Chapitre 1
En percevant les coups de feu, Angélique eut l'impression de revivre des scènes passées : la police du Roi surgissant, les dragons. Tout se brouilla.
L'œil dilaté, elle regardait Joffrey de Peyrac qui avait bondi et qui s'habillait promptement, sanglant sa casaque de cuir noir, ses hautes bottes.
– Levez-vous ! jeta-t-il, vite !...
– Qu'est-ce ?
Elle pensa tout à coup qu'un navire pirate attaquait le Gouldsboro.
Retrouvant son sang-froid, elle se précipita sur les vêtements que son mari avait jetés à son chevet. Jamais femme ne se vêtit avec moins de souci de son apparence. Elle achevait d'agrafer le plastron du corsage, lorsqu'un coup sourd ébranla la porte vitrée de l'appartement.
– Ouvrez, râla une voix au-dehors.
Joffrey de Peyrac tira les loquets et un corps pesant s'abattit contre lui, puis roula tout d'une masse sur le tapis. Entre les deux épaules de l'homme qui venait de tomber là une énorme tache rouge sombre s'élargissait.
La main du Rescator le retourna.
– Jason !
Le capitaine ouvrit les yeux.
– Les passagers, murmura-t-il, ils m'ont attaqué... par surprise... dans ce brouillard... Ils sont maîtres du tillac.
Par la porte béante la brume épaisse s'introduisait en volutes lourdes et blanchâtres. Angélique vit s'y profiler une silhouette connue. Gabriel Berne apparut sur le seuil, tenant en main un pistolet fumant.
D'un même geste, sa main armée et celle du Rescator se levèrent.
« Non », voulut crier Angélique.
Le cri ne franchit pas ses lèvres, mais d'un élan elle s'était portée en avant et retenait le bras de son mari. Le canon de l'arme qui visait le marchand protestant fut détourné et la balle alla se perdre dans le lambris de bois doré au-dessus de la porte.
– Sotte ! fit le Rescator entre ses dents.
Mais il ne chercha pas à l'écarter. Il savait que son pistolet ne contenait qu'un seul coup et qu'il ne pouvait le recharger. Angélique lui faisait un bouclier de son corps. Moins prompt que son adversaire, maître Berne n'avait pas eu le temps de tirer. Il hésitait, les traits convulsés. Maintenant, il n'aurait pu abattre celui qu'il haïssait sans blesser et peut-être tuer la femme qu'il aimait.
Manigault entra, puis Carrère, Mercelot et quelques matelots espagnols de leurs complices.
– Eh ! bien, monseigneur, dit l'armateur avec ironie, à nous de jouer, maintenant ! Avouez que vous n'attendiez pas un tel mauvais tour de ces misérables émigrants, tout juste bons à être vendus par un aventurier rapace. Veillez et priez, car vous ne connaissez ni le jour ni l'heure, est-il dit dans les Écritures. Vous avez laissé Dalila endormir votre vigilance et nous avons mis à profit cette défaillance que nous guettions depuis longtemps. Monseigneur, veuillez me remettre vos armes.
Angélique demeurait figée entre eux comme une statue de pierre. Joffrey de Peyrac l'écarta alors et tendit son pistolet à Manigault, qui le passa à sa ceinture. Le Rochelais était armé jusqu'aux dents ainsi que ses compagnons. L'avantage était pour eux et le chef du Gouldsboro avait compris qu'il ne gagnerait rien à manifester une résistance où il laisserait sa vie aussitôt. Très calme, il finit de nouer le jabot et les poignets de dentelles de sa chemise.
*****
Les Protestants regardaient avec mépris autour d'eux le luxueux salon, cet homme dépravé et le désordre éloquent du divan oriental. Angélique n'avait cure de leur jugement sur sa moralité. Ce qui venait d'arriver dépassait ses pires appréhensions, il s'en était fallu de peu qu'elle eût vu le comte de Peyrac et maître Berne s'entretuer sous ses yeux. Et l'action félonne de ses compagnons contre son mari l'atterrait.
– Qu'avez-vous fait, murmura-t-elle, oh ! mes amis.
Les Protestants s'attendaient à sa colère et s'étaient défendus à l'avance contre l'obstacle qui n'était pas le moins redoutable des reproches véhéments de dame Angélique. Soutenus par leur conscience, ils étaient décidés à y faire face, mais sous son regard ils doutèrent un instant de leur bon droit en cette aventure. Quelque chose leur échappait vraiment. En ce couple qu'ils avaient devant eux – l'homme au visage inconnu et étrange, car c'était la première fois qu'ils le voyaient sans masque, et la femme, inconnue elle aussi, dans sa robe nouvelle – ils pressentaient un lien indéfectible, autre que celui de la chair, dont ils les accusaient.
Angélique, avec ses épaules dégagées par un col au point de Venise, sur lequel retombaient ses cheveux lunaires, n'était plus l'amie qu'ils connaissaient, mais cette grande dame que Gabriel Berne, dans son intuition, avait devinée sous le déguisement de sa servante. Elle se tenait près du Rescator, comme près de son seigneur. Fiers, méprisants, ils étaient d'une autre essence, d'une autre race, et les Protestants eurent la brève sensation de s'égarer, d'être sur le point de commettre une erreur de jugement qu'ils paieraient cruellement. Les paroles lapidaires que Manigault aurait voulu prononcer le fuyaient. Il s'était réjoui à l'avance de voir l'énigmatique et méprisant Rescator à sa merci. Mais devant eux, sa jubilation tombait. Pourtant il se ressaisit le premier.
