Chapitre 1

– Sommes-nous aux Amériques ? demanda l'un des jeunes Carrère.

– À vrai dire, je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit Martial.

– Cela ne ressemble pas à ce qu'écrivait le pasteur Rochefort.

– Mais c'est plus beau.

Les voix des enfants étaient seules à s'élever tandis que, dans un silence pesant, les passagers se groupaient sur le pont.

– Nous allons descendre à terre ?...

– Oui !

– Enfin !

Ils regardèrent tous vers la forêt. À cause du brouillard intermittent et variant en intensité, il était difficile d'apprécier la distance. Angélique devait apprendre par la suite qu'il était rare que le panorama se dévoilât entièrement, comme elle en avait eu la primeur dans une vision qu'elle n'oublierait jamais. Plus souvent, il se révélait par bribes, gardant toujours quelques replis invisibles et secrets pour éveiller l'inquiétude ou la curiosité. Le temps cependant demeurait assez clair pour qu'on distinguât la terre et la nuée de canoës d'écorces, peints de rouge, de brun et de blanc, qui de la plage convergeaient vers le navire. Par contre, l'existence de la haute mer se matérialisait surtout par le bruit furieux du ressac, à l'endroit de la barre et du passage étroit et chaîné qui fermait la baie. Ce fut dans cette direction que les yeux de Manigault, Berne et leurs compagnons se portèrent lorsqu'ils émergèrent de la cale. Du côté de la barre jaillissait un mur d'eau grondante et haletante, et ce monstre d'écume apocalyptique symbolisait pour les prisonniers l'impossibilité qu'ils auraient jamais de s'évader d'un repaire si bien gardé. Ils s'avancèrent néanmoins d'un pas ferme. Angélique comprit qu'ils ne savaient pas encore pour quel motif on les avait déferrés et conduits en haut. Le Rescator prolongeait sa vengeance en les tenant dans l'incertitude mortelle aux nerfs et ils avaient dû prendre pour des préparatifs funèbres les soins dont deux matelots muets les avaient entourés. En effet, on leur avait remis les objets nécessaires, pour se raser et on leur avait apporté du linge blanc et leurs vêtements habituels, bien usés, mais propres et défripés. Lorsqu'ils parurent, ils avaient presque retrouvé leur aspect d'autrefois. Angélique remarqua avec émotion qu'ils ne portaient pas de chaînes, comme le lui avait annoncé son mari. Son cœur se porta irrésistiblement vers lui parce qu'elle savait pourquoi il leur évitait cette humiliation en face de leurs enfants.

C'était pour elle, pour achever de lui complaire ! Elle le chercha des yeux. Il venait d'apparaître ainsi qu'il en avait l'habitude, subitement, portant encore le grand manteau rouge qu'il avait revêtu la veille. Et les plumes rouges et noires de son feutre s'ajoutaient à ce frémissement de plumes qui partout s'agitaient. Les Indiens montaient à bord, en silence, avec une souplesse de singes. Il y en avait partout. Leur mutisme et le regard énigmatique de leurs yeux bridés oppressaient.

« J'ai vu jadis un homme rouge sur le Pont-Neuf, se rappela Angélique. Un vieux matelot le montrait comme une curiosité. Je ne pensais pas alors que, moi aussi, j'aborderais le Nouveau Continent et me trouverais parmi eux et, peut-être, dépendant d'eux. »

Des Indiens, tout à coup, saisirent les plus jeunes enfants et disparurent avec eux. Les mères stupéfaites et affolées se mirent à crier.

– Eh ! du calme, mes commères, s'écria jovialement M. D'Urville qui venait d'aborder avec la grosse chaloupe du Gouldsboro. Vous êtes trop nombreux pour qu'on vous embarque tous. Nos amis Mohicans se chargent des enfants dans leurs petits caïques d'écorces. Il n'y a pas de quoi s'affoler. Ce ne sont pas des sauvages !...

Sa bonne humeur et sa voix française rassurèrent. Le corsaire normand considérait avec attention ces visages féminins.

– Il y a de bien gentils minois parmi ces dames, fit-il remarquer.

– À mon tour de te dire : du calme, mon ami, dit Joffrey de Peyrac. N'oublie pas que tu es marié à la fille de notre grand sachem et que tu lui dois fidélité si tu ne veux pas te retrouver avec une flèche bien plantée dans ton cœur volage.

M. d'Urville fit la grimace, puis il cria qu'il était temps de se décider à descendre dans les chaloupes et qu'il était prêt à recevoir dans ses bras la plus courageuse de ces dames. Avec lui, l'atmosphère tragique parut soudain dissipée. Comprenant que le voyage était terminé, chacun s'était nanti de ses maigres biens, emportés de La Rochelle, en la quittant.

