Chapitre 49


Angélique avait cherché différents prétextes pour revoir la Mère Madeleine comme celle-ci l'en avait priée.

Un peu après l’Épiphanie, elle lui apporta à dorer deux chandeliers de bois à motifs religieux qu'elle avait fait tourner par M. Le Basseur avec l'intention de les offrir à la Polak pour son oratoire.

Mère Madeleine qui était chef des ateliers prit personnellement sa commande en main.

L'application et le plaisir évident avec lesquels les religieuses se livraient à leurs travaux apportaient à Angélique un bain de sérénité. Lorsqu'elle venait et s'asseyait dans leur atelier pour visiter la Mère Madeleine, elle avait peine à se souvenir qu'une sombre histoire démoniaque avait présidé à leur rencontre.

Deux autres ursulines et leurs apprenties travaillaient dans l'atelier, chacune absorbée par sa besogne précise. L'on pouvait échanger quelques mots.

À brûle-pourpoint, Angélique posa à Mère Madeleine la question qui la préoccupait depuis longtemps.

– Dites-moi, ma Mère, quel visage avait l'Archange ?

La religieuse lui jeta un rapide regard de côté, mais ne fit pas mine de ne pas comprendre.

Après avoir manié encore avec énergie son chiffon de laine, Mère Madeleine le reposa près d'elle. D'un geste du poignet à défaut de ses doigts tachetés de mille produits, elle écarta sur son front une mèche qui s'était échappée de sa coiffe.

– Il vous ressemblait, dit-elle enfin. Oui, c'est ainsi que je le vois... surtout depuis que je vous connais. Ce n'était auparavant qu'une silhouette de lumière, à l'épée flamboyante. Très jeune, mais très fière silhouette. Très pure mais très... implacable aussi... L'Archange vengeur. Il avait les yeux clairs comme les vôtres, Madame, et dans ses traits quelque chose de votre beauté... Mais ce n'était pas vous... Aucune confusion possible... Ce n'était même pas un reflet de vous... Puis-je dire que cet aspect viril que l'on prête aux anges qui sont chargés de garder le Trône de Dieu transparaissait en toute sa personne, bien que sa jeunesse le parât d'une grâce féminine ? Il avait de longs cheveux bouclés... dorés... Il était... merveilleux, soupira-t-elle. C'était un Archange, conclut-elle avec son joli sourire désarmant.

– Et le monstre ? Cet animal velu qui s'est jeté sur la Démone pour la dépecer de ses dents aiguës, de ses griffes ?

– Je le vois aussi, affirma-t-elle en frissonnant. C'était une bête effrayante... Ses prunelles brillaient d'un feu féroce. Ses dents aux canines aiguës de vampire se découvraient dans un rictus cruel... Ses griffes me parurent aiguisées comme autant de poignards effilés...

Elle jeta de nouveau vers Angélique un regard scrutateur, puis un demi-sourire releva les coins de sa bouche, tandis qu'un éclair malicieux faisait étinceler les verres de ses lunettes.

– Pourquoi me posez-vous toutes ces questions, chère dame ? Qu'espérez-vous apprendre encore de ma piteuse clairvoyance ? Quel sera l'Archange qui se dressera un jour et intimera à la bête immonde de détruire la Démone ? En vérité, peut-être le savez-vous déjà mieux que moi ?

– Oui... Peut-être... en effet, murmura Angélique.

La vision de Cantor et de son glouton s'imposait à elle, sauf que le cher Wolverines n'était pas une « bête immonde », loin de là...

Puis, tout à coup, elle se sentit blêmir. Pourquoi la Mère Madeleine avait-elle parlé au futur ? « L'Archange qui se dressera... »

– Mais... Mais elle est morte !... s'écria-t-elle.

Les travailleuses qui s'activaient dans un silence feutré relevèrent la tête et regardèrent dans leur direction. Angélique se contraignit au calme.

– Pourquoi vous exprimez-vous ainsi ? demanda-t-elle tout bas à la Mère Madeleine. Vous parlez comme si ces événements étaient encore à venir ? Or, ce n'est pas vrai ! L'Archange a déjà frappé ! La bête a déjà tué ! Pourquoi vous exprimez-vous comme si la Démone rôdait encore sur cette Terre et n'avait pas terminé parmi nous sa mission infernale ?