– Nous nous défendons, fit-il avec force. C'était notre devoir, monsieur, de tout mettre en ordre pour échapper au sort néfaste auquel vous nous destiniez. Et dame Angélique nous y a aidés en endormant votre vigilance.
– N'ironisez pas, monsieur Manigault, dit-elle gravement. Vous regretterez d'avoir jugé d'après les apparences, le jour où vous connaîtrez la vérité. Mais aujourd'hui, vous n'êtes pas en état de l'entendre. J'espère cependant que la raison va bientôt vous revenir et que vous allez comprendre la folie de vos agissements.
Seuls le calme et la dignité pouvaient tenir en respect ces hommes exaspérés. Elle sentait leur besoin de tuer et d'assurer leur domination encore précaire. Un geste, une parole, et l'irréparable pourrait s'accomplir.
Elle continuait à se tenir devant Joffrey de Peyrac. Ils n'oseraient tout de même pas tirer sur elle. Elle qui les avait guidés sur le chemin de la falaise...
Et, en effet, ils hésitaient.
– Écartez-vous, dame Angélique, dit enfin l'armateur, toute résistance est inutile, vous le constatez. C'est moi désormais qui suis le maître à bord et non plus cet homme qu'inexplicablement vous voulez défendre contre nous que vous appeliez tantôt vos amis.
– Qu'allez-vous faire de lui ?
– Nous assurer de sa personne.
– Vous n'avez pas le droit de le tuer, sans jugement, sans avoir prouvé ses torts envers vous. Ce serait la dernière des infamies. Dieu vous punirait.
– Nous n'avons pas l'intention de le tuer, dit Manigault, après une hésitation.
Mais elle savait qu'ils étaient tous venus précisément avec ce désir de le supprimer d'abord lui et que, sans elle, il serait étendu là, près de Jason. Elle se sentit baignée d'une sueur froide.
Les minutes s'écoulaient lentement.
Elle devait éviter de trembler. Elle se tourna vers son mari pour guetter sa réaction devant ces événements humiliants et dangereux et elle tressaillit. La bouche du noble aventurier s'étirait dans ce sourire énigmatique qu'il avait toujours opposé aux chiens hurlants, aux meutes réunies pour le perdre.
Qu'y avait-il en cet homme surprenant qui dresserait toujours contre lui d'autres hommes décidés à l'abattre. Elle s'évertuait en vain à le défendre, à le suivre. Il n'avait besoin de personne et peut-être même lui était-il indifférent de mourir, de la quitter, elle a peine retrouvée.
– Ne voyez-vous pas ce qu'ils ont fait ? dit-elle presque avec colère. Ils se sont emparés de votre navire !
– Rien n'est moins prouvé encore, dit-il d'un air amusé.
– Sachez, monsieur, le renseigna Manigault, que la plus grande partie de votre équipage se trouve enfermée dans les cales et dans l'impossibilité d'en sortir pour vous défendre. Mes hommes armés surveillent chaque issue, chaque écoutille... et tous ceux qui chercheront à mettre le nez dehors seront abattus sans pitié. Quant aux autres qui veillaient sur le pont, la plupart désireux d'échapper à un maître tyrannique et rapace, nous avaient déjà, depuis longtemps, promis leur complicité.
– Enchanté de l'apprendre, dit le Rescator.
Son regard chercha les matelots espagnols qui s'étaient mis à rôder comme des loups à travers le salon dont ils découvraient pour la première fois les richesses et qui commençaient à faire main basse sur les bibelots d'or excitant leur convoitise.
– Jason m'avait prévenu, dit-il. Nous avons commis l'erreur d'un enrôlement précipité. Et, voyez-vous, une erreur se paie toujours plus cher qu'un crime...
Il regarda le corps, devenu rigide, du capitaine Jason, dont le sang se répandait à travers la haute laine et les fleurs du tapis. Ses traits se durcirent et ses paupières voilèrent l'éclat de ses yeux noirs.
– Vous avez tué mon second... mon ami de dix années...
– Nous avons tué ceux qui nous opposaient résistance. Mais, je vous l'ai dit, ils étaient peu nombreux et les autres nous étaient acquis.
– Je vous souhaite de n'avoir pas trop de difficultés avec ces brillantes recrues, ramassées parmi la pire racaille de Cadix et de Lisbonne, ricana Joffrey de Peyrac. Manuelo ! cria-t-il d'une voix dure.
L'un des mutins sursauta et le Rescator lui jeta un ordre en espagnol. L'autre s'empressa d'un air terrifié de lui amener son manteau.
Le comte le jeta sur ses épaules et marcha d'un pas décidé vers la porte. Les Protestants l'entourèrent aussitôt, impressionnés de sentir l'ascendant qu'il conservait, malgré tout, sur les membres de son équipage.
Manigault lui posa son pistolet entre les omoplates.
– N'essayez pas de nous intimider, monsieur. Bien que nous n'ayons pas encore statué sur le sort que nous vous réservons, vous êtes entre nos mains et vous ne nous échapperez pas.
– Je ne suis pas assez sot pour l'ignorer présentement. Je veux seulement juger la situation de visu.
Il s'avança sur le balcon, guetté de près par les canons des mousquets et des pistolets et s'appuya sur la rambarde de bois sculpté. Une partie de cette balustrade avait été arrachée durant la nuit par la tempête.
