Chapitre 57


Le lendemain, M. de Loménie fit porter à la maison de Ville d'Avray un présent enveloppé de peaux cousues, qui, une fois découpées, révélèrent un petit arc dans son carquois brodé de perles et de pointes de porc-épic, bien garni de flèches, aux empennes de plumes bariolées. Le tout était adressé à demoiselle Honorine de Peyrac.

La réception d'un tel cadeau aussi somptueux qu'inattendu la plongea dans une extase silencieuse.

Elle posa l'arc et le carquois sur un tabouret et resta à les contempler longuement, tandis qu'Eloi Macollet et Piksarett se proposaient pour lui donner des leçons de tir et que Chérubin brûlait d'envie de toucher seulement du doigt ce beau jouet.

On alla jusqu'au carrefour de l'orme où un premier essai eut lieu sous l'œil intéressé des Indiens du campement.

Honorine, grâce à Loménie, possédant une arme contre ses ennemis, se sentit-elle assez forte désormais pour affronter le vaste monde en dehors des murs de sa maison et du cercle familial ?

Toujours est-il que, le jour suivant, la Haute-Ville fut secouée par un événement d'importance.

Accompagnée de sa mère, de ses frères, de ses serviteurs, de ses amis petits et grands, de personnalités en vue telles que M. de Bardagne ou Piksarett, ou plus humbles en la personne rugueuse de Nicaise Heurtebise, ou des Indiens du campement avec leurs chiens jaunes, damoiselle Honorine de Peyrac s'en fut aux ursulines pour y apprendre à lire.

La main dans celle de sa mère, et tenant sous le bras son arc et ses flèches, tout enturbannée de lainages et de fourrures qui ne laissaient voir que ses yeux bridés et son nez rouge, et nantie dès le départ de son imposante escorte, elle quitta la maison par la grand-porte, passa devant celle de Mlle d'Hourredanne, les demeures de la famille Gaubert de La Melloise, de la Dentellière et du bonhomme Loubette, fut saluée par les clients de la forge et ceux de l'auberge du Soleil levant, traversa la place de la Cathédrale après avoir franchi le ruisseau sanglotant sous ses bouillons de glace. Les enfants se rendant à l'école arrivaient de toutes parts dans leurs cabans et leurs capots et leurs bottes sauvages, car il faisait un de ces grands froids mauves et vaporeux.

La rumeur se répandait : Honorine de Peyrac va aux ursulines.

Tout juste si l'on ne sonna pas les cloches.

On parvint en foule au monastère où les dames ursulines attendaient.

Honorine, très droite, abandonna la main d'Angélique et sans daigner jeter un regard en arrière, son arc et ses flèches au poing, elle franchit la porte du cloître et descendit les degrés de pierre qui menaient au premier vestibule.

Accueillie, embrassée, engloutie dans les plis des chapes noires, des lourdes jupes, blanches pour les novices, noires pour les mères, où bruissaient de longs chapelets de buis, elle disparut, s'enfonçant dans les profondeurs du couvent sous les regards protecteurs de l'Incarnation dans son cadre et la double haie des cœurs de Jésus et de Marie couronnés d'épines et percés de poignards.

Déraisonnablement angoissée et le cœur brisé comme si elle n'aurait jamais dû la revoir, Angélique passa sa matinée dans les combles de la maison avec Suzanne et Yolande à guetter de la dernière lucarne la cour de récréation des ursulines. Elle y distingua à l'heure où les enfants viennent s'y ébattre la silhouette de sa fille. Celle-ci se tenait dans un coin, entourée à distance d'un cercle de fillettes. La tourmentait-on ? La repoussait-on ? Suzanne fut envoyée aux nouvelles. On la vit peu après pénétrer avec une Mère dans le jardin, parlementer, repartir. Tout allait pour le mieux, affirma-t-elle en revenant. Honorine régnait déjà sans conteste dans son nouvel univers. Les fillettes lui faisaient des grâces dans l'espoir d'obtenir d'elle de pouvoir tirer à l'arc. Mais elle n'accordait qu'avec parcimonie ses autorisations.

Angélique, le premier déchirement passé, fut soulagée de sentir qu'Honorine était mise sous la protection divine en ce même temps où elle était elle-même sollicitée et tourmentée par diverses choses.

