Chapitre 9

– Où m'emmenez-vous ? avait demandé Angélique tandis que leurs montures les emportaient tous deux le long du rivage nocturne.

Et il avait répondu.

– Je possède un petit château pour y aimer tranquillement... au bord de la Garonne.

Alors elle s'était rappelé la douce nuit dans la lointaine Aquitaine, où il l'avait entraînée, à l'écart de Toulouse, pour lui faire connaître l'amour. Ici, le vent sauvage de la nuit les frappait de plein fouet, et quand ils arrivèrent aux abords d'une rustique construction, le tumulte de la mer était tel qu'ils ne pouvaient échanger trois paroles. Pourtant, à l'intérieur de ce fort de bois, qu'il avait érigé sur les rives du Nouveau Continent, le gentilhomme français s'était ménagé un luxueux asile. On y oubliait la précarité d'une existence encore mal ancrée parmi une nature indomptée. Il y avait entassé des trésors, des objets d'art, des instruments précieux, que des Indiens, choisis par lui, gardaient durant ses absences avec le respect superstitieux des primitifs pour ce qui ne s'explique pas. Les murs de la pièce principale, au sommet du donjon, étaient garnis d'armes qui toutes, sabres, mousquets et pistolets prêts à servir, représentaient des spécimens magnifiques d'armurerie espagnole, française ou turque. Leur étincelante panoplie aurait eu quelque chose d'inquiétant sans la lueur colorée et comme magique de deux lustres en verrerie de Venise dans lesquels brûlaient des mèches allumées. L'huile grésillante répandait une odeur tiède qui se mêlait à celle des mets préparés sur la table et où abondaient, autour d'une pièce de gibier rôti, les fruits et légumes de la contrée.

Des épis de maïs grillés mettaient leurs taches d'or aux deux extrémités. Joffrey de Peyrac fit verser dans les coupes un vin pourpre, un autre transparent comme de l'opale, puis les serviteurs retirés, jeta un regard attentif sur l'ordonnance de la table préparée pour ce simple souper.

Angélique, debout près de la fenêtre, ne le quittait pas des yeux.

« Il sera toujours un grand seigneur », se dit-elle. Et elle reconnut en lui cette qualité noble qu'elle avait aimée en Philippe, celle de résister à la contrainte de la nature qui irrésistiblement cherche à ramener l'homme à une condition servile, à lui faire oublier ses conquêtes : raffinement, courtoisie, faste. Comme Philippe savait opposer aux fatigues de la guerre son armure orfévrée et ses manchettes de dentelle, Joffrey de Peyrac avait affronté divers destins avec une constante élégance.

Il avait fallu la coalition la plus basse des humains et sa volonté de leur échapper, pour lui faire accepter d'être, pendant un certain temps, une épave en haillons traînant ses plaies. Angélique ne savait pas tout de son combat, mais elle le devinait en le voyant droit, raide, sous la clarté étrange des lampes qui accusait les cicatrices de son visage. Sa démarche aisée, il la devait à d'incroyables souffrances et sa voix à jamais déformée en témoignait. Pourtant il paraissait d'acier, prêt à porter sur ses épaules une nouvelle existence de luttes, d'espoirs, de triomphe, de déception, qui sait ?...

Le cœur d'Angélique se fondit de tendresse. Il cessait de lui faire peur quand elle songeait à ce qu'il avait enduré et, comme toutes les femmes, elle aurait voulu pouvoir le prendre sur son cœur, le soigner et panser ses blessures. N'était-elle pas sa femme ? Mais alors, le sort les avait séparés.

Maintenant il n'avait plus guère besoin d'elle. Il avait traversé une partie de sa vie sans avoir besoin d'elle et semblait s'en trouver fort bien.

– Mon domaine vous plaît-il ?

Angélique se tourna vers l'étroite meurtrière d'où montait le mugissement des flots. Ce n'est pas sur la baie, mais sur la mer échevelée que regardait le fort construit spécialement par Joffrey de Peyrac pour y résider quand il venait à Gouldsboro. Le choix de cette position avouait un secret tourment, peut-être une amertume. L'homme qui recherche la nature la plus sauvage pour y rêver, le fait souvent pour contempler l'image de son cœur. À quelle femme rêvait Joffrey de Peyrac lorsqu'il se réfugiait dans ce fortin en nid d'aigle, battu par les flots ? Était-ce à elle, Angélique ?...