Au-dessous de lui, Joffrey de Peyrac put découvrir la dévastation de son navire. Des voiles déchirées pendaient. Au bout de certaines vergues les cordages emmêlés offraient d'inextricables et monstrueuses pelotes qui se balançaient, menaçant de faucher quiconque sur le passage de leur trajectoire. Sur le gaillard d'avant, le tronçon du mât de misaine abattu avec voiles, vergues et haubans, donnait au vaillant Gouldsboro un aspect d'épave à jamais malmenée par les flots.
À toutes les déprédations causées par la tempête étaient venues s'ajouter celles de la bataille qui avait été brève mais violente. Des cadavres jonchaient le pont, que les matelots, aujourd'hui mutinés, commençaient à basculer, sans autre forme de procès, par-dessus bord.
– Je vois, dit le Rescator du bout des lèvres.
Il leva les yeux. Parmi les vergues des deux mâts restant, le nouvel équipage, très réduit, mais assez actif, s'efforçait de maintenir et de réparer la voilure, de débrouiller les cordages et d'en mettre en place de nouveaux. Quelques adolescents protestants faisaient là leurs premières armes de gabiers. Le travail n'était pas rapide, mais la mer, devenue clémente et douce comme une chatte, paraissait disposée à laisser le temps à ses novices d'apprendre leur métier.
Sur la dunette, Le Gall, qui – se glissant à l'abri du brouillard de l'aube – avait frappé Jason, s'était emparé du porte-voix de ce dernier. C'était au navigateur-pilote que Manigault avait confié le commandement de la manœuvre, le Breton étant le plus qualifié dans le métier de la mer.
Bréage tenait la barre. Dans l'ensemble, ces Rochelais, ayant tous plus ou moins navigué, n'étaient pas dépaysés dans leurs nouvelles tâches, et malgré l'importance d'un navire comme le Gouldsboro, avec l'aide des vingt matelots qui s'étaient ralliés à eux, ils devaient pouvoir parvenir à le maîtriser et à le conduire, à condition de ne pas prendre de repos... et à condition que...
*****
Le Rescator se détourna et fit face aux Protestants. Il continuait de sourire.
– Beau travail, messieurs. Je reconnais que l'affaire a été menée rondement. Vous avez su profiter de ce que mes hommes harassés par une nuit de lutte à sauver le bateau, leurs vies et les vôtres, se reposaient ne laissant que quelques veilleurs, pour réaliser vos projets de piraterie...
Le sanguin Manigault rougit sous l'insulte.
– Piraterie ! Vous inversez les rôles, il me semble.
– Hé ! Comment alors nommer l'acte qui consiste à s'emparer par la force du bien d'autrui, en l'occurrence mon navire ?
– Un navire que vous avez volé à d'autres. Vous vivez de rapines...
– Vous êtes bien catégoriques dans vos jugements, messieurs de la religion. Rendez-vous à Boston. Vous y apprendrez que le Gouldsboro a été construit sur mes plans et qu'il fut payé en bons écus sonnants et trébuchants.
– Alors ce sont ces écus qui sont de source suspecte, j'en fais pari.
– Qui peut se vanter de l'origine intègre de l'or qu'il y a dans sa bourse ? Vous-même, monsieur Manigault, la fortune que vous ont léguée vos pieux ancêtres, corsaires ou commerçants de La Rochelle, n'a-t-elle pas été arrosée des larmes et des sueurs des milliers d'esclaves noirs que vous avez achetés sur les côtes de Guinée pour les revendre en Amérique ?
Appuyé à la balustrade, et toujours souriant, il conversait comme il l'eût fait dans un salon et non sous la menace d'armes prêtes à l'abattre.
– Quel rapport ? dit Manigault stupéfait. Je n'ai pas inventé l'esclavage. Il faut d'ailleurs bien des esclaves pour l'Amérique. J'en fournis.
Le Rescator éclata d'un rire si brusque et si insultant qu'Angélique se boucha les oreilles. Elle voulut se précipiter, persuadée que le claquement du pistolet de Manigault répondrait à une telle provocation. Mais rien ne se passa. Les Protestants étaient comme fascinés par le personnage. Angélique sentit, matériellement, le courant qui émanait de lui. Il les retenait par un pouvoir invisible, il parvenait à supprimer autour d'eux le sentiment du lieu et du moment qu'ils vivaient.
– La conscience inaltérable des justes, fit-il en reprenant son souffle. Quel doute effleurera jamais sur le bien-fondé de ses actes celui qui est sûr d'avoir reçu la vérité. Mais laissons cela, fit-il avec un geste de grand seigneur désinvolte et méprisant. C'est la bonne conscience qui fait la pureté d'une action. Cependant, si la piraterie n'a pas guidé votre geste, quel mobile invoquez-vous pour justifier votre désir de me dépouiller de tous mes biens et même de ma vie ?
– Vous aviez fait projet de ne pas nous conduire au but de notre voyage, Saint-Domingue.
Le Rescator demeura silencieux. Son regard noir, extrêmement brillant, ne quittait pas le visage de l'armateur. Ils s'affrontaient. La victoire serait à celui qui arriverait à faire baisser les yeux de l'autre.
– Ainsi vous ne niez pas, continua Manigault triomphant. Heureusement, nous avons percé à jour vos intentions. Vous vouliez nous vendre.