Elle se reprochait de n'avoir pas mieux expliqué à M. de Loménie, lorsqu'elle l'avait vu aux récollets, les dangers qui rôdaient autour d'elle. Elle aurait dû lui raconter l'attentat dont elle avait failli être victime de la part de Martin d'Argenteuil. S'il l'avait su, il ne l'aurait pas abandonnée. Il aurait voulu revenir à Québec pour veiller sur elle, ne serait-ce que de loin. Mais n'avait-elle pas Piksarett, sanglé dans sa redingote rouge d'officier anglais, ou engoncé dans sa peau d'ours noir, selon les décisions d'une humeur sur laquelle il ne s'expliquait pas, elle le trouvait souvent dans les parages. Parfois bavard, il l'accompagnait ; d'autres fois, il était si discret, si invisible, qu'elle sursautait en le découvrant dans son dos.

Et le chevalier avait raison. C'était surtout en son âme à elle que se trouvaient les pièges.

L'effacement de Loménie-Chambord, son refus de la rencontrer désormais lui fut sensible. Tout en reconnaissant que « c'était bien ainsi », elle avait des rêves troublés. Elle ne se dissimulait pas que – nonobstant les obstacles insurmontables qui les séparaient – elle n'aurait pas trouvé sans charme la reddition de cet homme chaste et doux entre ses bras. Il aurait pu découvrir par elle l'éblouissement de l'amour. Il n'aurait pas été maladroit, seulement hésitant et comme suffoquant sous le poids d'un trop vaste bonheur. N'était-ce pas merveilleux ? Combler de joie ! Où était le péché ?

*****

Quelques jours après la promenade aux chutes de Montmorency, M. Garreau d'Entremont vint la voir. Elle crut un peu sottement qu'il allait lui parler de Martin d'Argenteuil. Mais il n'en était rien. Son flair ne l'avait pas encore averti. Il s'occupait toujours du dossier de Varange. Il voulait la tenir au courant. Il lui dit qu'il était à la recherche du soldat qui avait fait la conjuration sur le crucifix. Il avait une piste. On croyait l'avoir vu dans un fort du côté de la rivière Saint-François. Qu'un soldat fût chargé de la sacrilège besogne ne l'étonnait pas. Les militaires que l'on envoyait aux colonies avaient roulé leur bosse un peu partout. Ils étaient souvent hâbleurs et s'amusaient à mystifier les paysans chez qui on les logeait. Ils étaient surtout malfaisants. La plupart des crimes dont le rapport parvenait sur le bureau de Garreau étaient commis par eux, l'opinion catégorique du Lieutenant de Police sur le militaire de la métropole s'expliquait. La Nouvelle-France ne possédait pas encore de « classe dangereuse ».

En cette période de grands froids où l'on chauffait à mort dans les maisons, Noël Tardieu de La Vaudière continuait à être hanté par la moindre étincelle annonciatrice d'incendie... « Nous y passerons tous ! »... Sans cesse il faisait compter les seaux de cuir, effiler le tranchant des haches, débarrasser les toits pour découvrir si l'échelle était bien là et non pourrie. Chaque jour, les petits Savoyards s'introduisaient dans les cheminées et les gens se plaignaient qu'on les fît geler sur pied, car il fallait, pendant le ramonage, éteindre les foyers de la maison et attendre en claquant du bec dans la rue que les conduits soient refroidis.

« Oui-da ! Le temps d'attraper la mort », grommelaient les habitants.

Les petits Savoyards faisaient bien leur métier. Ces enfants n'étaient pas débiles comme l'avait dit Garreau, mais seulement abrutis. C'étaient des petits Savoyards perdus. On les avait vendus, violés, exploités, emmenés au bout du monde. On leur avait tout pris et jusqu'à leurs marmottes.

On les employa à nettoyer et à décoincer les girouettes, ainsi que les croix et les instruments de la Passion, qui se trouvaient au sommet des clochers qu'ils escaladaient de bon cœur.

*****

Le Carême s'ouvrit, précédé des trois jours du carnaval, et dont l'appellation qui signifiait dans son étymologie latine : carnelevare = ôter la viande, avait perdu de son sens puisque ces trois jours au contraire étaient devenus prétexte à « désordres impies », comme disait l’Évêque et que l'on s'empressait de s'y bâfrer de viande et de charcuterie en vue des quarante jours d'abstinence annoncés.