*****

Dans la grande chaloupe, Angélique fut invitée à prendre place. Les prisonniers y descendirent également ainsi que le pasteur Beaucaire, Abigaël, Mme Manigault et ses filles, Mme Mercelot et Bertille, Mme Carrère et une partie de sa nichée.

Joffrey de Peyrac y sauta en dernier lieu, alla se poster debout à l'avant et il invita le pasteur à venir se placer près de lui.

Trois embarcations, guidées par les matelots, s'étaient réparti le reste des passagers. Personne n'eut le cœur, en le quittant, de se retourner vers le Gouldsboro, démâté et dodelinant. On ne regardait que vers la côte.

Les barques s'avançaient entraînant derrière elles la flottille des canoës indiens, d'où s'éleva un chant sourd et scandé au rythme des vagues. La mélopée donnait à l'instant qu'ils vivaient une solennité que tous ressentaient. Après ces longs jours tourmentés, passés entre le ciel et l'eau, la Terre originelle leur apparaissait.

En approchant, ils virent un rassemblement bigarré sur une plagette de sable et de coquillages d'un rose tendre. Des roches rouges et s'assombrissant jusqu'au pourpre émergeaient vers la côte et montaient en cortège à l'assaut d'une pente de granit, couverte de pins immenses qui alternaient avec la blancheur osseuse des troncs de bouleaux et les frondaisons bouillonnantes d'énormes chênes.

Au pied de ces géants, les humains paraissaient s'agiter comme des fourmis. On aurait dit qu'ils avaient surgi d'entre les racines. Mais en y regardant de plus près, on distinguait un abrupt sentier qui menait jusqu'à une clairière installée, à mi-pente, sur un méplat incliné vers la mer. Quelques huttes basses, des cabanes d'Indiens s'y trouvaient. Puis le sentier montait encore sur la crête granitique et l'on découvrait une sorte de fort bâti entièrement en rondins. Une longue palissade de dix pieds de haut, en troncs de sapins entiers, entourait un bâtiment plus élevé, flanqué de deux tours carrées.

La palissade était percée de quatre couloirs-tunnels au bout desquels on devinait l'œil rond de canons aux aguets.

Malgré ces traces de vie, l'endroit demeurait sauvage et inhumain par sa beauté, sans comparaison possible. C'était surtout les couleurs, comme vernies, vives et pourtant nuancées, enrichies par le passage des brumes, qui donnaient une impression irréelle. Et puis, l'échelle des choses. Tout paraissait énorme, trop grand, oppressant. Ils regardaient, muets. Le pays leur entrait dans les yeux. La chaloupe, portée par une lame écumeuse, heurta le gravier, couleur de sang, sous la transparence de l'eau, soudain violette. Des matelots entrèrent jusqu'à mi-corps dans les flots pour tirer l'embarcation vers la plage.

Joffrey de Peyrac, toujours debout à l'avant, se tourna vers le pasteur.

– Monsieur le pasteur, cette crique perdue, cachée aux yeux de tous, a été, est toujours, un refuge de pirates... Depuis que, dans la nuit des temps, des navigateurs du Nord qu'on appelait Vikings et qui adoraient des dieux païens, y ont abordé, ceux qui parmi les gens venus d'Europe y ont cherché à leur tour refuge, n'ont été que des bandits ou des aventuriers, des hors-la-loi, et je me range parmi ceux-ci car, bien que je ne recherche ni le crime ni la guerre, la seule loi à laquelle j'obéisse est la mienne.

« Je veux dire, monsieur le pasteur, que vous allez être le premier homme de Dieu, du Dieu d'Abraham, de Jacob et de Melchisedech, comme disent les textes sacrés, à aborder ces lieux et en prendre possession. C'est pourquoi je vous demanderai, monsieur le pasteur, d'être le premier à débarquer et à guider les vôtres sur la terre nouvelle.

Le vieil homme qui ne s'attendait nullement à une telle requête se dressa d'un bond. Il serrait étroitement, sur sa poitrine, sa grosse Bible, toute sa richesse. Sans attendre de l'aide, avec une vivacité imprévue, il sauta de la chaloupe et franchit dans l'eau la faible distance qui le séparait du rivage.