– Peuh ! le commerce d'esclaves n'est-il pas un bon et honnête moyen de gagner de l'argent. Mais vous vous trompez. Je n'ai jamais eu l'intention de vous vendre. Cela ne m'intéresse pas. J'ignore ce que vous possédez à Saint-Domingue, mais ce que je possède, moi, dépasse toute la richesse de cette petite île et ce n'est pas ce que j'aurais pu tirer de vos ternes carcasses de Réformés qui pourrait y ajouter beaucoup et me décider à m'encombrer de vous et de vos familles. Je paierais bien plutôt pour être débarrassé de vous, ajouta-t-il, avec un sourire suave. Vous exagérez votre valeur marchande, monsieur Manigault, malgré votre expérience de maquignon de chair humaine.
– Ah ! en voilà assez, s'écria Manigault furieux. Nous sommes trop bons de vous écouter. Vos insolences ne vous sauveront pas. Nous défendons nos existences dont vous disposiez. Le mal que vous nous avez fait...
– Quel mal ?...
Dressé et dur, le comte de Peyrac, les bras croisés sur sa poitrine, les toisait les uns après les autres et sous cet œil fulgurant ils demeuraient muets.
– Le mal que je vous ai fait est-il plus grand que celui que vous voulaient des dragons du Roi, galopant sabre au clair derrière vous ? Vous avez la mémoire très courte, messieurs, à moins qu'elle ne soit ingrate...
Puis, riant de nouveau :
– Oh ! ne me regardez pas avec ces prunelles égarées, comme si je ne comprenais pas ce que vous éprouvez. Mais je comprends, oh ! je comprends ! Le mal réel que je vous ai fait, je le connais. Je vous ai mis en face d'êtres qui ne vous ressemblent pas, qui représentent pour vous le Mal et qui vous ont fait du bien. L'homme a toujours peur de ce qu'il ne comprend pas. Ces Maures infidèles, ennemis du Christ, que j'ai à mon bord, ces Méditerranéens paillards, ces hommes de mer rudes et impies, ont pourtant partagé avec vous de bon gré les rations de biscuits qui leur étaient réservées, ils ont cédé à vos enfants les provisions fraîches qui les protègent du scorbut. J'ai encore dans mes cales deux hommes qui ont été blessés devant La Rochelle. Mais vous ne pourriez leur accorder votre amitié parce qu'ils sont « mauvais » d'après vous. Tout au plus en feriez-vous des complices, comme lorsque vous traitez avec des Arabes trafiquants d'esclaves qui viennent sur les côtes vous revendre les Noirs, razziés par eux dans les hautes terres de l'Afrique que je connais fort bien mais non vous. Passons.
– Avez-vous fini de me jeter mes esclaves à la tête ? éclata l'armateur. On dirait, ma parole, que vous m'accusez de commettre des crimes. Les sauvages païens, ne vaut-il pas mieux les arracher à leurs idoles et leurs vices pour leur faire connaître le vrai Dieu et l'honneur du travail ?
Joffrey de Peyrac fut surpris. Il saisit son menton d'une main et parut réfléchir en hochant la tête.
– Je reconnais que votre point de vue est défendable, bien qu'il faille une cervelle profondément... religieuse pour l'avoir conçu. Mais il me répugne. Peut-être parce que, autrefois, j'ai, moi aussi, porté des chaînes.
Il releva ses manchettes de dentelle et tendit ses poignets bruns sur lesquels survivaient les traces blanchâtres de profondes cicatrices.
Était-ce une erreur de sa part ? Les Protestants qui l'écoutaient déconcertés, sursautèrent et leurs traits retrouvèrent une dure expression de mépris.
– Oui, insista le Rescator, comme s'il jouissait de leur découverte horrifiée, moi-même et mon équipage sur ce navire, nous avons presque tous porté des chaînes. C'est pourquoi nous n'aimons pas les marchands d'esclaves, comme vous.
– Forçat ! jeta Manigault. Et vous voudriez encore que nous vous fassions confiance à vous et vos compagnons de galère.
– Voguer aux bancs du Roi est-il un titre d'infamie en notre siècle, monsieur ? J'ai eu à mes côtés au bagne de Marseille des hommes dont le seul crime était d'appartenir à la religion calviniste, à la R. P. R. comme on dit dans le royaume de France que vous avez fui.
– C'était différent. Ils souffraient pour leur foi.
– Vous appartient-il de juger sans savoir pour quelle autre passion j'ai souffert, moi aussi, les injustes sentences ?
Mercelot s'esclaffa, sarcastique.
– Bientôt, vous nous ferez croire, monseigneur, que le bagne de Marseille et les bancs du Roi sont peuplés d'innocents, et non d'assassins, de bandits et de voleurs de grands chemins, comme il se doit.
– Qui sait ? Ce serait assez dans les normes du vieux monde décadent. Hélas, « il est un mal que j'ai vu sous le soleil comme une erreur provenant de celui qui gouverne : la folie occupe des postes très élevés et les riches sont assis dans l'abaissement. J'ai vu des esclaves sur des chevaux et des princes marchant à terre comme des esclaves. » Je cite les Écritures, messieurs.
Il levait le doigt dans une attitude péremptoire et quasi prophétique et, à ce moment, Angélique comprit.
Il jouait la comédie. Pas un instant, pendant ce dialogue ahurissant, il n'avait cherché à s'expliquer avec ses adversaires, à les « convertir » à son point de vue dans le fallacieux espoir de les amener à reconnaître leurs torts. Angélique elle-même savait que c'était inutile et c'est pourquoi elle suivait avec une telle anxiété ces paroles échangées et qui lui semblaient presque incongrues en un semblable moment. Brusquement elle découvrait son jeu. Sachant les Protestants fort portés aux discussions scolastiques, il les avait lancés dans un débat de conscience, employant des arguments spécieux et posant des questions bizarres, afin de capter leur attention.
