Chapitre 7

– Dame Angélique, savez-vous ce qu'il va taire d'eux ?

Angélique tressaillit et leva les yeux sur Abigaël. La jeune fille, dans le matin blafard, avait les traits ravagés. Pour la première fois elle se montrait négligée. L'inquiétude ne laissait pas de place en elle pour la coquetterie. Elle n'avait pas retiré son tablier sali par les nuits de veille passées à charger et nettoyer les mousquets des Protestants, ni coiffé son bonnet blanc, et ses longs cheveux de lin pendaient sur ses épaules lui donnant un air de jeunesse et d'égarement inusité. Angélique la considéra sans bien la reconnaître. Les yeux meurtris d'Abigaël et leur expression d'angoisse l'étonnaient d'autant plus que la fille du pasteur Beaucaire n'avait pas à craindre les représailles pour son père ni pour son cousin dont l'attitude pendant la rébellion avait été mesurée. Elle n'avait ni fils ni époux parmi ceux dont le sort demeurait encore incertain.

« Eux » c'était les chefs de la mutinerie : Manigault, Berne, Mercelot, Le Gall et les trois hommes qui s'étaient engagés dans l'équipage du Rescator pour mieux l'espionner. On ne les avait pas revus depuis la veille. Les autres étaient revenus parmi leurs femmes et leurs enfants. La tête basse, lassés et amers, ils avaient goûté du bout des lèvres les fruits et les légumes étranges accompagnés d'outres d'eau douce qu'on leur avait amplement distribués.

– Je commence à me demander si nous n'avons pas agi comme des imbéciles, avait dit le médecin Darry en se laissant choir sur une botte de paille. Avant d'écouter Manigault et Berne, nous aurions pu au moins parlementer avec ce pirate qui, après tout, avait accepté de nous prendre à son bord alors que nous étions en mauvaise posture. L'avocat Carrère grommelait aussi : toujours maladroit, il s'était blessé avec un mousquet et sa main douloureuse accentuait sa mauvaise humeur.

– Au fond que m'importait d'aller ici ou là, aux Iles plutôt qu'ailleurs...

Mais Manigault avait peur de perdre son argent et Berne avait peur de perdre l'amour de certaine personne qui lui avait tourné la tête et les sens...

Marmonnant entre ses dents de rongeur, l'avocat jetait un regard noir vers Angélique.

– Nous nous sommes laissé manœuvrer par ces deux fous... Maintenant me voici dans de beaux draps... avec onze enfants...

L'accablement pesait sur les Protestants silencieux et même les enfants, effrayés par les derniers événements et les Peaux-Rouges, n'avaient pas encore retrouvé leur insouciance et se tenaient cois, interrogeant du regard les visages soucieux et tristes de leurs parents. Le doux balancement du navire à l'ancre, le silence extérieur où l'on sentait peser l'étreinte du continuel brouillard épais et blanchâtre qui emprisonnait le Gouldsboro, ajoutaient, après ces jours de tempête et de combat, à l'impression de songe éveillé qu'ils éprouvaient tous. Abigaël avait senti la menace du matin au point qu'elle s'était éveillée, le cœur battant follement. Encore sous l'horrible vision d'un cauchemar qu'elle venait d'avoir durant son sommeil, elle s'était levée impulsive et avait marché vers Angélique.

Celle-ci n'avait pas fermé l'œil non plus, si tourmentée que l'hostilité qu'elle sentait parmi ses anciens compagnons de La Rochelle ne l'atteignait pas. Elle restait parmi eux plutôt pour les défendre que pour y chercher refuge. Sa pensée allait de Joffrey de Peyrac à ceux envers qui elle ne pouvait s'empêcher de se sentir responsable. Penchée au-dessus du visage pâli de Laurier, elle l'avait bordé en cherchant à le rassurer, mais les lèvres closes de l'enfant ne laissaient passer aucune question, ni celles de Séverine et de Martial. De nouveau entraînés dans les conflits inextricables des adultes, les enfants souffraient.

– Ne les aurais-je arrachés aux prisons du Roi que pour qu'ils deviennent doublement orphelins... au bout du monde ? Non, c'est impossible !...

Abigaël en surgissant devant elle cristallisait ses peurs. Angélique se leva et défroissa posément sa robe. La crise approchait. Elle devait faire face et rassembler ses forces pour dominer le désespoir qui allait déferler.

Derrière Abigaël, d'autres femmes s'étaient levées. Celles de Bréage, de Le Gall, des matelots, timides et poussées quand même par leur anxiété, n'osant se mêler aux autres, les grandes bourgeoises de La Rochelle. Mme Mercelot, Mme Manigault et ses filles, qui tout à coup semblaient se décider, fonçaient vers Angélique, le visage dur. Elles ne parlèrent pas tout de suite, mais leurs yeux fixes à toutes, réitéraient la même question qu'avaient posée les lèvres d'Abigaël.

– Que va-t-il faire d'eux ?

– Pourquoi vous mettre dans cet état, Abigaël, murmura Angélique en s'adressant seulement à la jeune fille dont l'attitude l'intriguait. Dieu merci, votre père et votre cousin se sont montrés sages en ne se mêlant pas à une action qu'ils réprouvaient. Il ne peut leur arriver rien de mal.

