Chapitre 61
Il était fatal que la plaisanterie de Jean Carlon sur « Sabine et Sébastien » revînt rapidement aux oreilles de Madame de Castel-Morgeat, mais elle lui fut rapportée comme ayant été émise par les lèvres d'Angélique, ce qui causa à la femme du gouverneur une douleur sans pareille doublement vénéneuse.
Aveuglément blessée, elle attrapa son grand manteau et s'élança, plantant là sans férir la « bonne âme » qui l'avait renseignée et qui était, croit-on, Euphrosine Delpech.
Des deux poings elle tambourinait furieusement à la porte qui donnait sur la rue, entre les deux Atlas supportant le globe.
– Passez par-derrière, Madame, lui cria Suzanne des fenêtres du premier étage sur les rebords desquelles elle avait posé les paillasses à aérer.
Sabine de Castel-Morgeat trébucha dans l'escalier qui contournait la maison, faillit déboucher parmi les chaudières et détritus de la cour des Banistère. Suzanne l'introduisit dans la grande salle et lui expliqua qu'on n'entrait jamais par la porte qui donnait sur la rue. Où en sortait seulement et uniquement Mme de Peyrac, lorsqu'au matin elle allait sur son seuil regarder l'horizon.
– Où est-elle ? cria la visiteuse, hagarde.
– Elle est partie.
– Où cela ?
– À l'île d'Orléans, chez la sorcière.
– Sorcière elle-même, rugit Sabine de Castel-Morgeat en se rejetant au-dehors.
Parmi les mouvements de son grand manteau que ses gestes désordonnés projetaient en tous sens et qui lui donnaient des allures d'oiseau noir dans la tempête, elle mena entre les degrés de l'escalier, le campement des Indiens, la rue de la Cathédrale, une danse hésitation que Mlle d'Hourredanne, derrière ses carreaux, nota d'une plume intriguée.
Enfin, choisissant la piste à travers champs qui partait du carrefour de l'orme, elle s'élança vers le château de Montigny.
Elle connaissait les aîtres pour être venue souvent à ces réunions de Gascons qu'Angélique leur reprochait tant, où, bercée par les sonorités chantantes de leur langue, elle retrouvait l'écho des poèmes anciens que M. de Peyrac se plaisait à leur rappeler... Elle entra, monta l'escalier en courant, longea le couloir du premier étage, ouvrit la porte.
Joffrey de Peyrac la vit sur le seuil de son appartement, telle une veuve tragique car elle était pâle à faire peur et vêtue de sombre. Devant la fenêtre grande ouverte, il s'apprêtait à disposer une lunette astronomique sur un trépied.
Sabine ne se possédait plus.
– Votre Angélique est d'une méchanceté incroyable, lança-t-elle. Voyez comme elle me traite !
D'une voix hachée et tremblante, elle fit le récit de l'incident qu'on lui avait rapporté, protestant contre les brimades dont elle était l'objet de la part d'une femme qui se croyait tout permis, parce qu'elle était belle, parce que tous les hommes s'inclinaient devant sa séduction sans qu'elle eût même à faire l'effort de leur plaire et qu'elle était assurée de son indulgence à lui, quoi qu'elle fît...
Elle répéta la plaisanterie qui faisait d'elle, la femme du gouverneur militaire, la risée de la ville et jetait sur sa conduite des soupçons scandaleux, en mêlant son nom à celui de Sébastien d'Orgeval.
Le comte l'écoutait, les sourcils légèrement froncés, car son récit fort confus nécessitait de la part de l'interlocuteur une attention soutenue. Sabine était visiblement la proie d'un désordre anormal. Elle ne contrôlait plus ses éclats de voix. Il alla fermer la porte qu'elle avait laissée ouverte. Puis il eut un sourire qui porta à son comble la rage de la visiteuse.
– Ah ! Cela vous amuse ! s'écria-t-elle, peu vous importe sa méchanceté !
– Ma foi ! J'estime que cela sied à sa beauté plus que d'être victime. J'aime la voir planter ses petites dents blanches dans la chair de ceux qui la jalousent et essayent de lui causer préjudice.
Un poignard aigu s'enfonça dans le cœur de Sabine de Castel-Morgeat et lui parut trancher le fil de sa vie.
– Vous n'aimez qu'elle ! exhala-t-elle d'une voix qui était comme un râle. Qu'ELLE !... Et moi... Je suis perdue.
