Chapitre 4
Mme Manigault aurait voulu être de la partie mais sa forte carrure l'en empêcha.
Les indications données en code par le Rescator recommandaient à ces dames d'emprunter pour le joindre la trappe et l'échelle de corde de ses appartements privés.
– Encore une des facéties malséantes de cet individu, grommelèrent les Protestants. Ils doutaient de l'heureuse issue de la négociation car ils n'accordaient qu'une faible confiance aux talents diplomatiques de leurs femmes.
Mme Carrère, à laquelle ses nombreuses maternités avaient conservé la souplesse nécessaire, accepta le rôle ingrat de porte-parole de la communauté. La petite femme, pleine de vie, habituée à mener tambour battant sa maison et ses servantes, ne risquait pas de se laisser intimider et irait jusqu'au bout de sa mission.
– Soyez intraitable sur les conditions, lui recommanda Manigault. La vie et la liberté, nous n'accorderons pas plus.
Angélique, à l'écart, haussait les épaules. Jamais Joffrey n'accepterait ces conditions. À lors, qui céderait ? La lutte était engagée entre deux blocs de granit. Sur le plan de la ruse Joffrey de Peyrac était sans doute plus armé que ses adversaires improvisés, mais sur celui de l'entêtement lui et ses hommes ne l'emporteraient pas sur cette poignée de Rochelais. Abigaël s'était présentée. Manigault la récusa. L'attitude réprobatrice du pasteur à l'égard de la mutinerie des passagers rendait suspecte sa fille. Puis il se ravisa. Le Rescator avait marqué de la considération à la jeune fille. Peut-être l'écouterait-il avec sympathie. Quant au rôle d'Angélique, on ne voulait pas l'approfondir. Personne n'arrivait à démêler pourquoi elle était la seule en qui on espérât. Personne n'osait se l'avouer, mais beaucoup de femmes auraient aimé lui saisir la main en cachette et l'adjurer « Sauvez-nous ! » car elles commençaient à comprendre l'impasse dans laquelle se trouvait le Gouldsboro aux mains des navigateurs inexpérimentés.
*****
Parvenues en bas, les trois femmes durent attendre que la trappe au-dessus d'elles se fût refermée. Elles étaient dans une obscurité totale. Enfin un lumignon apparut au fond d'un boyau, devant elles, et elles rejoignirent le quartier-maître Erikson qui les guida dans une assez vaste « couverte » où semblaient s'être réunis presque tous les hommes de l'équipage assiégé. Les sabords étaient ouverts laissant entrer le jour gris. Les matelots jouaient aux cartes ou aux dés ou se balançaient dans leurs hamacs. Ils paraissaient calmes et jetèrent sur les arrivantes des regards impénétrables et presque indifférents. Il y avait très peu d'armes, ce qu'Angélique remarqua avec un serrement de cœur, ne sachant si elle aurait souhaité voir les hommes de Manigault et ceux de son mari s'affronter à égalité. Dans une bataille corps à corps, les troupes de Joffrey, malgré le nombre, succomberaient. D'une porte ouverte sur une cambuse, la voix du comte de Peyrac lui parvint. Son cœur sauta. Il y avait des siècles qu'elle ne l'avait entendue. Qu'y avait-il dans cette voix qui la tenaillait ainsi ?
Qu'elle était prenante, cette voix qui ne pouvait plus chanter. C'était celle d'un amour nouveau. Ce timbre étouffé et rude lui faisait oublier l'autre, celui du passé, aux résonances magnifiques, mais dont l'écho allait s'estompant dans le lointain comme l'image de son premier amour.
La personnalité de l'autre, aventurier au visage tanné, au cœur durci, et aux tempes grises, envahissait toute la scène. La voix brisée c'était celle qui l'avait soutenue au cours de ces instants inimaginables de douceur et de crainte d'une brève nuit d'amour, au bord de la tempête et qu'elle croyait aujourd'hui avoir rêvée.
Ces mains sèches et patriciennes, mais qui maniaient si vivement le poignard, c'était celles qui l'avaient caressée.
L'homme, encore étranger, c'était lui son amant, son amour, son époux.
*****
Le Rescator, derrière son masque, lui parut implacable et s'il salua courtoisement les trois dames, il ne les fit pas asseoir. Lui-même se tenait debout près du sabord, les bras croisés, peu rassurant.
Nicolas Perrot, debout aussi, fumait sa pipe dans un coin de la petite pièce.