Non il ne rêvait pas d'elle. Il tirait des plans pour aller chercher de l'or aux sources du Mississippi, ou pour savoir quelle sorte de colons, il pourrait installer sur ses terres à construire un port.

Elle répondit.

– La petite Garonne était plus douce que cet océan coléreux. Ce n'était qu'un mince filet d'argent sous la lune... Il y avait une brise parfumée, et non pas ce vent terrible qui essaye de s'insinuer pour souffler les lampes.

– La petite épousée des bords de la Garonne était plus anodine aussi que celle que j'emmène ce soir dans mon repaire au bout du monde.

– Et son époux moins redoutable que celui qu'elle retrouve aujourd'hui.

Ils rirent en s'affrontant du regard. Angélique rabattit le volet de bois et le fracas des éléments s'estompa. Il régna alors dans la pièce une intimité mystérieuse.

– C'est étrange, murmura Angélique, il me semble que tout m'est rendu au centuple. J'ai cru quitter pour toujours le pays de mon enfance, la terre de mes aïeux. Puis-je dire que les arbres qui nous entourent me rappellent la forêt de Nieul ? Oui, mais grandie, tellement plus belle encore, profonde, opulente. J'ai l'impression qu'il en est ainsi de tout. Tout est démesuré, magnifié, exalté : la vie, l'avenir... notre amour.

Elle prononça ce dernier mot plus bas encore... presque timidement, et il ne parut pas l'entendre.

Pourtant, au bout d'un moment il prolongea sa pensée.

– Je me souviens aussi que ma petite résidence en Garonne était garnie de jolis bibelots, mais je gage qu'aujourd'hui ce décor convient mieux à votre humeur guerrière.

Il avait surpris son coup d'œil admiratif sur les armes. Elle faillit répondre promptement qu'il y avait d'autres choses plus féminines qui l'intéressaient, mais elle vit une lueur taquine dans ses yeux et se retint. Il demanda :

– Dois-je comprendre que, semblable à vos pareilles, vous êtes quand même attirée par les gourmandises préparées à votre intention ? Encore que celles-ci ne valent pas celles de la Cour.

Angélique secoua la tête.

– J'ai faim d'autre chose.

– De quoi donc ?

Elle sentit avec bonheur son bras entourer ses épaules.

– Je n'ose espérer, chuchota-t-il, que vous vous soyez intéressée aux fourrures de ce grand lit. Elles sont pourtant fort précieuses et je les ai choisies en songeant combien vous seriez belle parmi elles.

– Vous songiez à moi ?

– Hélas !

– Pourquoi cet hélas ! Vous ai-je tant déçu ?

Elle serrait entre ses doigts les dures épaules, sous le pourpoint. Brusquement elle s'était mise à trembler. L'enlacement de ses bras et la chaleur de sa poitrine avaient comme déclenché en elle un bouleversement fulgurant. Avec la fièvre délicieuse du désir, se réveillait toute sa science amoureuse. Ah ! s'il se pouvait que dans ses bras elle redevînt vivante, elle saurait lui prouver sa reconnaissance. Il n'en est pas de plus farouche et de plus infinie que celle que la femme voue à l'homme qui sait la rendre heureuse dans toutes les fibres de son être.

Il vit avec émerveillement le regard d'Angélique s'élargir, vert et lumineux comme un étang au soleil, et tandis qu'il se penchait elle noua avec passion ses beaux bras autour de sa nuque et ce fut elle qui prit ses lèvres.

*****

Nuit sans fin. Une nuit de caresses, de baisers, d'étreintes, d'aveux murmurés et redits, de sommeil sans rêves, entrecoupé de réveils amoureux.

Dans les bras de celui qu'elle avait tant aimé et tant attendu, Angélique, transportée, redevenait la Vénus secrète des nuits d'amour qui faisait défaillir d'extase ses amants comblés, les laissant frappés d'un regret et d'une douleur inguérissables. Le vent de la tempête emportait les souvenirs, effaçait les fantômes...