Dans un paroxysme de désespoir, elle s'élança vers la fenêtre grande ouverte et elle se serait jetée au-dehors pour aller s'écraser sur les pavés de la cour, si deux bras vigoureux ne l'avaient ceinturée et retenue.
Elle se débattit avec des cris de refus et de protestation. Elle voulait lui échapper, elle voulait se frapper la tête contre le mur. Ses cheveux se défirent et croulèrent sur ses épaules. À travers leurs mèches retombées, elle crut voir d'autres personnes accourues qui la considéraient avec réprobation et cela la figea d'horreur, à la pensée que c'était elle Sabine de Castel-Morgeat qui se livrait à une scène d'aussi mauvais goût, devant témoins. Mais elle s'aperçut qu'il ne s'agissait que de sa propre silhouette et de celle du comte de Peyrac étroitement enlacées et se reflétant dans le grand miroir en pied dressé au mur.
C'est alors qu'elle se rendit compte à quel point il était obligé de la serrer contre lui pour la maintenir. Les bras forts, virils, autour d'elle lui parurent rayonner une chaleur insolite. Elle avait de la peine à respirer.
– Quelle mouche vous pique, espèce d'enragée ? interrogea-t-il quand il la vit un peu calmée.
– Laissez-moi mourir !
– Je n'en ferai rien. Croyez-vous que je tienne à ce que l'on dise que Monsieur de Peyrac a défenestré Madame de Castel-Morgeat parce qu'il lui en voulait d'avoir tiré sur ses navires ?
Sabine n'avait pas réfléchi à cet autre aspect de la question qu'entraînerait son geste de folie. Son excitation tomba et elle se sentit amèrement déçue... Ce n'est pas pour elle qu'elle avait tremblé mais pour lui. Et il pouvait lui reprocher à bon escient de ne jamais causer que des embarras.
– Pardonnez-moi, balbutia-t-elle.
– Je vous pardonne. À condition que vous m'exposiez les « vraies » raisons de votre conduite insensée.
Vidée de pensées, elle restait coite.
– Je vous déplais, murmura-t-elle enfin.
La physionomie du comte se radoucit et il eut un sourire apitoyé en l'examinant dans le miroir. Son expression accablée et le désordre de sa chevelure la révélaient ce qu'elle était en vérité derrière sa raideur et ses extravagances, une jolie femme désorientée.
– Pourquoi me déplairiez-vous, belle Toulousaine ?
Sabine ne se sentait plus la force de lutter.
– Je suis laide...
– Mais non. Vous êtes une très belle femme.
– Pourtant jadis au Gai Savoir vous ne m'avez pas remarquée.
– Peut-être étiez-vous moins belle ?
– Vous ne vous souvenez vraiment pas de moi ?
Il secoua la tête avec un sourire gentil pour atténuer la déception qu'il lui causait.
Elle se mordit violemment les lèvres, ne pouvant empêcher ses yeux de briller trop fort sous un afflux de larmes qu'elle ne pouvait retenir.
– Quelle sotte j'ai été ! Pendant des années je me suis imaginé que vous aviez pensé à moi. Au moins, que vous m'aviez vue... J'ai vécu de ces souvenirs.
– Les femmes sont rêveuses, fit-il. C'est là leur moindre défaut. N'abîmez pas vos jolies lèvres en les mordant ainsi.
Une intonation nouvelle vibrait dans sa voix. Et elle fut troublée du regard qu'il posait sur elle dans la glace.
– Qu'importe le passé, maintenant je vous vois.
– Non ! s'écria-t-elle avec désespérance. Maintenant, il est trop tard. Maintenant, je n'existe plus. Je n'ai plus de corps.
Il se mit à rire.
– Permettez, Madame, à un homme de goût de s'élever contre une telle assertion. Je vous tiens dans mes bras et il m'est difficile de vous croire. Pour ma part, je vois de larges yeux noirs, une chevelure de cavale espagnole, une taille souple, des seins fort beaux.
Et comme il soulignait d'un geste hardi ses paroles, elle défaillit.
– ... De quoi parlerai-je encore, Madame, dont vous vous prétendez dépourvue ? Point de corps, dites-vous ? J'aimerais m'en assurer de plus près...
Elle luttait de toutes ses forces pour ne pas succomber au vertige.
– Craindriez-vous l'amour, Madame ?
– Je le crains et je le hais, répondit-elle d'une voix étouffée.
