Chapitre 65
Une poudrerie qui formait nuage tourbillonnait au sommet de l'île d'Orléans et de la côte de Lévis. Le soleil brillait encore, mais tout le monde se hâtait.
Dans la côte de la Montagne, Angélique aperçut la petite Ermeline qui venait à sa rencontre. La « miraculée » à plusieurs titres lui donnait du souci. Elle l'enleva dans ses bras.
« Que je t'aime, petit bébé gourmand ! »
De noires nuées montèrent rapidement derrière la cathédrale et le soleil s'éteignit. Tout à coup ce fut la charge.
Pour nouer sa fanchon plus serrée sous son menton, Angélique eut l'imprudence de poser l'enfant à terre et Ermeline s'envola d'un coup, ses petites jupes gonflées par le vent formant cloche. Angélique la rattrapa au vol. Des charrettes, des paniers, des escabeaux, toutes choses oubliées par les rues commençaient leur sarabande, roulaient, tourbillonnaient, retombaient brusquement. Un chien hurla projeté contre un mur. Il se tapit à terre à l'abri d'une borne cavalière. Angélique traversa la place de la Cathédrale penchée comme une vieille, couchée à ras du sol, avec l'impression de cauchemar que le vent finirait par lui arracher Ermeline, trop frêle, comme il lui arrachait son manteau qu'elle ne sentait plus sur ses épaules. Ses jupes claquaient derrière elle et la secouaient à croire que des démons s'y cramponnaient. Au sommet des mâts et des édifices, les drapeaux et oriflammes que l'on n'avait pas eu le temps d'amener se déchiraient d'un coup avec un claquement sec d'arme à feu. Le maître d'hôtel des Mercouville vint au-devant d'Angélique dans le jardin, mais cet homme qui était âgé fut sur le point de ne pouvoir résister au vent et dut rester immobile, luttant sur place pour ne pas être jeté à terre. Heureusement, la neige qui commençait à s'amonceler redonnait aux êtres et aux choses un peu de pesanteur. Angélique poursuivit sa marche infirme jusqu'au seuil de la grande demeure des Mercouville où elle ne se rassura qu'en voyant Ermeline passer, par l'entrebâillement de la porte à laquelle se cramponnaient ses frères, dans les bras sûrs de la nourrice martiniquaise, tandis que M. le Juge qui était grand et de belle taille revêtait sa houppelande pour aller au secours de son maître d'hôtel.
– Restez ! Restez, Madame ! criait la famille toute rassemblée en cercle dans le vestibule.
Mais Angélique voyait l'amorce de sa rue non loin, au bout de laquelle se trouvait sa maison et elle voulait profiter de ce que la tempête n'était pas encore déchaînée pour l'atteindre. Le vent, sous l'afflux de la neige qui s'épaississait, marquait une accalmie. Elle put sans trop de mal repartir en sens inverse et entreprendre la montée de la rue de la Petite-Chapelle. Mais la poudrerie devint tellement cinglante, glaciale et suffocante qu'elle n'avançait plus que les bras croisés sur le visage. Un brusque coup de vent en tourbillon lui fit perdre l'équilibre. Elle jeta les mains en avant et se cramponna à un rebord de fenêtre qu'elle ne lâcha plus jusqu'à ce qu'elle sentît diminuer la fureur des rafales qui, comme le courant d'un fleuve, semblaient vouloir l'entraîner. Une accalmie se produisit et, entre les cataractes blanches qui se déversaient, Angélique voyait scintiller au-dessus d'elle un soleil d'or flamboyant avec un grand rire naïf et des yeux écarquillés : Le Soleil levant. Une fente de lumière perça la tourmente, une main se tendit, la saisit au poignet et la tira à l'intérieur.
La main qui l'avait happée et ramenée dans cet antre de chaleur que représentait la grande salle du Soleil levant était celle du cabaretier lui-même.
– Ah ! Madame, disait-il en s'empressant, vous me dédaignez. Êtes-vous seulement entrée deux fois dans mon établissement depuis que vous êtes à Québec ? Il faut que la tempête vous jette sur mon seuil pour que vous me fassiez cette grâce de vous asseoir chez moi.
Il la débarrassait de son manteau lourd de neige. Il lui avançait une chaise à dossier devant une table qu'il faisait briller d'un coup de torchon. Il savait d'où venait le mal : Janine Gonfarel qui l'avait accaparée, avait déprécié son établissement en se moquant de son sirop d'orgeat. Elle n'avait pas trop de lazzis pour se moquer des boissons délicieuses qu'il préparait à ces dames charmantes de la Haute-Ville, dont elle n'avait pas voulu être quoique étant sa voisine à quelques maisons près.
