Chapitre 38
Ainsi un homme s'éloigne dans le désert glacé, les semaines des Quatre-Temps de l'Avent s'ouvrent.
Noël approche.
Noël ! Noël !
Et tandis que carillonnent les cloches et que l'haleine de la vie s'échappe de toutes les cheminées comme d'un brûle-parfum, que les effluves des festins se mêlent à ceux de l'encens et des cierges allumés, montant vers le ciel glacé pour rappeler au Créateur que les humains sont là, dans ce désert inhumain, un homme, lié par le vœu d'obéissance, s'écarte de tout recours, une Robe Noire se sépare à lourds pas de ses raquettes, du cœur de ses amis, de la prédilection des siens et du sanctuaire de ses œuvres et de ses travaux.
Et le désert glacé en lui-même a remplacé toutes flammes de vie.
Il n'est que destruction.
Le souffle immaculé de la tempête a tracé autour de lui un paysage de mort. Il marche, guidé par la connaissance qu'il a de ces contrées, mais aussi anxieux et aux aguets que s'il pénétrait pour la première fois en une terre étrangère. Tout, autour de lui, est devenu ennemi. Car on l'a dépouillé de tout. Et ce sentiment devient si pesant qu'il doit s'arrêter.
Il crie d'une voix désespérée vers le ciel :
– Mon Père ! Pourquoi m'as-tu abandonné ?
Et la forêt, blanchâtre prison aux mille ramures dressées en fagots, en herses grises, bleutées, rosées sur lesquels se détachent les candélabres torturés des fins bouleaux crayeux, répercute l'écho à l'infini de son cri.
La buée est sur les sommets, vaporeuse comme un nid de plumes, posée sur les crêtes longilignes des Appalaches et se coulant insensiblement dans les vallées. Le gel solidifie son haleine. Il crie encore :
– Si tu es la Vérité, pourquoi m'as-tu abandonné ?
Ils l'attachèrent au poteau de torture.
Il lui semble que la hache incandescente, rouge comme le rubis, se rapproche de sa chair et il entrevoit derrière son rayonnement blanc le visage d'Outtaké, le chef mohowck qui le hait !
Ô chers enfants indiens, Abénakis fervents ! Piksarett et sa sublime ardeur de néophyte à détruire les ennemis de Dieu, Outtaké promis à une destinée de grand chef, Hatskon-Ontsi, voici le nom qu'ils lui ont donné et pour la première fois il y trouve une résonance différente et qui le condamne. Hatskon-Ontsi : l'Homme Noir.
Tout a toujours été noir autour de lui et c'est à peine s'il se souvient qu'il a vécu de longues années dans la lumière de la paix d'un cœur consacré à sa tâche. Sa pensée rejoint son enfance ténébreuse. Ces nuits noires du Dauphiné que perce la lueur des torches portées par les cavaliers, que traversent les cris des partisans huguenots massacrés, des femmes violées... Satisfaction du sang répandu... Le sang qui rachète. Rougeoiement des incendies, des villages qui brûlent, du feu bouté aux toits de chaume, le feu qui purifie.
L'imprégnation de son père, géant fort et juste, qui l'enseigne tandis qu'ils chevauchent dans la nuit pour aller porter la justice de Dieu au sein des villages qui se sont ralliés à l'abjecte doctrine de la Réforme.
Noirs les vallons où il rejoint, pour des jeux sombres où il est question de sorcellerie et de démons, Ambroisine la fillette aux yeux d'or du château voisin. On raconte que la châtelaine, sa mère, a eu cette enfant avec son aumônier. Zalil le frère de lait d'Ambroisine se mêle aux jeux inquiétants.
Plus tard en elle, Ambroisine, devenue Mme de Maudribourg, ce qu'il a aimé, c'est la pénitente qu'il amena à son confessionnal. Par sa place élevée de confesseur, il a pu humilier, abaisser la créature mauvaise et alors qu'elle croyait pouvoir le séduire, comme jadis, comme elle continuait de le faire avec Zalil, avec tous les autres hommes et même les femmes, lui, la dominait.
Beauté des femmes perverses environnant son enfance. La pire, pire que la fillette, la mère d'Ambroisine, la magicienne superbe, grande, étincelante, qui le recherchait dans son adolescence. Il s'enfuit chez les hommes consacrés. Là encore, jusqu'en cet asile des collèges, la femme reparaissait, lui tendant les bras. Belles bienfaitrices, tentées par les grâces des jeunes gens.
Le combat contre la chair, il l'a mené victorieusement. Pénitence, discipline, mortification. Son corps est devenu un instrument docile, insensible au froid, à la chaleur, à la fatigue, à la concupiscence jusqu'au jour où se réveille le mirage inoublié. Par la force de Dieu il a réussi à tout dominer : ses terreurs, sa chair, les êtres jusqu'à la plus fuyante, la plus habile qui n'a jamais réussi à le prendre dans ses filets, la fille de la magicienne et du prêtre maudit... Et les mêmes visages reviennent et tournent comme nés de l'enfer glacé.
