Chapitre 50
Quelques jours après la Chandeleur, à la sortie de la grand-messe, Monsieur le Gouverneur décida de se rendre en son jardin.
« Avec toutes ses dames... », aurait dit la chanson.
Le temps était pur et beau. On venait d'entrer dans cette période de l'hiver où les jours s'égrenaient si clairs et si sereins qu'il ne paraissait pas un nuage en trois semaines.
Le cortège remontant de la cathédrale passa devant le château Saint-Louis et traversa la Place d'Armes. Un peu plus haut, l'on atteignait le jardin qui avait été dessiné par M. de Montmagny, deuxième gouverneur de la Nouvelle-France, et dans les allées duquel M. de Frontenac, se promenant, se sentait un peu Louis XIV à Versailles.
Toutes proportions gardées.
Cependant, quant à la beauté et à la grâce des dames du cortège, la prestance et l'entrain des messieurs, le luxe de leurs vêtements auxquels les capes et manteaux de fourrure, les manchons, les bonnets ornés de plumes, les bottes travaillées à l'indienne ajoutaient une note somptueuse, la petite cour du gouverneur valait bien celle du Roi-Soleil. Les gentilshommes portaient l'épée. Certains, comme Ville d'Avray, appuyaient sur une canne à pommeau d'or ou d'ivoire une main gantée de peau fourrée.
Le chemin qui serpentait entre deux murets de neige donnait moins d'assurance à une noble démarche que les allées sablées des parterres royaux mais l'on pouvait encore se distinguer par des propos choisis et de la gaieté. C'était la Cour au Canada.
De même, le jardin du gouverneur dont le tracé à la française présentait une certaine rigueur avec son labyrinthe de buis taillé par lequel on avait cherché à lui donner un petit air de Versailles, perdait de sa solennité lorsque l'on arrivait devant ce qui faisait la fierté de Frontenac : son carré de choux.
Il y en avait là une réserve pour l'hiver entier, affirmait-il, car il en avait fait planter plusieurs arpents. Aux premières gelées, on coupait les choux, on les retournait cul par-dessus tête dans les sillons où la neige et le froid les conservaient. Quand il s'en faisait besoin, le cuisinier du château envoyait ses aides s'approvisionner.
Ce jour de février, en cette promenade, presque toute la haute société de Québec escorta le gouverneur, officiers, conseillers, nobles et marchands étaient là et jeunes gens et jeunes filles de leurs parentés, ainsi que quelques enfants.
Honorine donnait la main à Angélique.
On s'exclama sur le charme du buis sous la neige et un peu plus loin sur l'ampleur du carré de choux.
– Les horizons de Versailles ne sont-ils pas plus exaltants ? demanda derrière Angélique la voix du duc de La Ferté.
Le froid avivait un peu de couperose aux ailes de son nez. La lumière crue du soleil nordique nuisait aux complexions congestives des gros buveurs.
– Les horizons de Versailles sont fort beaux, mais ceux-ci me charment aussi, répliqua-t-elle, en désignant le désert blanc que l'on envisageait des hauteurs du cap.
– Peuh ! De la sauvagerie ! Quelle déchéance pour une femme vers laquelle tout Versailles tournait les yeux.
– Quelle déchéance pour vous aussi, Monsieur de La Ferté, qui devez cacher votre superbe sous un nom sans éclat !
– Ce n'est que provisoire, vous le savez. En attendant avez-vous réfléchi à mes déclarations dernières ?
– Lesquelles ?
– Que nous pourrions nous désennuyer ensemble.
– Monsieur, je crois que nous avons déjà tout dit à ce sujet.
– Il me passionne...
– Vous radotez...
Elle s'écarta.
La superbe de Vivonne n'avait pas résisté à l'atmosphère du Canada. Il en avait été singulièrement diminué et comme terni, comme un métal non noble ne peut résister à des agressions par trop violentes et contraires de la nature.
