Chapitre 2
La plage où ils revinrent semblait se transformer en table de banquet. Les indigènes n'avaient cessé d'apporter de nouveaux plats cuisinés, des paniers de fruits, petits mais parfumés, d'énormes légumes, citrouilles, courges et tomates. Des feux s'allumaient d'où montait l'odeur du poisson frais pêché que l'on faisait griller. Des Indiens esquissaient des pas de danse en agitant leurs tomahawks ailés de plumes, l'arme à boule de pierre ou de fer dont ils se servaient pour assommer leurs ennemis.
– Où sont nos enfants ? s'écrièrent des mères soudain effrayées par ce tableau sauvage.
– Maman, hurla Honorine en se précipitant vers sa mère, viens voir les crevettes que j'ai pêchées avec M. Crowley.
Elle avait la frimousse toute barbouillée de bleu.
– On dirait qu'elle a bu de l'encre !
Mais tous les enfants étaient à même enseigne.
– Nous avons mangé des « strawberries » et des « whortberries »...
« Dans quelques jours, ils parleront tous anglais », se dirent les parents.
– Voici pour la faim, fit le comte en désignant la scène, pour le froid, il y a les fourrures, du bois de chauffe à profusion.
– Champlain pourtant a échoué, répéta Manigault.
– Si fait. Mais savez-vous pourquoi ? Il ignorait la barre côtière, il a été épouvanté par la hauteur des marées : cent vingt pieds et l'hiver terrible.
– Avez-vous supprimé ces difficultés ? ricana Mercelot.
– Certes non. La marée a toujours cent vingt pieds de hauteur, mais de l'autre côté de ce promontoire de Gouldsboro, où Champlain avait établi son camp. Il s'est accroché à un endroit maudit alors qu'à une demi-heure de galop il trouvait le lieu où nous sommes et où la marée n'est que de quarante pieds.
– Quarante pieds, c'est encore trop de marée pour un port.
– C'est faux, quarante pieds c'est la hauteur de marée à Saint-Malo, port breton fort prospère.
– Où il n'y a pas de pertuis, fit remarquer Berne.
– Certes, mais il y a la Rance, ses reflux et sa vase.
– Ici, il n'y a pas de vase, dit Manigault, qui alla tremper sa main dans l'eau transparente.
– Vos chances sont donc plus grandes encore que celles de vos ancêtres, lorsqu'ils ont décidé de construire un port inaccessible sur ce rocher qui devint La Rochelle. Défendu par des pertuis, comme ici, mais menacé par la vase qui l'étouffera complètement un jour proche. Si ce n'est vous, Rochelais, qui pouvez construire un port en ce lieu qui présente tant de ressemblance avec votre ville d'origine, qui donc le construira ? Angélique remarquait que les Protestants s'étaient groupés autour de celui qu'ils continuaient à désigner sous le nom de Rescator. Mais, comme tous les hommes lorsqu'ils parlent avec un autre dont ils reconnaissent la compétence, ils avaient oublié leur situation précaire vis-à-vis de lui et se passionnaient. Sa question les rappela à la réalité.
– Il est vrai que nous sommes entre vos mains, dit Manigault avec amertume. Nous n'avons pas le choix.
– Le choix de quoi ? dit Joffrey de Peyrac en le regardant dans les yeux. D'aller à Saint-Domingue ? Que connaissez-vous de cette île qu'on ne peut atteindre sans payer tribut aux pirates des Caraïbes et qui se fait razzier périodiquement par les flibustiers et les boucaniers de l'île de la Tortue ? Que peuvent y faire des hommes de votre espèce, industrieux, actifs, hommes de mer et de ses échanges ? De la pêche ? Il n'y a que quelques goujons dans de maigres ruisseaux et, sur les côtes, des requins féroces.
– J'ai pourtant des comptoirs là-bas, dit Manigault, et de l'argent.