« Il cherche à gagner du temps, se dit-elle. Mais que peut-il espérer ? attendre ? Les membres fidèles de l'équipage sont enfermés dans l'intérieur du navire et tous ceux qui cherchent à sortir sont abattus sans pitié. »
Un coup de mousquet claquant du fond de la « grand'rue » vint confirmer sa pensée et elle sursauta douloureusement.
Berne, que le vif sentiment qui le torturait vis-à-vis d'Angélique rendait plus intuitif, eut-il en la regardant le pressentiment de ce qu'elle pensait ?
– Amis, s'écria-t-il, méfiez-vous ! Cet homme démoniaque cherche à endormir notre méfiance. Il espère que ses compagnons vont venir le secourir et tente, par ses paroles, de faire traîner notre verdict.
Ils se rapprochèrent du Rescator et l'encadrèrent étroitement. Mais aucun n'osa porter la main sur lui pour l'arrêter et lui lier les poignets.
– N'essayez pas de nous tromper encore, menaça Manigault. Vous n'avez rien à espérer. Ceux des nôtres que vous aviez engagés dans votre équipage, nous ont fourni un plan détaillé du navire, et maître Berne lui-même – souvenez-vous – que vous aviez mis aux fers, a pu repérer que son cachot prenait l'air par le puits où se déroule la chaîne de l'ancre. Par ce puits, dont nous nous sommes assuré l'orifice, nous avons accès à la soute aux poudres et à la Sainte Barbe. Nous nous battrons s'il le faut, dans les cales, mais c'est nous qui, déjà, avons la réserve de munitions.
– Félicitations !
Il demeurait très grand seigneur et son ironie, à peine voilée, les exaspérait et les inquiétait.
– Je reconnais que, pour l'instant, vous êtes les plus forts. Je souligne « pour l'instant » car j'ai tout de même cinquante hommes à moi sous mes pieds.
II frappa de sa botte le plancher.
– Croyez-vous que le premier moment de surprise passé, ils vont attendre bien sagement, pendant des jours et des jours, que vous leur ouvriez la cage ?
– S'ils savent qu'ils n'ont plus de capitaine à servir ou à redouter, dit Gabriel Berne d'un ton lourd, il se peut que la plupart se joignent à nous. Les autres, ceux qui resteront éternellement fidèles... tant pis pour eux !
Angélique le haït pour cette unique phrase. Gabriel Berne voulait la mort de Joffrey de Peyrac.
Celui-ci ne paraissait pas impressionné.
– Car, messieurs, n'oubliez pas que, pour vous rendre d'ici aux Iles d'Amérique, il ne vous faut pas moins de deux semaines de difficile navigation.
– Nous ne sommes pas assez imprudents pour essayer de nous y rendre sans escale, dit Manigault que le ton doctoral de son adversaire exaspérait et qui ne pouvait se retenir de lui fournir des explications. Nous nous dirigeons vers la côte et nous serons dans deux jours à Saco ou à Boston...
– Si le courant de Floride vous le permet.
– Le courant de Floride ?
À cet instant les yeux d'Angélique revinrent vers le gaillard d'avant et elle cessa de suivre la conversation, attirée par un phénomène inquiétant. Le brouillard lui avait semblé s'épaissir de ce côté du navire, maintenant, il n'y avait plus de doute. Ce n'était pas du brouillard, c'était de la fumée. On ne pouvait distinguer d'où partaient les épaisses volutes qui, en s'étalant, voilaient le désordre du pont démantelé. Soudain, elle poussa un cri. Le bras tendu, elle désignait la porte de l'entrepont derrière laquelle gîtaient les femmes et les enfants et dont les interstices laissaient filtrer lentement la fumée blanche. Des lattes du plancher fermant le pont, les mêmes fumerolles menaçantes s'élevaient, se tordaient. C'était là-dessous, à l'intérieur qu'avait dû éclater le foyer d'incendie.
– Le feu ! Le feu !
Ils finirent par l'entendre et regardèrent dans la direction indiquée.
– Le feu est à l'entrepont... Avez-vous fait évacuer vos femmes ? Non, dit Manigault, nous leur avons recommandé de se tenir calmes pendant notre action. Mais... s'il y a le feu... pourquoi ne sortent-elles pas ?
Il hurla de toutes ses forces.
– Sortez ! Sortez !... Il y a le feu.
– Elles sont peut-être déjà étouffées, dit Berne.
Et il s'élança, suivi de Mercelot.
*****
L'attention s'était détournée du prisonnier. Celui-ci bondit alors avec la souplesse silencieuse d'un tigre. On entendit un râle sourd. Le matelot espagnol posté en sentinelle devant les appartements du Rescator s'effondra, égorgé par la pointe du poignard que celui-ci venait de tirer promptement du revers de sa botte.
En se retournant ils ne virent que ce corps étendu. Le Rescator s'était retranché dans sa cabine, hors de leur portée. Il devait déjà avoir saisi ses armes, et le déloger ne serait pas facile.
Manigault serra les poings, comprenant qu'il avait été joué.
– Le maudit ! Mais il ne perd rien pour attendre. Que deux d'entre vous restent là, recommanda-t-il à des matelots armés accourus. Nous devons courir sus au feu et nous nous occuperons de lui après. Il ne pourra nous échapper. Surveillez la porte et ne le laissez pas sortir vivant.