Privé d'honneurs, de flatteries, du jeu des intrigues, de l'auréole dont l'entouraient la gloire de sa sœur et l'amitié du Roi, écarté d'une charge qu'il ne remplissait pas sans talent, celle d'amiral des galères du Roi, inoccupé, ressassant ses inquiétudes, ne pouvant trouver en lui-même, pour ne s'être jamais préoccupé de les y mettre, les ressources suffisantes pour lutter, il vieillissait. Il avait su à l'avance qu'il s’ennuierait, mais pas qu'il souffrirait. Et en effet, rien ne serait arrivé s'il n'y avait pas eu cette surprise inouïe de voir surgir Angélique. Sans elle, ç'aurait pu être acceptable.
Mais elle l'empêchait d'oublier. Elle éveillait ses regrets et les rêves en sommeil avaient resurgi avec plus d'acuité. Chaque matin, au réveil, il se disait : elle est là dans cette ville : la plus belle. Et cela suffisait à transformer la petite ville ennuyeuse en un réceptacle d'une aventure qui le faisait frémir d'impatience et d'une attente qui l'exaspérait d'autant plus qu'il savait qu'il n'y aurait rien, qu'il n'y aurait jamais plus rien entre eux. Sa présence était pour lui aussi inutile que celle d'un fantôme, comme s'il l'eût contemplée inaccessible derrière une vitre. Chaque échange qu'il avait avec elle lui laissait une impression pénible, irritante. Il se répétait que, la prochaine fois, il lui dirait ceci et cela, qui la blesserait et le vengerait.
*****
Les groupes s'égaillèrent à travers les allées et beaucoup se rendaient visiter le labyrinthe de buis que Frontenac faisait déblayer aussi souvent que nécessaire par les soldats.
Prenant garde de se tenir à l'écart des oreilles dévotes et ecclésiastiques, Ville d'Avray racontait des histoires lestes.
De son côté Mme de Mercouville faisait part à ses amis de sa victoire. M. Gaubert avait cédé et lui avait donné le nom des prisonniers anglais qui étaient esclaves au village des Hurons et qui connaissaient les secrets de teintures végétales pour la laine. Si on pouvait les faire venir en ville et les employer, le Canada n'aurait plus besoin d'importer des étoffes de France. En attendant, on tisserait le lin dont on avait vu une première récolte cette année sur les rives du Saint-Laurent.
Les menuisiers construisaient des métiers sur le modèle de celui qu'elle avait fait venir d'Aunis.
– J'aime avoir plusieurs fers au feu...
M. de Peyrac, M. de Frontenac et l'intendant Carlon s'entretenaient de mines de potasse et de goudron.
Bérengère Tardieu de La Vaudière, avec cette sorte de naïveté qui lui était coutumière, ne voilait plus qu'elle ferait tout ce qu'elle pourrait afin de se faire aimer du comte de Peyrac. Son minois enfantin émergeait d'un grand capuchon bordé de fourrure grise, mais Angélique nota avec satisfaction que le nez de la ravissante était un peu rouge. Elle se garderait de lui communiquer des compresses d'eau de mélisse et de bigaradier qu'elle s'appliquait sur le visage au retour des promenades.
M. de Bardagne conduisait Mme Haubourg de Longchamp, une femme douce et distinguée, très érudite, qui était le bras droit de Mme de Mercouville dans l'administration de la Confrérie de la Sainte-Famille. L'envoyé du Roi semblait vouloir se consoler avec elle de son inguérissable blessure d'amour. Il salua de loin Angélique d'un air distant. Le chevalier de Loménie parut aussi se dérober intentionnellement et elle en ressentit un peu de peine.
Puisque ses galants préférés semblaient décidés à lui battre froid, Angélique accepta la compagnie de M. Gaubert de La Melloise. Elle éprouvait quelques préventions à son égard depuis qu'elle savait qu'il se faisait faire des gants dans des peaux d'oiseaux par l'eskimo du sorcier de la Basse-Ville. Mais il la débarrassait de la compagnie de Vivonne.