– Je... je ne sais pas, balbutia la petite ursuline d'un air malheureux.

La visible émotion d'Angélique la déconcertait.

– ... J'ai parlé ainsi parce que... peut-être parce que je sens que l'Acadie n'est pas encore sauvée...

Angélique se reprocha son impulsivité toujours à fleur de peau lorsqu'on touchait à cette maléfique histoire. Or, la réflexion de la Mère Madeleine était pertinente. Même Ambroisine morte, l'Acadie n'était pas pour autant sauvée. Même le Père d'Orgeval éloigné, les conséquences de leurs actes et des complots qu'ils avaient ourdis, des pièges qu'ils avaient conçus pouvaient encore se faire sentir.

Elle aurait voulu pousser la jeune visionnaire dans ses retranchements, l'obliger à définir ses intuitions, mais la moniale rappelée aux impératifs de sa tâche de doreuse lui fit signe, un doigt sur la bouche, d'avoir à ne plus parler, à peine respirer et se garder autant que possible de tout mouvement précipité entraînant un déplacement d'air. Car une petite apprentie venait de déposer devant elle le coussin ou coussinet qui servait à transporter les feuilles d'or et à les y couper avec un couteau spécial selon la forme désirée. Il s'agissait d'une petite planche de bois avec du bon coton cardé et recouverte d'une peau de veau dégraissée ou d'une peau de daim. Une feuille de parchemin bordait à demi cette planchette sur trois côtés, afin d'empêcher le vent de soulever et d'emporter les feuilles d'or. Il fallait se méfier de son propre souffle tant la matière à façonner était impalpable et aérienne.

Avec autant de circonspection et d'adresse qu'un Indien sur le sentier de la guerre, Angélique se leva, s'écarta de l'établi et s'éloigna.

*****

Une douce neige cotonneuse descendait du ciel nocturne. L'Angélus du soir venait de sonner. Il y avait encore des passants dans les rues, dont les silhouettes se devinaient derrière les blanches draperies languissantes de la neige, ainsi que des attelages cahotants. Sur la Place d'Armes, une escouade de soldats sortant du fort, la bêche à l'épaule, commençait de déblayer les abords du château Saint-Louis, avant que ceux-ci ne deviennent inaccessibles, tâche hivernale qui s'apparentait à celle de vider le tonneau des Danaïdes inépuisable. Et les remblais de neige s'accumuleraient, les boyaux de passage deviendraient de plus en plus étroits, labyrinthes sinuants parmi les murs dressés d'une cité de glace enrobant l'autre.

Tout en marchant, isolée, enveloppée de neige et de silence ouaté, Angélique, les mains dans son manchon, essayait de dissiper en elle une nouvelle appréhension sans objet. Mais, en employant le futur lorsqu'elle avait dit « ... Quel sera l'Archange qui viendra... » la Mère Madeleine l'avait désagréablement impressionnée. Voilà qu'elle recommençait à ratiociner. Et si Ambroisine n'était pas morte et si elle allait de nouveau surgir devant elle, là, dans Québec ? Avec son sourire cachant de fielleuses horreurs ! Un esprit succube n'est-il pas capable de tout ? Mais non ! Elle était morte ! Son corps ravissant avait été retrouvé déchiqueté, « un horrible mélange d'os et de chair meurtrie et traîné dans la fange... », comme on leur faisait déclamer autrefois dans les tragédies de Monsieur Jean Racine.

Pour revenir les tourmenter, Ambroisine devrait se trouver un autre corps... Impossible... Avec la disparition de ce corps cesserait le maléfice, elle le savait...

« Je délire... Elle est morte et bien morte... »

Le son d'un orgue lui parvint, étouffé, incertain. L'ogive d'un vitrail se découpait, floue, dans la haute falaise d'un mur dressé. Elle se trouvait derrière la cathédrale. Un bâtiment reliant celle-ci au Séminaire, servant parfois de sacristie, abritait dans sa tour-clocher un orgue où les élèves venaient étudier. Elle devina qui jouait à cette heure : Cantor.