Le présent était en train de lui voler un passé dont elle s'était enveloppée comme d'un manteau brillant et protecteur. Elle ne voulait pas qu'on le lui arrachât. Il ne lui resterait plus rien. Elle se revoyait jeune dans la lumière de Toulouse et promise par sa beauté à une vie de bonheur et de ravissement.
Elle tremblait convulsivement, craignait d'éclater en sanglots.
Il resserra son étreinte autour de ses épaules et se penchant appuya sa tempe contre la sienne.
– Sœur de mon pays, fit-il avec douceur, que puis-je faire pour vous secourir ?
Tête basse, elle se détourna afin de lui dérober la vue de ses traits crispés. Mais sur sa nuque ployée, elle sentit l'effleurement de sa manche.
Puis il la retourna vers lui. Il lui serra les joues entre ses deux mains et la contraignant à renverser la tête, il posa ses lèvres sur les siennes. Elle suffoqua, comme sous un coup, paralysée par une transe qui ne lui laissait plus percevoir que le contact impérieux de cette bouche étrangère sur la sienne. Pour retrouver souffle, elle dut aller, dans une aspiration, à la rencontre de ces lèvres, de cette langue. En trouver le contact. Piégée, elle se révulsait toute, et pourtant elle savait que c'est ainsi qu'un homme doit embrasser une femme. Et que toute sa vie elle avait rêvé de recevoir un tel baiser, ce baiser du désir, spontané, brutal et aveugle de l'homme qui, en s'avouant sur ses lèvres à elle, faisait d'elle une femme et une femme désirable.
En éclairs la traversaient des pensées hagardes, comme des oiseaux se bousculant affolés :
« Ce n'est pas vrai ! C'est affreux ! Il fallait s'arracher à une soumission si abjecte ! »
Mais elle ne pouvait pas. Ainsi le sort en décidait... Elle ne mourrait pas, elle ne vieillirait pas sans avoir connu le secret des autres femmes, ce qu'Angélique avait connu, connaissait tout au long de sa vie, ce qui rendait si follement heureuses et lumineuses sa chair et sa carnation, au point que, sous ses vêtements même, dans tous ses gestes, elle paraissait imprégnée d'amour.
Le secret ! Le secret de vie des autres femmes. C'était comme une liqueur brûlante qui coulait dans sa gorge nouée, s'insinuait dans ses veines.
« Suis-je donc désirable ? Désirable ? Désirable ? » répétaient ses pensées se heurtant aux parois de son crâne.
Et la certitude que la réponse enivrante lui était ainsi imposée la faisait défaillir. Une sorte de douleur doucereuse lui tordait les entrailles et lui donnait envie de vomir et de gémir. Elle sentait une main chaude et impérieuse brûler sa chair, par endroits – son dos, ses épaules, sa taille – à travers l'étoffe de son corsage. Cette paume, au moite rayonnement, glissait partout et achevait de la subjuguer, de la livrer et, encore une fois, elle savait qu'elle avait toujours attendu de telles caresses, qu'il les lui fallait maintenant sur sa peau nue. Elle avait envie d'arracher ses vêtements comme une tunique de Nessus, sinon elle allait mourir. Seule cette main sur sa peau pourrait la soulager, la faire revivre, l'arracher à la mort.
« Une fois seulement ! » gémissait-elle en elle-même. « Une fois seulement, dans toute ma vie... pour savoir que je suis vivante... Suis-je vivante ? Suis-je vivante ? »
– Mais oui, vous l'êtes, petite bécasse ! dit la voix masculine, lointaine comme derrière un brouillard.
Elle ne savait pas qu'elle avait parlé tout haut. Elle voulut répondre. Elle serrait les dents pour retenir cette nausée qui lui ôtait toutes ses forces. Le sang bourdonnait à ses oreilles. Les lèvres la faisaient souffrir. La langue était épaisse et dure comme la pierre. La frayeur et le désir la parcouraient de courants contraires épuisants. Lorsqu'elle prit conscience qu'elle se trouvait étendue sur le lit et, enfin, entièrement nue, sa reconnaissance d'un tel miracle fut comme une lame de fond qui la submergea, entraînant toutes défenses. Les mains habiles qui la caressaient ne lui laissaient pas le loisir de percevoir autre chose que la sensation d'un immense bien-être auquel se mêlait, s'enflant peu à peu, celle d'un triomphe éblouissant. C'était donc arrivé ! Elle le commettait enfin ce terrible péché, ce délicieux péché ! Elle franchissait la barrière de feu, le mur impavide auquel elle s'était si longtemps heurtée, déchirée, meurtrie. Et cela se faisait légèrement, comme porté par l'ondoiement harmonieux de la mer. Flux et reflux la soulevant hors de sa pesanteur amère et douloureuse.