Les principaux capitaines indiens Hurons et Algonquins se joignaient au cortège, fumant et discourant dans leur langue avec M. de L'Aubignière ou le baron de Maudreuil.
Piksarett se pavanait dans son habit rouge anglais soutaché de dorures, un chapeau au bord galonné, garni de tours de plumes posés sur des tresses d'honneur. Les mitasses et les mocassins qui complétaient son habillement ne l'empêchaient pas d'être fort glorieux. Jamais il n'était resté si longtemps à Québec et n'avait négligé les belles forêts du pays des Narrangasetts.
Les filles aînées de Mme de Mercouville étaient là et celles de Mme Le Bachoys aussi. Les jeunes gens tels que Florimond, Anne-François, Cantor et leurs amis du même âge jouaient au petit jeu d'essayer de les soustraire aux assiduités des compagnons du duc de La Ferté, Martin d'Argenteuil et le mûr baron Bessart qui, plus par habitude de galanterie que par conviction, tentaient d'accaparer l'attention des fraîches demoiselles canadiennes.
On intervint pour empêcher le dogue agressif de M. de Chambly-Montauban de se colleter avec celui, pacifique, de l'abbé Dorin.
Le Révérend Père de Maubeuge et l'aumônier du Marquis, M. Dagenet, étaient absorbés dans une grande conversation à propos des missions iroquoises.
Il y avait là le médecin veuf et le marchand Basile avec ses deux filles et son commis. Mme Le Bachoys distribuait à beaucoup ses faveurs mais, pour l'instant, c'était M. Guérin, l'un des premiers échevins de la ville qui semblait avoir décroché la palme et être l'amant en titre. On aurait dit qu'il n'en revenait pas d'une telle promotion.
Il tenait Mme Le Bachoys en levant haut sa main comme s'il eût voulu la présenter à la compagnie et dire « Voyez, n'est-elle pas admirable ! »
Sa femme, Mme Guérin, un peu plus bas, était engagée dans un dialogue animé avec Mme de Mercouville. Elles parlaient des métiers à tisser et de la nécessité de mettre les femmes oisives de l'hiver au travail. Mme Guérin, accorte et aimable femme au demeurant, ne paraissait pas se préoccuper outre mesure de porter si ouvertement les cornes. Effet de l'habitude ou d'une convention informulée, on ne semblait pas considérer à Québec qu'un adultère avec Mme Le Bachoys mît en cause l'honneur des dames et la paix de leur ménage.
On aurait plutôt éprouvé quelque inquiétude à se sentir dédaigné par elle... Avoir plu à Mme Le Bachoys était comme un certificat de virilité rassurant...
Elle avait toujours autour d'elle une cour assidue et, dans cet instant encore, tout un groupe d'hommes jeunes et moins jeunes qui riaient de ses plaisanteries et se tenaient dans la chaleur rayonnante de sa bonne face rouge et gaie.
Angélique ne pouvait s'empêcher de suivre de loin le manège de Bérengère-Aimée de La Vaudière, tout en rendant à Joffrey cette justice qu'il n'accordait pas plus d'attention à l'évaporée jeune femme qu'aux autres personnes du sexe qui cherchaient à s'attirer ses bonnes grâces. Elle ne pouvait lui reprocher de se montrer galant avec de jeunes femmes gracieuses, il l'avait toujours été. Il l'avait même été avec Ambroisine, jusqu'au jour où il lui avait asséné des paroles terribles qui la condamnaient.
Il l'était avec toutes les femmes, jeunes ou vieilles, belles ou non, avec dans le choix de ses attentions des préférences qui ne pouvaient qu'apaiser les craintes d'un cœur soupçonneux.
Par exemple, il se montrait fort empressé auprès de Mme Le Bachoys et auprès de Mme de Beaumont et fort attentif à prêter l'oreille aux discours de Mme de Mercouville sur ses métiers à tisser.