De même que pour trouver Joffrey de Peyrac il fallait commencer par se rendre au couvent des jésuites, de même c'était au Séminaire qu'on avait le plus de chances de dénicher Cantor.

Angélique souleva le loquet d'une petite porte de bois au pied de la tour et après avoir traversé la sacristie monta un raide escalier jusqu'à un étage sous les combles, aménagé en pièce d'étude pour les musiciens. Un orgue plus modeste que celui qui trônait dans les tribunes de la cathédrale, mais de beau son, permettait aux élèves de faire leurs gammes.

Cantor était là, éclairé par deux torches plantées dans le mur à des anneaux de fer, fixés là pour cet usage. La fumée fuligineuse trouvait à s'échapper par les interstices de la toiture. L'inconfort glacial de l'endroit ne semblait pas troubler le jeune musicien. Il jouait avec fougue et, par instants, avec majesté. La chaleur de son sang animé par sa joie intérieure et la vigueur qu'il devait déployer pour venir à bout des difficiles exercices rosissaient son visage. Par instants, lorsqu'il abaissait ses mains sur les claviers et y plantait ses doigts avec une décision vibrante, on aurait dit qu'il les enfonçait dans une matière malléable comme la glaise pour en faire sortir un son puissant, souterrain, enfoui dans cet amalgame inerte de bois, d'ivoire, d'ébène, de cuir et de métaux travaillés, traversé par l'air pour en faire sortir ce cri de l'âme inexprimable, que la terre et les cieux, et les eaux et les arbres ont emprisonnés dans le chaos de la Création, à tout jamais dans toutes leurs fibres, dans tous leurs pores, et que, parmi d'autres miracles, celui de l'Art, libère.

Le regard de Cantor la vit, debout près de l'orgue. Il continua à jouer. Il était parti ailleurs... Courant dans le déferlement des notes et des sons, comme il courait sous les arbres du Nouveau Monde, à la vitesse de l'Indien, comme il se laissait aller au déferlement des vagues dans les grottes des rivages du Maine.

Florimond l'avait vu en songe au sommet des crêtes écumantes et l'appelant : « Viens ! Viens ! Florimond !... Viens faire cela avec moi !... »

Par instants, son regard d'eau claire revenait vers elle. Elle sentait qu'à discerner son visage dans l'ombre, un regain d'exaltation était venu ajouter à son transport.

« Quelle force et quelle virtuosité le possèdent ? »

Elle en était saisie, empoignée, suffoquée, comme par un choc, un coup reçu en pleine poitrine, et qui lui faisait perdre son souffle, alors que l'ampleur des sons, la musique planant, immense et comme énorme et qui semblait venir d'ailleurs, les recouvraient tous deux, les écrasait presque. Mais l'Archange s'envolait. Il planait à son tour au milieu de cette tempête qu'il avait déchaînée et dont il demeurait le maître. Il souriait. Un sourire de lumière, intérieur. La roseur de ses joues, la clarté de ses yeux verts, le reflets d'or de ses boucles irradiaient cette lumière intérieure, comme en un phénomène de transfiguration.

Il la regardait avec l'expression d'un enfant ravi de sa puissance, lui offrant ce qu'il pouvait offrir de plus beau, déjà œuvre de ses mains.

La petite main carrée et vigoureuse de Cantor dans la sienne lorsqu'il trottait à ses côtés dans les rues de Paris... Toujours les mains de ses petits dans les siennes, toujours marcher, courir, les traîner, les entraîner vers la vie...

Tendu vers elle, tandis que les sons du dernier accord s'éloignaient dans un grondement majestueux, il lui offrait son visage rayonnant.

Elle pensa : « Comme il est jeune ! Comme il est innocent ! »

Il semblait attendre quelque chose d'elle, un mot, un geste, mais, en réalité, il ne la voyait encore que dans un rêve. Son âme lentement reprenait pied. Tous les mots seraient pauvres. Elle lui donnait sa présence, cette émotion qui lui serrait la gorge.

Les sons décroissaient, mouraient. On entendit grésiller les torches de résine. Cantor releva ses mains. Lorsqu'il parla, sa voix parut presque grêle après ce tonnerre déferlant.

