Chapitre 7

Le bébé de Jenny naquit à l'aube. C'était un garçon.

À tous ceux qui se trouvaient autour de la cabane où la jeune mère l'avait mis au monde, il semblait qu'aucun bébé de la terre ne pouvait être aussi extraordinaire et le fait qu'il fût un garçon apparaissait comme une sorte de miracle.

La veille au soir, Angélique avait conduit Jenny dans la maison de Crowley, et les enfants endormis avaient été transportés ailleurs. Mme Manigault, maîtresse femme dans ses salons de La Rochelle, perdait tout sang-froid devant un événement qu'elle ne pouvait imaginer qu'entouré du décorum d'usage.

– Pourquoi sommes-nous ici, gémissait-elle. Il n'y a ni bassinoire pour chauffer sa couche, ni matrone pour secourir ma pauvre enfant. Quand je pense aux beaux draps de dentelles de mon grand lit... Oh ! Seigneur.

– Les dragons du Roi dorment avec leurs bottes dans vos draps de dentelles, lui rappela rudement Angélique. Vous savez cela comme moi. Réjouissez-vous que cet enfant ne naisse pas au fond d'une prison dans un dénuement plus complet encore, mais en liberté et entouré des siens.

Jenny, tremblante, s'accrocha à elle. Angélique dut demeurer patiemment à son chevet et parvint à la rassurer. Vers le milieu de la nuit, un personnage étrange se présenta. C'était une vieille indienne apportant son expérience de matrone et, dans ses sachets, des plantes médicinales. M. de Peyrac l'avait envoyé quérir au village indien. L'enfant naquit sans heurts avec les premiers rayons du soleil levant. Son cri énergique parut saluer cette aurore miroitante de mille feux, qui tissait autour des maisons en ruine des voiles de brumes d'or somptueux.

Après ces heures d'angoisse, tous, hommes et femmes, qui se pressaient au-dehors dans l'attente d'un drame, explosèrent de joie et beaucoup pleurèrent. C'était donc aussi simple de vivre. Le nouveau-né qui, indifférent aux contingences terrestres, poussait avec vigueur son premier cri leur en donnait la leçon.

Angélique le tenait encore dans les bras, enveloppé de bandelettes à l'indienne par l'impassible matrone au teint de cuivre, lorsque le comte de Peyrac se fit annoncer pour présenter ses hommages à la jeune accouchée.

Il entra, précédé de deux serviteurs qui déposèrent sur le lit des cassettes, l'une contenant des perles, l'autre deux petits draps de toile d'or. Lui-même présenta un écrin où brillait étincelante une bague garnie d'un saphir.

– Vous avez fait à cette terre nouvelle le plus beau présent qu'elle puisse attendre, madame. Là où nous sommes, les objets que je vous apporte ont surtout valeur de symboles. Né dans le dénuement, votre fils le sera aussi sous le signe de la plus grande richesse. J'en accepte l'augure pour lui et pour ses parents.

– Monsieur, comment croire ?... balbutia le jeune père qui se tenait là, à bout d'émotion, cette pierre est splendide...

– Gardez-la en souvenir d'un jour solennel. Je suis certain que votre femme la portera avec plaisir, même si sa satisfaction ne peut encore s'accompagner de celle d'éblouir toute une ville, cela viendra... Comment se nomme ce bel enfant ?

Les parents, les grands-parents se regardèrent.

À La Rochelle la question aurait été depuis longtemps débattue, les prénoms arrêtés non sans discussions ferventes. On se tourna vers Manigault mais celui-ci était à bout. Il évoqua ses ancêtres dont les portraits garnissaient jadis les murs de sa demeure et ne put retrouver le nom d'un seul. Sa mémoire sombrait sous la plus incommensurable envie de dormir que peut éprouver un père qui a passé la nuit à attendre la mort de sa fille. Il avoua son impuissance, rendit les armes.

– Choisissez vous-mêmes, mes enfants. Aussi bien, là où nous sommes qu'importent les usages, auxquels nous attachions tant de prix. À votre tour, maintenant...

Jenny et son mari protestèrent. Eux non plus, n'y avaient pas songé, se reposant sur l'autorité paternelle. Leur responsabilité les écrasait. On ne pouvait choisir au hasard le nom d'un enfant aussi merveilleux.

– Dame Angélique, inspirez-nous, décida tout à coup Jenny... Oui... Je veux que ce soit vous qui le nommiez. Cela lui portera bonheur. C'est vous qui nous avez conduits jusqu'ici ; c'est vous qui nous avez guidés... Cette nuit, lorsque je vous ai fait appeler, je sentais que rien ne pouvait m'arriver de mal si vous étiez à mes côtés. Donnez-lui son nom, dame Angélique... Donnez-lui un nom qui vous soit cher... et que vous serez heureuse de voir porté par un petit garçon... plein de vie...

Elle s'interrompit et Angélique se demanda ce que savait Jenny pour la regarder ainsi avec des yeux pleins de larmes et de tendresse. C'était une jeune femme au cœur délicat. Le mariage et les épreuves avaient transformé son adolescence étourdie. Elle vouait à Angélique une affection sans bornes et une grande admiration.

