Chapitre 12

L'expédition partit dans la dernière semaine d'octobre. Aux serviteurs indiens, aux soldats espagnols chargés de défendre la colonne, se joignaient quelques hommes de l'équipage et des coureurs de bois. Trois chariots suivaient avec vivres, instruments, fourrures et armes. Joffrey de Peyrac et Nicolas Perrot prirent la tête, et le convoi s'ébranla, quittant les abords du fort de Gouldsboro. Il y eut un arrêt au camp Champlain. Puis les chevaux continuèrent en direction de la forêt. En une nuit, l'automne était venu. Sur un fond d'or moiré, les hêtres et les érables inclinaient leurs feuillages rutilants.

Les chevaux blancs ou bais, chevauchés par des guerriers aux cuirasses noires, des Indiens emplumés, des barbus armés de mousquets, et que guidait un gentilhomme aux allures de conquistador, déroulaient sur ce décor ardent le thème d'une royale tapisserie. Un page grattant sa guitare et lançant à tous les échos un refrain joyeux rythmait la cadence de la marche qu'étouffait à demi la mousse verte du sentier. Honorine partageait la monture de son préféré, Florimond. Après le passage du premier gué, Angélique, sur un message qu'on lui porta, gagna la tête du convoi et rejoignit son mari.

– Je veux que vous soyez à mes côtés, lui dit-il.

Dans l'encadrement de sa capuche noire, le visage d'Angélique, ses yeux verts, ses cheveux d'or pâle baignés par la lumière irréelle qui tombait des feuillages, apparaissaient d'une mystérieuse beauté. Elle avait toujours appartenu à la forêt. La forêt la reprenait.

– Dirais-je que Nieul m'est rendue ? Tout ici est plus gigantesque, plus éclatant...

Elle le suivit vers une colline où il s'élançait au galop.

– De cette hauteur, c'est la dernière fois que nous apercevons la mer. Ensuite, nous ne la verrons plus.

À l'échelle de l'immense étendue dorée que limitait seul un brouillard léger, la plage apparaissait comme un mince croissant de lune, une lune rose dans le bleu nocturne de la mer.

Un peu plus loin, le camp Champlain griffait de son emplacement le moutonnement ininterrompu des arbres. C'était une tache infime dans la texture serrée du paysage, une pauvre empreinte dont la fragilité serrait le cœur. Les silhouettes humaines que l'on pouvait encore distinguer semblaient perdues entre deux déserts illimités : la mer, la forêt. Pourtant, c'était la vie, le seul lien avec le reste du monde. Après l'avoir contemplé un instant, ils obliquèrent vers la gauche. Le rideau des arbres se referma derrière eux, la mer disparut. Ils n'étaient plus entourés que de l'escorte opulente des arbres séculaires où dominaient le rouge, l'orange et le vieil or. La tache bleu-vert d'un lac miroitait entre les branches. Un élan y buvait. Lorsqu'il relevait la tête en arrière, ses ramures ressemblaient à de sombres ailes.

Derrière les troncs fragiles des bouleaux, derrière les colonnades des chênes, on ne pouvait oublier que vivait un monde animal d'une intense vitalité : élans, ours, cerfs, rennes, loups et coyottes, des milliers de petites bêtes à fourrures : castors, visons, renards argentés, hermines. Les oiseaux peuplaient les branches.

Joffrey de Peyrac regarda encore une fois Angélique avec un peu de doute.

– Vous n'avez aucune peur ? Aucun regret ?

– La peur ? Je n'en ai qu'une seule, celle de vous déplaire. De regret ? Oui, celui d'avoir vécu tant d'années loin de vous.

Il étendit le bras et posa la main sur sa nuque d'un geste possessif et caressant.

– Nous tâcherons d'être heureux doublement. Le continent inviolé qui nous attend nous sera peut-être moins cruel que le vieux monde blasé. La Nature est propice aux amants. La solitude et les dangers les rapprochent, alors que la jalousie des humains ne cherche qu'à les séparer. Nous nous avancerons, nous aurons à faire face à beaucoup d'épreuves, mais nous nous aimerons toujours, n'est-ce pas, madame ? Et peut-être atteindrons-nous Novumbega, la grande ville indienne aux tourelles de cristal, aux murs revêtus de feuilles d'or et incrustés de gemmes. La voici déjà qui vient à nous. Voici la feuille d'or pur et les surprises irisées des brumes.

« Vivre dans ce pays, c'est vivre au cœur d'un diamant dont toutes les faces luisent à la moindre lumière. Voici nos domaines, ma reine, voici nos palais...

Il l'attira plus près encore, posa sa joue contre la sienne. Il l'embrassa près des lèvres en lui murmurant des mots fous.

– Mon héroïne, mon amazone, ma guerrière... Mon cœur... Mon âme... Ma femme.

Ce dernier mot, sur ses lèvres, prenait tout son sens. Comme s'il le prononçait dans la ferveur d'un amour neuf et aussi la sérénité d'une longue vie commune de soins et de tendresse. Il avait trouvé celle qui lui était nécessaire pour vivre, aussi nécessaire que son propre cœur. La femme n'était plus en dehors de lui, étrangère et parfois ennemie, mais en lui, amie souveraine, liée à sa vie, à ses pensées d'homme.

Il avait trouvé le secret de l'amour. L'un près de l'autre, sur leurs montures immobiles, ils goutaient l'instant de bonheur sans ombre accordé aux voyageurs qu'ils étaient, pèlerins de l'amour.

Parce qu'ils avaient refusé les compromissions, qu'ils avaient refusé de s'aligner parmi les médiocres, et que, tels leurs ancêtres, nobles chevaliers, ils n'avaient pas hésité à lutter, à guerroyer, à partir au loin, à tout perdre des richesses et des honneurs, ils avaient conquis le Saint-Graal, le trésor de vie, mystérieux et inappréciable, promis aux seuls paladins.

– Tu es tout pour moi, dit-il.

La ferveur de sa voix combla Angélique. Elle savait aujourd'hui qu'après tant d'écueils, elle avait atteint son but : le retrouver, être dans ses bras, posséder son cœur. La vie s'ouvrait à leur amour.

FIN

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