– Eh bien soit ! Donnez-moi de votre sirop d'orgeat, dit-elle tandis que Mme Boisvite lui apportait un linge pour s'essuyer le visage et les cheveux. Mais accompagnez-le d'une boisson chaude car je suis gelée.
– Ne craignez rien, ma grand-mère aubergiste avait une recette qu'elle m'a léguée. On mêle le sirop d'orgeat à du lait chaud et du café brûlant. Elle était normande mais son mari avait voyagé et lui avait appris à fabriquer le café.
Il fut prompt à rapporter un grand bol fumant où il avait mêlé ses divers ingrédients et à la surface duquel il avait ajouté une pleine louche de crème épaisse.
Croyant boire une boisson inoffensive, Angélique prit le récipient à deux mains et en quelques longues gorgées avala le breuvage brûlant, crémeux, au goût d'amandes douces et de sucre, un régal pour enfants, femmes ou chats gourmands, à s'en pourlécher les babines.
Or, comme la boisson martiniquaise de Mme de Mercouville qui cachait, sous un sirop de sucre, de fortes doses de rhum, le café de la grand-mère normande dissimulait une demi-pinte d'un alcool de poire dont Boisvite montra avec fierté le flacon aux sémillants reflets d'une eau dorée qui méritait plus que jamais son nom latin Aqua vitae : eau-de-vie ; indien : eau-de-feu.
– En effet, cela réchauffe merveilleusement, eut le temps de s'écrier Angélique avant de se cramponner des deux mains à la table.
Ses prunelles vertes se troublèrent d'un voile languide. Et sa voix eut malgré elle une inflexion fléchissante pour dire :
– Monsieur Boisvite, vous êtes un traître...
Après quoi, elle vit ou crut voir Nicolas de Bardagne venir s'asseoir à sa droite et le duc de Vivonne à sa gauche. Cette taverne lui parut peuplée d'êtres incertains, mi-fantômes, mi-charnels, surgis pour la distraire. Elle vit tout d'abord quelqu'un qu'on ne se serait pas attendu à y trouver : la Dentellière.
– Moi ? Aller dans votre repaire de brigands d'Acadie ! disait celle-ci en renversant la tête en arrière avec un rire de gorge. Moi qui n'ai jamais bougé de Québec même pour aller à Montréal ou aux Trois-Rivières !
Vauvenart adressa un signe à Angélique. Était-il là ou non ? Il déploya sa haute taille qui touchait les poutres du plafond pour venir lui baiser la main.
– Je la convaincrai...
Il tanguait un peu.
Une femme très blonde, l'air hardi, intéressante, pensa Angélique, une Guillemette plus jeune, tenait le bout d'une tablée autour de laquelle plusieurs hommes avaient pris place ne la quittant pas des yeux et riant de tout ce qu'elle disait. Parmi eux Grandbois, mais aussi le major d'Avrensson.
Le cabaretier qui voyait les yeux d'Angélique fixés sur elle vint la renseigner en se penchant à son oreille.
– C'est une seigneuresse du côté du lac Saint-Pierre, Madame de La Dauvernie.
Elle avait quarante ans. Un manoir, des centaines d'arpents de belles terres en concessions. Encore une veuve ! Pas pour longtemps. Elle était venue à Québec pour chercher son homme. Ici, au Canada, on vivait bien. Il n'y avait pas de veuvage sans rémission. Une femme accorte et bien pourvue ne restait jamais longtemps seule. Celle-ci voulait un compagnon et un amant pour les noires soirées en son manoir perdu. Pour diriger la seigneurie elle n'avait besoin de personne. Elle s'y entendait, fallait voir ! On en trouvait beaucoup comme elle ; des femmes au Canada – opinion de Boisvite – valaient mieux que les hommes. C'était connu et de valeur.
Un jeune homme était assis seul sur un tonneau tourné au coin de la grande cheminée, un pied s'appuyant au degré de pierre. Il fumait une longue pipe emplumée. Sa beauté était prodigieuse dans l'encadrement de longs cheveux noirs et lisses, Son regard sombre et pensif, rêvait.
« Dieu du ciel, il m'inspire ! » se dit-elle.
– Pourquoi regardez-vous ainsi ce sang-mêlé ? demanda la voix du duc de Vivonne.
