Chapitre 8

Sur la dunette, les ondes cristallines, propagées à travers la brume apportaient à Angélique les cris lointains de la terre. Chants ou appels ? Le monde inconnu qui se devinait à quelques encablures était celui où Joffrey de Peyrac avait jeté l'ancre et choisi de vivre. Pour cette raison, Angélique y était déjà attachée.

Elle tendait l'oreille tandis qu'une exaltation, qui avait raison de sa fatigue, l'envahissait. Elle avait perdu l'habitude du mot : bonheur, sinon elle eût reconnu la nature de ce qu'elle éprouvait. C'était fugitif, fragile, mais il lui semblait que son âme se reposait de ses combats dans un sentiment de plénitude indescriptible. L'heure était capitale. Elle passerait mais demeurerait dans ses souvenirs, jalonnant de sa lumière le chemin de sa destinée. Ainsi Angélique vivait-elle l'attente parmi les brumes. Elle était seule, avec Honorine, sur le pont, à l'arrière où elle était montée, après avoir porté un message de réconfort aux femmes anxieuses. Il lui fallait être seule. Trop de choses s'agitaient en elle. C'était l'oppression du malheur qui la quittait.

Joffrey de Peyrac s'était à peine éloigné. Déjà elle guettait son retour. Elle guettait sa voix. Elle guettait le murmure de l'eau, ruisselant des rames qui annoncerait l'approche d'un canot, peut-être le sien, elle guettait son pas. Elle avait envie d'être à ses côtés, de le suivre des yeux, de l'écouter. De partager l'intimité de sa vie, ses soucis, ses rêves, ses ambitions. D'être à son ombre, d'être dans ses bras.

Tout à coup, elle se mit à rire.

– Amoureuse ! Amoureuse ! Je suis terriblement amoureuse.

La joie d'aimer comblait son cœur. Elle avait envie de courir en chantant sur des collines. Mais il lui fallait encore attendre dans la brume sur le seuil de l'Éden, prisonnière du navire qui leur avait fait traverser la mer des ténèbres. Alors elle revivait chacun des gestes qu'il avait eus pour elle, chacun des mots qu'il avait dits. Sa main nerveuse et racée, caressant ses cheveux, sa voix étouffée et comme attendrie soudain. « Asseyez-vous, madame l'abbesse... »

« Il n'aurait pas cédé si vite à ma prière, si complètement, s'il ne m'aimait pas... Il leur a fait grâce ! Il a jeté cela devant moi comme un cadeau princier et moi je l'ai laissé s'éloigner... comme jadis lorsqu'il m'offrait avec désinvolture des parures de reine et que je n'osais le remercier. Est-ce étrange ?... Il m'a toujours inspiré une certaine crainte. Peut-être parce qu'il est si différent des autres hommes ?... Peut-être parce que je me sens faible devant lui ?... Que j'ai peur de me laisser dominer. Mais qu'importe qu'il me domine ? Je suis femme... je suis sa femme. »

Le lien du mariage, en les enchaînant, leur avait permis de se retrouver. Malgré ce qu'il appelait ses trahisons, le comte de Peyrac ne pouvait se désintéresser entièrement de celle qui était son épouse. Il s'était précipité à son secours à Candie, puis lorsque Osman Ferradji l'avait averti, il avait pris aussitôt la route de Miquenez. C'était également pour la secourir qu'il s'était rendu à La Rochelle...

Angélique sursauta. Maintenant elle était certaine que ce n'était pas le hasard qui avait conduit le comte de Peyrac sous les murs de La Rochelle. Il la savait dans cette ville. Prévenu par qui ?

... Elle envisagea plusieurs hypothèses et s'arrêta à celle qui lui parut le plus plausible : les bavardages du sieur Rochat. Tout se transmet dans ces grands ports ouverts sur l'Orient et l'Occident.

« Il a toujours cherché à m'aider quand il me savait en difficulté. C'est donc qu'il tenait à moi et moi je ne lui ai causé que des ennuis... »

– Maman, tu trembles comme lorsque tu rêves en dormant, dit Honorine d'un ton de reproche.

Elle n'avait pas l'air contente du tout.

– Tu ne peux pas comprendre, dit Angélique, c'est tellement merveilleux !...

Honorine fit une moue qui prouvait qu'elle n'était pas de cet avis. Angélique caressa ses longs cheveux roux avec un obscur remords. Honorine devinait toujours que lorsque les choses s'arrangeaient entre l'Homme noir et sa mère, sa sécurité à elle était menacée. Sa mère l'oubliait ou souffrait de sa présence... Pourquoi ?

– Ne crains rien, dit Angélique à mi-voix, je ne te quitterai pas, mon enfant, tant que tu auras besoin de moi, je ne te manquerai pas. Toi aussi, ton petit cœur connaît la tourmente. Mais je serai toujours là pour toi.

Et, en caressant la tête ronde, elle revivait leur amitié à elles deux, la mère et l'enfant, si mystérieuse qu'elles-mêmes n'auraient pu définir la nature de ce lien indéfectible.

– Je vais te dire une chose, Honorine, ma chérie. Tu as été ma préférée. Tu m'as inspiré un amour plus grand que celui que j'avais éprouvé jusque-là pour mes autres enfants. Il me semble que c'est toi, hélas, qui m'as appris à être mère. Je ne devrais pas l'avouer, mais je veux que tu le saches quand même. Parce que, toi, tu n'as rien reçu à ta naissance.

