Chapitre 2
Le spectacle qui s'offrit à leur vue, quand ils parvinrent sur le balcon à balustrade dorée, les arrêta, et Angélique manqua défaillir d'angoisse. Contrevenant aux ordres de Manigault, les mutins espagnols qu'il avait placés en sentinelle devant l'appartement du Rescator avaient défoncé portes et vitres. S'emparer d'un maître qu'ils redoutaient et contre lequel ils avaient eu l'audace de se rebeller était leur premier but. Piller ensuite. L'un d'eux, Juan Fernandez, que le Rescator avait jadis fait attacher au mât de beaupré, pour désobéissance, se montrait le plus enragé. Lui aussi sentait obscurément que, tant que le maître serait vivant, la victoire pourrait encore changer de camp. Alors malheur aux mutins !
Les vergues ploieraient sous le poids des pendus...
La porte défoncée, ils avaient attendu la riposte de celui qui était retranché là. Puis ils étaient entrés mousquets et coutelas au poing. Rien.
Maintenant ils se tenaient au milieu du grand salon. Vide !
Si étonnés, qu'ils ne songeaient plus à s'approprier les richesses offertes à leur convoitise. Ils avaient retourné et renversé les meubles. En vain. Où se cachait l'homme inquiétant ? Serait-il entré, comme un filet de sa fumée, dans cette gargoulette en cuivre inca ? Manigault éclata en imprécations et commença à leur distribuer des coups de bottes. À grand renfort d'exclamations gutturales, ils parvinrent à s'expliquer. Ils étaient entrés, disaient-ils. Personne. Peut-être se serait-il transformé en rat. D'un tel homme on pouvait s'attendre à tout...
Les recherches recommencèrent. Mercelot alla ouvrir les grandes fenêtres de l'arrière, celles par lesquelles Angélique avait vu sombrer le soleil couchant, en ce soir merveilleux du départ de La Rochelle. Penchés, ils scrutèrent les flots bouillonnants au-dessous du surplomb de l'arrière. Il n'avait pu s'enfuir par là et d'ailleurs l'on fit remarquer judicieusement qu'il n'aurait pu refermer les fenêtres.
Ils trouvèrent la clé de l'énigme dans la petite pièce attenante. Là, le tapis rejeté découvrait le panneau d'une trappe. Ils s'entre-regardèrent en silence. Manigault se retenait pour ne pas jurer.
– Nous ne connaissons pas encore tous les pièges de ce bateau, fit le Gall qui les avait rejoints. Il est à l'image de celui qui l'a fait construire.
Il y avait de l'amertume et de l'inquiétude dans sa voix. Angélique renchérit.
– Vous voyez bien ! Vous vous mentez à vous-mêmes lorsque vous accusez le Rescator d'être un pirate. Vous êtes convaincus, au fond, que ce bateau lui appartient, et qu'en fait vous auriez fort bien pu vous entendre avec lui. Je me porte garante qu'il ne vous veut pas de mal. Rendez-vous, avant que la situation ne soit devenue irréparable !
Angélique aurait dû se souvenir. La dernière adjuration était malheureuse. Les Rochelais étaient susceptibles sur le point de l'honneur.
– Nous rendre ?... crièrent-ils en chœur, soudain unis.
Et ils lui tournèrent le dos ostensiblement.
– Vous êtes plus stupides que des huîtres accrochées à un rocher, fit-elle exaspérée.
Joffrey était, pour l'instant, hors d'atteinte. C'était un point de gagné... pour elle. Mais pour eux ?... Avec des pensées diverses ils regardaient la découpure de la trappe dans le plancher de bois précieux. Mercelot eut l'idée de tirer l'anneau qui aidait à la soulever et à leur étonnement le panneau vint sans effort. Une échelle de corde descendait dans le puits enténébré.
– Il a oublié de verrouiller l'orifice, après l'avoir refermé, constata Manigault avec satisfaction. Voici un passage qui pourra nous être utile à nous aussi ! Il faut que nous condamnions toutes les issues.
– Je vais voir où mène celle-ci dit l'un d'eux.