– Mais Gabriel Berne ! s'écria la jeune fille d'une voix déchirante. Dame Angélique, allez-vous le laisser périr avec indifférence ? Oubliez-vous qu'il vous a recueillie dans sa maison et que c'est à cause de vous... à cause de vous...

Il y avait presque de la haine dans les yeux fous qu'elle fixait sur Angélique. Le masque serein de la douce Abigaël craquait à son tour. Angélique comprit.

– Abigaël, vous l'aimez donc ?...

La jeune fille plongea son visage dans ses mains, avec un cri étouffé.

– Ah ! oui, je l'aime ! Depuis tant d'années, tant d'années... je ne veux pas qu'il meure, même si vous devez me le prendre.

« Comme je suis sotte, songeait Angélique. C'était mon amie et j'ignorais tout de son cœur. Mais Joffrey a compris tout de suite, dès qu'il a vu Abigaël le premier soir sur le Gouldsboro. Il a lu dans ses yeux qu'elle était amoureuse de maître Berne. »

Abigaël releva sa face ruisselante de larmes.

– Dame Angélique, intervenez, par grâce, pour qu'on l'épargne... Qu'entend-on, là-haut ?...

Elle ajouta, ne contrôlant plus l'angoisse qui déferlait en elle, balayant sa pudeur.

– Écoutez, ces pas, ces coups de maillet. Je suis sûre que ce sont les préparatifs de sa pendaison. Ah ! je me tuerai s'il meurt.

La même image leur sauta aux yeux et elles revécurent l'affreuse surprise qu'elles avaient éprouvée en découvrant par une aube semblable le corps du Maure Abdullah se balançant au bout d'une vergue du mât de misaine. La preuve leur avait été donnée que la justice du maître pouvait être expéditive et sans appel. Le visage levé, les traits tendus, leurs bouches entrouvertes sur un souffle haletant, elles écoutaient les pas pressés au-dessus de leur tête.

– Votre imagination vous égare, Abigaël, dit enfin Angélique avec tout le calme dont elle était capable. Il ne peut s'agir de préparer une pendaison puisque le mât de misaine a été abattu au cours de la tempête.

– Ah ! Il reste bien assez de mâts et de vergues sur le Gouldsboro pour les faire périr, s'écria Mme Manigault avec fureur. Misérable, c'est vous qui nous avez entraînés, qui nous avez vendus à votre amant, votre complice pour notre perte... Je me suis d'ailleurs toujours méfiée de vous.

La main haute, les joues enflammées, elle marcha sur Angélique. Un regard impérieux de celle-ci arrêta son geste. Depuis qu'Angélique leur était revenue dans une robe nouvelle et ses cheveux sur les épaules, un certain respect se mêlait, chez elles, à leur rancune. On découvrait mieux, sous cette vêture, la noblesse de ses gestes et de son langage.

L'orgueilleuse bourgeoise s'inclina soudain malgré elle, devant la grande dame. Sa main resta en suspens. Mme Mercelot lui saisit le poignet.

– Calmez-vous, ma commère, dit-elle en la tirant en arrière. Oubliez-vous qu'elle seule peut encore quelque chose, pour nous tirer de là ? Nous avons commis assez de sottises, croyez-moi...

Les yeux d'Angélique s'étaient durcis.

– C'est vrai, dit-elle, la voix tranchante. Vous avez tort de vouloir toujours rejeter sur d'autres la responsabilité de vos erreurs. Madame Manigault, vous-même sentiez que le Rescator méritait confiance mais vous n'avez pas su retenir et convaincre les esprits égarés de vos époux, poursuivant chacun des buts et des intérêts qui ne sont peut-être pas beaucoup moins inavouables que ceux des pirates que vous méprisez tant. Oui, c'est vrai, j'étais auprès du Capitaine lorsqu'ils se sont saisis de lui.

« Ils l'ont menacé de mort, ils ont assassiné ses compagnons sous ses yeux... Quel homme pourrait oublier de telles insultes ?... Et lui, moins qu'un autre !... Et vous le savez. C'est pour cela que vous avez tous peur.

L'indignation la faisait trembler.

Elles la regardaient et prenaient conscience du désastre survenu. Et ce fut Mme Manigault elle-même qui répéta d'une voix vaincue la question taraudante.

– Et que va-t-il faire d'eux ?

Angélique baissa les yeux. Cette question, elle n'avait cessé de se la poser toute la nuit, dans la paix trompeuse de cette fin d'émeute.

Tout à coup, Mme Manigault tomba lourdement à genoux devant Angélique. Et ses compagnes mues par le même sentiment l'imitèrent.

– Dame Angélique ! Sauvez nos hommes !...

Elles tendaient leurs mains jointes vers elle.

– Vous seule le pouvez, plaida ardemment Abigaël. Vous seule connaissez les détours de son cœur et trouverez les mots qui lui permettront d'oublier l'offense.

Angélique, devant cette prière, se sentit pâlir.

– Vous vous trompez, je n'ai pas de pouvoir sur lui. Son cœur est intraitable.

Mais elles s'accrochaient à sa robe.

– Vous seule le pouvez.

– Vous pouvez tout !

– Dame Angélique, pitié pour nos enfants.

– Ne nous abandonnez pas. Allez trouver le pirate.