Ses cheveux blancs flottaient au vent car il avait égaré son chapeau au cours de la traversée. Il s'avança, maigre et noir et, après avoir marché sur la plage il s'arrêta, leva le livre sacré au-dessus de sa tête et entonna un cantique. Les autres le reprirent en chœur. Cela faisait des jours et des jours qu'ils n'avaient pas chanté pour louer le Seigneur. Leurs gosiers brûlés de sel, leurs cœurs brisés de tristesse se refusaient à la prière commune. Rassemblés autour de leur pasteur, ils chantèrent avec des voix imprécises et convalescentes. Quelques-uns, après deux ou trois pas, s'agenouillèrent comme s'ils tombaient. Les Indiens des canoës amenaient les enfants dans leurs bras. En contraste avec les peaux cuivrées, qu'ils paraissaient pâles et misérables, ces petits Européens dans leurs vêtements passés, trop larges pour leurs corps amaigris. Ils écarquillaient des yeux éblouis. Alentour, faisant cercle pour contempler les nouveaux venus, se présentait le plus étonnant mélange d'humanité, « la faune du Dawn East », aurait dit Joffrey de Peyrac. Des Indiens et des Indiennes, villageois ou guerriers, avec leurs plumages, leurs fourrures, leurs armes brillantes, peinturlurés, les femmes portant sur le dos un petit cocon de couleur qui était leur bébé, puis le ramassis bariolé des hommes d'équipage, depuis le sombre Méditerranéen jusqu'au pâle rouquin nordique. Erikson, trapu, mâchant sa chique près d'un Napolitain au bonnet rouge, tandis que les djellabas des deux Arabes se gonflaient dans le vent, tous traînant leurs sabres d'abordage, leurs coutelas, leurs rapières. Deux ou trois hommes, barbus comme Nicolas Perrot, vêtus de cuir, coiffés de fourrure, regardaient de loin, appuyés sur leurs mousquets, tandis qu'une petite garnison de soldats espagnols, dont les cuirasses et les casques d'acier noir étincelaient, se tenaient raides, leurs longues piques à la main, comme pour une parade militaire.

Un maigre hidalgo, avec une moustache noire extraordinaire, semblait les commander. Angélique l'avait déjà vu sur le Gouldsboro, lors de l'abordage qui avait réduit à néant les espérances des Protestants. Il serrait les lèvres et, de temps à autre, montrait les dents d'un air féroce. Sans doute souffrait-il mort et passion, lui, sujet de Sa Majesté Très Catholique, de voir ainsi des hérétiques débarquer sur ces plages. De tous, il parut à Angélique le plus incongru personnage. Que faisait-il là, sorti d'un cadre d'or de grand seigneur castillan ? Elle l'examinait tellement lui et ses soldats de bois qu'elle trébucha en descendant de la chaloupe. Elle voulut se rattraper. Que se passait-il ? Tout tournait. Le sol se levait et se dérobait sous ses pas. Elle faillit, elle aussi, tomber à genoux. Un bras solide la soutint et elle vit son mari qui riait.

– La terre ferme vous étonne. Vous aurez encore pendant quelques jours l'impression de vous sentir sur le pont d'un bateau.

C'est ainsi qu'elle gravit la plage à son bras. Pour fortuit que fût son geste, elle y vit un heureux présage.

Mais les mousquets braqués par les marins du Gouldsboro sur les hommes protestants ne permettaient pas d'optimisme démesuré.

Le premier instant d'émotion passé, ces hommes et leurs familles attendaient dans l'anxiété que leur sort fût réglé. Durs pour eux-mêmes comme pour les autres, ils étaient sans illusion quant à l'avenir qui leur était réservé. Ici la loi du talion devait régner plus sûrement encore et ils n'espéraient aucune clémence d'un homme dont ils avaient pu mesurer à maintes reprises la promptitude de répartie. D'être encore vivants les étonnait presque. Des Indiens s'approchèrent et vinrent déposer aux pieds de Manigault et des siens des gerbes d'épis de maïs liés ensemble, des corbeilles de légumes et des boissons diverses contenues dans de curieux récipients de forme ronde ou oblongue qu'on aurait dits façonnés dans un bois très léger, et des plats cuits sur des écorces de bouleaux.

– Les prémices de la réception prévue pour le grand sachem, expliqua le comte de Peyrac. Il n'est pas encore présent mais ne va pas tarder.

Manigault demeurait tendu.

– Qu'allez-vous faire de nous ? demanda-t-il. Il est temps de vous prononcer, monsieur ! Si la mort nous attend, à quoi bon toute cette comédie d'accueil ?

– Regardez autour de vous. Ce n'est pas la mort, mais la vie... dit le comte avec un grand geste vers l'opulent paysage.

– Dois-je comprendre que vous différez notre exécution ?

– Je la diffère, en effet.

Les faces blêmes et lasses des Protestants se colorèrent. Ils s'étaient préparés courageusement à mourir et doutaient encore, se souvenant de l'impitoyable : « œil pour œil, dent pour dent », qu'il leur avait lancé.