– Il est beau.
Mais le jeune homme se leva. Elle le trouva un peu court de jambes et son excitation tomba.
– Je ne suis guère partisan, déclarait la voix d'un jeune fonctionnaire qui se trouvait à leur table, de ces mariages qui ont donné des Français nouveaux qui ne sont bien ni dans la forêt ni dans nos salons. Mais pour la guerre iroquoise, certes, ils valent les meilleurs soldats d'Europe.
Lui-même était canadien ce qui lui permettait de boire sec sans trop perdre la tête. Il se nommait Adrien Desforges. M. l'intendant Carlon, qui l'avait dans son état-major, l'avait mis à la disposition du duc de La Ferté dépourvu de son écuyer, pour lors indisposé et ne pouvant l'accompagner dans les tavernes.
– Si jamais, dit La Ferté-Vivonne d'une voix pâteuse s'adressant à Nicolas de Bardagne, de l'autre côté d'Angélique, elle vous a regardé comme elle vient de regarder ce sang-mêlé, vous êtes un homme heureux. Mais je ne crois pas que vous puissiez vous en vanter. Elle est comme l'oiseau qui, évoluant avec grâce dans le ciel, se livre à l'admiration de vos regards et s'en grise, mais inaccessible, comprenez-vous ? C'est un oiseau libre, qui ne se laisse capturer que quand il le veut bien... Ah ! Que n'ai-je connu le moment où je l'ai capturée ! Je l'ai laissé passer sans comprendre... Je n'ai compris qu'ensuite... Elle ne pensait pas à moi... Elle était ailleurs... Elle s'est moquée de moi... Et pourtant elle aime bien faire l'amour. Son plaisir n'était pas une feinte et c'est sa force... C'est lui qui nous déchaîne... Elle aime bien faire l'amour...
– Taisez-vous, Monsieur, dit Nicolas de Bardagne la sueur au front, car toutes les images qu'évoquait le monologue du duc de La Ferté le jetaient dans des états alternés de fureur et de trouble.
Angélique commençait à retrouver l'usage de la parole.
– Par quelle damnation..., dit-elle, par quelle damnation faut-il que vous vous retrouviez toujours ensemble au même endroit... Vous ! Tous les deux ?
– Qu'est-ce qui vous lie à ce jean-foutre ? lui demanda Vivonne en désignant Bardagne du menton.
– Et tous les deux toujours à me poser les mêmes questions stupides : Qu'est-ce qui vous lie à celui-là ? Que vous veut-il ? Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ?
– Monsieur, est-ce à moi que vous venez de faire allusion en parlant de jean-foutre ? demanda Bardagne en fronçant les sourcils.
– À qui voulez-vous que je fasse allusion ?
– Vous êtes pris de boisson, je crois !
– Vous aussi !
– Peut-être, mais il ne m'arriverait jamais, dans le pire état, d'oublier la déférence que je dois à la fonction de certaines personnes. Je suis chargé de mission du Roi, Monsieur, et votre langage à mon propos me semble prouver que vous l'avez oublié...
– Oh ! Vous vous voyez bien gros, Monsieur, persifla le duc. Et moi, je vous vois plutôt jobard en cette affaire. Je connais le Roi et quelque chose qu'il n'a point dit se cache derrière ce choix qu'il a fait de votre personne, car plus je vous connais, moins je comprends les qualités qui ont pu retenir son attention. Il a fallu que vous soyez très, très recommandé... Et je ne vois pas par qui ? Qui, à ma connaissance, aurait pu prendre le risque...
Bardagne l'interrompit avec un froid mépris.
– Monsieur, vous vivez dans un monde où l'on ne peut guère monter sans être cautionné, car la valeur n'a point de part dans le motif de cette ascension. Il n'en est heureusement pas de même partout et ma carrière était suffisante pour me recommander au Roi et lui inspirer confiance en ma personne. Sachez, Monsieur, – et Nicolas de Bardagne se redressait avec dignité – que j'ai été plusieurs années représentant du Roi à La Rochelle pour les affaires religieuses et c'est une position dont vous ne pouvez contester la gravité... Surtout en notre temps où la conversion de tous les huguenots de France est souhaitée par le Roi, problème auquel il apporte tous ses soins...
– Qui donc m'a dit que vous aviez manqué d'énergie à La Rochelle ? Vous peut-être, après tout ! Un jour où vous étiez en veine de confidences. Pas assez d'abjurations, paraît-il, pas assez d'arrestations !