On battit le briquet et, après avoir allumé une lanterne à sa ceinture, celui qui avait parlé s'empara de l'échelle de corde et commença à descendre. C'était le jeune boulanger, maître Romain, qui était parti si courageusement au matin de La Rochelle avec son panier de brioches et de pains chauds pour tout bagage.
Il était à mi-chemin de la descente lorsqu'une détonation éclata dans les profondeurs. Ils entendirent Romain pousser un cri de bête blessée et puis l'horrible bruit de son corps s'écrasant plus bas, et l'éclatement de la lanterne brisée dont la lueur s'éteignit.
– Romain ! hurlèrent-ils.
Rien ne répondit. Pas même l'écho d'un gémissement. Berne voulut descendre à son tour, par l'échelle de corde.
Manigault le retint.
– Refermez la trappe, ordonna-t-il.
Et, comme ils restaient sidérés, il la rabattit lui-même d'un coup de pied, et mit la targette extérieure.
Maintenant ils commençaient à comprendre. La guerre était déclarée entre le pont et les cales du navire.
*****
« J'aurais dû retenir Romain, se dit Angélique. J'aurais dû me souvenir que Joffrey n'oublie jamais rien, que ses gestes et ses actions ne sont jamais le fruit du hasard ou de négligence, mais sont dictés par un calcul très précis. Il a laissé la trappe ouverte exactement pour que cette chose affreuse arrive. Fous qu'ils sont tous d'avoir voulu se mesurer avec lui. Et ils refusent de m'écouter. »
Elle s'élançait au-dehors, jetait un regard éperdu sur le désordre du Gouldsboro, ballotté, comme inconscient, au sein de la mer tranquille.
Un être courait, pourchassé par des cris, menacé par les lames brillantes des poignards qui avaient surgi des ceintures des mutins espagnols. Une frêle silhouette, empêtrée dans sa djellaba blanche, s'agrippant aux échelles essayait d'échapper à la meute.
– C'est lui ! C'est lui ! criait-on. Le complice ! Le Turc ! Le Sarrasin ! Il a voulu étouffer nos enfants !
Le vieux médecin arabe se retourna. Il fit face aux infidèles. Parmi eux, ces chrétiens vêtus de noir de la secte qu'on appelle réformée, et des Espagnols, ennemis de toujours de l'Islam. Une belle mort pour un fils de Mahomet. Il tomba sous les coups. Les Protestants s'étaient arrêtés. Mais les Espagnols s'acharnaient, emportés par le goût du sang et la haine séculaire du Maure.
Angélique se jeta au sein de la mêlée.
– Arrêtez ! Arrêtez ! Lâches que vous êtes !... C'est un vieillard.
Un des Espagnols lui porta un coup de couteau qui, heureusement, ne fit que déchirer la manche de sa robe et égratigner son bras. Ce que voyant, Gabriel Berne bondit. Il assomma l'Espagnol d'un coup de crosse de pistolet, et dut menacer les autres de son arme pour les contraindre à s'écarter.
Angélique à genoux près du vieux savant souleva sa tête tuméfiée et sanglante. Elle lui parlait tout bas, en arabe :
– Effendi ! oh ! Effendi ! ne mourez pas. Vous êtes trop loin de votre pays. Vous reverrez Miquenez et ses roses... et Fez, la ville d'or, souvenez-vous !
Le vieillard eut la force d'ouvrir un œil, tout brillant d'ironie.
– Qu'importent les roses, mon enfant, murmura-t-il en français, je me suis attaché à d'autres rivages moins terrestres. Ici ou là qu'importe ! Mahomet n'a-t-il pas dit « Prends la science à n'importe quel endroit »...
Elle voulait le soulever pour essayer de l'abriter dans les appartements de Joffrey de Peyrac, mais elle s'aperçut qu'il venait d'expirer.
Angélique sanglota à bout de forces.
« C'était « son » ami, j'en suis sûre, comme Osman Ferradji fut le mien... Il l'a sauvé, il l'a guéri. Sans lui Joffrey serait mort. Et ils l'ont tué. »
Elle ne savait plus qui haïr et qui aimer. Les hommes, tous les nommes, étaient impardonnables. Elle comprenait Dieu qui envoie, soudain excédé, le feu sur les villes et les déluges sur la terre pour détruire l'espèce ingrate.