Le lendemain, mercredi des Cendres, tout Québec s'en revint des églises marqué au front d'un noir stigmate destiné à rappeler à chacun qu'il n'était que poussière et retournerait en poussière.

En Carême, un seul repas était admis par jour, de préférence à midi... Les laitages et les viandes interdits, que restait-il ? Le pain, les poissons, les légumes, les boissons aussi par bonheur. Il se ferait donc une consommation redoublée d'eau-de-vie, de vin d'Espagne, de Ténériffe, Malaga, boissons « réchauffantes » et, sous les toits plus rustiques : de bière, de cidre, de cervoise, ce « bouillon » de pâte fermentée, de bière d'épinette ou de sureau.

Trois jours plus tard, la première querelle du Carême éclata et elle fut d'importance. Elle resterait dans les annales de Québec sous le nom de querelle d'Aquitaine. Elle eut lieu chez M. Haubourg de Longchamp, premier conseiller.

Mme Haubourg de Longchamp était une femme effacée et recevait peu. En revanche, M. Haubourg, qui appartenait à la Compagnie du Saint-Sacrement, aimait profiter de la période de pénitence pour susciter ces réunions de beaux esprits où l'on pouvait discuter théologie, morale, destinée de l'homme ; réunions qui, par la grande culture de la plupart des invités, atteignaient un haut niveau d'intérêt. Les dames y étaient naturellement conviées. Les temps n'étaient plus où une société masculine, encore particulièrement grossière, reconnaissait-on, car soumise au fracas des coups d'estoc et de taille contre les lourdes cuirasses antiques, écartait de son cercle paillard la femme jugée servante, sotte et juste bonne à procréer.

Depuis deux siècles, au moins, les mœurs avaient changé. Les hommes avaient appris, surtout en France, à rechercher la société des femmes pour d'autres plaisirs que ceux de la chair, c'est-à-dire de l'esprit. La Renaissance, sous des rois raffinés tels que François Ier, avait commencé à mettre à l'honneur la femme cultivée et les charmes de son esprit.

Or, la querelle partit de là. Quelqu'un ayant avancé qu'une telle transformation chez les Barbares du Nord avait été due à l'effort de la civilisation occitane, celle des cours d'amour du Languedoc, peu à peu assimilée par ses vainqueurs. Aussitôt tout le monde se prononça.

La contrepartie des connaissances variées et de l'érudition de la plupart des personnes présentes était que chacun savait de quoi il discourait. D'où un feu roulant de précisions historiques, théologiques ou politiques, qui fusèrent afin d'étayer ou démolir la thèse émise et l'on se retrouva vite au temps de Charlemagne, puis à celui de l'époque romaine quand les Césars s'étaient engoués de ces terres récentes du sud de la Gaule où régnait la « prima lingua occitana ».

Cela avait donné le royaume de Provence. La subdivision d'Aquitaine et du Languedoc ne changeait rien à ce que les mœurs et la langue, demeurée très latine, fussent les mêmes. Au Xe siècle, les Arabes en allant jusqu'à Narbonne et en y demeurant plus d'un demi-siècle avaient appris aux Provençaux du Sud-Ouest des plaisirs plus doux et plus raffinés, les sciences, la poésie... De ces apports était née une civilisation charmante et riche, que personnifiaient dans sa forme doctorale les cours d'amour des troubadours, maîtres à penser, grands esprits, grands poètes. En ce royaume, les litiges se réglaient avec courtoisie.

– À leur façon, coupa M. Haubourg interrompant le major Sabanac qui avec lyrisme venait de tracer un tableau succinct mais hautement coloré du passé de sa province, vous ne me direz pas que dans ces cours d'amour où, paraît-il, on apprenait à copuler, la mystique...

– On apprenait aussi à parler galamment aux dames, à leur « faire la cour »... En ce royaume, les litiges se réglaient avec courtoisie, justice. Les classes inférieures elles-mêmes étaient très peu grossières. Il était de réputation qu'un laboureur d'Aquitaine avait plus d'aisance, de lettres, et de beau langage, qu'un baron normand, ou bourguignon, répondit M. de Dorillac, un officier du régiment de Carignan.