– Non, je n'y crois pas. Vos comptoirs n'ont pas besoin d'être ravagés par les pirates pour ne plus vous appartenir. Vae victis, monsieur Manigault. Vous auriez gardé de solides assises à La Rochelle que vous pouviez encore espérer récupérer quelques biens en abordant aux îles d'Amérique. Mais n'êtes-vous pas certain que ceux qui, jadis, étaient – tant à Saint-Domingue qu'à La Rochelle – vos chers et dévoués collaborateurs, si empressés, ne se soient pas déjà partagé vos dépouilles ?
Manigault se troubla. Ses propres craintes se trouvaient matérialisées par les paroles du Rescator. Celui-ci continua :
– Vous en êtes tellement persuadé vous-même, qu'un des mobiles qui vous ont poussé à vous emparer de mon navire était la peur d'arriver aux Iles dans une pauvreté totale, avec en plus des obligations à mon égard pour vous avoir mené jusque-là. Votre projet à la corsaire vous procurait deux avantages. En me supprimant, vous supprimiez un créancier et, propriétaire d'un beau navire, vous pouviez tenir la dragée haute à ceux qui, misérable émigrant, vous auraient reçu là-bas plus mal qu'un chien.
Manigault ne nia pas. Il croisa seulement les bras sur sa poitrine, resta la tête basse dans une attitude de méditation profonde.
– Et vous dites, monsieur, que mes appréhensions à l'égard de mes anciens collaborateurs des Iles et de La Rochelle étaient justifiées. Est-ce une supposition ou une certitude ?
– Une certitude.
– Comment savez-vous tout cela ?
– Le monde n'est pas si grand qu'il en a l'air. Relâchant sur la côte d'Espagne, j'ai rencontré un des plus grands bavards devant l'Éternel, un nommé Rochat que j'ai connu au Levant.
– Ce nom me dit quelque chose.
– Il a été attaché à la Chambre de commerce de La Rochelle. Il me parla de cette ville qu'il venait de quitter, me parla de vous pour me démontrer de quelle façon à La Rochelle le pouvoir et la fortune devaient passer des mains des grands bourgeois réformés dans celles des Catholiques. Déjà à cette époque, vous étiez condamné, monsieur Manigault. Mais je ne me doutais pas à ce moment, en l'écoutant, que j'aurais... l'honneur – et il eut un salut ironique – d'offrir à ces gens persécutés dont il m'entretenait, le refuge de mon navire.
Manigault ne paraissait pas entendre. Puis il eut un profond soupir.
– Pourquoi ne pas nous avoir informés plus tôt de ce que vous saviez. Le sang n'aurait peut-être pas coulé.
– Je pense, au contraire, que vous vous seriez plus encore acharné à me dépouiller pour être certain de prendre votre revanche sur vos ennemis.
– Que nous soyons condamnés par nos anciens amis et sans ressources ne vous autorisait pas à disposer de nos vies.
– Vous avez bien disposé des nôtres. Nous sommes quittes ! Maintenant persuadez-vous d'une chose. À part la culture de la canne à sucre et du tabac, pour laquelle vous n'aviez aucune expérience, vous n'auriez pu pratiquer là-bas que le commerce des nègres. Et, pour ma part, je n'aiderai jamais un marchand d'esclaves à s'établir. Ici, vous n'aurez pas besoin de cette nocive industrie, vous pourrez donc jeter les bases d'un monde qui ne portera pas en lui, dès le départ, des germes de destruction.
– Mais, à Saint-Domingue, on peut faire de la vigne, et telle était notre intention, dit l'un des Rochelais qui avait été tonnelier pour les alcools des Charentes.
– La vigne ne peut pousser à Saint-Domingue. Les Espagnols ont essayé en vain. Il faut, pour obtenir le raisin, un arrêt de sève causé par les saisons. Aux Iles, la sève est toujours en mouvement. Les feuilles ne meurent pas. Pas de saisons. Pas de vigne.
– Pourtant le pasteur Rochefort a écrit dans son livre...
Le comte de Peyrac secoua la tête.
– Le pasteur Rochefort, estimable et courageux voyageur que j'ai parfois croisé, n'en a pas moins communiqué à ses œuvres son optique particulière de l'existence, recherche du Paradis terrestre et de la terre de Canaan. C'est dire que ses récits contiennent des erreurs flagrantes.