Elle secoua la tête avec véhémence :

– Vous ne comprenez pas. Je ne peux rien. Ah ! si vous saviez ! Rien n'entame le métal de son cœur.

– Mais pour vous ! La passion que vous lui inspirez le fera fléchir.

– Je ne lui inspire, hélas, aucune passion.

– Hé ! s'écrièrent-elles en chœur, que dites-vous ? Jamais homme ne fut plus fasciné par une femme. Quand il vous regardait, ses yeux brillaient comme du feu.

– Nous en étions toutes jalouses et irritées, avoua Mme Carrère qui s'était rapprochée.

Elles l'entouraient et se suspendaient à elle avec une foi aveugle.

– Sauvez mon père, supplia Jenny. C'est notre chef à tous. Qu'allons-nous devenir sans lui, sur ces terres inconnues ?

– Nous sommes si loin de La Rochelle...

– Nous sommes seules.

– Dame Angélique ! Dame Angélique !

Dans ce concert de voix implorantes, il semblait à Angélique qu'elle n'entendait plus que celles, grêles et tristes, de Séverine et de Laurier qui ne proféraient pourtant ni le moindre cri ni le moindre appel. Ils s'étaient glissés jusqu'à elle et l'entouraient de leurs petits bras. Elle les étreignit contre sa poitrine afin de ne plus voir leurs prunelles anxieuses.

– Pauvres enfants abandonnés au bout du monde !

– Que craignez-vous, dame Angélique ? À vous il ne peut faire de mal, fit Laurier de sa petite voix hésitante.

Elle ne pouvait leur dire que des rancunes blessantes, informulées encore, les séparaient. Leur dispute violente, l'autre jour, qui avait surgi malgré leur brève réconciliation, le prouvait. Elle ne pouvait tabler sur l'attirance physique qu'elle inspirait à son mari. Car cela était peu de chose. On n'enchaînait pas un Joffrey de Peyrac par le pouvoir des sens. Elle le savait, mieux que quiconque ici. Il y avait peu d'hommes de sa trempe, capables à la fois de les savourer avec raffinement et de s'en détacher sans effort. La vigueur de son esprit et le goût qu'il avait pour des jouissances plus hautes, lui permettaient de dominer ses désirs et de renoncer facilement, si cela s'imposait, aux plaisirs fugaces de la chair. Qu'imaginaient-elles, ces femmes vertueuses qui, à genoux devant elle, espéraient candidement en sa séduction pour détourner le courroux d'un chef de mer dont on avait entraîné l'équipage à la révolte.

Joffrey de Peyrac ne pardonnerait pas !

Chevaleresque à l'occasion, selon les traditions léguées par ses ancêtres, il n'avait jamais hésité à répandre le sang quand il le fallait et à donner la mort quand il le jugeait nécessaire. Et elle oserait, elle, se présenter devant lui pour soutenir des coupables flagrants qui lui avaient fait une mortelle offense ?...

Sa démarche achèverait de l'irriter. Il la chasserait avec des mots cinglants, lui reprochant de faire alliance avec ses ennemis.

Les femmes et les enfants suivaient anxieusement sur son visage les traces de son débat.

– Dame Angélique ! Vous seule pouvez le fléchir ! Tant qu'il n'est pas trop tard... Bientôt, il sera trop tard !...

Leur sensibilité exacerbée par les épreuves subies les avertissait de préparatifs dont les bruits ne parvenaient pas jusqu'à eux. Chaque minute qui tombait était une minute perdue. Elles tressaillaient, redoutant de voir la porte s'ouvrir. Alors, on les ferait sortir, on les ferait monter sur le pont et... elles verraient ! Il serait trop tard pour crier, supplier. Il faudrait accepter l'inéluctable, devenir une femme morne, aux yeux vides, comme Elvire, la jeune veuve du boulanger qui avait été tué au cours de la mutinerie. Depuis, elle demeurait assise sans réaction, ses deux enfants blottis contre elle.

Angélique se secoua.

– Oui. J'irai, dit-elle à mi-voix. Il le faut mais... oh ! mon Dieu ! que c'est dur.

Elle se sentait sans pouvoir, les mains vides, ayant brisé d'elle-même le lien fragile renoué entre eux, lorsqu'elle avait refusé de demeurer près de lui. « Reste près de moi », avait-il murmuré. Elle avait crié « non » et s'était enfuie. Il n'était pas homme à pardonner. Pourtant, elle répéta : « J'irai ! » et les écarta.

– Laissez-moi passer.

Vite relevées, ses compagnes s'empressèrent autour d'elle en silence. Abigaël lui jeta son manteau sur les épaules. Mme Mercelot lui serra les mains. Elles l'accompagnèrent jusqu'à la porte.

Deux sentinelles, des matelots du Gouldsboro, veillaient sur le seuil. Ils hésitèrent à la vue d'Angélique mais, se rappelant qu'elle avait les faveurs du maître, la laissèrent s'éloigner sans la retenir.

Elle monta à pas lents les escaliers qui menaient à l'arrière. Ces degrés de bois, visqueux, imprégnés du sel des tempêtes, du sang des combats, lui étaient devenus si familiers qu'elle les gravissait sans en prendre conscience. Le même brouillard continuait à envelopper le navire, toujours à l'ancre dans la baie invisible. Il était, ce jour-là, plus léger, mais d'une blancheur de lait. Des reflets roses et de subites étoiles d'or y miroitaient qu'Angélique regardait sans les voir.