Les fronts s'assombrirent, essayant de rétablir l'équité. La conversation se maintenait dans les limites de la bienséance. On laissait la partie belle aux gens du Sud car beaucoup de fonctionnaires parmi les « hommes du Nord » se souvenaient à temps que leur gouverneur, lui aussi, était gascon. Mieux valait ronger son frein que risquer d'irriter la susceptibilité méridionale d'un puissant.

– Terre élégiaque soit ! dit Carlon, mais qui par trop d'aménité entraînait des abus, des faiblesses... Indifférence ou respect de l'autre ? Les sectes, les hérésies y étaient tolérées et ne se privaient de se multiplier, bafouant la doctrine de l’Église. Jusqu'à ces sombres Cathares, dans l'Albigeois, et qui se présentaient comme l'envers de la civilisation libérale et sensuelle dont ils étaient issus, car ils professaient que, le monde matériel étant l'expression du mal, il y avait péché à vivre et surtout à procréer.

– N'était-ce pas le devoir de l’Église que de réduire cette immonde hérésie ?

Les Cathares étaient fervents, purs et ne gênaient personne, ripostèrent les Gascons, ils avaient servi de prétexte à la voracité des gens du Nord.

On cita des faits encore vivaces. Les récits d'horreur de la guerre menée contre les Albigeois par Simon de Montfort, croisé, et le grand saint Dominique, le moine à la bure blanche, fondateur de l'Inquisition, faisaient dresser les cheveux sur la tête et quelqu'un raconta qu'aujourd'hui encore après quatre siècles, dans les campagnes du Languedoc lorsqu'on voulait effrayer un gamin turbulent, on lui disait : « Simon de Montfort va venir te prendre ! »

Aussi bien, il ne s'était pas agi de guerre mais de massacre. Pas de croisade mais d'extermination : hommes, femmes, enfants, vieillards, et nouveau-nés, tous parmi les Cathares avaient été passés au fil de l'épée ou jetés au feu. La croisade sanglante s'était poursuivie au-delà de la destruction de l'hérésie. La destruction de la civilisation méridionale avait suivi.

Les Cathares n'avaient été qu'un prétexte. C'était le marquisat de Provence, le comté de Toulouse que visaient les reîtres bardés de fer.

Dans le salon de M. Haubourg, au Canada, ces réminiscences à odeur de sang et au nombre inquiétant de bûchers dressés et crépitant parurent soudain faire obstruction à toute conciliation possible entre personnes mêmement coiffées de perruques ou parées de dentelles, mêmement affables d'éducation et de caractère et qu'enfermaient l'exil et l'hiver canadien.

– On ne pouvait tout de même pas tolérer..., maugréa M. Garreau d'Entremont après un temps consacré à savourer le rossoli.

Une voix de femme claire et harmonieuse s'interposa :

– On peut tout tolérer de ce qui n'entraîne pas la conquête par la violence.

C'était Mme de La Vaudière, Bérengère-Aimée, qui montait aux remparts. Et comme la remarque était judicieuse et qu'elle la jeta d'un petit air crâne, Joffrey de Peyrac lui octroya un sourire et un signe d'approbation. Elle en rosit de plaisir

– Avouez que vous êtes bizarres vous autres, gens d'Aquitaine, dit M. Le Bachoys, bonhomme et conciliant. Le vainqueur vous a laissé vos formes de gouvernement, vos coutumes, votre langue, et vous en abusez pour sauvegarder votre liberté de mœurs scandaleuses. Même encore aujourd'hui, vous agissez comme si vous faisiez fi du péché, comme s'il n'existait pas.

– Si... Il existe... Mais il n'est pas celui que vous dénoncez, vous les gens du Nord...

– Hérésie ! marmonna M. Magry de Saint-Chamond, on voit que vous venez d'une source corrompue : la Rome païenne, l'Islam licencieux, que vous plongez vos racines dans un sol différent...

– On ne vous le fait pas dire, crièrent les Gascons.

Les arguments s'entrecroisaient.

– Et vos guerres Baussenques4... vos anti-papes ?

– Mes ancêtres ont été du parti des rois et d'Alexandre IV, dit Peyrac.

– Les miens aussi ! cria Castel-Morgeat.