– Ha !... s'exclama le pasteur Beaucaire en frappant avec énergie sur sa grosse Bible. C'est bien mon avis ! Je n'ai jamais été d'accord avec cet illuminé de Rochefort.
– Entendons-nous. Les illuminés ont du bon. Ils servent à faire progresser les hommes et à les arracher de l'ornière séculaire. Ils voient des symboles. À d'autres de les interpréter. Si l'écrivain Rochefort a commis de regrettables confusions géographiques et décrit, avec une trop candide admiration, les richesses du Nouveau Monde, il n'en reste pas moins que les émigrants qu'il a attirés de l'autre côté de l'Océan n'ont pas été trompés. Disons que le cher pasteur avait trop bien assimilé ce sens symbolique qui est la base de la spiritualité indienne. On ne trouve certes pas de grappes succulentes aux rejets de la vigne sauvage, pas plus que de miches dorées aux branches de l'arbre à pain, mais la fortune, le bonheur, la paix de l'âme et de l'esprit peuvent pousser et s'épanouir partout. Pour ceux qui sauront découvrir les vraies richesses offertes, se dévouer à la terre nouvelle et ne pas y apporter les rancœurs stériles du Vieux Monde. N'est-ce pas ce que vous êtes tous venus chercher ici ?
La voix de Joffrey de Peyrac, pendant ce long discours, par instants s'étouffait, à d'autres s'éraillait, mais rien n'arrêtait le feu de ses paroles. Il négligeait les difficultés de sa gorge blessée, comme jadis, se battant en duel, il se jouait de sa jambe infirme. Ses yeux brûlants sous l'arcade sourcilière touffue attiraient ses interlocuteurs et leur communiquaient sa conviction.
Un des Maures, celui qui avait remplacé à ses côtés le serviteur Abdullah, s'approcha et lui tendit l'une des curieuses gourdes pansues, d'un jaune d'or, contenant une boisson mystérieuse apportée par les Indiens. Il but à la régalade et sans se préoccuper du contenu. On entendit hennir au loin des chevaux. Deux Indiens apparurent bientôt et descendirent vers la grève dans un grand éboulement de cailloux. On se porta vers eux. Ils donnèrent leur message. Le grand sachem Massawa était en marche pour saluer les nouveaux Blancs. Des ordres furent lancés dans toutes les langues pour hâter le débarquement des présents qui, du Gouldsboro, étaient peu à peu amoncelés sur le rivage. Des mousquets flambant neufs, certains enveloppés encore de leurs toiles huilées, des armes blanches et des outils d'acier. Gabriel Berne ne put s'empêcher de tendre le cou vers les coffres ouverts. L'œil de Joffrey de Peyrac suivit sa mimique.
– De la coutellerie de Sheffield, fit-il remarquer, la meilleure.
– Je connais, approuva Berne.
Et, pour la première fois depuis de longs jours, ses traits se détendirent et son regard s'anima.
Il oublia qu'il parlait à un rival honni.
– N'est-ce pas trop beau pour des sauvages ? Ils se contenteraient de moins.
– Les Indiens sont difficiles sur la qualité de leurs armes et de leurs outils. Les tromper serait annuler les avantages du marché. Ces présents que vous voyez là doivent nous acheter la paix sur l'étendue d'un territoire plus vaste que le royaume de France ! Mais on peut aussi les échanger contre des fourrures ou les vendre contre de l'or ou des pierres précieuses que les Indiens conservent des anciens temps de leurs villes mystérieuses. Gemmes ou métal noble gardent leur valeur sur les côtes, même si l'or n'est pas estampillé en monnaie d'Europe.
Berne, songeur, revint vers ses amis. Ceux-ci se tenaient toujours groupés les uns près des autres, silencieux. Cet énorme territoire qui leur tombait entre les mains, à eux, si dépourvus, les écrasait. Ils ne cessaient de regarder la mer, ses rochers, et leurs yeux remontaient vers les collines aux arbres géants et, chaque fois, ils retrouvaient une autre vision déformée par le brouillard errant qui tantôt donnait aux choses une douceur accueillante, tantôt une inhumaine sauvagerie.