Avec Bérengère, il paraissait amusé, mais sans indulgence excessive.
Elle lui aurait plutôt reproché un excès de douceur grave, des plus troublants, vis-à-vis de l'exquise Mme de Beaumont mais celle-ci n'avait-elle pas plus de cinquante ans...
Même avec Sabine de Castel-Morgeat qui avait tiré sur ses navires, il ne s'était jamais départi d'une attitude polie et n'avait rien changé à son comportement après avoir appris qu'elle était la nièce de son ancienne maîtresse Carmencita. Était-ce bien intelligent de la part d'Angélique de lui avoir révélé cela ? Il était évident que Mme de Castel-Morgeat le dévorait de ses grands yeux noirs. Depuis qu'elle ne se fardait plus à tort et à travers, on pouvait constater qu'elle savait être très belle avec une peau d'une blancheur dorée qui compensait le modèle un peu anguleux de son visage.
Le comte ne semblait pas prêter plus d'attention à ses regards qu'à ceux de Bérengère. C'était Mme Le Bachoys, si carrée et rougeaude qu'elle fût, qui parfois inquiétait Angélique. Car la Polak disait que c'était une drôle et elle avait le charme de l'être vraiment, drôle.
On pouvait rire de ses frasques, les blâmer ou faire comme si cela, chez elle, ne prêtait pas au blâme, de toute évidence son tempérament révélait un cordial appétit de l'amour, ce qui n'est jamais sans déplaire aux hommes d'expérience. Joffrey était-il scrupuleux sur le chapitre de l'amour ? Il aimait les femmes qui le faisaient rire.
Mme Le Bachoys et la Polak apparurent donc à Angélique sous un jour moins serein. Mais comme, d'autre part, elle ne doutait pas de la loyauté de ces deux femmes à son égard, elle leur faisait confiance. Si bien que, comme il arrive à un cœur épris, lorsque Angélique avait fini de passer en revue ses possibles rivales, il n'y avait guère parmi les dames de Québec aucune dont elle n'eût, par un aspect ou l'autre, sujet de craindre, mais aussi de se rassurer. Ce qui prouvait qu'elle était ridicule. À Québec, on pouvait badiner, conter fleurette, mais la solide armature des consciences, la difficulté de passer outre devaient maintenir l'aventure entrevue dans les limites de la sagesse.
D'autre part, Ville d'Avray disait que Québec était une ville pour y consommer des adultères délicieux. D'autant plus délicieux qu'ils étaient guettés par des regards plus farouches. Les consommait-on ? Là était la question.
Une question qui s'entrelaçait comme un voile vaporeux entre ces couples s'en allant en riant par les allées du jardin du gouverneur. Avec ces Français, l'on ne pouvait jamais se porter garant qu'un sourire, une pression de main, une tendresse du regard ne fussent que de pure courtoisie et non signe discret et prometteur pour un rendez-vous ardent.
Le Révérend Cotton Matther de Boston, toujours hanté par le diable rôdant autour de ses ouailles, avait-il tellement tort de lui prêter, peu ou prou, l'accent français et la tournure papiste ?
Quand elle avait rencontré à Gouldsboro le pasteur puritain, Angélique l'avait jugé outrancier, fanatique et tout à fait ignorant des subtilités du caractère français, beaucoup plus vertueux que ne se l'imagine l'étranger.
Aujourd'hui, elle ne savait plus...
Le Mont-Carmel, traversé d'un vent si pur qu'il en paraissait virginal, baignait dans une lumière qui n'était pas loin de faire penser à celle qui règne à l'entrée des parvis célestes, et ce rayonnement semblait absoudre et transmuer en vertu tout désir de bonheur.
Mais quelle sorte de bonheur ?
En tout état de cause, celui qui innocente l'amour et lui rend sa sublimité première semblait animer, en ce matin de février, l'aimable société de Québec qui s'en allait admirer en son jardin les buis et les choux de Monsieur le Gouverneur.