M. Haubourg de Longchamp, profitant d'un instant d'accalmie où les adversaires reprenaient souffle, voulut trancher.

– Nos propos ne mènent à rien car cette querelle est sans issue. Les siècles futurs eux-mêmes ne pourront l'épuiser car nos antagonismes résident dans une conception différente du péché.

– En effet, approuva M. d'Avrenson qu'Angélique découvrit gascon, notre civilisation proposait d'atteindre Dieu par l'amour charnel vécu en transcendance, chemin de communication avec le divin, et non par sa suppression et son rejet.

– Alors que se serait-il passé si la civilisation du Nord n'avait pas triomphé ? demanda encore Bérengère de La Vaudière en se tournant vers le comte de Peyrac avec une expression d'innocence exaltée.

Angélique, que cette altercation avait inquiétée, remarquait les femmes qui autour de Joffrey s'étaient comme groupées, guettant ses paroles et levant sur lui ces regards énamourés qu'elle estimait être la seule à pouvoir lui adresser.

Parmi elles, on découvrait Mme de Saint-Damien, la belle Éléonore de l'île d'Orléans que l'on voyait décidément beaucoup plus à Québec cet hiver.

« Oui, toutes ces dames d'Aquitaine étaient folles de lui et sans savoir pourquoi !... Oh si ! Je sais pourquoi... »

Sabine de Castel-Morgeat se tenait la plus proche de lui, très droite et grande, dans l'attitude d'une femme qui est prête à défendre jusqu'au bout son seigneur et maître.

Or, c'était à Angélique que cette place revenait. Et d'en être dépossédée sans que personne ne songeât à le remarquer lui parut le comble de l'impertinence.

– Sauriez-vous nous répondre, cher suzerain ? demanda Éléonore de Saint-Damien avec une œillade incendiaire.

– Oui ! répondez, prièrent des voix impatientes. Si les rois de Provence avaient triomphé du roi d'Île-de-France et, de ce fait, détruit la civilisation du Nord, que se serait-il passé ?

Au cours de la soirée Angélique avait noté que Joffrey répondait légèrement comme ne voulant pas donner à ses paroles un tour trop sérieux. Mais il répondait ce qu'il voulait et ce n'était jamais anodin.

Cette fois, il laissa passer un temps avant d'énoncer :

– Peut-être y aurait-il eu la réconciliation de l'AMOUR et de l’ÉGLISE !

– Voilà qui est agréable à entendre, dit Ville d'Avray.

– Avancez-vous que la vérité aurait été autre et sans doute aussi les dogmes ? Vous blasphémez ! Notre royaume serait tombé dans l'hérésie, comme les Anglais...

Laissant une tempête de protestations se déchaîner, Angélique n'y pouvant plus tenir préféra s'éloigner et gagner un petit boudoir voisin. Elle eut le soulagement de s'y trouver seule.

« Par bonheur, songeait-elle, M. de Bardagne, l'envoyé du Roi, n'était pas présent, ni le duc de Vivonne. »

Dans le salon la bataille continuait.

– ... On pouvait gagner Dieu avec l'Amour.

– ... Avec l'amour ou contre l'Amour !

– ... Reconnaissez au moins le jugement de l'Histoire, disait M. de La Melloise... La victoire de Simon de Montfort avait décidé : contre l'Amour.

Angélique se sentait très bouleversée. Elle n'avait plus le courage de rien écouter et resta dans le boudoir en se cachant derrière les rideaux.

Au-delà de l'imprudence des propos qu'avait tenus Joffrey, prenant la défense d'une province dont la rébellion latente contre le Roi était loin d'être apaisée, c'était l'attitude des dames d'Aquitaine qui l'ulcérait.

Fallait-il comprendre qu'elle était déjà trompée et depuis longtemps par le Gascon au cœur frivole et ces femmes sans scrupule ? La pensée du corps gracieux de Bérengère-Aimée dans les bras de Joffrey lui fit passer un frisson glacial dans la nuque. Il avait penché sur elle son sourire. Elle ne pouvait supporter l'idée que Joffrey eût pour une autre femme le même sourire que pour elle.

*****

Avec un trémolo dans la voix, le marquis de Ville d'Avray s'écriait :

– Ah ! Que n'ont-ils gagné, ces joyeux Occitans et leur belle devise : Delectus coïtus.

– Marquis, un peu de décence, protesta le maître de maison. Nous sommes en Carême.