Le comte les observait, la main posée à sa ceinture. Une moquerie fermait à demi l'œil étiré par les cicatrices de sa joue. Il avait l'air sardonique, mais Angélique savait maintenant ce que cachait cette apparence durcie et son cœur brûlait d'une admiration ardente. Il dit, tout à coup, à mi-voix, et sans se tourner vers elle.
– Ne me regardez pas ainsi, belle dame. Vous me donnez des idées de paresse... Et ce n'est pas le moment.
Puis s'adressant à Manigault :
– Votre réponse ?
L'armateur passa la main sur son front.
– Est-ce vraiment possible de vivre ici ?... Tout nous est tellement étranger. Sommes-nous faits pour ce pays ?
– Pourquoi non ? L'homme n'est-il pas créé pour toute la terre ? À quoi vous servirait d'appartenir à la plus haute espèce animale, doué de cette âme qui anime le corps mortel, de cette foi qui, dit-on, soulève les montagnes, si vous ne pouvez seulement entreprendre une tâche avec autant de courage et d'intelligence que les fourmis ou les termites aveugles ?
« Qui a dit qu'un homme ne pouvait vivre, respirer et penser qu'à une seule place, comme un coquillage au rocher ? Si son esprit le diminue au lieu de l'élever, alors, que l'humanité disparaisse de la terre et laisse la place aux insectes pullulants, mille fois plus nombreux et plus actifs que la population humaine du globe et qui le peupleront dans les siècles futurs de leurs races minuscules, comme aux premiers temps le monde informe, où nul homme encore n'avait paru, n'appartenait qu'à des races géantes de lézards monstrueux...
Les Protestants, inaccoutumés à un langage aussi divers et à de telles errances de pensée, le regardèrent avec ahurissement, mais les enfants ouvrirent des oreilles immenses. Le pasteur Beaucaire étreignait sa Bible.
– Je comprends, haleta-t-il, je comprends ce que vous voulez dire, monsieur. Si l'homme n'est pas capable de poursuivre partout le travail de création, que lui sert d'être un homme ? Et à quoi bon des hommes sur la terre ?... Je comprends le conseil de Dieu lorsqu'il disait à Abraham : Lève-toi, quitte ta maison et la famille de ton père et va dans le pays que je te montrerai.
Manigault étendit ses bras puissants pour réclamer la parole :
– Ne nous égarons pas. Nous avons une âme, c'est entendu, nous avons la foi, mais nous ne sommes que quinze hommes devant une tâche immense.
– Vous comptez mal, monsieur Manigault. Et vos femmes et vos enfants ? Vous en parlez toujours comme d'un troupeau de moutons bêlants et irresponsables. Or, ils ont prouvé pourtant qu'ils vous valaient bien tous comme bon sens, résistance et courage. Jusqu'à votre petit Raphaël qui sut ne pas mourir, malgré les privations et les douleurs de la traversée auxquelles résistent si rarement les bébés de cet âge. Il n'a même pas été malade... Et jusqu'à l'enfant que porte dans son sein l'une de vos filles, monsieur Manigault et qui doit à l'endurance de sa mère de n'avoir pas perdu cette vie à peine ébauchée. Il naîtra donc ici, en terre américaine et il consacrera vôtre ce pays, car n'en ayant jamais connu d'autre, il l'aimera comme sa terre natale. Vous avez une vaillante progéniture, messieurs de La Rochelle, de vaillantes femmes. Vous n'êtes pas quinze hommes seuls. Vous êtes tout un peuple déjà.
Les mets qu'on n'avait cessé de cuire ou d'apporter répandaient des odeurs mêlées, nouvelles et appétissantes. Les Protestants furent tout à coup fort entourés et priés de manger. Les Indiennes aussi hardies et rieuses que leurs époux se montraient distants et impénétrables, touchaient les vêtements des femmes, bavardaient, s'exclamaient. À chacune, elles posaient la main sur le ventre puis, sautant de côté, élevaient cette main, par gradins successifs, marquant un temps d'arrêt d'un air interrogateur.