– Monsieur, ces questions de conscience religieuse ne peuvent se traiter brutalement. Pour une conversion, il faut le consentement intérieur. Je me suis évertué à me faire des amis parmi les huguenots...
– Et vous vous êtes retrouvé à la Bastille à ce que je crois... Oui, Monsieur, vos protections ne doivent pas être négligeables. Pour, après de si évidentes erreurs, vous avoir tiré de là et nanti d'une petite mission de consolation en Canada.
– Que savez-vous de l'importance de la mission dont Sa Majesté m'a fait l'honneur de me charger ? Elle est secrète et fort personnelle.
Vivonne haussa les épaules avec un sourire de pitié.
– Que croyez-vous donc ? Je sais tout sur la mission que vous avez si brillamment menée pour le Roi. Vous deviez le renseigner sur un gentilhomme d'aventure qui se faisait appeler le comte de Peyrac.
– Ne parlez pas sur ce ton de Monsieur de Peyrac, intervint Nicolas de Bardagne. Devant Madame de Peyrac, c'est indécent, déplaisant.
– Vous ne vous êtes pas montré si indulgent pour ce pirate dans votre rapport au Roi...
– Comment savez-vous ce que j'ai dit au Roi ? Et comment savez-vous que j'ai déjà envoyé un rapport à Sa Majesté ? s'étonna vivement l'autre. Lui avez-vous parlé de ma lettre écrite à Tadoussac ? s'informa-t-il, alarmé, tourné vers Angélique.
– Mais non... Je ne pense pas..., dit-elle.
Le duc de Vivonne secouait la tête.
– Mon cher, point n'est besoin des indiscrétions d'une maîtresse pour que la moindre des démarches d'un fonctionnaire comme vous soit connue de tous. Il suffit de graisser la patte de vos gens. Vous avez beaucoup à apprendre sur ce point... Si on vous en laisse le temps.... Donc, nous pouvons déjà imaginer le Roi tenant votre rapport en main... Je le vois..., murmura-t-il, je le vois déchiffrant vos lignes, et combien vous l'intéressez en lui parlant de la beauté de cette femme qui accompagne le pirate.
– Je n'ai fait aucune allusion à elle, rétorqua froidement Nicolas de Bardagne, et voilà bien la preuve que vous parlez sans rien savoir et que vous me faites douter en vain de la discrétion de mes serviteurs. Vous plaidez le faux pour savoir le vrai, Monsieur, dans quel but ? Je l'ignore, mais je ne vois pas pourquoi je vous cèlerais d'aussi insignifiants renseignements. Le Roi ne s'intéressait à la femme, épouse ou compagne, qui accompagnait Monsieur de Peyrac que pour être informé s'il ne se cachait pas derrière elle une personne fort recherchée par sa police, qui aurait porté les armes contre lui dans une rébellion de province. J'ai pu répondre à Sa Majesté que non... et c'est tout...
Le « c'est tout » fut noyé dans l'explosion de l'énorme éclat de rire qui s'empara de Vivonne et dont le fracas couvrit presque les miaulements, sifflements et roulements terrifiants de la tempête.
Après s'être tenu la panse à faire croire qu'il allait éclater, il émit, entre deux hoquets :
– Monsieur ! Monsieur, je réitère ce que j'avançais ce tantôt... Vous connaissez mal notre Roi.
– En quoi donc, je vous prie ?
– Assez ! dit Angélique.
Si elle n'avait pas été tellement ivre, elle aurait sauté toutes griffes dehors à la gorge de Vivonne pour le faire taire. Mais grâce à la boisson, elle pouvait considérer de haut les incidences d'un débat qui la mettait en cause de la plus inquiétante façon. Il fallait pourtant faire comprendre au duc que la plaisanterie avait assez duré.
– Si vous continuez de rire et si vous dites un mot de plus... Je vous... Je me vengerais de vous, assura-t-elle en lui dédiant un regard meurtrier.
Sous ce regard Vivonne finit par se calmer, mais il pouffait, comme ne pouvant se retenir, et s'affalait exprimant qu'il n'en pouvait plus d'avoir trop ri.
– En quoi donc, je vous prie, mon rapport pécherait-il pour ne pas satisfaire le Roi ? insistait Bardagne, très nerveux.
– Eh bien ! Disons..
Vivonne pouffa encore en regardant Angélique de côté
– ...il n'est peut-être pas assez... complet... Le Roi aime les détails... souvenez-vous, beaucoup de détails... surtout sur les jolies femmes...