Angélique n'entendit pas ces dernières paroles. La pensée d'Honorine au sein du brasier l'avait jetée vers la partie du navire menacée.
On n'y voyait plus à deux pas. Devant la porte, Berne et Mercelot, toussant et suffoquant, essayaient de l'enfoncer.
– La barre est mise à l'intérieur.
Ils se saisirent d'une hache et réussirent à faire sauter le vantail de bois. Des silhouettes titubantes apparurent, les bras sur les yeux. Des accès de toux, des éternuements, des cris et des pleurs s'élevaient du nuage opaque. Angélique plongea en aveugle, se heurtant à des êtres invisibles qui se débattaient dans ce cauchemar. Des mains s'agrippaient à elle. Elle releva quelques enfants effondrés et les tira au-dehors. Machinalement, elle enregistrait qu'elle ne sentait pourtant aucune odeur de fumée. Les yeux la piquaient, mais à part cette sensation et une irritation de la gorge, son malaise n'était pas grand. Sans craindre désormais de défaillir elle revint dans la cale embrumée, à la recherche d'Honorine. Des voix étouffées commençaient à s'interpeller autour d'elle.
– Sarah ! Jenny ! Où êtes-vous ?
– Est-ce toi ?
– Êtes-vous malades ?
– Non, mais nous ne pouvions pas ouvrir la porte ni les sabords.
– J'ai mal à la gorge.
– Berne, Carrère, Darry, venez avec moi. Il faut trouver le foyer d'incendie.
– Mais... il n'y a pas d'incendie !
*****
Soudain Angélique se revit dans la nuit, devant Candie en feu. Le chébec du Rescator dérivait enveloppé d'un cocon de fumée jaunâtre, et Savary s'écriait :
– Ce nuage à fleur d'eau, qu'est-ce que c'est ?... Qu'est-ce que c'est ?
Se traînant au sol, Angélique, tâtonna, cherchant Honorine. Son appréhension s'apaisait. Il n'y avait pas de feu, pas de flammes. C'était encore, elle aurait dû s'en douter, un des tours du Rescator, son mari, ce comte savant dont les expériences scientifiques avaient partout éveillé autour de lui soupçons et frayeur.
– Ouvrez les sabords, cria une voix.
Des poignes vigoureuses obtempérèrent. Mais malgré l'appel d'air nouveau, la brume insolite était lente à se dissiper : elle collait aux objets et aux murs. Enfin Angélique distingua le canon près duquel elle avait installé sa couche pendant la traversée, et le hamac d'Honorine. Il était vide. Elle chercha autour d'elle, heurta une femme qui, les mains sur le visage, essayait de se diriger vers une des ouvertures afin de respirer.
– Abigaël ! Savez-vous où est ma fille ?
Abigaël eut une quinte de toux. Angélique la soutint jusqu'à une fenêtre.
– Ce n'est rien. Ce n'est pas dangereux, je crois. Seulement désagréable.
La jeune fille, ayant repris son souffle, lui dit qu'elle aussi cherchait Honorine.
– Je crois que le matelot sicilien qui veillait auprès d'elle l'a emmenée un peu avant que cette fumée envahisse notre cale. Je l'ai vu de loin se lever et se diriger vers le fond, portant quelque chose, peut-être l'enfant.
« Je n'ai pas pris garde... Nous parlions entre nous de ce qui se passait à bord. Nous étions tellement inquiètes... Pardonnez-moi, Angélique, d'avoir si mal veillé sur elle. J'espère qu'il ne lui sera rien arrivé. Ce Sicilien lui paraissait tout dévoué. Elle toussa encore, essuya ses yeux rougis et larmoyants. Comme la brume d'un matin d'été se dissout aux rayons du soleil levant, l'épaisse fumée se clarifiait peu à peu. On distinguait les alentours. Aucune trace de feu, de bois noirci.
– Je vous pensais noyée, Angélique, emportée par cette affreuse tempête. Quel courage vous avez eu d'aller chercher du secours cette nuit. Lorsque les charpentiers sont arrivés maître Mercelot venait de s'évanouir. Nous nous y étions toutes mises pour soutenir ce pont qui s'écroulait sur nous. Les vagues nous inondaient. Nous n'aurions pu tenir plus longtemps. Ces charpentiers qui sont venus ont été admirables.
– Et ce matin, vous les avez assassinés, fit Angélique avec amertume.
– Que s'est-il passé exactement ? chuchota Abigaël avec effroi. Nous dormions épuisées, lorsque nous nous sommes éveillées pour voir tous nos hommes armés. Mon père a discuté violemment avec M. Manigault. Il estimait que celui-ci allait commettre un acte insensé.
– En effet, ils se sont emparés du navire, tuant les membres de l'équipage qui veillaient sur le pont et bloquant dans les cales ceux qui s'y reposaient. Un vrai gâchis.
– Et monseigneur le Rescator ?
Angélique laissa tomber les bras dans un geste désespéré. Elle n'avait même plus la force de réfléchir au sort de Joffrey, d'Honorine et de se poser des questions sur l'issue de cette situation désastreuse.
Les événements se précipitaient et la bousculaient comme la tempête.
– Que faire contre la folie des êtres humains, dit-elle, en regardant Abigaël avec hébétude, je ne sais plus... que faire ?