Une voix grave et douce de jeune homme.

– Vous êtes venue, ma mère...

Elle lui dit que, passant par les rues, elle avait capté les accents de l'orgue et avait su qu'il se trouvait là.

– Vous avez entendu ? Vous avez entendu le passage des esprits infernaux ?

Il reportait son regard sur la partition musicale.

– Il y a là un passage où l'auteur a voulu évoquer les démons rôdant sur la Terre parmi les hommes... En jouant, je ne pouvais m'empêcher d'évoquer l'horrible créature qui avait voulu notre destruction cet été, sur la côte est, le feu des regards de cette femme...

« ... Quel soulagement quand arrivent, au son des trompettes, les phalanges du ciel, s'élançant au secours des humains...

Il murmura après un silence.

– Elle est morte ! Elle est morte !

Angélique s'étonnait à peine de l'entendre répondre à ses pensées. Elle l'interrogea à mi-voix.

– C'est toi, Cantor, qui, le premier l'as trouvée morte ?

– Oui.

– Wolverines t'accompagnait-il ?

– Oui.

Il leva sur elle son tranquille regard vert.

– Mais ce n'est pas lui qui l'a tuée... Ses plaies n'étaient pas fraîches... Un nuage de mouches a jailli de sa face défigurée, alors que je m'approchais...

– Tu ne l'as trouvée qu'à l'aube... Le glouton n'aurait-il pu la tuer durant la nuit, courant sur sa piste après qu'elle s'était enfuie ?

Il fit signe que non.

– En ce cas, il lui aurait détaché la tête du tronc... Sa tête, il aurait fallu la rechercher jusque dans les arbres. C'est dans la coutume des gloutons d'agir ainsi.

Ils chuchotaient car l'écho répercutait le moindre bruit sous les voûtes.

– On ne peut imaginer la force d'un glouton saisi de fureur meurtrière. Il parvient à transporter au sommet d'un érable ou d'un orme, une tête d'élan avec tous ses bois... Et Wolverines haïssait Madame de Maudribourg...

– Serait-ce l'œuvre des loups ?

– Je ne sais...

Cantor rapprocha son visage de celui de sa mère afin de parler plus bas encore.

– Elle est morte, ma mère... Voilà ce que je sais. Pour l'instant, elle est morte ! Elle ne peut plus rien contre vous...

Sous l'effet du froid glacial qui régnait dans la chapelle, leurs souffles, se répondant, se rejoignaient en petits nuages de vapeur. Les doigts de Cantor, maintenant immobiles, devenaient gourds. Il les porta à ses lèvres pour essayer de les réchauffer.

Tout proche, dans le clocher, un mécanisme grinça, et le timbre d'une horloge laissa tomber une note paisible, sévère, lente à s'éteindre et Angélique la ressentit comme un rappel à l'ordre. L'horloge avait raison, ces propos sinistres ne convenaient pas à ce lieu saint où venaient de retentir de si célestes harmonies.

Cantor roula ses partitions de musique comme un élève appliqué.

À Québec, il avait retrouvé le plaisir de la musique religieuse et de la manécanterie. Sa voix, ayant achevé de muer, gardait le don reçu à sa naissance. Devenue plus grave, elle demeurait juste et belle.

Au-dehors, ils se trouvèrent enfermés dans le secret d'une neige sans violence, douce comme une tombée de pétales.

Ils allèrent dans le silence des rues de Québec où Angélique n'avait pas prévu qu'elle marcherait un jour aux côtés de son fils retrouvé. C'était de l'inattendu. Aujourd'hui, il lui prenait le bras car il était plus grand qu'elle.

Demain on célébrerait la fête de la Chandeleur et elle se souvint de ce 2 février ou comme un petit Jésus de cire elle l'avait emmené dans ses bras à travers le Paris enneigé, fuyant le sordide Hôtel-Dieu où il venait de naître. C'était un rond, rond pur et blanc, blond, duvet d'or et joues de porcelaine, et elle le tenait comme un trésor sous son manteau, tiède contre la tiédeur de son giron.