– Assez ! répéta Angélique.
Le jeune Desforges riait bêtement et servilement car il ne devait pas plus comprendre que les autres ce qui réjouissait tant le grand seigneur.
– Je suis désolé pour vous, désolé, continuait ce dernier. Je ne peux m'empêcher d'avoir un pressentiment à votre égard, cher Bardagne. Parce qu'un calamiteux de votre espèce, lorsqu'il est au service du Roi, savez-vous ce qui lui arrive quand... il... déplaît... Ou je ne connais pas le Roi, ou...
– Laissez-le... Laissez-le à la fin, cria Angélique qui défendait Bardagne comme une femme défend un enfant timide, tourmenté par des gamins cruels.
Avec un rire idiot le duc avança son bras à travers la table.
– Mon petit doigt me dit que vous irez aux galères, Monsieur de Bardagne, susurra-t-il.
Tous, d'un air hébété, contemplèrent cet auriculaire auquel brillait une bague et qu'Angélique trouva grassouillet et obscène. Puis Nicolas de Bardagne réussit à se dresser blanc de rage.
– Monsieur, viendra un jour où vous me rendrez raison par l'épée de vos insultes. À l'instant même, s'il le faut.
Le cabaretier Boisvite s'interposa.
– Pas chez moi, Messieurs les courtisans, pas de scandale chez moi. Tenez-vous tranquilles ou bien allez vous battre... DEHORS !
L'injonction avait de quoi calmer les plus audacieux. Le duc de Vivonne n'avait pas bougé.
– Quelle mélancolie ! murmurait-il. Les hurlements de l'Enfer nous encerclent.
– Venez vous asseoir près de moi, dit Angélique à Bardagne, en le tirant par la main. Et calmez-vous !
Elle lui caressa la joue.
– ... Ne l'écoutez pas. Il est très méchant. Je vous ai vu à La Rochelle et je peux témoigner que vous étiez un représentant du Roi très aimé de la ville et respecté des huguenots eux-mêmes pour votre équité, car vous aviez tous les pouvoirs en main et n'en abusiez jamais.
– Que faisiez-vous à La Rochelle ? demanda Vivonne.
Les hommes étaient insupportables. Les tempêtes se déchaînaient autour d'eux comme la fin du monde et ils ne pensaient qu'à s'entre-déchirer et à se nuire.
Une vieille femme, Mme Marivoine, se dirigea en trottinant vers la porte en traînant son époux que soutenait l'un des garçons.
– Je le ramène à la maison. Il est saoul. Et quand il est saoul, il sème la panique en poussant des clameurs d'Iroquois.
Il n'y avait rien à faire pour les retenir.
– L'Iroquois viendra ! L'Iroquois viendra, marmonnait l'ancien.
– Vous feriez mieux de rester céans. L'Iroquois ne viendra pas par ce temps.
– Ils viennent par tous les temps, dit quelqu'un. Qu'il pousse son cri de guerre, votre Marivoine, cela ne nous gênera pas...
– Vous ne savez pas de quoi vous parlez, Messires, répondait la vieille. L'entendre dire cela glace le sang et vous sauterez sur vos armes... on n'y résiste pas...
Elle payait son écot gentiment, soigneusement, avant de s'emmitoufler dans des châles.
– Il y a une accalmie, lança une voix.
La porte fut tirée, en s'arcboutant, par six hommes, le temps de voir passer démente et hurlante une rafale blanche, puis repoussée derrière les deux vieux cramponnés l'un à l'autre et happés aussitôt comme des fétus.
La dernière tempête !...
La vision du chien maigre la hanta, ses bons yeux brillants, sinon d'intelligence au moins de tendresse et d'espoir, et les petits bras d'Honorine levés vers elle : « Va le délivrer ! Va le délivrer ! »
Angélique se leva en repoussant sa chaise qui tomba derrière elle.
– Monsieur Boisvite !
– Oui, Madame, s'empressa l'aubergiste.
– Vous êtes forgeron ?
– Oui, Madame.
– Il me faudrait une pince pour couper l'acier.
– À votre disposition, Madame...
Il ouvrit une trappe. Par une échelle, ils descendirent dans le sous-sol du Soleil levant, où voisinaient des barriques et des fourrures, les plus belles pendues aux crochets des voûtes, d'autres entassées en ballots. La pelleterie était monnaie de troc et un habile commerçant se faisait souvent payer en peaux de castor. Boisvite mena Angélique dans une cave voisine où sur un établi étaient exposés des instruments divers, entre autres pinces et tenailles de toutes tailles.