Tout était simple ! Le soleil éclatait dans son cœur, dans son âme, dans son corps surpris mais consentant.
Elle était libre.
Une femme, une vraie femme dont la beauté appelait au plaisir de l'amour. Il fallait croire qu'elle était belle et désirable puisqu'il prenait plaisir à l'aimer, lui, familier du corps de tant de femmes, et de la plus belle entre toutes. Elle sanglotait et riait à la fois, cramponnée des deux mains à quelque chose de dur et de tiède dont elle appréhendait par éclairs que c'était son corps à lui, au-dessus d'elle, ses épaules solides, sa nuque, ses bras musclés. Éperdue de découvrir si proche de la sienne sa face aux yeux brillants, acérés et moqueurs, et de le deviner attentif à exaspérer son délire en même temps que sa propre jouissance.
Sous l'effleurement de sa bouche, elle découvrit ses seins dressés, gonflés, la pointe ardente, tels deux êtres vivants détachés d'elle et elle crut qu'elle allait éclater de ravissement. Sa présence en elle l'habitait avec une ampleur qui la suffoqua, comme si elle en avait été envahie jusqu'à la gorge. Son corps désert s'emplissait de sources et d'échos, de mouvements anarchiques et profonds, comme une terre secouée par les convulsions d'un feu souterrain. C'était épouvantable, mais tellement bon ! Elle pouvait mourir maintenant ! Elle allait mourir !
« Merci, mon Dieu ! Merci pour un tel homme sur cette Terre ! »
Pâmée, elle sentait la folie la gagner et elle cria presque. Mais la lumière fut si déchirante et éblouissante que, de longs instants, elle demeura arquée, palpitante, presque évanouie, seulement consciente de ce bonheur sans nom qu'elle goûtait pour la première fois et qui lui était arraché comme dans une naissance dans une débauche de sensations étranges et inconnues, un feu d'artifice dont les gerbes ne cessaient de fuser, les étoiles de retomber en pluie étincelante. Un frisson incoercible la redressa brusquement, et avec la même soudaineté la rejeta en arrière violemment. Sa tempe heurta une moulure ornementale du grand lit à colonnes. Cette fois, elle s'évanouit pour de bon.
En revenant à elle, elle sentait la nappe de ses lourds cheveux comme une soie sur ses épaules. Elle était à demi nue sur ce lit et, apercevant à son chevet le comte de Peyrac, vêtu de pied en cap, elle fut un moment à se demander si elle n'avait pas rêvé. Elle fut saisie d'effroi à la pensée que peut-être il ne s'était rien passé. Mais le bien-aise de son corps lui certifiait que ce qu'elle venait de vivre dans les bras de cet homme n'avait pas été un songe. Elle leva la main et du doigt toucha à sa tempe une meurtrissure qui lui faisait mal. Elle s'était ouvert le front contre le montant du lit.
– Comment vous sentez-vous, ma chère ? dit-il. J'ai dû jouer au Frère hospitalier.
Il lui expliqua qu'il avait appliqué une compresse d'eau froide sur sa blessure pour arrêter le sang, puis, ensuite, pour la tirer de son évanouissement lui avait fait respirer un flacon de sels révulsifs.
– Vous voyez..., fit-elle tristement, même en amour, je suis maladroite.
Mais il riait et la couvait d'un chaud regard.
– Vous êtes trop passionnée, ma chère. Il va falloir que vous appreniez à maîtriser les rênes des chevaux fougueux de la volupté.
– Suis-je donc une vraie femme ? demanda-t-elle humblement.
Il continuait de rire.
– Ma foi ! Il me semble que vous m'en avez donné toutes les preuves possibles.
Elle le regardait encore. L'ombre envahissait la pièce avec de grands éclats rouges du couchant sur les meubles, les bibelots, les beaux instruments de science. L'heure était venue. Il l'avait aidée à se revêtir. Et maintenant, elle se tenait devant lui, étonnée à la pensée qu'elle avait été, si peu de temps, mêlée à ce corps.
« Peau contre peau, souffle contre souffle, et la proie de ses mains, dont les gestes précis, quand il parlait, l'avaient toujours transportée. Jamais plus cela ne sera », se dit-elle.