La sortie fut houleuse. L'hôtel du premier conseiller se perchait à mi-côte du chemin de la Montagne. La marge qui séparait son seuil du précipice se révélait étroite. Si l'on sortait en groupe compact et animé, il y avait toujours risque de voir un ou deux ivrognes basculer par-dessus bord.

Lorsque les équipages en attente s'en mêlaient l'entreprise de se séparer après une bonne soirée devenait périlleuse.

La lune éclairait un désordre de carrosses et de chaises à porteurs. Il y eut des cannes levées sur les cochers et les valets. Et les échos résonnèrent de cris et de hennissements, charivari peu propice au recueillement exigé par la période de Carême, dont M. de Bernières, Supérieur du Séminaire, qui logeait dans le voisinage, fit, le lendemain, rapport à l'évêque.

Angélique, poussée par le flot, s'était trouvée brusquement devant le comte de Peyrac et sa colère ne s'étant pas calmée, elle lui jeta :

– Vous êtes fou ! Tenez-vous tant à vous aliéner l’Église par vos déclarations ? Ne vous suffit-il pas, déjà, d'avoir le Roi contre vous ?

Il eut un sourire caustique et haussa les sourcils comme surpris et amusé de sa violence.

– Seriez-vous un agent du Roi, Madame du Plessis-Bellière ? Et chargée de soutenir sa politique contre les rebelles du Sud ?

Elle fut sans parole.

*****

Angélique demanda à Ville d'Avray de la reconduire avec son équipage jusqu'à la maison. Elle y attendit Joffrey. Elle était bien décidée à s'expliquer. Il ne suffirait pas cette fois de caresses et de mots tendres, alors qu'il se moquait d'elle avec cette Bérengère. Il ne vint pas. Elle passa une nuit blanche à se retourner sur sa couche, car jamais elle n'aurait pu croire que Joffrey lui parlerait sur ce ton. Son « Madame du Plessis-Bellière » était particulièrement venimeux.

Elle ne doutait plus, après le lui avoir entendu lancer, d'un ton mi-provocant, mi-taquin, qu'il savait tout sur la présence du duc de Vivonne à Québec, qu'il l'avait connu sous ce nom. Alors qu'elle était allée jusqu'à risquer sa vie en se taisant afin qu'il n'apprît pas qu'elle avait retrouvé des personnes de ce temps où elle avait régné à la cour de France, période dont il semblait éprouver amertume et jalousie...

*****

Au matin dans un souci de réconciliation, elle se précipita vers le manoir de Montigny. Elle apprit que M. de Peyrac était absent de Québec. Il inspectait ses forts du côté du Cap Rouge et de Lorette.

À tort ou à raison, elle s'imagina que la situation était catastrophique. Elle courut jusqu'au couvent des jésuites.

Lorsque le Père de Maubeuge recevait Mme de Peyrac au tribunal de la pénitence, la cérémonie se déroulait suivant un rite établi, mais qui n'avait rien de traditionnel.

Angélique était introduite dans la belle et savante bibliothèque. Elle s'asseyait dans un fauteuil à haut dossier de tapisserie et le supérieur à quelques pas prenait place sur un modeste tabouret. Ils se signaient. Le Père prononçait une brève prière en latin. Ensuite ils causaient à bâtons rompus. Un jour, ils s'entretenaient de la transmission de la pensée, une autre fois, la conversation portait sur le gin-seng, une racine aux propriétés médicinales dont les Chinois faisaient grand usage, et que l'on pouvait trouver en Amérique aussi. Un des Pères en avait ramené de ses voyages et l'étudiait afin de décider s'il s'agissait de la même plante qu'en Asie ou d'une variété.

Après quoi le Père de Maubeuge se levait, la priait de s'agenouiller, de réciter l'acte de contrition et lui donnait l'absolution.

Ce jour-là, elle ne savait par quel bout commencer pour rendre justifiables ses larmes. Elle se sentait en danger, expliqua-t-elle... Un homme avait essayé de la tuer sans raison. Un sort rôdait autour d'elle et elle craignait d'y retrouver un signe de la volonté constante à la détruire d'ennemis anciens qui ne désarmaient pas et qui même à distance continuaient à la persécuter. Et surtout, son mari et elle n'étaient pas de la même province... De là venait tout le mal.