– Elles demandent combien vous avez d'enfants et de quel âge, expliqua Nicolas Perrot.
Les graduations successives de la famille Carrère commencées à la taille de Raphaël, obtinrent un succès inouï. Mme Carrère fut entourée d'une véritable danse avec claquements de mains et hululements enthousiastes.
Mais le propos les avait ramenées à leur souci habituel :
– Où sont les enfants ?
Cette fois, ils avaient bel et bien disparu. On n'en retrouva que quelques-uns. Nicolas Perrot alla aux nouvelles.
– C'est Crowley qui les a tous emmenés au camp de Champlain.
– Qui est Crowley ? Où est ce camp de Champlain ?...
*****
Il se passait tant de choses au cours de cette journée qui devait demeurer historique dans les annales de l'histoire du Maine, qu'on n'avait pas le temps de les voir arriver. Angélique se. retrouva sur un cheval galopant par un sentier étroit tapissé de mousse sèche, sous des ombrages dignes de Versailles et longeant une côte hérissée de rochers où la mer se précipitait avec des fureurs de bête hurlante. Ce fracas de la mer et du vent, cette lumière des feuillages, cette impression tour à tour de contrée peuplée ou déserte faisaient le charme de l'endroit.
Les coureurs de bois s'étaient chargés d'escorter les mères inquiètes. Pour celles qui ne savaient pas monter à cheval, on trouva des chariots et des litières. Au dernier moment, une partie des hommes les rejoignirent.
– Croyez-vous que je vais vous laisser partir avec ces barbus paillards, cria l'avocat Carrère à sa femme, ce n'est pas une raison parce que ces moricaudes vous ont portée en triomphe, à cause de vos onze enfants qui sont aussi un peu les miens, pour n'en faire désormais qu'à votre tête. Je vous accompagne.
Le voyage, retardé par la traversée d'une rivière et l'étroitesse du sentier, dura cependant moins d'une heure. Ce n'était qu'une promenade et que les enfants avaient entreprise d'enthousiasme pour se dégourdir les jambes. Des cabanes en ruine apparurent. Elles avaient été édifiées quelque cinquante années plus tôt par les colons malheureux de Champlain. Abandonnées, elles subsistaient encore en partie à l'orée des arbres, occupant une vaste clairière qui descendait en pente douce vers la grève d'un rouge corail. Mais, loin d'offrir un abri comme à quelques miles de là, cette plage semblait comblée par un amoncellement de rochers sur lesquels des lames furieuses ne cessaient de déferler. Les enfants apparurent courant et se pourchassant entre les huttes.
– Maman, cria Honorine en se précipitant comme une boule, j'ai trouvé notre maison. Viens voir, c'est la plus belle. Il y a des roses partout. Et M. Cro nous la donne, pour toi et pour moi, toutes seules.
– Pour nous aussi, cria Laurier en colère.
– Paix, paix, petits coyotes hurleurs, intervint un curieux personnage qui se tenait à l'entrée du sentier comme un hôte accueillant d'honorables visiteuses.
Sa grosse toque de fourrure qu'il tenait à la main révélait une chevelure du plus beau roux. Mais il était rasé de près à part deux favoris qui lui garnissaient non les tempes mais les pommettes, formant une sorte de masque hérissé, couleur de feu, assez impressionnant pour des gens non avertis de cette particularité de la race écossaise. Il s'exprimait moitié en français, moitié en anglais, avec beaucoup de mimiques à l'indienne et on le comprenait mal.
– L'enfant a raison, mylady. My inn is for you. Mon nom est Crowley, George Crowley et, dans my store, vous trouverez every furniture for household... Voyez mes roses sauvages.
Mais on ne voyait plus rien du tout car un brouillard épais venait de se lever et ruisselait en myriades de gouttelettes scintillantes autour d'eux.