– Vous m'embarrassez, Jenny.

– Je vous en prie.

Angélique reporta son regard sur le bébé qu'elle tenait au creux de ses bras. Il était blond et rond. Il aurait peut-être les yeux bleus. Il ressemblerait à Jérémie... Et à un autre enfant si blond, si rose qu'elle avait tenu elle aussi contre son cœur. Elle caressa doucement le petit crâne velouté.

– Nommez-le Charles-Henri, dit-elle, vous avez raison, Jenny. Cela me réjouira qu'il s'appelle ainsi.

Elle se pencha pour remettre l'enfant entre les bras de la jeune femme et parvint à sourire.

– S'il lui ressemble vous serez une mère heureuse, Jenny, dit-elle tout bas, car c'était, en vérité, le plus beau des petits garçons.

Elle l'embrassa et sortit sur le seuil de la cabane.

Le soleil la frappa en plein visage et elle eut l'impression qu'il y avait une foule immense devant elle d'où montait une grande rumeur. Angélique vacilla et porta la main à ses yeux. Elle s'apercevait qu'elle était épuisée.

Une poigne solide la soutint.

– Venez, dit la voix impérative de son mari.

Elle fit quelques pas. Son étourdissement se dissipait. Il n'y avait pas de foule mais seulement le groupe compact des Protestants auxquels se mêlaient les hommes d'équipage du Gouldsboro, les coureurs de bois, Crowley, M. d'Urville, quelques Indiens et même les soldats espagnols dans leurs armures noires.

La nouvelle prodigieuse de la naissance d'un enfant blanc avait fait accourir toute la contrée.

– Écoutez-moi...

Le comte de Peyrac s'adressait à eux.

– Vous êtes tous venus, hommes de race blanche, pour contempler cette merveille chaque fois renouvelée : la naissance d'un enfant parmi nous. Promesse de vie qui chaque fois écarte les souvenirs de mort. À cause de ce frêle enfant, vous vous sentez unis et vous oubliez de vous haïr. C'est pourquoi l'heure me semble propice de m'adresser à vous tous, qui portez sur vos épaules le sort du peuple parmi lequel cet enfant nouveau-né doit grandir... À vous qui venez de La Rochelle, à vous qui venez d'Écosse ou d'Allemagne ou d'Angleterre ou d'Espagne, à vous commerçants ou nobles, chasseurs ou soldats... Le temps des querelles doit se clore. Nous ne devons jamais oublier que nous avons un lien commun. Nous sommes tous des bannis... Tous nous avons été rejetés par nos frères. Les uns à cause de leur foi, les autres pour leur impiété, les uns pour leur richesse, les autres pour leur pauvreté. Réjouissons-nous, il n'est pas donné à tous d'avoir l'honneur d'édifier un Nouveau Monde... J'étais jadis seigneur de Toulouse et d'Aquitaine. Mes domaines étaient multiples, ma fortune immense. La jalousie du roi de France qui redoutait la puissance féodale des provinces, a fait de moi un errant, un homme sans nom, sans pays, sans droits, Accusé sous mille prétextes, condamné à mort, j'ai dû m'enfuir. J'avais tout perdu, domaines, châteaux, puissance, et j'étais séparé à jamais des miens. De la femme que j'aimais et que j'avais épousée et qui m'avait donné des fils...

Il s'interrompit, promena un regard attentif sur les êtres haillonneux et disparates qui l'écoutaient en retenant leur souffle et ses prunelles s'égayèrent.

– Aujourd'hui, je me réjouis de ces épreuves. Il me reste la vie et le sentiment inappréciable d'être utile en ce monde. De plus un sort heureux – que vous appellerez Providence, messieurs, ajouta-t-il avec un grand salut vers les Protestants – m'a rendu la femme que j'aimais.

Il éleva la main qui tenait celle d'Angélique.

– La voici... Voici celle que j'ai épousée, il y a quinze ans, dans la cathédrale de Toulouse, parmi les fastes et les honneurs... Voici la comtesse de Peyrac de Morens d'Isritru, ma femme.

Angélique était presque aussi stupéfaite que les assistants, de cette annonce impromptue. Elle jeta à son mari un regard éperdu auquel il répondit par un sourire complice. Et ce fut comme si elle le revoyait dans la cathédrale de Toulouse, lorsqu'il cherchait en vain à rassurer la petite épousée terrifiée.

Il gardait ce sens théâtral des chaudes civilisations méridionales. Très à l'aise, enchanté de son effet, il la fit s'avancer parmi la pauvre assemblée la présentant comme il l'eût fait aux plus grandes personnalités d'une ville.

– Voici ma femme... La comtesse de Peyrac.

Le joyeux gentilhomme normand fut le premier à se ressaisir, envoya en l'air son chapeau.

– Vive la comtesse de Peyrac !

Ce fut le signal d'une ovation qui, peu à peu, devint délirante. Ils passèrent parmi les applaudissements et les sourires amicaux. La main d'Angélique frémissait dans celle du comte de Peyrac, comme autrefois, mais elle souriait. Et elle se sentait mille fois plus heureuse que s'il l'avait conduite parmi la gloire, sur un chemin de roses.

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