– Demain c'est la Chandeleur, dit-il tout à coup. Nous ferons des crêpes et vous nous raconterez « le temps du chocolat ».

Ils passèrent au château de Montigny afin d'inviter Florimond à venir le lendemain faire sauter des crêpes selon la tradition.

Florimond logeait à demeure au manoir. On le voyait peu car il était toujours requis par mille entreprises.

Entre autres, il travaillait à rédiger cartes et rapports de son expédition du Mississippi dans le Sud, qui s'était terminée par la Baie d'Hudson dans le Nord.

Angélique fut étonnée de trouver dans le cabinet de travail où il se tenait d'habitude, Mme de Castel-Morgeat à laquelle Florimond et Anne-François faisaient un récit de leur première rencontre, sur la rivière des Miamis, alors qu'Anne-François, prisonnier des Illinois, était sur le point de connaître un sort funeste. On lui avait déjà plusieurs fois soulevé la chevelure d'un air entendu lorsque Florimond s'était interposé. Le récit de leur combat et de leur évasion comportait plusieurs épisodes. Leur amitié datait de ce jour. La présence de la femme du lieutenant-général pouvait s'expliquer par celle d'Anne-François qui ne quittait guère son compère, mais Angélique soupçonnait que Sabine cherchait toutes les occasions d'être en présence de celui qui avait été son premier amour, le comte de Peyrac.

Elle regardait Florimond comme si elle voyait en lui le fils qu'elle avait rêvé d'avoir, né de l'homme qu'elle aimait.

*****

« ... Elle doit ressembler à cette femme qui a été la mère de Joffrey », pensait Angélique lorsque, plus tard, toute la maisonnée sommeillant, elle s'attarda auprès du poêle de faïence dans le salon douillet.

Et elle s'était sentie touchée en son point faible comme si une autre femme, qui aurait eu quelques droits sur Joffrey, était venue lui demander des comptes.

Joffrey parlait rarement de sa mère. L'autre jour, évoquant les voyages au cours desquels il avait connu le Père de Maubeuge, il avait dit :

– Je naviguais. Ma mère pendant ce temps était régente de nos domaines toulousains...

Enfant, Joffrey avait été confié à une nourrice protestante des montagnes. C'était le temps des guerres de religion. Au cours d'un massacre perpétré par les catholiques dans le village huguenot, le petit garçon de trois ans avait été défenestré et blessé à la face. Un paysan l'avait ramené dans sa hotte. Il se souvenait de son arrivée à Toulouse et racontait :

– Ma mère me prit dans ses bras et me porta sur la terrasse du palais, au soleil. J'y demeurai étendu là des années. Et peu à peu je retrouvai force et santé.

Un petit garçon qui ressemblait à Florimond, allongé sur un lit de repos, au sommet d'un palais rose et, près de lui, une grande femme aux yeux noirs qui, constante par sa présence, ses mains, son regard, le ramène à la vie, avec l'aide du soleil.

Le soleil ! Le soleil !

Le gel craquait au-dehors dans la nuit très noire.

*****

À la Chandeleur, derrière laquelle se tenait la fête païenne du solstice d'hiver, les crêpes bien rondes, dorées, symbolisaient le soleil, appelant son retour, et aussi la fortune.

On les faisait sauter, un louis d'or dans la main, et si l'on pouvait en envoyer une sur le dessus de l'armoire, la famille serait riche pour l'année.

On disait aussi :

« À la Chandeleur si l'ours sort et voit son ombre, il neigera quarante jours. »

D'après le dicton, le soleil était mauvais signe, qui trompait l'ours endormi et l'attirait hors de sa tanière, croyant en un renouveau trop précoce pour se maintenir.

Au contraire, la tourmente qui soufflerait les cierges bénis apportés de l'église laissait espérer que l'hiver, ayant épuisé sa vindicte, se lasserait plus tôt.

Cette année-là, la journée posait une énigme. Le matin, le soleil brillait mais, l'après-midi, la neige se mit à tomber en abondance.

L'hiver serait-il long ou court ?

De toute façon, disaient les gens sans illusions, il n'y avait guère de différence entre un hiver long ou court. Comme d'habitude on aurait bien à patauger dans la gadoue jusqu'en mai et les navires n'arriveraient pas avant juin.