Elle se heurta à un homme de haute stature, vêtu d'un uniforme à passementeries d'or et coiffé d'un feutre empanaché de belle allure. Elle le prit d'abord pour son mari et demeura interdite. Mais il la salua très galamment.

– Madame, je me présente : Roland d'Urville, cadet de la maison de Valognes, gentilhomme normand.

Sa voix française, l'urbanité de ses manières, malgré une face tannée de pirate, avaient quelque chose de rassurant. Il lui demanda si elle désirait voir le comte de Peyrac et proposa de l'accompagner jusqu'aux appartements de celui-ci. Angélique acquiesça. Elle craignait de se trouver nez à nez avec l'un des guerriers indiens.

– Vous n'avez rien à redouter, dit Roland d'Urville. Bien que guerriers terribles dans le combat, ils sont, les armes déposées, doux et pleins de dignité. C'est pour aller saluer leur grand Sachem Massawa que M. de Peyrac s'apprête et va se rendre à terre... Mais, qu'avez-vous ?

Angélique, en parvenant sur le balcon du château-arrière, avait levé les yeux. Elle avait vu se balancer des pieds nus, mollement, entre ciel et terre, du côté du grand mât.

– Ah ! oui, des pendus, dit d'Urville qui avait suivi son regard. Ce n'est rien, quelques-uns de ces mutins espagnols qui, paraît-il, ont fait passer un si mauvais quart d'heure à notre chef et ses hommes, durant le voyage de retour. Ne vous impressionnez pas, madame. La justice en mer, ou dans nos régions sauvages, doit être expéditive et sans appel. Ces misérables n'avaient aucun intérêt.

Angélique aurait voulu lui demander ce qu'on avait fait des autres, les Huguenots, mais elle ne le put.

En pénétrant dans le salon de la dunette, elle était décomposée. Elle dut s'appuyer à la porte, après que celle-ci eût été refermée par le gentilhomme normand qui l'avait introduite, et demeura un moment avant de se reconnaître dans la pénombre. Pourtant, cette pièce, où les fragrances du luxe oriental luttaient contre l'envahissante odeur marine, elle aussi, lui était familière.

Que de scènes, que de drames s'y étaient déroulés depuis ce premier soir de La Rochelle où le capitaine Jason l'avait conduite au Rescator !

Elle ne vit pas aussitôt son mari. Quand elle eut retrouvé ses esprits, elle chercha des yeux et l'aperçut, au fond de la pièce, près de la grande fenêtre où le chatoyant brouillard collait ses nuages évanescents. La clarté dense et pourtant extrêmement blanche et lumineuse, qui filtrait à travers les vitres, éclairait sur une table un coffret d'où Joffrey de Peyrac avait tiré des bijoux divers, perles et diamants.

M. d'Urville avait dit que le chef du Gouldsboro s'apprêtait à recevoir à terre un sachem réputé. C'était sans doute en prévision de cette cérémonie qu'il avait revêtu ce jour-là un costume d'une splendeur particulière. Angélique se crut reportée aux jours anciens des fêtes de la Cour en apercevant son manteau de moire rouge rebrodée de grandes fleurs de diamants, son pourpoint et son haut-de-chausses de velours bleu sombre, sans ornements mais d'une coupe raffinée et qui donnait à sa silhouette longue une allure pleine de séduction. Boiteux jadis, n'avait-il pas eu la réputation d'être, malgré cela, l'un des seigneurs les plus élégants de son temps ? Ses bottes espagnoles, très hautes, étaient de cuir rouge foncé, de même que les gants à crispin, posés sur la table, et le ceinturon qui supportait l'étui de son pistolet et de son poignard.

Le seul détail qui eût pu le distinguer du grand seigneur de Cour était, en effet, qu'il ne portait pas l'épée. Incrustée de nacre, la crosse d'argent de son long pistolet brillait à son côté. Elle le regarda glisser deux bagues à ses doigts et fixer à son cou, sur son pourpoint, un sautoir à plaques d'or et de diamants, tel qu'en avaient porté encore sous Louis XIII les grands seigneurs guerriers qui dédaignaient la cuirasse devenue inutile et la transformaient en bijou.

Il lui tournait à demi le dos. L'avait-il entendue entrer ? Savait-il qu'elle se trouvait là ? Il ferma enfin la cassette et lui fit face.

Dans les moments les plus graves, il y a des pensées saugrenues qui s'imposent. Elle se dit qu'elle devrait s'habituer à ce collier de barbe qu'il avait laissé repousser et qui lui donnait l'apparence d'un Sarrazin.

– Je suis venue... commença-t-elle.

– Je vois.

Il ne l'aidait pas et la fixait sans aménité.

– Joffrey, dit-elle, qu'allez-vous faire d'eux ?

– C'est cela qui vous préoccupe ?

Elle inclina la tête en silence, la gorge nouée.

– Madame, vous venez de La Rochelle, vous avez navigué en Méditerranée et j'ai ouï dire que vous vous étiez intéressée à des questions de commerce naval. Vous connaissez donc les lois de la mer. Quel sort réserve-t-on à ceux qui, en cours de navigation, s'opposent à la discipline du capitaine et cherchent à attenter à sa vie ?... On les pend... Haut et court, et sans jugement. Je les pendrai donc.