– Je ne crois pas qu'il y ait lieu d'être inquiète pour votre fille, essaya de la réconforter son amie. Le Rescator avait donné des ordres au Sicilien, lorsqu'il est venu cette nuit. On aurait dit qu'il lui recommandait votre fille comme si elle avait été la sienne. Peut-être lui est-il attaché à cause de vous ? Le Rescator vous aime, n'est-ce pas ?
– Ah ! Il est bien temps de parler d'amour, s'écria Angélique en laissant tomber son visage dans ses mains.
Mais sa défaillance fut de courte durée.
– Vous dites qu'il est venu cette nuit ?
– Oui... Nous nous sommes accrochées à lui en criant : « Sauvez-nous ! » et, Angélique, comment expliquer cela ? Je crois qu'il a ri et, soudain, nous avons cessé d'avoir peur et nous avons compris que nous échapperions encore à la mort. Il disait : « La tempête ne vous avalera pas, mesdames. C'est une toute petite tempête, sans appétit. » Nous nous trouvions bêtes d'avoir eu si peur. Il a surveillé et dirigé le travail des charpentiers, et puis...
« Et puis, il est venu me rejoindre, pensa Angélique, et il m'a prise dans ses bras. Non, je ne me laisserai pas aller au découragement, se reprit-elle. Il ne sera pas dit que le destin m'aura conduite jusqu'ici... dans ses bras pour que j'abandonne... par fatigue de la lutte ! »
« C'est la dernière épreuve », lui criait une voix intérieure.
– Le sort ne veut pas de notre amour, fit-elle à voix haute, peut-être parce qu'il est trop beau, trop grand, trop fort. Mais on peut vaincre le sort. Osman Ferradji le disait.
Ses traits se durcirent et elle se redressa, résolue.
– Venez vite, dit-elle à Abigaël.
Elles enjambèrent les paillasses et les objets en désordre. Maintenant, la fumée s'était presque entièrement évanouie. Il ne restait qu'un voile léger, une odeur piquante.
– D'où diable cette vapeur est-elle venue ? demanda Angélique.
– De partout aurait-on dit. Au début, j'ai cru que c'était moi qui m'endormais ou qui m'évanouissais... Oh !... je me souviens aussi. Il m'a semblé voir le médecin arabe parmi nous. Il tenait une énorme bouteille de verre noir, si lourde qu'il ployait en la portant. J'ai cru que c'était un rêve, mais peut-être était-ce réel...
– Moi aussi, je l'ai vu, affirmèrent des voix.
Sur le pont, les femmes et les enfants se ranimaient. Ils étaient étourdis, mais ne paraissaient pas malades. Beaucoup avaient vu le médecin arabe Abd-el-Mechrat surgir comme par miracle à travers les nappes de brume qui commençaient à les envelopper.
– Comment a-t-il pu entrer et, surtout, ressortir ? C'est de la magie !
Le mot lancé, ils se regardèrent avec terreur. La crainte tapie en eux depuis qu'ils se trouvaient sur le Gouldsboro prenait forme.
Manigault tendit le poing vers les vitres miroitant, là-bas, sous la dunette.
– Magicien ! Il a osé s'attaquer à nos enfants pour détourner notre colère et nous échapper. Angélique ne put en supporter davantage et s'élança au milieu d'eux.
– Imbéciles !Toujours les mêmes mots que, depuis quinze ans, on lui jette à la tête : Magicien ! Sorcier ! Toujours les mêmes sornettes ! Hommes stupides ! À quoi vous servent alors votre foi et les enseignements de vos pasteurs, si vous demeurez aussi bornés que ces grossiers paysans papistes que vous méprisez. « Jusqu'à quand l'homme haïra-t-il la science... » Lecteurs de Bible que vous êtes, avez-vous jamais médité ces paroles de vos livres saints ?
« Jusqu'à quand l'homme haïra-t-il ce qui le dépasse, l'être supérieur qui voit plus loin qu'un autre, celui qu'aucune peur n'arrête dans sa recherche de l'univers ? À quoi vous sert-il d'avoir été entraînés vers une nouvelle terre si vous emmenez à la semelle de vos chaussures toute la boue de sottises, toute la poussière stérile du vieux monde ?...
Elle n'avait cure de leur hostilité. Elle avait dépassé la peur. Elle sentait qu'elle seule pouvait assumer le rôle de médiatrice entre ces deux groupes humains qui s'affrontaient, séparés par des malentendus séculaires.
– Croyez-vous sérieusement, monsieur Manigault, que vous vous trouvez devant un phénomène de sorcellerie ?... Non ! Alors pourquoi essayez-vous d'ameuter les esprits simples ou craintifs avec des prétextes mensongers ? Voyez, Pasteur, cria-t-elle tournée vers le vieil homme qui demeurait silencieux, ce qu'il reste en vos ouailles de l'esprit de justice et de vérité dont ils se prévalaient à La Rochelle, lorsqu'ils étaient en possession de tous leurs biens et de leur confort. Aujourd'hui ce sont la rapacité, la jalousie, la rancœur la plus basse qui dictent leurs actes. Car ce n'est pas seulement par crainte de perdre votre argent que vous avez décidé ce coup de main, monsieur Manigault, mais parce que vous aviez peur de ne plus en avoir assez, même aux Iles. Le magnifique navire vous tentait. Et vous vous êtes donné pour excuse que de rançonner des hors-la-loi, c'était faire œuvre pie.
