Chapitre 5
Erikson avait émergé d'une écoutille. Sa face de gnome trapu demeurait impénétrable. En se dandinant sur ses courtes jambes, il gagna les échelles et monta sur la dunette. Angélique, entourée de quelques femmes, s'attendait à voir surgir ensuite la longue silhouette de son mari. Mais il ne parut pas. Ce furent Nicolas Perrot et son Indien, puis une dizaine d'hommes de l'équipage fidèle, des Anglais et trois Maltais. L'un des matelots rejoignit Erikson à l'arrière, les autres avec le Canadien barbu allèrent s'asseoir près de la grande chaloupe. Ils agissaient avec calme et ne paraissaient pas prendre garde aux mousquets braqués sur eux. Nicolas Perrot sortit même sa pipe et la bourra avec nonchalance. Il regarda autour de lui.
– Si vous avez encore besoin d'hommes pour la manœuvre des voiles, fit-il en traînant son accent, il y en a d'autres à votre disposition, là-dessous.
– Non, répondit abruptement Manigault qui le surveillait particulièrement, « mon » équipage s'en tire fort bien.
– Et comment traduirez-vous aux gabiers les indications d'Erikson à la barre ?
Et devant leur silence :
– Allons ! Allons ! soupira-t-il en secouant sa pipe, comme s'il renonçait à un heureux moment de farniente, donc je m'en chargerai. Je ne connais d'ailleurs rien à la mer mais je parle tous les dialectes du Ponant. « On » m'a dit de mettre mes talents à votre service. Ils ne sont pas gros. C'est tout.
Il souleva sa toque de fourrure et se dirigea à son tour vers la poupe. Après avoir laissé des sentinelles près des hommes assis, Manigault le suivit. Au fond, chacun était à la fois déçu et soulagé de n'avoir pas vu paraître le Rescator, en personne. Déçu car sa science nautique et la maîtrise de commandement dont il avait fait preuve à plusieurs reprises étaient pour les passagers angoissés l'assurance qu'il les tirerait encore de ce mauvais pas. Soulagé, parce que sa seule présence inspirait déjà la crainte. En face de lui, Manigault finissait par douter de sa propre réussite. Le surveiller avec six mousquets braqués sur lui n'aurait pu suffire. Ses envoyés subalternes donneraient bien moins de fil à retordre. D'ailleurs, ils semblaient las et indifférents. Sans doute préféraient-ils être débarqués sur une plage et perdre leur part du butin que la vie. Ils avaient dû convaincre l'irréductible Rescator de tenter un dernier effort pour les sauver tous et le pousser à cette semi-reddition qui étonnait, malgré eux, les mutins.
– Il faut savoir être ferme, pérorait l'avocat Carrère, avec agitation, ce matamore, devant notre attitude, a baissé pavillon. Nous avons gagné la partie.
– Pas tant de moulinets avec votre pistolet, je vous prie, mon homme, le calma sa femme.
Frileusement, elle serra les mains sous son châle.
– Si vous lui aviez parlé ce tantôt face à face, comme je lui ai parlé, vous comprendriez que ce n'est pas la peur de la mort, ni pour lui ni pour les autres, qui a pu décider cet homme-là à nous envoyer un pilote.
– Alors, qu'est-ce donc ?
Les femmes haussaient les épaules avec un geste d'ignorance. Leurs coiffes palpitaient dans la brume grise, traversée parfois d'une clarté jaune, insolite, comme une translucide porcelaine. Les cheveux d'Angélique étaient lourds d'humidité, mais ainsi que ses compagnes, elle ne se décidait pas à se mettre à l'abri. Elles attendaient qu'Erikson se fût assis à la barre. Sur le Gouldsboro, la barre communiquant directement avec le gouvernail, se trouvait située sur la dunette, à l'arrière, et non au-dessous. Le timonier pouvait donc à la rigueur manœuvrer seul à vue. Sous la pointe des armes qui le surveillaient, le petit homme aux prunelles de pierre ne bronchait pas. Il se contentait de maintenir le gouvernail. Il rêvait ou bien il dormait les yeux ouverts. À quelques pas, le Canadien, la barbe au vent, mâchonnait sa pipe, l'ancien portevoix du capitaine Jason, à portée de sa main. Au bout de plusieurs heures, l'énervement gagna à nouveau les passagers et l'équipage novice. Les veilleurs des huniers confirmaient que l'on filait toujours dans le courant plein Nord, plus vite encore, car en prenant son poste, Erikson avait fait disposer les voiles de façon à prendre tout le vent dans cette direction.
Le soupçon leur vint à tous que le machiavélique Rescator ne leur avait envoyé un pilote que pour les entraîner plus rapidement vers la mort.
– Croyez-vous cela possible ? murmura Abigaël à Angélique. Croyez-vous qu'il serait capable d'agir ainsi ?