– Oh ! ce brouillard, gémit Mme Carrère, jamais je ne m'habituerai. Enfants, où êtes-vous ?
– Nous sommes là ! crièrent les enfants invisibles.
– Dans un pays pareil ils vont me jouer des tours pendables.
– Come in !... Come in !... répétait l'Écossais.
On dut le suivre de confiance.
– No brouillard, disait-il avec indulgence. Pas de brouillard to day. Il va, il part. L'hiver, yes, c'est le plus fort brouillard du monde.
Comme il l'avait annoncé, le brouillard s'en alla, porté par les ailes du vent. Angélique se retrouva devant une maison de bois couverte de chaume et garnie de roses épanouies, aux teintes de porcelaine et au parfum délicat.
– Voici ma maison, annonça Honorine.
Et elle en fit deux fois le tour en courant, et en criant comme une hirondelle. À l'intérieur un bon feu flambait. Il y avait même deux pièces garnies de meubles faits en rondins ou taillés grossièrement dans des troncs d'arbres, mais on découvrait, non sans surprise, une table de bois noir aux pieds torsadés qui n'aurait pas été déplacée dans un salon.
– Offert par M. le comte de Peyrac, dit l'Écossais avec satisfaction.
Il montra également les vitres aux fenêtres, luxe inconnu des autres cabanes qui n'avaient jamais été garnies que de peaux de poisson laissant filtrer une faible lumière.
– Autrefois, je m'en contentais.
Cet autrefois remontait assez loin. Crowley avait été le second d'un navire qui s'était fracassé il y avait trente ans sur les rochers infranchissables de la côte du Maine. Seul survivant, le naufragé avait abordé, couvert de blessures, sur les rives inhospitalières. Il s'y était tant plu qu'il y était resté.
Se considérant comme seigneur des lieux, il avait accueilli à coups de flèches, habilement tirées du haut des arbres, tous les pirates qui cherchaient refuge dans la baie de Gouldsboro. Les Indiens ne lui prêtaient pas main forte. Pacifiques, ils n'auraient jamais osé d'eux-mêmes entamer les hostilités, mais l'Écossais se chargeait bien à lui seul de chasser les intrus. Joffrey de Peyrac avait dû à l'amitié d'un chef mohican rencontré au cours d'une négociation à Boston, de connaître à la fois le refuge inviolable de Gouldsboro et les raisons de la malédiction qui y régnait. Il avait réussi à faire alliance avec l'esprit malin et Crowley avait d'autant mieux accueilli ses propositions qu'il commençait à chercher des clients pour ses fourrures. En effet, après s'être installé parmi les cabanes abandonnées de Champlain, il s'était senti inspiré par des idées de commerce. Curieux génie que de ne rien posséder et de parvenir à tirer fortune de ce rien. Il avait commencé par vendre des conseils aux indigènes pour guérir les maladies dont leurs sorciers ne venaient pas à bout. Puis des cornemuses qu'il fabriquait lui-même avec des roseaux et des vessies ou des estomacs de bêtes abattues. Puis les concerts qu'il donnait avec ses cornemuses. Des coureurs de bois venus du Canada prirent l'habitude de s'arrêter chez lui, d'échanger quelques-unes de leurs fourrures contre ses bons propos et ses soirées de musique.
Joffrey de Peyrac lui prit ses fourrures et le paya en quincaillerie et bimbeloterie qui en firent désormais le roi du commerce de la région. Voici ce qu'il raconta à ces dames autour du feu. Il ne savait encore de quel œil considérer les nouveaux arrivants, mais n'étant pas de caractère taciturne, il se disait qu'en attendant c'était toujours de la compagnie. Et quel agrément de revoir des femmes à peau blanche et aux yeux clairs. Lui il avait une femme indienne et des « papooses » ou mioches à volonté.