On apercevait le ciel bleu rose à travers le voile mauve des branches et des rameaux entrelacés jusqu'à ne former qu'un fin treillis arachnéen où les gouttes du gel faisaient étinceler les feux de mille diamants.
Le tronc des ormes et des érables du jardin était d'un violet argenté harmonisé à celui plus profond de leurs ombres courant sur la neige.
De l'autre côté de la vallée blanche du Saint-Laurent s'apercevaient le clocher neuf de la paroisse de Lévis et un autre plus petit sur le versant de la côte de Lauzon égratignant le ciel de leurs croix de métal.
Ayant dépassé le jardin, la compagnie s'échelonna le long d'une piste contournant le Cap Diamant et, passant au pied de la redoute de bois, belvédère érigé là pour surveiller le tournant du fleuve en amont et garder le magasin aux poudres, bâtisse au flanc du Mont-Carmel que les gouverneurs avaient voulu isolée de la ville et à demi enfouie sous terre.
Cette promenade hors de la ville fouettait le sang. Le Cap Diamant résonnait de l'écho des rires et des voix. Le petit ruisseau, non loin, sanglotait dans son écrin de glaçons. Les osiers, les bouquets de saules qui l'escortaient, éclataient en gerbes d'or pâle et de corail.
Sur la droite, une croix immense dressée au bord du ciel, entre un gibet et le poteau où l'on exposait le corps des condamnés, donnait au Mont-Carmel une allure de Golgotha. Un vol d'oiseaux noirs glissant alentour, suivant les courants glacés, aurait accentué l'impression macabre, sans la présence d'un petit moulin à farine qui, à deux pas, tournait ses ailes.
La candeur des lieux rachetait les marques sinistres apposées par l'homme.
Comme on arrivait à l'extrémité du Cap Diamant, le comte de Loménie vint prendre Honorine par la main et l'amena au bord de la falaise. Penché vers elle, il lui expliquait que, par là, en amont du Saint-Laurent, s'ouvrait à quelques lieues une rivière appelée la Chaudière. C'était en descendant son cours que l'an dernier, M. de Loménie, quittant Québec, avait pu venir visiter demoiselle Honorine en son port de Wapassou. Ne se souvenait-elle ? Les petits yeux d'Honorine guettèrent l'immensité blanche. De l'île d'Orléans bouchant le goulet du fleuve au nord, ils firent le tour de l'horizon et revinrent à la perspective que lui désignait le chevalier de Malte vers le sud.
Il était visible qu'elle s'efforçait de cacher sa satisfaction, mais M. de Loménie par ses informations géographiques venait de lui ôter un gros poids du cœur. On pouvait donc, pensait-elle, trouver une route pour regagner Wapassou. Depuis le retour du glouton Wolverines, Honorine avait été saisie de nostalgie à la pensée de son ourson Lancelot. Elle éprouvait de l'appréhension devant le Saint-Laurent figé dont elle se rendait bien compte qu'il retenait prisonniers les vaisseaux de son père et, levant son petit nez, il lui était arrivé d'envier les oiseaux tournoyant dans le ciel. Comment s'évader autrement de ce Québec planté au milieu de nulle part ?
– Ne pourrait-on partir en traîneau par la Chaudière ? demanda-t-elle. Dès maintenant ?...
– On le pourrait, répondit-il. Mais en plein hiver c'est une dure expédition. Une pionnière comme vous a assez d'expérience pour le comprendre. Rappelez-vous dans quel triste état nous nous trouvions, mes compagnons et moi, lorsque nous sommes parvenus à votre fort. Heureusement, vous nous avez bien soignés.
– Oui ! Oui ! se souvenait Honorine en hochant la tête.
– Il est préférable d'attendre le printemps pour se mettre en chemin, assura M. de Loménie. L'hiver exige de la patience. Ne vous trouvez-vous pas bien en notre compagnie, Mademoiselle ?
Le chevalier de Malte parut très heureux d'avoir pu lui arracher un sourire condescendant mais affirmatif.