Angélique secoua négativement la tête, avec énergie, mais en réalité elle doutait, elle aussi. On lui demandait encore de se porter garante des pensées de l'homme qu'elle aimait. Il lui fallait bien s'avouer qu'elle les ignorait. De toutes ses forces, elle voulait croire à l'homme du passé qu'elle avait adoré. Cependant, de l'homme du passé lui-même qu'avait-elle au juste connu ? La vie ne lui avait pas laissé le temps de joindre l'esprit riche, fourmillant et divers de son époux ou, bien au contraire, celui de perdre ses illusions et d'apprendre au cours des années de vie commune qui aurait dû être la leur, qu'un homme et une femme se cherchent en vain, si proches soient-ils, comme dans le brouillard opaque des mers, et que leur union n'est que mirage et ne peut appartenir au monde terrestre... « Qu'es-tu, toi, dans les yeux duquel je cherche mon bonheur ? Et moi-même, suis-je aussi pour toi un mystère insondable ? ... »
S'il était vrai que Joffrey s'interrogeait aussi sur elle, qu'il l'appelait en lui-même, derrière sa carapace dure et fermée, alors rien n'était perdu.
Ils s'appelaient, se tendaient les bras à travers ces brumes lourdes qui les séparaient, si difficiles à dissiper.
À moins qu'ils ne s'éloignassent l'un de l'autre, à une vitesse vertigineuse, telle que celle de ce courant insensible en apparence et qui entraînait pourtant le navire loin, loin, on ne savait où.
« Non, il ne m'aime pas. Je n'ai pas de racines en son cœur. Rien ne va au delà d'un désir de surface que j'ai fini par lui inspirer... Trop peu pour qu'il se sacrifie à mes prières, qu'il m'écoute... c'est terrible d'être sans pouvoir, les mains vides... Il est seul... Et pourtant j'étais sa femme. »
Les autres la regardaient remuer les lèvres, marmonner et secouer, sans en avoir conscience, sa chevelure pâle, irisée de perles d'eau. Elle vit leur expression suppliante.
– Ah ! Priez donc plutôt, leur dit-elle avec impatience, c'est l'heure de le faire et non pas d'espérer d'une malheureuse comme moi je ne sais quel miracle !...
*****
La nuit tombait n'apportant que les bruits assourdis de la mer et du vent, ponctués, à chaque minute, par la voix de la cloche de brume qu'un moussaillon. Martial ou Thomas, devait secouer en frissonnant de fatigue. À la longue, ces tintements finissaient par obséder.
« Ils sont si naïfs, tous ces hommes, malgré leurs airs belliqueux. Sonner la cloche de brume au large de La Rochelle, ou de la Bretagne ou de la Hollande, voilà qui signifie quelque chose pour eux. On prévient alors d'autres navires, on appelle ainsi la terre où des feux veillent. Mais ici, dans cette solitude, cette cloche ne résonne que pour nous donner le change, pour essayer de nous faire croire que nous ne sommes pas seuls au monde... »
Cela faisait songer au glas des trépassés. Mais les bras d'Honorine serraient Angélique de toutes leurs frêles forces et ses yeux noirs grand ouverts lui rappelaient la nuit où elle l'avait emmenée, petit bébé, dans la forêt glacée où rôdaient des loups et des soldats. Elle se leva.
« Je vais redescendre... oui, je vais redescendre. Je vais lui parler. Il faut que nous sachions ! »
À ce moment, la voix de Nicolas Perrot résonna, tombant sonore, comme d'une conque derrière la pénombre, et en levant les yeux elles devinèrent les voiles qui pendaient flasques le long des mâts et des vergues. Le navire craquait, se balançant avec des soubresauts, obéissant en renâclant à la manœuvre imposée. Les ordres se succédaient, impératifs. Les matelots couraient. Les Espagnols eux-mêmes s'affairaient faisant preuve d'un esprit de discipline qui ne leur était pas coutumier.
Les hommes du Rescator, assis jusque-là près de la chaloupe, s'étaient soudain levés. Ils suivaient des yeux les divers mouvements de la voilure. Ils avaient dû être envoyés pour prêter main-forte en cas de manœuvre délicate, mais voyant que celle-ci s'exécutait finalement sans encombre, ils n'intervinrent pas. Un peu plus tard, ils se rassirent en hochant la tête d'un air entendu. L'un d'eux battit son briquet, alluma une lanterne et se mit à fredonner. Un autre prit une carotte de tabac dans sa ceinture et la mâcha.
– Je crois que nos gars ne sont pas trop mauvais marins, dit Mme Manigault qui avait suivi leur mimique. Ceux-là ont l'air de leur accorder leur brevet. N'empêche, je regrette que vos prisonniers n'aient pas eu la bonne idée de s'égailler dans les haubans, Carrère, car j'aurais été bien curieuse de vous voir les rattraper, vous qui savez si bien discuter d'une manœuvre sans y avoir jamais mis la main.