*****
Elle retrouva Honorine assise sagement près du Sicilien qui, étendu, paraissait dormir. Lui aussi, on l'avait frappé à mort. Dans sa tignasse hirsute, une plaie vermeille béait.
– Ils ont fait très mal à « Cosse-de-Châtaigne », dit Honorine.
Elle ne disait pas « ils l'ont tué » mais elle savait ce que signifiait ce froid sommeil de son ami, la petite fille dont le premier mot avait été : sang.
Angélique ne parviendrait donc jamais à l'arracher à la violence.
– Oh ! comme tu as une belle robe, dit Honorine. Qu'est-ce qui est écrit dessus ? Est-ce que ce sont des fleurs ?
Angélique la tenait dans ses bras. Elle aurait voulu partir loin, loin avec sa fille. Heureux le temps où elles pouvaient s'enfuir dans la forêt, passer d'une route à l'autre. Ici on ne pouvait s'enfuir nulle part. On ne pouvait que tourner en rond sur cette nef misérable, bientôt chargée de cadavres, si cela continuait... imprégnée de sang.
– Maman, est-ce que ce sont des fleurs ?
– Oui, ce sont des fleurs.
– Ta robe est bleue et sombre comme la mer. Alors ce sont les fleurs de la mer. On les verrait, ces fleurs, si on allait au fond de l'eau, n'est-ce pas qu'on les verrait ?
– Oui, on les verrait ! dit Angélique avec une conviction machinale.
*****
Le reste de la journée fut plus calme. Le navire filait docilement. Les hommes d'équipage enfermés à fond de cale avec leur chef le Rescator ne s'étaient pas manifestés. Ce manque de réaction aurait dû déjà éveiller l'inquiétude, mais les révoltés, fatigués par la bataille engagée à la suite d'une nuit de tempête, se laissaient aller à une sorte d'euphorie. On voulait croire que ce calme apparent de la mer et de la situation durerait toujours ; au moins jusqu'à ce qu'on pût aborder aux Iles d'Amérique. Ce qui aidait les Protestants dans leur folie, se disait Angélique, c'était leur habitude presque séculaire, parce que typiquement rochelaise, de vivre en communauté toujours menacée et très fermée. Ceux-ci, dès leur plus jeune âge, déjà en France, avaient vécu sur un pied de guerre clandestine. Aussi bien chacun se connaissait, connaissait les faiblesses et les travers des autres, mais également leurs qualités, et elles étaient employées avec efficacité. Ce qui leur avait permis de réussir à s'emparer, malgré leur petit nombre, d'un bateau de quatre cents tonneaux et douze canons. Restait le problème de discipline posé par les quelque trente hommes qui s'étaient ralliés à eux en trahissant le Rescator. Il était presque aussi dangereux de les avoir pour complices que pour ennemis. Ils laissaient entendre volontiers que c'étaient eux les meneurs de la mutinerie, c'est-à-dire qu'ils comptaient être les premiers servis dans la distribution du butin. Le geste de Berne assommant l'un d'eux d'un coup de crosse les avait fort déçus. Après avoir constaté que l'autre était mort, ils avaient commencé à comprendre que leurs nouveaux maîtres ne se laisseraient pas déborder et, matés pour le moment, ils exécutaient assez bien les ordres reçus. Il fallait cependant les tenir à l'œil et s'en méfier. Un semblant de paix s'établissait. Les femmes recommençaient à vaquer à leurs occupations ménagères et, accompagnées des enfants, aidaient les hommes à déblayer le pont et à réparer les voiles déchirées. Seulement, au soir, des coups de mousquets assourdis attirèrent les hommes du pont jusqu'au magasin où étaient entreposées les réserves d'eau douce. Ils trouvèrent les tonneaux percés et la sentinelle qui les gardait disparue.
Il ne restait plus que pour deux jours d'eau potable.
À l'aube, le Gouldsboro abordait le courant de Floride.