– Eh bien ! mesdames, vos époux jouent aux guerriers assez brillamment, mais commencent à douter de leurs capacités de navigateurs.
– Ma foi, monseigneur, répondit la brave dame Carrère, mon avocat de mari n'est pas plus réussi en l'un qu'en l'autre. C'est mon opinion, si ce n'est pas la sienne. N'empêche qu'ils sont bien armes et décidés à garder leurs avantages pour se rendre aux Iles d'Amérique et non ailleurs. Alors ce serait peut-être raisonnable de chercher à s'entendre pour que chacun y trouve son compte.
Et, tort courageusement, elle transmit les propositions de Manigault. Le silence du Rescator put leur faire espérer qu'il réfléchissait et envisageait avec intérêt les termes de l'accord.
– Un pilote qui vous permettrait d'accoster en échange de la vie sauve pour moi et mon équipage ? répéta-t-il d'un air songeur. Pas mal trouvé. Une seule chose ne permet pas de réaliser ce plan mirifique. La côte que nous longeons est inabordable. L'admirable courant de Floride la protège, entraînant à jamais au loin les audacieux qui rêvent d'accoster... des rochers submergés, à fleur d'eau, une barre continuelle et mortelle... j'en passe. Deux mille huit cents miles de méandres rocheux sur deux cent quatre-vingts miles en ligne droite.
– Mais toute côte, si mauvaise soit-elle, doit posséder quelque havre où l'accostage est possible, dit Abigaël en cherchant à raffermir sa voix tremblante.
– En effet. Encore faut-il les connaître.
– Et vous les ignorez. Vous qui sembliez si sûr de votre route ? Vous qui parliez de toucher terre dans quelques jours d'après les propos rapportés par votre équipage.
Les joues d'Abigaël étaient plaquées de rouge dans son émotion, mais elle insistait avec une hardiesse qu'Angélique ne lui avait jamais vue.
– Vous n'en connaissez point, monseigneur ? Vous n'en connaissez point ?
Un sourire qui avait une certaine douceur effleura les lèvres du Rescator.
– Il est difficile de vous mentir en face, damoiselle. Eh bien ! admettons que je connaisse assez la côte pour essayer – je dis bien essayer – d'y aborder sans casse, me croyez-vous assez stupide...
Le ton changea et redevint dur...
– ... pour vous sauver, vous et les vôtres, après ce que vous m'avez fait ? Rendez-vous, rendez les armes, rendez-moi mon navire. Ensuite, s'il n'est pas trop tard, je m'occuperai de le sauver.
– Notre communauté n'a pas envisagé la reddition, dit Mme Carrère, mais seulement que nous échappions au sort commun qui nous guette tous : périr de soif d'ici peu et nous briser contre une terre inconnue, ou périr dans les glaces où ce courant fou nous entraîne. Vous avez percé les tonneaux d'eau douce, vous vous condamniez aussi... Il n'y a pas d'autre issue que d'aborder n'importe où pour nous y ravitailler... ou mourir.
Le Rescator salua.
– J'estime votre logique, dame Carrère.
Il sourit encore et ses yeux allèrent de l'un à l'autre de ces trois visages de femmes, différents, et tendus vers lui avec la même expression anxieuse.
– Eh bien ! mourons donc ensemble, conclut-il.
Il se tourna vers la fenêtre par où leur parvenait, plus perceptible que sur le pont, le bruit pressé des vagues, clapotant follement contre la coque du navire, drossé par le courant. Angélique vit trembler les petites mains de ménagère de Mme Carrère.
– Monseigneur, vous ne pouvez accepter de sang-froid...
– Mes hommes sont d'accord.
Il parla sans les regarder, peut-être parce qu'il n'en avait pas le courage.
– Vous avez peur de la mort, vous autres Chrétiens et Chrétiennes, qui relevez d'un Dieu que vous prétendez aimer. Et c'est pour moi et pour ceux qui ont fréquenté l'Islam, une source d'étonnement que cette terreur qui vous habite. Ma vision est autre. Certes, s'il ne s'agissait que de vivre cette vie on pourrait se sentir parfois lassé des jours qui s'écoulent et des êtres qu'on y rencontre. Heureusement il s'agit aussi de mourir et l'au-delà nous attend, prolongement exaltant de toutes les vérités que nous avons perçues au cours de notre existence terrestre.
Elles l'écoutaient, le cœur à l'envers, comme elles auraient écouté les propos d'un fou. La femme de l'avocat tendit vers lui ses mains jointes.