Il connaissait Ambroisine, il la domptait comme une bête fauve. Il est étrange qu'il ne l'ait jamais crainte sachant la profondeur de sa malignité et l'ampleur de ses vices. Il a toujours senti qu'ils étaient de forces opposées mais de force égale. Magie blanche et magie noire.
Celle qui s'est entremise entre eux n'appartient ni à l'une ni à l'autre de ces magies. Elle s'est élevée seule et lumineuse, comme il l'a vue, sortant des eaux du lac, dans le rougeoiement des arbres de l'automne.
A-t-il pressenti que cette magie portait un autre nom qui dépassait en force les leurs... L'Amour. Est-ce donc aussi... une force magique ? Il a décidé la guerre avec d'autant plus de rigueur que rien n'est plus criminel que de détruire un ordre établi, que de faire surgir l'entité du doute...
Il a jeté l'une contre l'autre ces deux femmes. Seul le mal peut circonvenir le mal. De leur affrontement aucune ne pouvait demeurer victorieuse, pensait-il. Elles se causeraient des blessures mortelles car aucune n'était pure. Elles se détruiraient. Leur beauté dont elles masquaient leur âme vile ne leur servirait de rien. Pantelantes, elles offriraient le spectacle de leur défaite, révéleraient enfin leur vérité à chacune, mesquine, égoïste et cruelle. Or par l'on ne sait quel avertissement, il a su qu'il était trop tard et qu'Ambroisine avait été vaincue. Quelque chose était arrivé qui détruisait ses plans. Il était remonté à Québec pour apprendre qu'« ils » approchaient, l'homme et la femme, toujours unis. Il est entré en campagne par le prêche et l'adjuration.
C'est en pénétrant dans la cellule blanche où l'attendait le Père de Maubeuge, qu'il a su que sa vie allait basculer une fois encore et. qu'il avait lutté en vain pour échapper à l'emprise de la Nuit. Et ce qui le taraude d'une humiliation sans pareille, c'est que le clairvoyant Maubeuge a mis le doigt sur sa faiblesse cachée.
« Vous avez péché contre l'œuvre de Dieu. Vous avez péché contre la Femme... Par esprit d'orgueil et de domination... Par esprit de vengeance... Contre la femme... »
La Femme... fléau indéracinable que lui indiquait son père. Toujours ! Toujours ! Entre lui et la vie... lui et la sérénité... lui et Dieu !...
Un moment il réfléchit et s'apaise. Car il reste peut-être une dernière chance d'éclairer les esprits, c'est que Pacifique Jusserant son « donné » qu'il a envoyé, dans le sud au rivage du Pénobscot, attendre un navire de France, revienne avec ce courrier dont il avait sollicité l'envoi pour achever d'abattre les prétentions territoriales de Joffrey de Peyrac. Mais ne sera-t-il pas trop tard si les esprits aveuglés refusent de se laisser effrayer ?
Trop tard en tout cas pour lui Sébastien d'Orgeval qui s'avance vers le pays de l'Iroquoisie.
La solitude qui l'entoure préfigure celle de sa mort et de son martyre.
Alors que là-bas, à Québec, la femme qu'il a vue s'élever des eaux, et l'homme conquérant qui se tient près d'elle, qui l'aime, qui le proclame et qui dans l'intimité de l'alcôve la prend dans ses bras, tous deux le narguent.
La haine se répand dans le sang du voyageur, lui fait grincer les dents et lui rappelle les jouissances impures qu'il éprouvait jadis à frapper les hérétiques de son glaive justicier.
– Qu'elle meure ! qu'elle meure aussi !
Des cristaux de gel hérissent sa barbe. L'hiver est sur lui comme le fil glacé et tranchant d'une épée. Il donnerait tout l'or du monde pour percevoir un parfum de feu de bois, de fumée, trahissant une présence humaine. Mais la peur de l'Iroquois est déjà entrée en lui. Dans ses gants épais, il sent ses doigts mutilés, infirmes.
Il songe : « Pas deux fois ! Pas deux fois ! »
La peur de l'Iroquois le submerge et la crainte du martyre. Avec horreur, il songe que c'est à cause d'elle, la femme entrevue un jour d'automne, qu'il a perdu sa force.
– Qu'elle meure ! Qu'elle meure ! se répète-t-il.
Il est ravagé d'une haine brûlante. Car par cette faille ouverte s'écoule sa force, se diluent ses pouvoirs.
La terreur de son supplice à venir l'envahit. La mémoire des souffrances qu'il a déjà endurées le hante.
Horrifié, il supplie.
– Pas deux fois ! Pas deux fois !