L'avocat, qui commençait à somnoler entre son tromblon et son pistolet, sursauta, et il y eut des rires. On recommençait à espérer et à se chicaner. Quelque chose s'était passé. De nouveau, dans les airs, on entendait le claquement des voiles tendues.
*****
Mais l'aube n'apporta que déception aux femmes lassées. Il faisait encore plus froid que la veille, et la même sensation d'être entraînés irrésistiblement par le courant les pénétrait jusqu'aux moelles. L'eau qu'on leur distribua avait un goût de bois pourri. C'était le fond des barriques. Personne n'osait dire mot et lorsque Le Gall pénétra dans l'entrepont avec une expression joyeuse, on le regarda comme s'il avait été soudain frappé d'aliénation.
– Bonnes nouvelles, dit Le Gall, et je viens vous rassurer, mesdames. J'ai laissé filer le loch et réussi à faire le point non sans mal, car on voit à peine le contour du soleil. Mais je peux vous assurer que nous avons changé de direction et que, désormais, nous nous dirigeons vers le Sud.
– Le Sud ?... Mais il fait plus froid qu'hier !
– C'est que, depuis deux jours, nous étions drainés par un courant tiède, le courant de Floride, qui nous réchauffait. Tandis que, maintenant, nous sommes pris en charge par un courant froid de la baie d'Hudson, je parie.
– Damné pays ! grommela le vieux pasteur sortant tout à coup de sa réserve, allez vous y reconnaître dans ces chaud et froid. Je commence à me demander si les prisons du Roi n'auraient pas été pour nous plus bénéfiques que ces régions malsaines où hommes et éléments se comportent à l'envers.
– Père ! fit Abigaël d'un ton de reproche.
Le pasteur Beaucaire secoua ses cheveux blancs. Tout n'était pas résolu, loin de là. Le plus important n'était pas d'être passé d'un courant chaud dans un courant froid, songeait-il, mais d'éviter de nouvelles morts.
Ses ouailles lui échappaient complètement et lui-même ne savait quoi leur dire. Quant aux autres, les impies, que pourraient sur eux les exhortations de sa vieille voix pastorale, ses appels à la Justice, à la Charité ?
– Je n'ai jamais été d'accord avec le pasteur Rochefort, cet incorrigible coureur d'aventures, qui voulait nous jeter tous sur les océans. Grand bien lui fasse ! On voit où cela mène...
Sa voix se perdit dans le brouhaha des questions et des réponses que donnait Le Gall.
– Allons-nous aborder, maintenant ?
– Où cela ?
– Que disent Erikson et le Canadien ?
– Rien ! Allez donc faire parler cet ours bourru et ce sacré bosco plus fermé et rocailleux qu'une huître. Mais pour un fin barreur, c'est un fin barreur ! Il a dû profiter, hier, d'un confluent entre les deux courants pour nous faire passer de l'un à l'autre. Un tour de force, surtout par cette purée de brouillard.
– Cette fois, mon opinion est faite, dit Mercelot d'un air docte, c'est un Hollandais. Je le croyais écossais à cause de son épée, sa « claymore », mais il n'y a que les Hollandais pour avoir ainsi le sens des courants. Ils les lisent dans la mer, les devinent au nez...
Tandis qu'il parlait, Angélique crut le revoir, devant son écritoire à La Rochelle, calligraphiant de sa plume d'oie sur le vélin choisi, ses chères Annales des Réformés. Aujourd'hui, son rabat blanc n'était plus qu'un torchon, sa redingote noire avait craqué aux coutures des épaules et, ma foi, il était pieds nus malgré le froid. Il avait dû, dans le feu de l'action, grimper dans les haubans et, qui sait, jusqu'aux huniers ?...
– J'ai soif, fit-il, n'y aurait-il pas quelque chose à boire ?
– Un petit verre d'eau-de-vie des Charentes, mon ami ? lui proposa sa femme avec un rire fêlé et triste.
Ce rappel du confort passé et de la terre natale les laissa rêveurs. Ils évoquaient l'ambre doré de l'eau-de-vie charentaise, les grappes mûries sous les murs de Cognac. Le sel de la mer leur brûlait la gorge. Leur peau était visqueuse comme celle des harengs saurs.
– Nous allons bientôt aborder, dit Le Gall. À terre nous trouverons des sources. Et ce mot les fit soupirer.
Angélique se tenait à l'écart. On faisait semblant de ne plus la voir. Quand les choses allaient bien, on ne lui adressait plus la parole. Quand cela tournait mal, on la suppliait d'intervenir. Elle commençait à avoir l'habitude de ce manège. Elle haussa les épaules.