– Si tu étais resté près de moi..., soupirait-elle.

Et il savait que c'était vrai, que s'il était resté près d'elle il n'y aurait jamais eu que lui dans sa vie. Et que lui-même ne l'aurait jamais trahie. Car nulle autre femme, nul autre homme ne pouvaient leur apporter ce bonheur inouï qu'ils se donnaient l'un à l'autre. Angélique en émergea lasse, enchantée et frappée de la plus sereine vision du monde qu'on puisse éprouver au matin de la vie.

L'existence avait pris un autre cours. Les nuits n'apporteraient plus la froide solitude, mais la promesse de l'éclatant plaisir, des heures comblées, grisantes, puis tendres et apaisées, qu'importaient la couche, pauvre ou riche, l'hiver, la sauvagerie des bois ou l'ivresse de l'été. Elle dormirait contre lui, nuit après nuit, dans le danger et dans la paix, dans la réussite ou l'échec. Ils auraient leurs nuits, refuges d'amour, havres de tendresse. Et ils auraient les jours, pleins de découvertes et de conquêtes, qu'ils vivraient côte à côte.

*****

Elle s'étira parmi les fourrures blanches et grises qui la recouvraient à demi. Les lustres étaient éteints. Une lueur filtrait derrière le volet de bois. Elle s'aperçut que Joffrey de Peyrac était debout, déjà habillé et botté. Il la fixait d'un regard énigmatique. Mais elle ne craignait plus le soupçon de ce regard. Elle lui sourit, toute à sa victoire.

– Déjà levé ?

– Il n'est que temps. Un Indien au grand galop vient d'annoncer l'approche de la caravane de Boston. Si j'ai pu m'arracher aux délices de cette couche, ce n'est certes pas parce que vous m'y avez encouragé, je dirais même que jusque dans votre sommeil vous sembliez mettre tout en œuvre pour me détourner des tâches qui m'attendent dès l'aube. Vos talents sont par trop habiles.

– Ne vous étiez-vous pas plaint la première fois d'un manque... précisément, de compétences, qui vous avait paru blessant ?

– Hum ! hum ! fit-il, je reste perplexe. Je ne suis pas si sûr que vos élans de cette nuit n'aient pas piqué ma jalousie rétrospective. Je n'avais pas souvenir de vous avoir menée moi-même à une telle perfection. Enfin, admettons que vous devez tout à votre premier initiateur ; il aurait mauvaise grâce à ne pas se sentir comblé...

Il mit un genou sur le bord du lit pour se pencher et la contempler dans le désordre de sa chevelure lumineuse.

– Et ça se déguise en pauvre servante pieuse ! Et ça joue les fières Huguenotes, prudes et froides !... Et l'on s'y laisse prendre ! Quand donc vous moquez-vous du monde, déesse ?

– Moins souvent que vous. Je n'ai jamais su bien ruser, sauf dans un mortel danger. Joffrey, je ne vous ai jamais joué de comédie, ni avant ni maintenant, je me suis battue contre vous à armes franches.

Alors vous êtes la plus surprenante des créatures, la plus imprévisible, la plus changeante, à mille facettes... Mais vous venez de prononcer un mot inquiétant : vous vous êtes battue contre moi... Vous le considériez donc comme un ennemi, ce mari revenant ?...

– Vous doutiez de mon amour.

– Étiez-vous sans reproche ?

– Je vous ai toujours aimé plus que tout.

– Vous commencez à m'en persuader. Mais notre combat, pour avoir pris un tour plus doux, est-il terminé ?

– Je l'espère, fit-elle inquiète.

Il secoua la tête d'un air songeur.

– Il y a encore bien des aspects de votre comportement passé qui me demeurent mystérieux.

– Lesquels ? Je vous expliquerai tout.

– Non. Je me méfie des explications. Je veux vous voir sans feinte. Et répondant par un sourire à son regard anxieux.

– Levez-vous, chérie. Il faut que nous allions au-devant de la caravane.

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