Il dit cela avec calme. Mais sa décision était irrévocable. Un grand froid saisit Angélique, un vertige. « C'est impossible que cette chose arrive, se dit-elle, je ferai n'importe quoi pour l'éviter, je me traînerai à ses pieds... »

Elle traversa la pièce et, avant qu'il ait pu prévoir son geste, elle était à genoux devant lui, l'entourant de ses bras.

– Joffrey, épargnez-les, je vous en prie, mon bien-aimé, je vous en prie... Je vous le demande moins pour eux que pour nous. J'ai peur, je tremble qu'un tel acte n'altère l'amour que je vous porte... que je ne puisse jamais oublier quelle main les a envoyés à la mort... Il y aurait entre nous le sang de mes amis.

– Il y a déjà le sang des miens : Jason, mon fidèle compagnon de dix années, le vieil Abd-elMechrat, cruellement assassiné par eux...

Sa voix contenue vibrait de colère et ses yeux étincelaient.

– Votre requête est injurieuse à mon égard, madame, et je crains que vous n'y soyez poussée par un attachement méprisable pour l'un de ces hommes qui m'ont trahi, moi, votre époux que vous prétendez aimer.

– Non, non, et vous le savez bien... Je n'aime que vous... je n'ai jamais aimé que vous... à en mourir... à perdre ma vie pour vous... à perdre mon cœur loin de vous...

Il eût voulu la repousser, mais ne le pouvait sans se montrer brutal, car elle se cramponnait à lui avec une force décuplée et il sentait la chaleur de ses bras, de son front contre lui. Figé, il regardait au delà d'elle, refusant de rencontrer ses yeux implorants mais ne pouvant résister aux accents de sa voix émouvante. De tous les mots qu'elle avait prononcés, l'un d'eux le brûlait : « Mon bien-aimé ». Alors qu'il se croyait armé pour ne pas fléchir, il avait été happé par cet appel inattendu et par le geste de cette orgueilleuse s'agenouillant devant lui.

– Je sais, disait-elle d'une voix étouffée, leur action mérite la mort.

– Je ne saisis alors nullement, madame, pourquoi vous vous obstinez à intercéder en leur faveur s'il est vrai que vous n'approuvez pas leur trahison ni surtout pourquoi vous vous préoccupez à ce point de leur sort ?

– Le sais-je moi-même ? Je me sens liée à eux malgré leurs erreurs et leur traîtrise. Peut-être parce qu'ils m'ont sauvée jadis et que je les ai sauvés à mon tour en les aidant à quitter La Rochelle où ils étaient condamnés. J'ai vécu parmi eux et j'ai partagé leur pain. J'étais si misérable lorsque maître Berne m'a offert l'asile de sa maison. Si vous saviez... Pas un arbre, pas un buisson de mon bocage, du pays de mon enfance qui ne cachât un ennemi acharné à ma perte. J'étais un animal traqué, sans merci, vendu par tous...

D'une pression de main, il arrêta la confidence ébauchée.

– Qu'importe ce qui n'est plus, fit-il durement, les bienfaits du passé ne peuvent faire oublier l'iniquité du présent. Vous êtes une femme. Vous ne semblez pas comprendre que les hommes, dont je suis responsable sur mon navire ou dans ces contrées où nous abordons, n'ont pas de loi autre que celle que je leur impose et que je leur tais respecter. Discipline et justice doivent régner, sinon l'anarchie s'établira. Rien de grand, de durable, ne pourra être bâti et de plus j'y laisserai inutilement ma vie. Là où nous sommes, la faiblesse est impossible.

– Il ne s'agit pas de faiblesse mais de miséricorde.

– Dangereuse nuance ! Votre altruisme vous égare et vous convient si mal.

– Et comment auriez-vous souhaité me retrouver finalement ? s'écria-t-elle avec un sursaut de révolte. Dure ? Méchante ? Implacable ? Certes, il y a quelques années, je n'étais que haine. Mais maintenant, je ne peux plus... Je ne veux plus le mal, Joffrey. Le mal, c'est la mort. Moi, j'aime la vie.

Il abaissa son grand regard sur elle.

Le cri qu'elle venait d'avoir avait eu raison de ses dernières défenses. Parmi les péripéties des récents événements, la pensée d'Angélique ne l'avait pas quitté, représentant sans cesse à son esprit, le mystère de celle qu'il aimait. Ainsi il n'y avait en elle ni feinte ni calcul. Avec l'habituelle logique féminine, si particulière, mais si juste, elle venait de le mettre en face de la réalité à son endroit et lui demandait de se prononcer. En vérité, l'aurait-il souhaitée ambitieuse, méchante, âprement égoïste, comme tant de femmes dont la vie ne s'est consacrée qu'à elles-mêmes ?... Qu'aurait-il fait aujourd'hui d'une marquise en grands atours, capricieuse et frivole, lui, l'aventurier qui, une fois encore, s'apprêtait à jeter dans la balance les dés de sa fortune en s'avançant dans des contrées inexplorées ? Quelle place donner dans cette nouvelle vie à l'Angélique du passé, la charmante adolescente qui ouvrait ses yeux neufs sur un siècle plein de séduction et brûlait d'y essayer ses armes de femme, ou à celle qui, régnant sur le cœur d'un roi, avait fait du monde perverti de la Cour son champ d'action, le théâtre de ses exploits ?