– Je serais curieux de savoir ce que cache votre clémence, grommela Mercelot.

– Je vous le découvrirai sans fard et votre curiosité sera satisfaite. Car, de toute façon, vous me devez le prix du sang, messieurs, pour les hommes que vous m'avez tués, dont deux étaient mes plus chers amis.

– De quel prix devons-nous payer ?

Le gentilhomme frappa de sa botte rouge le sable rouge.

– Demeurez ici et construisez un port qui devienne plus riche, plus vaste et plus célèbre que La Rochelle.

– C'est la condition de notre salut ?

– Oui... si tant est que le salut des hommes est de poursuivre une œuvre de vie.

– Vous faites de nous vos esclaves ?

– Je vous fais don d'une terre prodigieuse.

– Où sommes-nous, d'abord ? demanda Manigault.

Il leur répondit qu'ils se trouvaient sur l'un des points de la côte du Dawn East, pays s'étendant de Boston jusqu'à Port-Royal, en Nouvelle-Écosse, touchant au Sud l'État de New York, au Nord le Canada, et faisant partie d'une des treize colonies anglaises. L'armateur rochelais, Berne et Le Gall se regardèrent atterrés.

– Ce que vous nous demandez est folie. Cette côte dentelée a la réputation d'être inabordable, dit ce dernier. C'est un piège de mort pour tous les navires. Nul être civilisé ne peut y prendre racine.

– C'est très vrai. Sauf en cet endroit où je vous ai conduits. Ce que vous prenez pour un passage très difficile n'est qu'un seuil rocheux, navigable à marée haute et qui donne un asile inviolable dans cette baie tranquille.

– Pour un refuge de pirates, je n'en disconviens pas. Mais pour construire un port, les récits des navigateurs ne laissent aucun espoir. Champlain lui-même a échoué : souvenez-vous. Des récits épouvantables. Ces quelques tentatives de colonisation ont décimé les malheureux qu'on y avait envoyés. La faim, le froid, les raz-de-marée exceptionnels dans le monde, la neige que le vent souffle l'hiver jusqu'au bord de la mer. Voici donc le sort que vous nous réservez.

Il regarda ses mains nues.

– Il n'y a rien ici, rien, et vous nous condamnez à mourir de faim avec nos femmes et nos enfants !

À peine avait-il achevé que Joffrey de Peyrac fit un geste brusque de la main, un signe qui s'adressait aux matelots restés dans un des canots. Puis il s'élança vers les rochers rouges qui s'avançaient dans la mer.

– Vous, venez par ici.

Ils le suivirent plus lentement. Après avoir cru un instant qu'on allait leur passer la corde au cou, ils voyaient ce diable d'homme ne les convier qu'à une promenade sur le littoral. Ils le rejoignirent à l'extrême pointe où le canot abordait. Les matelots déployaient un filet.

– Y a-t-il parmi vous des pêcheurs de profession ? Ceux-ci, je crois, dit-il en attrapant par l'épaule les deux hommes du hameau de Saint-Maurice, et vous Le Gall, surtout. Montez à bord de cette barque, allez au large et jetez vos filets.

– Impie ! gronda Mercelot, vous osez parodier les Écritures.

– Imbécile ! Rétorqua Peyrac avec bonne humeur, il n'y a pas deux façons de conseiller la même chose pour un même résultat.

Lorsque les pêcheurs revinrent, ils durent s'atteler tous pour hâler le lourd filet où s'agitait une provende quasi miraculeuse, en effet.

L'abondance des poissons, leur variété, leur grosseur les laissaient pantois. À côté d'espèces communes et pareilles à celles des côtes des Charentes, il y en avait qu'ils ne connaissaient presque pas, saumon, flétan, esturgeon. Mais ils en connaissaient la valeur à l'état fumé. D'énormes homards bleu-acier se débattaient férocement parmi les corps scintillants.

– Vous pouvez chaque jour faire des pêches semblables. À certaines époques des bancs de morues entiers cherchent refuge dans les mille replis de la côte. Les saumons remontent les rivières pour frayer.

– En salant ou fumant ces poissons, on peut ravitailler les navires en escale, dit Berne qui n'avait pas ouvert la bouche jusqu'ici.

Il avait l'air songeur. Il commençait à imaginer des entrepôts obscurs à l'odeur de sel avec des barils bien rangés dans l'ombre.

Le comte de Peyrac lui jeta un regard perspicace mais se contenta d'approuver.

– Certes... En tout état de cause, vous ne doutez plus d'être à l'abri de la faim. Sans parler du gibier abondant, de la cueillette des baies et du sucre d'érable, et de l'excellence des cultures indiennes dont je vous parlerai et dont vous allez juger.

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