Ceux-ci présentaient de petits paniers remplis de groseilles, de fraises et de baies des bois aux dames assises sur les bancs, tandis que Crowley continuait la chronique du coin : M. d'Urville, racontait-il, c'était une tête brûlée qui était partie aux Amériques après une sombre histoire de duel. Beau garçon, il avait fait la conquête de la fille du chef des Abenakis-Kakou. C'était lui qui gardait le fort défendant l'accès de la baie de Gouldsboro, en l'absence de M. le comte de Peyrac.
L'Espagnol ? Don Juan Fernandez et ses soldats ? Des rescapés d'une expédition du Mexique qui avait disparu dans les forêts inviolables du Mississippi. Tous massacrés sauf ceux-là qui s'étaient retrouvés dans le Dawn East, squelettiques, à demi morts, ayant perdu la mémoire de leur passé.
– Ce don Fernandez a l'air féroce, fit remarquer Angélique. Il montre tout le temps les dents.
Crowley secoua la tête avec un sourire. Il expliqua que le rictus de l'Espagnol lui venait d'un tic conservé à la suite des tortures que lui avaient fait subir les Iroquois, peuple cruel, le peuple de la Maison Longue comme on les appelait par ici, à cause de leurs huttes allongées où vivaient plusieurs familles.
M. de Peyrac, quand il avait entrepris un nouveau voyage vers l'Europe, avait voulu rapatrier les Espagnols. Mais, chose étrange, ceux-ci avaient refusé. La plupart de ces mercenaires avaient toujours vécu aux Amériques et ne connaissaient d'autre métier que celui de partir à la recherche de cités fabuleuses et de hacher les Indiens en menu pâté. À part cela, ils n'étaient pas méchants.
Angélique apprécia, comme il se devait, l'humour du conteur. Celui-ci fit remarquer que le temps s'était levé et, puisque tout le monde était réchauffé, il allait leur montrer ses domaines.
– Il y a par là quatre ou cinq cabanes qu'on peut rendre habitables. Come in ! Come in !
*****
Honorine retint Angélique par sa robe.
– Je l'aime bien, M. Cro. Il a des cheveux de la même couleur que les miens et il m'a emmenée sur son cheval.
– Oui, il est très gentil. C'est heureux pour nous de trouver sa jolie maison dès notre arrivée.
Honorine hésitait à poser une question. Elle hésitait, parce qu'elle craignait la réponse.
– C'est peut-être mon père ? dit-elle enfin avec un regard plein d'espoir, en levant son petit museau barbouillé de bleu.
– Non, ce n'est pas lui, dit Angélique souffrant de sa déception comme de tout ce qui atteignait sa fille.
– Ah ! tu es méchante, dit Honorine faiblement.
Elles sortirent de la maison et Angélique voulut montrer les roses à l'enfant. Mais celle-ci ne se laissait pas distraire.
– Ne sommes-nous pas arrivées de l'autre côté de la mer ? demanda-t-elle au bout d'un instant.
– Oui.
– Alors où est mon père ? Tu m'avais dit que je le trouverais de l'autre côté de la mer avec mes frères.
Angélique ne se souvenait pas d'avoir dit une chose semblable mais discuter avec l'imagination d'Honorine n'était pas facile.
– Séverine a de la chance, dit l'enfant en tapant du pied, elle a un père et des frères et moi je n'en ai pas.
– Ne sois pas jalouse. Ce n'est pas beau. Séverine a un père et des frères, mais elle n'a pas de mère. Et toi, tu en as une.
L'argument parut frapper la petite bonne femme. Après un instant de méditation, sa peine s'envola et elle se précipita pour courir avec ses amis.
– Voilà une cabane qui a l'air solide, disait Crowley en donnant de grands coups de bottes dans les pieux d'un édifice bâillant à tous les vents. Installez-vous !
Il était remarquable que ces maisons aient pu résister aux intempéries et la preuve qu'elles avaient été bâties solidement leur était donnée.