– Telle reste mon opinion. De plus, des hors-la-loi on peut tout craindre, et leurs intentions à notre égard me semblaient trop peu sûres. Je sais que vous nous désapprouvez, Pasteur. Vous nous conseilliez d'attendre. Mais attendre quoi ? Lorsque nous aurons été déposés sur un rivage désert, sans biens, sans armes, comment nous défendre ? J'ai entendu parler assez souvent de ces malheureux, embarqués pour le Nouveau-Monde et vendus par les capitaines des navires qui les conduisaient aux sociétés propriétaires de régions à coloniser. Nous, nous luttons pour échapper à ce sort. De plus nous luttons contre un renégat, un impie, un homme sans mœurs et sans croyance. On m'a dit qu'il avait été conseiller secret du Sultan de Constantinople. À l'image de ces infidèles, il est cruel, dissimulé. Et tout à l'heure même n'a-t-il pas cherché à faire périr de façon atroce nos femmes et nos enfants innocents ?...
– Il a surtout cherché à détourner votre attention alors que vous menaciez sa propre vie. La ruse est de bonne guerre...
– Malheureuse ! Faire enfumer comme des rats nos familles, voilà, n'est-il pas vrai, un procédé qui peint l'homme, et sa cruauté qui ne recule devant rien.
– Le procédé était inoffensif si j'en crois les mines présentes de ses victimes.
– Mais comment a-t-il pu envoyer le feu d'un seul... regard ? demanda, d'une voix hésitante, l'un des paysans du hameau de Saint-Maurice. Il parlait avec nous là-bas, à l'arrière, et puis, tout à coup, la fumée est venue. C'est bien magique, cela ?...
Manigault haussa les épaules.
– Tête de lard, grommela-t-il... ce n'est pour tant pas malin à comprendre... Il avait des complices dont nous ne nous sommes pas méfiés. Le vieux médecin arabe, qui paraissait prostré par la maladie sur son grabat... et puis le Sicilien aussi probablement. Je suppose que le Rescator l'avait posté là exprès parce qu'il se doutait de quelque chose. Il a cherché à prévenir son maître. Heureusement, nous l'avons pris de vitesse. Mais il devait avoir établi un plan à l'avance avec le médecin arabe au cas où les choses tourneraient mal... Vous dites que ce fils de Mahomet, trois fois maudit, portait avec lui une bonbonne de verre noire ?...
– Oui ! oui !... nous l'avons vu ! Mais nous croyions que c'était un songe.
– Quel poison pouvait bien contenir cette flasque ?...
– Je le sais moi, intervint tante Anna. C'était de l'esprit d'ammoniaque, sel inoffensif, en effet, mais irritant et dont l'évanescence, lorsqu'il s'échappe de son contenant, sème la panique par sa ressemblance étrange avec l'épaisse fumée d'un incendie.
Elle toussa discrètement et s'essuya les yeux encore enflammés par le « sel inoffensif ».
– L'entendez-vous ? L'entendez-vous ? fit Angélique avec véhémence.
Mais les mutinés ne voulaient pas écouter la voix frêle et docte de la vieille demoiselle. Loin de les apaiser, son explication naturelle augmentait leur fureur. Alors qu'ils se croyaient les maîtres de la situation, le Rescator les avait encore manœuvres avec une habileté qu'on ne pouvait qualifier que de diabolique. Il les avait retenus par des discours et par des discussions dans le quelles ils avaient eu l'imprudence de se laisser entraîner. Et cependant, le temps faisait son œuvre. Il laissait ainsi à des complices la possibilité de préparer le simulacre d'incendie. Profitant de l'émotion inévitable, que créait l'apparition d'un sinistre à bord, le Rescator leur avait maintenant échappé.
– Que ne l'avons-nous tué tout de suite ! exhala Berne, fou de rage.
– Si vous touchez un seul des cheveux de sa tête... fit Angélique les dents serrées, si vous osez le toucher...
– Et que ferez-vous ? intervint Manigault l'affrontant. Nous sommes en force, dame Angélique, et si vous prenez trop nettement parti pour nos ennemis, nous vous mettrons aussi hors d'état de nuire.
– Essayez de porter la main sur moi, lui jeta-t-elle farouche. Essayez seulement et vous verrez !
C'était la chose qu'ils n'oseraient pas. Ils tenteraient de l'intimider par des menaces. Ils souhaiteraient ardemment de la voir effondrée, muette si possible, car chacune des paroles qu'elle leur décochait était une nouvelle flèche, mais ils n'oseraient pas la molester. Cela leur aurait paru sacrilège. Aucun d'eux n'aurait su expliquer pourquoi. Angélique se raccrocha au fragile avantage de l'ascendant qu'elle conservait, malgré tout, sur eux. Derechef elle les toisa d'un regard dur et décida.
– Retournons là-haut. Il faut à tout prix parlementer avec lui.
Ils la suivirent presque docilement. En longeant la coursive, ils jetèrent un regard sur la mer. Le brouillard s'était écarté, formait un cercle fermé, couleur de soufre à quelques encablures du navire solitaire. Cependant la mer continuait à être molle et douce et la marche du Gouldsboro meurtri se poursuivait sans heurts. On aurait dit que les éléments avaient décidé de laisser aux humains le temps de vider leurs querelles.
« Mais qu'un coup de tabac survienne, pensa soudain Manigault, et que ferai-je avec ces bonshommes bloqués dans les cales ? Il faut qu'ils se joignent à nous sans tarder... Et pour cela, nous assurer la personne du Rescator... Leur faire croire qu'il est mort. C'est la seule chose qui pourra les démonter. Tant qu'ils le supposeront vivant ils attendront de lui le miracle... Tant qu'il sera vivant !... »