*****

La terre sauvage et rude sur laquelle il l'amenait ne pouvait se suffire de cœurs mesquins et vides. Il lui fallait le dévouement.

Cette qualité de dévouement qu'il lisait dans les yeux levés vers lui. Surprenante expression, il fallait l'admettre, pour un regard qui avait toisé tant de grands de ce monde, jusqu'à les envoûter. Mais Angélique, par des chemins mystérieux, laissant aux buissons de la route les sept voiles qui enveloppaient son âme, était parvenue jusqu'à lui. Elle le fixait éperdument, attendant son verdict, et ne sachant ce qu'il pensait. Il pensait : « Les plus beaux yeux du monde ! Pour des prunelles pareilles... 35 000 piastres, ce n'était pas payer trop cher. Un roi a succombé à leur lumière... Un sultan sanguinaire s'est incliné devant leur pouvoir ».

Il posa la main sur son front comme pour échapper à leur appel, puis caressa lentement ses cheveux. Les atteintes du temps ne semblaient avoir blanchi cette chevelure que pour donner un écrin nouveau à l'éclat de ses yeux verts. Fluide parure d'or pâle et de nacre, les déesses de l'Olympe la lui auraient enviée.

Il s'exalta secrètement à voir qu'elle demeurait belle même dans le désordre de l'inquiétude, comme il l'avait trouvée belle dans celui de la tempête ou de l'amour. Car sa beauté n'était plus de celles qui doivent leur perfection aux artifices de la coquetterie. La simplicité convenait à sa nouvelle splendeur, faite à la fois de sérénité et d'une passion de vivre étonnante. Il avait été si long à la découvrir, à l'accepter. Son expérience des femmes ne lui servait de rien pour comprendre celle-ci car il n'en avait jamais rencontré de semblables. Ce n'était pas parce qu'elle était tombée très bas qu'il n'avait pu la reconnaître, mais parce qu'elle était montée plus haut. Tout s'éclairait alors.

Elle pouvait bien se présenter vêtue de futaine grossière, en lambeaux, échevelée, flagellée par la mer ou anxieuse et marquée par la fatigue comme ce jour-ci, ou nue, faible et donnée, comme l'autre nuit lorsqu'il l'avait serrée dans ses bras et qu'elle pleurait sans le savoir, elle demeurerait toujours belle, belle comme la source vers laquelle on peut se pencher pour étancher sa soif.

Et il ne pourrait plus jamais être un homme seul. Non, cela jamais !

Vivre sans elle serait une épreuve au-dessus de ses forces. Déjà la sentir séparée de lui à l'autre bout du navire lui était intolérable. La voir trembler aujourd'hui à ses pieds le bouleversait.

Dieu sait qu'il ne les pendait pas de gaieté de cœur « ses » Protestants. Des hommes sournois, certes, mais courageux, endurants et, à tout prendre, dignes d'un meilleur sort. Pourtant, la condamnation s'imposait. Au cours de sa vie dangereuse, il avait été payé pour apprendre que la faiblesse est cause des plus grands échecs, qu'elle entraîne mille désastres. Trancher à temps un membre pourri sauve des vies humaines...

*****

Dans le silence, Angélique attendait.

La main sur ses cheveux lui rendait l'espoir, mais elle demeurait à genoux, sachant qu'elle ne l'avait pas convaincu et que, dans la mesure où elle le séduisait, il lui résisterait, se méfierait, et qui sait, se montrerait plus inexorable.

Quel autre argument trouver ?... Son esprit errait dans un désert où la vision des Rochelais pendus aux vergues du grand mât se confondait avec celle de la Pierre-aux-Fées, découverte jadis dans le matin glacé de la forêt de Nieul. Tous ces corps ballants, tournoyants, désormais sans vie, muets, l'entouraient d'une danse vertigineuse et macabre. Et elle voyait parmi eux les visages amaigris de Laurier, de Jérémie, et celui de Séverine, tragique et pâle sous sa petite coiffe.

Lorsqu'elle parla, sa voix était hachée par les battements bouleversés de son cœur.

– Ne me dépouillez pas, Joffrey, de la seule chose qui me reste... de m'être sentie nécessaire à des enfants menacés. Tout est de ma faute. J'ai voulu les sauver d'un sort pire que la mort. On tuait les âmes. Jadis, à La Rochelle, ils ont vu leurs pères humiliés, persécutés, harcelés de mille vexations, jetés en prison, chargés de chaînes... Faudrait-il que je les aie entraînés si loin, jusqu'au bout du monde, pour qu'ils les voient ignominieusement pendus ?... Quel effondrement pour eux !... Ne me dépouillez pas, Joffrey !... Je ne pourrais supporter leur douleur. Aider ces jeunes existences à triompher du sort fatal me fut une raison de vivre... Me l'arracherez-vous ?... Suis-je donc si riche ?... Hormis cette espérance de les sauver... de les mener aux verts pâturages promis à leur croyance naïve, que me reste-t-il ?... J'ai tout perdu... mes terres, ma fortune... mon rang... mon nom, mon honneur, mes fils... vous... votre amour... Il ne me reste plus rien... qu'une enfant maudite.

