elle aussi avait été devinée.

Elle se mit à rire et lui jeta les bras autour du cou.

– Oh ! Monsieur de Peyrac ! Monsieur de Peyrac ! Je vous déteste ! Vous aurez toujours raison de moi.

Elle cachait son front contre son épaule. Mais quand elle releva la tête, il vit qu'elle avait les yeux pleins de larmes.

Il la prit dans ses bras.

– Gardez votre secret, dit-il. Je vous conterai le mien.

*****

Le lendemain, il n'était toujours pas question de mettre le nez dehors et ils passèrent une partie de cette longue journée assis l'un près de l'autre, dans le petit salon, appuyés aux coussins du confortable canapé et dans le rayonnement du beau poêle de faïence qui affrontait à merveille son premier hiver canadien. Sans se le dire, tous deux se félicitaient de cette rémission qui leur permettait de deviser tranquillement.

Au sein de la tempête qui ébranlait autour d'eux les murailles, ils parlèrent à mi-voix.

– J'ai connu le Père de Maubeuge, il y a très longtemps, alors que j'étais un très jeune homme parcourant le monde sur les traces de Marco Polo. Ma mère était encore en vie, régente de nos domaines toulousains, et moi, son héritier, je pouvais me livrer à la conquête de la Terre, avide de tout voir et de tout connaître pour me rattraper de mon enfance infirme. J'allai jusqu'en Chine. Le Père de Maubeuge venait d'y arriver, comme assistant des révérends pères jésuites que le Grand Mogol avait invités afin d'aider à la construction de l'observatoire astronomique de Pékin. Malgré sa jeunesse, sa grande valeur scientifique et son don des langues, il savait le chinois en arrivant, l'avaient fait désigner pour ce poste... Les jésuites selon leur méthode vivaient à la chinoise, vêtus comme les mandarins dont ils partageaient la vie, pénétrant le pays et sa mentalité par une adaptation intérieure qui peu à peu les identifiait à ceux qu'ils étaient venus prêcher et convertir à la religion du Christ. La première fois que je me suis adressé à lui, dans une rue poussiéreuse de Pékin, il était hissé dans un palanquin, coiffé d'un bonnet carré rouge et vêtu d'une robe blanche brodée de dragons d'or. Il avait des ongles d'une longueur démesurée dans des étuis d'or. Je lui adressai péniblement quelques mots en chinois. Je fus surpris de l'entendre rire et me répondre en français.

« De cette première rencontre est née une amitié, entretenue par une correspondance suivie, même lorsque je revins à Toulouse. De longues années nous n'avons cessé de nous tenir au courant de nos travaux scientifiques.

« Puis ç'avait été le terrible coup de faulx du Pape qui ne pouvait supporter de voir l'orthodoxie des dogmes catholiques s'altérer au contact de la religion de Bouddha et glisser, par les soins des jésuites, à une adaptation extrême-orientale.

« La Compagnie de Jésus n'était-elle pas une armée qui avait été fondée pour la défense de l’Église catholique, apostolique et romaine, menacée par les hérésies ? Le vœu d'obéissance au Pape régissait tout l'édifice puisque cette armée s'était mise à la disposition du successeur de saint Pierre, représentant du Christ en ce monde.

« Le Pape avait donc rappelé les Jésuites de Chine et les avait dispersés aux quatre vents du ciel.

– Ce fut une disgrâce.

– Ce fut surtout la fin du grand rêve jésuitique qui avait failli réussir, gagner la Chine au christianisme.

– Le Père de Maubeuge a dû en être très affecté ?

– Les jésuites sont philosophes, dit Peyrac avec un sourire. La volonté de Dieu d'abord, représentée par l'obéissance à leurs vœux.

Vers le même temps le comte de Peyrac vivait en France sa propre catastrophe : condamné pour sorcellerie. Un écroulement, une dispersion aussi.

Ce ne fut que plus tard, lorsqu'il naviguait en Méditerranée, sous le nom du Rescator, qu'il avait entendu parler de nouveau du Père de Maubeuge par les jésuites de Palerme en Sicile et appris que celui-ci avait été envoyé comme Supérieur des jésuites du Canada, nomination qui ne trompait personne sur la mise à l'écart du brillant mandarin et savant astrologue de Pékin.

Lorsque le comte de Peyrac était parvenu en Amérique, il l'avait joint, par message, secrètement. Leurs échanges n'avaient pu être fréquents, mais suffisants pour qu'ils reprennent contact et sachent qu'ils ne s'étaient pas oubliés et qu'ils se gardaient une confiance mutuelle.

Pour être efficace, cette alliance devait demeurer insoupçonnée.

– ... En m'approchant de Québec, j'ignorais ce qu'il ferait et de quelle façon il m'aiderait. Mais, j'étais certain qu'il mettrait tout en œuvre pour soutenir notre politique. Nous lui devons l'éloignement du Père d'Orgeval, lequel, ce me semble, avait fini par se croire le vrai supérieur des jésuites au Canada...

De son côté, Angélique ne cacha pas que son amitié avec Janine Gonfarel était lointaine aussi, puisqu'elle datait de l'époque qui avait suivi leur séparation, après sa condamnation.

Mais comme elle ne donnait pas de plus amples détails, il n'insista pas.

Il dit seulement qu'il n'avait pas manqué d'être intrigué d'une déclaration d'amitié aussi étroite et rapide entre la tavernière et Angélique, dont l'entente quasi fraternelle et complice dès le premier abord n'avait pu échapper à son œil perspicace.

– Cela prouve qu'elle et moi nous ne possédons pas le même pouvoir de dissimulation que vous et votre jésuite.

– L'on est sensible à tout ce qui concerne l'être qu'on adore, dit Peyrac.

– Je crois pourtant vous adorer, mais je reconnais que j'ai mis plus de temps que vous à découvrir les liens qui vous unissaient à ce Chinois impassible.

Ils riaient.

« Dieu que je l'aime », se répétait-elle.

Et elle s'émerveillait encore de le voir assis près d'elle, de pouvoir l'écouter lui parler de sa vie, de sentir les mouvements de son corps contre le sien et de croiser la flamme de son regard sur elle, lui dédiant un rapide aveu d'entente amoureuse.

Le jour passa doucement dans l'accompagnement farouche du blizzard, du crépitement joyeux des flammes et fut remplacé insensiblement par une autre nuit sans qu'on pût en être averti autrement que par les battements discrets des horloges et leurs petits carillons sages, rythmant les heures.

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