Lorsqu'elle se tut, il laissa passer un long moment de réflexion, qu'elle respecta. Elle reconnaissait qu'il aurait du mérite à y comprendre quelque chose.

– Les femmes qui ont reçu en apanage le don de la beauté, dit-il enfin, posent au reste des hommes une interrogation mystérieuse. Car elles vivent quelque chose de singulier et dont il leur est difficile de mesurer l'ineffable. La vie leur est à la fois plus facile et plus ardue. N'ayant pas à subir le sort commun, elles sont souvent écartées des bonheurs communs. Messagères de l'enchantement et du rêve de perfection et de ravissement dont chaque humain porte en lui la nostalgie, prêtresses désignées par leurs suffrages de ce rêve, il leur arrive de subir un destin où leur être intime se trouve oublié, méconnu et parfois immolé. Il est fréquent qu'elles se tiennent auprès des princes et des rois chargées par la folle illusion des hommes d'une responsabilité sans mesure avec la fragilité de leur esprit et la tendresse féminine de leur cœur, Grisées par les hommages et une adulation qui s'adressent moins à elles qu'au reflet qui les marque, il n'est pas rare que leur cœur se dessèche et qu'elles sombrent dans la sottise.

– Si c'est à moi que vous vous adressez, dit Angélique qui l'avait écouté avec surprise, et si c'est pour moi, me plaçant parmi ces femmes qui ont reçu comme vous le dites « l'apanage de la beauté », que vous brossez ce sinistre tableau, je vous dirai, mon Père, que j'ai toujours lutté pour demeurer un être humain et préserver mon droit à vivre selon mon cœur et penser selon mes goûts. Cela dit, sachez que je suis heureuse d'être belle, ajouta-t-elle en le regardant avec défi.

– Et bien faites-vous, approuva le Père de Maubeuge, car vous ne m'avez pas laissé achever, Madame... En revanche, j'allais vous dire que les très belles femmes sont assurées en toutes circonstances de plaire, c'est-à-dire de ravir ceux à qui elles se présentent. C'est en cela qu'elles vivent un destin singulier. Constater, chaque fois qu'on aborde autrui, le rayonnement d'une heureuse surprise, d'un doux enchantement, d'une gaieté bienfaisante éclairant les visages et savoir que vous en êtes la cause, est sans conteste une aventure plus plaisante que d'y lire, sans faute de votre part, répugnance, froideur, antipathie ou méfiance. Telle est la bonne fortune des femmes belles qu'elles puissent plaire sans y tâcher. Le monde leur sourit. Or, telle autre femme qui n'a pas moins de mérite que vous verra, pour ses traits ingrats, le monde lui faire grise mine. Songez, Madame, à ces faveurs du Ciel que vous avez reçues, et qu'il n'est que justice, pour vous, de les parfois payer... un peu.

Il fit une pause et reprit.

– ... Quant à vos craintes de tomber dans les pièges d'ennemis qui chercheraient à attenter à votre vie soit par violence soit par magie, la lumineuse santé de votre aura m'indique que vous devez en triompher et – un éclair ironique filtra entre ses paupières étirées – je vous dirai que je me sens porté à les plaindre car il m'apparaît qu'ils risquent fort, s'ils persistent dans cette entreprise de s'attaquer à vous, d'y laisser leur vie, sinon leur âme. D'autre part, je ne saurais trop vous recommander de faire diligence pour régler avec Monsieur de Peyrac cette « querelle d'Aquitaine » dont on m'a rapporté les échos et dont vous vous montrez blessée. Comme il est commun dans ces escarmouches entre époux, on prête à l'autre plus qu'il n'en pense. Je suis persuadé que vous vous exagérez l'importance que Monsieur de Peyrac apporte à ces débats et que vous accordez à ces réunions qu'il se plaît à tenir avec des amis un but qu'elles n'ont pas. De même qu'il n'imagine pas que vous puissiez en être piquée. Voici deux points sur lesquels il serait bon que vous vous éclairiez mutuellement et sans tarder.

– Il est absent de Québec, dit Angélique d'un ton lamentable. Il est parti.

– Il reviendra... ce soir... ou demain... En cette saison, nul ne peut partir bien loin... À deux lieues d'ici... il n'y a plus rien...

Le Père de Maubeuge se moquait d'elle. Elle partit, rassérénée.

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