Un sanglot s'étrangla dans sa gorge. Elle se mordit les lèvres. Les doigts de Joffrey de Peyrac se crispaient sur sa nuque jusqu'à lui faire mal.

– Ne croyez pas m'attendrir avec des larmes.

– Je sais, murmura-t-elle, je suis maladroite...

« Oh ! non, trop habile, au contraire », songeait-il. Il ne pouvait supporter de la voir pleurer. Son cœur, à lui, se déchirait, tandis qu'il percevait le frémissement convulsif qui secouait ses épaules.

– Relevez-vous, dit-il enfin, relevez-vous... je ne peux supporter de vous voir ainsi devant moi.

Elle obéit, elle était trop lasse pour résister. Il détacha les mains qu'elle crispait autour de lui. Elles étaient glacées. Il les tint un moment dans les siennes. Puis, la laissant, se mit à marcher de long en large. Angélique l'observait. Il croisa l'expression torturée de ses yeux qui suivaient sa marche. Ses cils étaient humides, ses paupières meurtries, ses joues marbrées de pleurs. Il l'aima à cet instant avec une telle violence qu'il crut ne pas résister à l'impulsion de la serrer dans ses bras en la couvrant de baisers et en l'appelant tout bas avec passion : Angélique ! Angélique ! mon âme. Il ne voulait plus qu'elle tremblât devant lui et pourtant elle l'avait bravé naguère et il le lui avait difficilement pardonné.

Comment pouvait-elle être tour à tour si forte et si faible, si arrogante et si humble, si dure et si douce ?... C'était le secret de son charme. Il fallait y succomber, ou bien accepter de vivre dans une solitude aride que ne visiterait plus aucune lumière.

– Asseyez-vous, madame l'abbesse, fit-il brusquement, et dites-moi donc, puisque vous cherchez à me mettre, une fois de plus, dans une situation impossible, quelle solution vous proposez. Faut-il envisager que mon bateau, le rivage et la base soient bientôt le théâtre de nouvelles altercations sanglantes surgies entre vos irascibles amis, mes hommes, les Indiens, les coureurs de bois, les mercenaires espagnols et toute la faune du Dawn East ?

L'ironie légère contenue dans ses paroles procura à Angélique un soulagement inexprimable. Elle se laissa choir sur un siège en poussant un profond soupir.

– Ne croyez pas la partie gagnée, dit le comte. Je vous pose simplement une question. Que faire d'eux ? S'ils ne servent pas, au moins, d'exemple à ceux qui seraient tentés de les imiter. Libérés, ils attendront le moment de prendre une revanche. Or, je n'ai que faire d'éléments hostiles et dangereux parmi nous, sur une terre elle-même déjà remplie d'embûches... Je pourrais certes me débarrasser d'eux comme ils le prévoyaient pour nous, en les abandonnant avec leurs familles en un point désert de la côte, vers le Nord, par exemple. C'est les vouer à une mort aussi certaine que par pendaison. Quant à les conduire dévotement aux Iles, en remerciement de leur félonie, cette solution demeure exclue, même pour vous complaire. Je ruinerais mon crédit, non seulement auprès de mes hommes mais aux yeux de tout le Nouveau Continent. On n'y pardonne pas aux imbéciles.

Angélique réfléchissait, la tête basse.

– Vous comptiez leur proposer de coloniser une partie de vos territoires. Pourquoi y renoncer ?

– Pourquoi ?... Mettre des armes entre les mains de ceux qui se sont déclarés mes ennemis ! Quelle garantie aurais-je de leur loyauté envers moi ?

– L'intérêt de la tâche que vous leur offrez. Vous m'avez dit l'autre jour qu'ils y gagneraient plus d'argent que dans n'importe quel commerce des Iles d'Amérique. Est-ce vrai ?

– C'est vrai. Mais il n'y a rien encore d'établi ici. Tout est à créer. Un port, une ville, un commerce.

– N'est-ce pas pour cela que l'idée vous est venue de les choisir, eux ? Vous saviez, sans nul doute, que les Huguenots font merveille quand il s'agit de s'accrocher aux terres nouvelles. On m'a dit que des Protestants anglais qui se faisaient appeler Pèlerins ont fondé récemment de belles villes sur une côte jusqu'alors déserte et sauvage. Les Rochelais en feront autant.

– Je n'en disconviens pas. Mais leur mentalité hostile et singulière me fait mal augurer de leur comportement à venir.

– Elle peut aussi constituer un gage de réussite. Il n'est certes pas aisé de s'entendre avec eux, mais ils sont bons commerçants et, de plus, courageux, intelligents. La seule façon dont ils ont conçu leur plan pour se rendre maîtres d'un navire de trois cents tonneaux, eux qui n'avaient rien au départ, ni armes ni or, et à peine l'expérience de la mer, n'est-elle pas déjà remarquable ?

Joffrey de Peyrac éclata de rire.

– C'est me demander beaucoup de grandeur d'âme que de le reconnaître.

– Mais vous êtes capable de toutes les grandeurs, dit-elle avec chaleur.

Il s'interrompit dans sa marche, pour s'arrêter devant elle et la fixer. L'admiration et l'attachement qu'il lisait dans les yeux d'Angélique n'étaient nullement feints. C'était le regard de sa jeunesse où elle livrait, sans retenue, l'aveu d'un amour ardent. Il sut que, pour elle, il n'existait pas d'autre homme que lui, sur terre.