Dans la maison où à Florimond et Cantor, aux enfants « habituels », Neals, Marcellin, Timothy, se joignait le petit tambour de l'armée dont la situation orpheline avait poussé Angélique à l'inviter. Le soleil brillait encore lorsqu'ils avaient graissé la poêle. Lorsque, deux heures plus tard, ils relevèrent la tête, rouges et suant, pour contempler les piles de crêpes sur la table, ils virent que la neige silencieuse atteignait presque les rebords des fenêtres. Le niveau montait à une vitesse surprenante, comme celui d'un réservoir alimenté par un barrage débondé. Ils aperçurent un lièvre blanc venu des bois, qui se dressait sur les pattes de derrière pour ronger les écorces des troncs à la croisée des branches.

Dans les sanctuaires blancs des arbres surchargés, des oiseaux en boule, aux gorges rouge orangé, vertes ou jaunes, s'alignaient les uns près des autres, en brochettes comme des lampes de Noël. La blancheur de la neige versait à l'intérieur de la maison une clarté de fête.

Angélique parlait de la Chandeleur dans Paris, lorsque les « enfants bleus » et les « enfants rouges », les orphelins vêtus aux couleurs de la ville, vendaient tout le jour de gros beignets sucrés dans les rues.

Les souvenirs défilaient et Angélique leur raconta comment elle avait été les chercher chez la fermière de Neuilly qu'elle avait dû menacer de la pointe de son poignard égyptien pour les reprendre.

Le bébé Cantor était dans la paille à l'étable entre le bœuf et l'âne.

– Et, malgré cela, tu étais toujours tout rond, tout dodu, et tu te contentais de sucer patiemment un morceau de chiffon. Tu étais affreusement sale.

« La petite servante Javotte te nourrissait tant bien que mal d'un peu de lait volé à l'heure de la traite, mais personne ne te lavait jamais.

– Bonne affaire ! dit Cantor.

Florimond ne se souvenait pas d'avoir été caché dans la niche du chien pour se protéger des sévices de la fermière, ni de la tour de Nesle ou du Pont-Neuf. Seulement de la maison du Moulin vert. Les épreuves de sa petite enfance ne lui laissaient qu'un souvenir flou.

En revanche, lorsque quelques années plus tard il avait été introduit à la Cour il avait commencé de vivre et, à partir de là, il n'avait que de bons souvenirs, même de ses années de collège qui avaient suivi.

À la Cour, son apprentissage de page auquel s'était ajouté celui du maniement de l'épée puis, plus tard, lorsqu'il avait dû renoncer à cette existence de papillon diligent qu'il vivait à Versailles afin d'entrer dans un sombre collège, la découverte des sciences lui avait permis de ne pas en souffrir.

Dès qu'il avait dû se battre en duel, attirer l'attention des princes et du Roi et faire des expériences de chimie, une porte s'était ouverte pour lui sur un monde éblouissant qui avait fait basculer dans l'oubli les épreuves qui ne lui permettaient pas, même tout petit, de donner sa mesure. Tandis que remplir un rôle, l'accomplir au mieux près de personnes en vue, convenait à son activité infatigable et au sens qu'il avait de son importance, joints à une avidité d'apprendre et de se perfectionner le plus possible en tout, qui lui avait fait accepter sans ennui le contraste pourtant brutal de se retrouver, après la vie de la Cour, dans un collège austère.

Pour Cantor, les choses étaient différentes et semblaient s'être passées à l'inverse. Rêveur, artiste préoccupé de tranquillité et de bien-aise intérieur et extérieur, de satisfactions paisibles où la joie de manger lentement de bonnes choses tenait une grande place, la vie de la Cour lui avait profondément déplu. Certes, les grandes dames jacassantes le bourraient de bonbons qu'il n'avait même pas le temps de manger tranquillement ; certes, avec Florimond, ils avaient pu perpétrer quelques bonnes farces comme le jour où ils avaient attaché d'un pied à l'autre les rubans de souliers de M. de Ronsabel à l'instant où il allait faire sa révérence au Roi ; certes, il aimait beaucoup l'abbé de Lesdiguières, son précepteur, et aussi chanter devant la Reine, mais il fallait sans cesse se hâter, courir, soutenir des queues de manteaux surchargés de broderies qui pour un petit garçon de huit ans étaient bien lourdes et, la plupart du temps, à Versailles, on ne savait jamais où on allait dîner et où on allait dormir. Enfin M. Lulli, maître de chapelle du Roi, avait parlé à plusieurs reprises à son sujet d'une opération inquiétante destinée à lui conserver sa « voix d'ange »...