De si haut, l'on voyait l'étendue blanche du fleuve sillonnée par les traîneaux entre les balises. Des promeneurs traversaient à pied, de Québec à Lévis. Il y avait sur les deux rives un véritable fourmillement de personnes et de véhicules que le procureur Tardieu de La Vaudière observa en fronçant ses beaux sourcils de jeune dieu grec.
– Ce n'est pas jour de marché, que je sache. Pourquoi cette agitation ? Ma parole toute la ville est dehors. Quand donc ces gens-là travaillent-ils ?
– C'est à cause de la Sainte-Agathe, lui dit Ville d'Avray. La fête est chômée.
Le procureur continua d'observer avec contrariété cette foire joyeuse de la Basse-Ville qui lui donnait des aigreurs d'estomac. Puis il alla prendre par le bras M. de Frontenac et lui fit remarquer combien, de cet emplacement où ils se trouvaient, on pouvait juger de ce scandale intolérable que représentait l'amas de bicoques sordides accumulées comme un dépôt d'ordures contre la falaise et qui grimperaient bientôt jusque sous le fort. Habitations de bois, bancales, pourries, au sommet desquelles, pour ajouter le comble à l'insalubrité, se trouvait le repaire d'un sorcier, lui avait-on dit, échafaudage branlant et que le poids des glaces rendait plus instable encore. Tout allait, un jour, s'écrouler, entraînant un incendie géant.
– Les fumées, les odeurs, les exhalaisons nauséabondes qui montent de ce cloaque juste au-dessous du château Saint-Louis ne vous gênent-elles pas, Monsieur le Gouverneur ?
– Non ! dit Frontenac.
– Madame de Castel-Morgeat qui habite sous votre toit s'est plainte d'en être importunée.
– Oh ! Elle, elle se plaint toujours.
Au retour, des groupes se reformèrent çà et là dans le jardin. Derrière les bosquets l'on se réchauffait de quelques lampées d'eau-de-vie, discrètement bues au goulot de gourdes de peau.
Dans les allées du labyrinthe, entre deux hautes parois de neige, Ville d'Avray s'en était allé deviser avec son ami préféré, M. Garreau d'Entremont, le lieutenant de police civile et criminelle.
Il ressortit peu après et vint dire à Angélique d'un air mystérieux.
– Monsieur Garreau d'Entremont désirerait vous parler en privé.
– À moi ?
– Oui. Surtout ne lui refusez pas. Vous savez combien il m'est cher.
Ville d'Avray aimait laisser planer en toutes ses relations amicales un soupçon quant à la nature des liens sentimentaux qu'il entretenait avec ladite personne : homme ou femme. C'était une de ses manies. Il laissait à ses interlocuteurs perplexes le soin de décider à leur convenance.
En l'occurrence Garreau d'Entremont que la Polak surnommait « le Ronchon », bourgeois austère, courtaud, toujours vêtu de sombre et sans apprêt, et Lieutenant de Police de surcroît, ne devait pas prêter aux soupçons d'une idylle avec le fringant marquis. Mais c'est très sérieusement que celui-ci insistait, souhaitant voir Angélique accéder à la requête de M. d'Entremont.
– C'est un homme charmant, érudit...
Percevant son hésitation, il protesta qu'il ne voyait pas les raisons de son déplaisir. Elle devait comprendre.
Timide, comme le sont souvent les bourrus et les personnes qui du fait de leur profession se trouvent obligés de se présenter d'emblée sous un jour désagréable, Garreau d'Entremont avait beaucoup hésité, disait le Marquis, à aborder directement Angélique qui l'impressionnait. Il avait fait appel à M. de Ville d'Avray, comme à un séducteur capable d'obtenir cela d'elle sans la contrarier.
– Mais que me veut-il, ce lieutenant de police ?
– Il vous le dira lui-même.
Feignant de se méprendre sur les raisons de sa méfiance, il se récria.