– Voici ce qu'il me faut, dit-elle en s'emparant d'une grande pince étroite de deux pieds de long qu'elle pouvait tenir bien en main et qui présentait une tête petite et ronde, le bec mordant, affûté comme un rasoir.
– À votre service, Madame la comtesse.
En reprenant l'échelle, ils titubèrent et, retombant en arrière, s'écroulèrent sur les fourrures.
– ... Seigneur ! dit Boisvite, jamais je ne me suis trouvé avec une pareille déesse dans les bras. Ah ! Madame, depuis le temps que je vous vois passer devant mon établissement et que je vous admire... Permettez-moi de vous embrasser ?
– Eh bien soit ! Embrassons-nous, cousin... Votre sirop d'orgeat mérite son renom... et vous avez été splendide tout à l'heure...
Il l'embrassa sur les deux joues, ébloui.
– Et maintenant, aidez-moi à sortir de cette trappe.
Ils se retrouvèrent tant bien que mal dans la grande salle.
– Qu'allez-vous faire avec cette pince ? interrogea Boisvite qui se demandait si elle voulait assommer quelqu'un.
– Donnez-moi mon manteau, je pars.
– Vous n'y songez pas.
– Les deux vieux Marivoine sont bien partis.
– Ils sont peut-être morts à l'heure qu'il est.
– Qu'importe !
– C'est de la folie.
– Angélique, je vous conjure, supplia Bardagne.
– Non ! Je dois partir, ma demeure n'est pas loin.
– Je vous accompagne.
– Non, vous ne tenez pas debout et vous me lassez tous ! Vous n'êtes pas chrétiens...
Aucun n'était en état de l'accompagner et elle n'en voulait pas.
– Demeurez ici pour la nuit, Madame de Peyrac, insista la femme de l'aubergiste. Nos chambres sont occupées mais j'ai pu trouver une soupente libre pour Mme de La Dauvernie. Vous partagerez son lit.
– Non, il me faut partir.
Et puis, Mme de La Dauvernie avait peut-être d'autres vues pour le partage de son lit. Ses affaires avec Grandbois semblaient fort avancées.
– Que vous dois-je, Monsieur ? demanda-t-elle, en fouillant dans son aumônière qui était spongieuse.
– Rien ! J'ai eu ma part, dit le cabaretier dont les yeux étaient aussi brillants que ceux d'un visionnaire.
– Arrête-la donc, dit quelqu'un.
– Laissez-la, dit Vauvenart, on n'arrête pas des femmes comme elle...
Angélique demanda ses gants, et un client attablé se précipita pour lui donner les siens qui montaient jusqu'au coude et la protégeraient mieux. Un autre tint à la coiffer d'un bonnet indien, pointu et doublé de fourrure, dont les pans rabattus en avant faisaient écran des deux côtés du visage.
– Vous les tenez d'une main et vous fermez bien.
Les yeux des buveurs la suivaient avec curiosité tandis qu'elle gagnait la porte.
– Où va-t-elle, celle-là, avec sa pince ?
Nicolas de Bardagne était sans force pour la retenir. Il la regarda disparaître, comme s'il l'avait vue, impuissant, se jeter dans un gouffre.
– Qu'elle est belle ! dit près de lui Boisvite. Nous sommes bien heureux de l'avoir reçue dans nos murs.
– Elle ne sera pas pour moi, murmura Vivonne. Mais tant pis, je l'aurai vue...
Il s'effondra, le front contre la table, et s'endormit d'un sommeil profond.
À suivre
1 Cf. « Angélique et le chemin de Versailles ».
2 Cf. « La tentation d'Angélique ».
3 Guillemette fait allusion à la chasse aux sorcières qui durait depuis le XIVe siècle. L'étendue de cette persécution est presque incroyable. De nombreux écrivains ont estimé le nombre des morts en millions. 85 % des victimes furent des femmes, jeunes ou vieilles. Au paroxysme de la croisade, milieu du XVIe siècle et début du XVIIe, on trouve six cents exécutions par an dans certaines villes allemandes (soit deux par jour en excluant les dimanches).
4 Guerres nombreuses entre les seigneurs provençaux et les seigneurs des Baux.
5 Nom donné à l'épilepsie.
6 La véritable et fidèle relation de ce qui s'est passé entre le docteur John Dee et quelques esprits.