Néanmoins les bourgeois rochelais contemplèrent avec désarroi ces ruines qui évoquaient la mort, la maladie, le désespoir d'êtres abandonnés au bout du monde et qui avaient dépéri ici, les uns après les autres, écrasés par la nature hostile. Ce qu'il y avait d'étonnant, c'était ces roses qui, partout, grimpaient et s'entrelaçaient et qui faisaient oublier les mugissements de l'océan proche, et qu'un hiver viendrait avec ses rafales, ses neiges, ses glaces caparaçonnant les rochers, cet hiver qui avait tué jadis les hommes de Champlain. L'Écossais les regardait sans comprendre pourquoi leurs mines étaient si longues.
– En nous y mettant tous maintenant, vous aurez au moins quatre logis de prêts pour la nuit.
– C'est vrai, au fait, où dormirons-nous la nuit ? s'enquirent-ils.
– Il n'y a guère qu'ici que ce soit possible, expliqua Nicolas Perrot, car le fort est déjà plein comme un œuf et il faudrait sans cela retourner à bord.
– Cela, jamais, s'écrièrent-ils avec ensemble.
Les pauvres cabanes leur parurent aussitôt des palais. Crowley dit qu'il pouvait leur procurer des planches, des outils, des clous. Il prit la direction des opérations, envoya les indigènes couper du chaume pour les toits. On se mit à travailler dans la fièvre. La brume irisée tantôt surgissait, tantôt s'en allait, tantôt découvrait la mer au loin, tantôt environnait la clairière où ils s'activaient, et l'on voyait trembler des reflets roses ou verts, mais personne n'avait le temps d'admirer.
Le pasteur Beaucaire maniait le marteau comme s'il n'avait fait que cela toute sa vie, en fredonnant des psaumes.
À chaque instant, d'autres Indiens débouchaient du sentier continuant d'apporter des œufs, du maïs, du poisson et des crustacés et, aussi, pendu à des perches, un magnifique gibier à plumes, des outardes et des dindes royales. La maison de Crowley avec le « magasin » attenant servait de quartier général.
Mais bientôt une, puis deux maisons furent achevées. On put allumer le feu dans l'une d'elles, et la cheminée tira de bon cœur. Angélique eut la première l'idée de faire remplir d'eau un chaudron, de l'accrocher dans l'âtre et d'y plonger un homard. Puis elle mit trois des jeunes filles à plumer des dindes.
On montait des cadres de bois assemblés avec des fibres d'écorce et cela faisait des lits sur lesquels les barbus jetèrent de lourdes fourrures.
– Vous dormirez bien cette nuit, petits pois sons pâles sortis de la mer, belles mouettes blanches qui avez franchi l'océan.
Venus du Nord, des provinces canadiennes, ils parlaient un français lent mais poétique, où se retrouvait l'habitude prise par eux au cours de leurs palabres avec les Indiens, de rechercher les longues périphrases, les images fleuries...
– Rochelais ! Rochelais ! voyez là, s'exclama Angélique.
Elle désignait l'âtre. Le homard énorme, qui ne voulait pas mourir, soulevait le couvercle. Symbole d'abondance pour ces gens de mer et des rivages, il dressa ses deux pinces pardessus le bord de la marmite et grandit, grandit comme une apparition tutélaire environnée de vapeur !...
Ils éclatèrent de rire. Les enfants poussaient des cris aigus. Ils s'élancèrent au-dehors, se bousculant, se roulant à terre, riant à perdre haleine.
– Ils sont saouls, s'écria Mme Manigault avec effroi, qu'est-ce qu'on leur a fait boire ?
Les mères allèrent examiner les gobelets dont s'étaient servis les enfants. Mais ils n'étaient saouls que de baies mûres, d'eau de source, de feu dansant dans l'âtre...
– Ils sont saouls de la terre, dit le pasteur avec attendrissement. La terre retrouvée. Quel que soit son aspect, le point du monde où elle surgit, comment n'enchanterait-elle pas après les longs jours obscurs du déluge ?...
Il désigna les couleurs du prisme qui tremblaient à travers les feuillages et enjambaient les rochers de la grève pour aller se refléter dans les flots.
– Regardez mes fils, regardez, voici le signe de la Nouvelle Alliance.
Il étendit les bras et des larmes coulèrent sur son visage parcheminé.