– Il ne s'agit pas de galanterie, ce n'est pas son genre. Il veut vous demander quelques renseignements.
– À quel propos ?
– Je l'ignore. Mais je suis certain qu'il ne s'agit que d'une formalité.
– Ne serait-ce pas plutôt à mon mari qu'il désirerait parler ?
– Mais non ! À vous ! À VOUS ! Que se passe-t-il, Angélique ? Je ne vous reconnais plus. Que craignez-vous ?
Il était difficile à Angélique de lui expliquer que ses rapports avec la police, au cours de son existence, l'avaient amenée à éprouver une certaine réticence à l'égard de ses représentants.
Cette convocation – car elle ressentait la requête de Garreau d'Entremont comme une convocation – ne lui disait rien qui vaille. Elle fit quelques pas pour se donner le temps de la réflexion.
Le paysage avait soudain viré. La lumière si pure et éclatante lui parut assombrie d'un voile noir. Elle se sentit oppressée. Que se passait-il ?
Tout marchait si bien. Tout était si beau et aimable. Les événements s'agençaient harmonieusement. Les rencontres qui auraient pu leur amener le plus d'ennuis avaient tourné à leur avantage. L'hiver se révélait un allié plein de charme et de surprises heureuses. Une vibration particulière, proche de celle de l'amour, régnait en sourdine, traversait toutes choses, atteignait et transfigurait les êtres à leur insu.
Et voilà... L'enchantement allait-il se briser comme un verre fragile ? On ne pouvait jamais être tranquille !
– Pourquoi me serres-tu la main si fort, maman ? demanda Honorine.
Ville d'Avray n'avait cessé de marcher dans leur sillage. Il était chagriné. Il ne comprenait pas pourquoi Angélique se montrait si peu empressée à lui faire plaisir. Elle voulait le déconsidérer aux yeux de Garreau d'Entremont. Démontrer ouvertement combien à Québec, lui, Ville d'Avray, avait peu de poids et peu d'amis. Après tout ce qu'il avait eu à endurer, lui faudrait-il entériner une déception de plus ? Qu'avait-elle à craindre d'un homme si aimable ?
– De quoi s'agit-il ?
– Je l'ignore, gémit-il.
Mais elle croisa l'éclair de son œil bleu qui lui parut froid, inquisiteur. Et elle fut persuadée qu'il soupçonnait, s'il ne le savait, de quoi le lieutenant de police voulait l'entretenir.
« Toi, mon bonhomme, si tu m'entraînes dans des ennuis, tu me le paieras », pensa-t-elle.
– Je suis certain que ce n'est rien de grave, affirma-t-il ouvrant tout grand ses yeux candides.
– C'est bien, fit-elle se décidant, avertissez Monsieur Garreau que je le verrai quand il le voudra. Mais retenez bien que je n'agis ainsi que pour vous faire plaisir.
Ville d'Avray, qui tenait beaucoup à la réussite de sa mission diplomatique, lui baisa la main avec effusion.
Il partit, en sinuant, à travers le labyrinthe de buis, dut retrouver Garreau qui s'y cachait. Peu après le marquis revint tout heureux lui transmettre le lieu et l'heure du rendez-vous que proposait le lieutenant de police. Pour ne point déranger Mme de Peyrac en ses tâches et divertissements du jour, M. d'Entremont proposait de la rencontrer dans l'heure suivante, dès qu'elle aurait terminé sa promenade, en son salon de la Prévôté. Il allait s'y rendre pour l'attendre.
C'était à deux pas. Autant en avoir fini tout de suite.
Mme de Mercouville invitait Honorine à venir jouer avec ses filles jusqu'aux vêpres. On servirait aux enfants une bonne tasse de chocolat pour les réchauffer. Ils se divertiraient ensuite près du feu, sous la surveillance de Perrine. Un des garçons de Mercouville avait un cheval de bois à bascule qu'Honorine affectionnait. Elle partit de bon cœur avec la petite troupe.