Mais elle repartait ayant reçu de lui un trésor inestimable. Un monde la séparait de la femme égarée qui avait pénétré dans cette pièce au début de l'après-midi. Elle adorait cet homme. Il l'avait sauvée : d'elle-même, de tous, de la folie, du suicide, du ridicule et de la déchéance. Mais il n'était pas pour elle. Et ce qu'elle venait de vivre demeurerait unique.
– Il faut oublier, dit-elle en se tordant les mains. Vous oublierez, n'est-ce pas ?
– Certes, non ! Ce serait là montrer de l'ingratitude envers la bonté des dieux et la perfection de vos charmes.
Sabine se mit à rire. La réplique lui faisait plaisir et lui rendait un peu de la légèreté et de la gaieté inhérente à leur race occitane. Il souriait. Comme il souriait !
Elle glissa à genoux devant lui. Elle lui prit les mains, les baisant avec ferveur, les serrant contre sa joue, ses lèvres en balbutiant.
– Merci, merci ! Merci d'être un homme différent des autres. Un homme dont le cœur est chaud, le corps vivant, un homme qui n'a pas peur du péché. Oh ! Soyez béni pour cela, dit-elle, d'une voix brisée. Sans vous j'étais perdue, je le sais. Vous m'avez sauvée ! Merci d'être vous, de ne pas craindre, ni personne ni l'enfer.
– Il me semble, Madame, que vous faites bien fi de mon salut.
Il plaisantait.
Mais elle sentait son indulgence pour elle et la connivence entre eux d'un secret partagé. Jamais elle n'oublierait. Se relevant, elle lui dédiait le regard humide et reconnaissant de ses grands yeux noirs.
Jamais elle n'oublierait la gravité avec laquelle il lui avait dit, ce tantôt : « Vous êtes une très belle femme ! »
Dans l'impossibilité d'ajouter un mot, elle marcha vers la porte. Le loquet de celle-ci était mis. À quel moment le comte de Peyrac l'avait-il poussé ? Ce détail, lui confirmant qu'il avait la volonté délibérée de la prendre dans ses bras et d'en faire sa maîtresse, dissipait ses derniers doutes sur elle-même.
– Madame !
Sabine se retourna, l'interrogeant du regard.
– N'oubliez pas d'aller à confesse.
– Ah ! Vous êtes le diable ! s'écria-t-elle.
Elle tira la porte et s'enfuit. Mais elle riait intérieurement. La vie était devant elle et tous les jours qui viendraient désormais seraient riches de bonheur.
*****
Sans prendre garde aux rafales de neige qui avaient commencé de tomber, Sabine de Castel-Morgeat était rentrée chez elle, au château Saint-Louis, et après avoir de nouveau arraché tous ses vêtements, avait enfoui son corps brûlant entre ses draps et avait sombré dans une voluptueuse rêverie.
– Qu'ai-je fait ? Angélique ne me pardonnera jamais.
Elle était atterrée et, en même temps, grisée d'un triomphe qui rachetait les échecs endurés. Revanche sur cette femme à la blondeur éclatante, qui, parée de tous les charmes, de toutes les grâces, s'était implantée dans sa vie comme un glaive et l'avait écartée du paradis terrestre.
« J'ai été injuste ! J'ai été stupide ! »
Ses folles rancunes s'émiettaient, tombaient en poussière... La glace de son cœur fondait au soleil de cette revanche qu'elle n'aurait jamais pu imaginer si précise et si totale. Revanche sans lendemain. Elle le savait. Mais suffisante pour briser le cercle maléfique dans lequel elle s'était enfermée...
Elle tomba dans une somnolence dont elle se réveilla brusquement, effrayée à la pensée qu'elle avait rêvé ces heures incroyables, trop belles, trop brèves, et que rien ne s'était passé, et qu'elle était encore enfermée dans son tombeau glacé, prisonnière de ses démons. Puis son corps se rappelait à elle. Lui promettait qu'il ne la trahirait plus. Les frémissements et tendres douleurs, comme des plaintes, des petits gémissements qu'elle sentait sourdre au fond de ses entrailles, lui chuchotaient que le plaisir est une magie aux mille nuances et qu'il ne dépendait que d'elle et de son consentement au désir d'un homme qu'il se renouvelât. N'importe quel homme, se dit-elle avec exaltation et déchirement, car elle ne devait plus songer à LUI.