Elle parlait très bas. Honorine ne comprenait pas ses paroles mais les devinait au son de sa voix.

Une ombre était tombée sur le bonheur d'Angélique. Il y en avait d'autres qui n'étaient pas écartées encore : leurs fils qu'il lui reprochait d'avoir mal détendus, ses infidélités, dont la plus grave, pourtant, ne lui était pas imputable.

Il faudrait qu'elle ait un jour le courage de dire à son mari qu'elle n'avait jamais été la maîtresse du Roi.

Qu'elle n'avait jamais aimé, et pour cause, celui qui avait été le père d'Honorine. Il faudrait aussi parler de Florimond. C'était à eux, ses parents, d'essayer de retrouver le jeune garçon qui s'était jadis enfui du Plessis à temps, heureusement, pour échapper à la mort. Il faudrait avoir le courage d'évoquer les heures terribles. Et s'il lui parlait de Cantor ? Cela faisait mal ! Pourquoi lui, Joffrey, qui savait toujours ce qu'il faisait, n'avait-il pas su, en attaquant la flotte royale, que son fils était à bord d'une des galères ? C'était la seule action guerrière qu'il eût jamais menée directement contre le roi de France... La malchance avait voulu... La malchance ? Ou quel autre motif ?...

Comme tout à l'heure, quand elle avait pensé à Rochat, Angélique eut l'impression qu'elle allait découvrir quelque chose d'élémentaire, qui aurait dû lui être évident depuis longtemps. Son esprit vacilla. Elle leva les yeux sur le ciel et en même temps ressentit une peur primitive. La luminosité qui n'avait cessé d'augmenter virait au violet, puis au rouge, et se fixait ensuite à un orange insoutenable. La lumière semblait diffuse mais rayonnait de toute la voûte céleste à la fois.

Angélique leva inconsciemment la tête plus haut. Une énorme boule orange s'ouvrit comme un champignon au-dessus d'elle. Elle ressentit une chaleur qui lui parut atroce et lui fit baisser la nuque.

Honorine tendit le doigt :

– Maman, le soleil !...

Angélique faillit rire.

– Ce n'était que le soleil.

Pourtant sa panique n'était pas si ridicule. Ce soleil était vraiment étrange. Il virait au rouge et demeurait énorme, bien que haut dans le ciel. Il était entouré comme d'une série de rideaux de couleurs différentes, comme des écrans perlés et translucides légèrement courbes et disposés verticalement les uns derrière les autres.

La chaleur de l'astre se faisait sentir en contraste avec un froid subit apporté par le vent. Après avoir cru qu'elle recevait le feu du ciel sur la tête, Angélique se sentit transformée en statue de glace. Elle enveloppa Honorine dans sa mante et lui dit : « Rentrons vite » mais ne bougea pas. La nature du spectacle qu'elle avait devant elle la retenait clouée sur place. Les rideaux de brumes polychromes fondaient et se dissolvaient comme tombent ou s'écartent des voiles de mousseline.

Elle crut apercevoir un monstre d'émeraude qui apparaissait, s'allongeait, devenait énorme, projetait partout d'immenses tentacules aux griffes d'un rose ardent. Et, tout à coup, il n'y eut plus aucun brouillard. Balayé par un souffle glacé, le dernier voile était tombé. L'air purifié vibrait comme une conque. Le soleil pâli conservait son auréole nuancée dans un ciel aux bleus divers mais, au-dessous de lui, ce qu'Angélique avait pris pour un monstre d'émeraude se révélait comme un paysage de collines couvertes d'une épaisse forêt qui s'étalait jusqu'aux extrémités de caps et de promontoires multiples qu'ourlaient des grèves de sable rouge et rose.

La forêt était vernissée et brillait même au loin avec éclat, des teintes vives et extravagantes, ponctuées du noir des sapins, du bleu turquoise d'énormes pins dressant leurs parasols, du rouge or de certains buissons annonçant l'automne. Déjà ! Alors qu'on n'avait même pas vu s'annoncer l'été. Partout alentour, sur la baie, et plus loin sur la mer d'une intense couleur de lavande, des îles bordées de rose allongeaient leurs dômes feuillus. Elles offraient l'apparence d'un peuple de squales, défendant la côte admirable de la convoitise des hommes par les dangers de leurs écueils rocheux. Se faufiler parmi elles pour atteindre le refuge où se balançait le navire paraissait une œuvre impossible.

Après les journées de brouillard livide qu'ils avaient connues, la vivacité de tant de coloris chantait aux yeux, c'était une apparition comme on croit ne pouvoir en découvrir que dans les rêves et telle était la fascination qu'Angélique éprouvait à cette vue qu'elle n'entendit pas le retour de la chaloupe.

Joffrey de Peyrac fut derrière elle. Il l'observa et lut sur son visage l'éblouissement. C'était décidément une femme de bonne race. Le froid et la sauvagerie des lieux l'émouvaient moins que leur beauté surhumaine.

Quand elle tourna les yeux vers lui, il eut un geste large.

– Vous vouliez des îles, madame. En voila.

– Comment se nomme ce pays ? demanda-t-elle.

– Gouldsboro.

Загрузка...