– Je savais que je ne pouvais rien contre les choses déplaisantes, expliquait Cantor. Il me fallait seulement être patient et attendre l'occasion de jouer ma partie : par exemple : rejoindre mon père. J'ai toujours raisonné ainsi, même, je le crois, lorsque j'étais un bébé dans la crèche.

Florimond et lui reconnaissaient volontiers qu'ils avaient souffert de jalousie à cause de leur mère. Elle appartenait à d'autres. On ne la voyait jamais. À l'examen, leur rancune venait du sentiment de perte irréparable qu'ils éprouvaient lorsque son visage s'effaçait à leurs yeux, disparaissant comme le soleil, ce qui les replongeait dans une ombre où ils se sentaient en butte à ce que Cantor appelait les « choses déplaisantes ». Tourments et peines informulés qu'ils sentaient tapis autour de leur frêle existence. Et lorsqu'ils habitaient la petite maison de cocher alors qu'Angélique travaillait à l'auberge du Masque rouge ou à la chocolaterie, Barbe, oui, alors leur servante avait aussi peur qu'eux.

Menaces larvaires dont l'ombre s'envolait comme par enchantement dès que leur mère réapparaissait.

Et tout en parlant les jeunes gens s'avisaient que ce beau visage de femme s'incorporait à leurs sensations de bonheur les plus lointaines. Ils évoquèrent le cheval de bois de Florimond, la boîte à trésors où leur mère avait commencé de déposer des objets de sa vie passée et qu'elle ouvrait d'un air mystérieux.

Honorine écoutait en ouvrant des yeux attentifs et posait des questions.

– Maman, qu'y avait-il dans ta boîte à trésors ?

Angélique dut faire un effort de mémoire. Il y avait certainement la dague effilée de Rodogone l’Égyptien, ce poignard avec lequel elle avait menacé la fermière. Il y avait une plume du pamphlétaire impénitent qu'on appelait le Poète crotté et qui avait fini pendu pour avoir trop chansonné les scandales de la Cour.

Plus tard, il y eut une émeraude d'un prince de Perse, Bachtiari-Bey...

– Maman, qu'as-tu fait de ta boîte à trésors ?

De cela aussi, Angélique ne parvenait pas à se rappeler.

*****

La pénombre venait. La neige tombait toujours. Dans la maison il n'y avait que la lueur du feu éclairant les jeunes visages et, dans un coin de la salle, la flamme du cierge de la Chandeleur, qui devait présider à cette première journée et qu'on allumerait ensuite au cours de l'année pour les tempêtes, pour écarter le péril iroquois, pour veiller les agonisants et les morts.

Angélique interrogea Florimond sur le voyage au-delà des mers qu'il avait entrepris sur une « idée », une certitude de trouver son père et Cantor et qui lui avait sauvé la vie. Ils parlèrent de Nathanaël de Cambourg qui était parti avec lui.

Mais ce volet le plus récent de leur existence leur plaisait moins que l'autre, le « temps du chocolat », et ils y revinrent, faisant peu à peu de cette période de leur petite enfance un conte de fées inoubliable, peuplé de jouets, de croquignols et de pâtés chauds, de promenades l'été, avec le cadre d'eau de la Seine pour se rendre à Versailles et voir manger le Roi, des danses du singe Piccolo, des rires et des chansons, de la bonne Barbe qui les embrassait en les serrant sur son ample poitrine, recréant des jours touchés du parfum de leur mère, éclairés par la présence de sa beauté et qu'ils transformaient, d'un souvenir à l'autre, en une enfance de paradis où elle ne les avait jamais quittés.

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