Comment avait-il pu en douter ? La joie le frappa brusquement. C'est à peine s'il entendait Angélique poursuivre son plaidoyer.

*****

– J'ai l'air de pardonner aisément un acte qui vous touche au cœur, Joffrey, et dont les conséquences demeurent irréparables par la mort de vos amis fidèles. L'ingratitude dont on a fait preuve à votre endroit me révolte. Pourtant je continuerai à lutter pour que tout cela n'aboutisse pas à la mort mais à la vie. Il y a parfois des animosités irréductibles. Là n'est pas le cas. Nous sommes tous des êtres de bonne volonté. Nous avons seulement été victimes d'un malentendu et je me sentirais doublement coupable de ne pas chercher à le dissiper.

– Que voulez-vous dire ?

– Joffrey, quand je suis venue vous trouver à La Rochelle ignorant votre identité et vous suppliant de prendre à votre bord ces gens qu'on allait arrêter dans quelques heures, vous avez, en premier lieu, refusé puis, après m'avoir questionnée sur leurs professions, vous avez accepté. L'idée vous était donc venue de les emmener comme colons. Je suis persuadée que dans cette décision que vous veniez de prendre, il n'y avait en vous aucun désir de leur causer du tort et, bien au contraire, votre calcul, tout en servant vos intérêts, était d'offrir à ces exilés une chance inespérée.

– Certes, cela est vrai...

– Pourquoi alors ne pas les avoir mis aussitôt au courant de vos intentions ? Des entretiens amicaux auraient écarté la méfiance spontanée que vous pouviez leur inspirer. Nicolas Perrot me disait qu'il n'y avait pas d'être au monde dont vous ne parveniez à comprendre le langage et que vous aviez su vous faire des amis aussi bien des Indiens que des coureurs des bois ou des Pèlerins installés dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre...

– Sans doute ces Rochelais m'ont-ils inspiré une hostilité immédiate, entière et réciproque.

– Pour quelle cause ?

– Vous.

– Moi ?

– En effet. Votre raisonnement précis m'éclaire aujourd'hui sur l'antipathie qui nous a tout de suite opposés. Imaginez-vous cela ? s'écria-t-il en s'animant. Je vous voyais mêlée à eux et comme de la famille. Comment ne pas soupçonner, parmi eux, un amant et, pire encore, un époux ? De plus, je découvrais que vous aviez une fille. Son père n'était-il pas à bord ? Je vous voyais penchée tendrement sur un blessé dont le sort vous préoccupait au point de vous faire perdre toute divination à mon égard.

– Joffrey, il venait de me sauver la vie !

– Et voici encore que vous m'annonciez votre mariage avec lui !... J'essayais de vous ramener à moi, n'ayant pas le courage d'ôter mon masque tant que je sentirais votre esprit si lointain. Mais comment ne pas les haïr, ces puritains raides et soupçonneux qui vous avaient envoûtée ? Quant à eux, tout en moi était fait pour les offusquer, mais ajoutons-y la fureur jalouse de Berne, que vous aviez rendu fou d'amour.

– Qui l'aurait cru ? dit Angélique navrée. Un homme si calme, si pondéré !... Quelle malédiction y a-t-il en moi pour ainsi diviser des hommes ?...

– La beauté d'Hélène a provoqué la guerre de Troie.

– Joffrey, ne me dites pas que je suis cause de tant de maux affreux.

– Les femmes sont causes des plus grands, des plus irréparables, des plus inexplicables désastres. Ne dit-on pas « Cherchez la femme » ?

Il lui releva le menton et passa la main, légèrement, sur son visage comme pour en effacer la peine.

– Des plus grands bonheurs aussi, parfois. Au fond, je comprends Berne d'avoir voulu me tuer. Je ne lui pardonne que parce que je le sens vaincu, non pas tant par les tomahawks de mes Mohicans, que par votre choix... Tant que je doutais de l'issue de ce choix, il, aurait été vain de s'adresser à ma clémence. Voilà ce que valent les hommes, ma chère. Pas grand-chose... Essayons donc de réparer des erreurs, où je le reconnais, chacun d'entre nous a sa part. Demain des canoës conduiront tous les passagers à terre. Manigault, Berne et les autres nous accompagneront, enchaînés et sous surveillance. Je leur exposerai ce que j'attends d'eux. S'ils acceptent, je leur ferai prêter serment de loyauté sur la Bible... je pense qu'ils n'oseront passer outre à un tel serment.

Il prit son chapeau sur la table.

– Êtes-vous satisfaite ?

Angélique ne répondit pas. Elle ne pouvait croire encore à sa victoire. Sa tête tournait. Elle se leva et l'accompagna jusqu'à la porte. Là, d'un geste spontané, elle posa la main sur son poignet.

– Et s'ils n'acceptent pas ? Si vous ne parvenez pas à les convaincre ? Si leur vindicte est la plus forte ?...

Il détourna les yeux. Puis haussant les épaules :

– On leur prêtera un guide indien, des chevaux, des chariots et des armes et ils iront se faire pendre ailleurs... au diable... jusqu'à Plymouth ou Boston, où des coreligionnaires les accueilleront...

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