– Pitié ! Pitié ! pour mes onze enfants.
Il se retourna saisi d'une brusque fureur.
– Il fallait y songer plus tôt. Vous n'avez pas hésité à les entraîner dans les aléas de votre action. Vous acceptiez donc à l'avance qu'ils payent votre défaite. Il est trop tard. Chacun ses préférences. Vous voulez vivre. Mais moi je préfère mourir cent fois plutôt que de céder à vos menaces. C'est mon dernier mot. Portez-le à vos époux, à vos pasteurs, à vos pères et à vos enfants.
Transies par cet éclat, Mme Carrère et Abigaël sortirent la tête basse, guidées par Nicolas Perrot, car elles auraient été incapables de savoir où elles mettaient les pieds. Elles ne voyaient plus clair. Les larmes les aveuglaient.
Angélique ne les suivit pas.
– Il n'y a que deux solutions. Que je me rende ou qu'ils se rendent. Pour la première, n'y comptez pas. Me voyez-vous allant m'asseoir, tout tremblant à la barre, sous la menace des mousquets de vos amis, pour me retrouver ensuite sur une plage déserte avec mes quelques fidèles ? Vous faites bien fi de mon honneur, madame, et vous me connaissez bien mal.
Elle le considérait ardemment. Ses prunelles avaient la profondeur et la mouvance de la mer, seule lumière dans la demi-obscurité de la cabine.
– Oh ! si, je vous connais, dit-elle à mi-voix.
Elle avait tendu les mains et le tenait aux épaules sans avoir conscience de son geste.
– Je commence à vous connaître et c'est pour quoi vous m'effrayez. Vous paraissez parfois un peu fou, mais vous êtes plus lucide que tous les autres. Vous seul savez toujours ce que vous faites... Vous savez ce que vous faites quand vous citez les Écritures... Vous attendez le moment où vos complices vont agir d'après vos consignes. Vous avez tout prévu à l'avance, même qu'on vous trahirait. Et quand vous parlez de l'au-delà à ces femmes, quel moment guettez-vous ? Sans cesse, vous menez une partie, vous poursuivez un but. Quand donc êtes-vous sincère ?
– Quand je vous tiens dans mes bras, ma très belle. C'est seulement alors que je ne sais plus ce que je fais. Et c'est une erreur que j'ai payée bien cher. C'est parce que j'avais la faiblesse de vouloir demeurer près de vous, ma petite épouse trop séduisante, qu'il y a quinze ans, je n'ai pas fui à temps les argousins du Roi chargés de m'arrêter et que, l'autre nuit, ma vigilance s'est relâchée, laissant à vos Huguenots le temps de préparer leur traquenard et de m'y faire tomber...
Tout en parlant il retirait son masque. Elle vit avec surprise que son expression était détendue. Il souriait même en la couvant d'un regard plein de chaleur.
– Si je considère à quel point vous me portez malchance, je devrais vous en vouloir. Mais je ne puis.
Il penchait vers elle sa haute taille. Angélique était saisie de vertige.
– Joffrey, je vous en supplie, ne mésestimez pas la gravité de ce qui se passe. Vous n'allez pas accepter que nous périssions tous ?
– Que de préoccupations mesquines vous hantent, ma toute belle ! Pour ma part, à votre vue, je les oublie.
– Vous avez accepté de parlementer.
– Prétexte pour vous faire venir jusqu'à moi et vous reprendre en ma possession.
Avec une douceur bouleversante, il l'enveloppait de ses bras, l'attirait, posait ses lèvres sur ses joues.
– Joffrey, Joffrey, je vous en prie... Vous jouez encore je ne sais quel jeu redoutable.
– Est-ce vraiment comédie ? demanda-t-il en la serrant plus étroitement contre lui. Vous me feriez croire, madame, que vous avez bien peu d'expérience du trouble dans lequel votre beauté peut jeter un homme qui vous désire.
Sa passion n'était pas feinte. Elle en perdait la tête, entraînée par la frémissante chaleur de ses lèvres, le parfum de son haleine proche qui lui redevenait familière et pourtant, la surprenait comme ces découvertes que l'on fait une à une, près d'un amant inconnu. Le doute qui l'avait torturée s'évanouissait : « Il m'aime donc. C'est vrai... Il m'aime encore, moi ? MOI ?... »
– Je t'aime, toi, tu sais, murmura-t-il très bas, je rêve à toi depuis l'autre nuit... Cela fut si rapide et tu étais si inquiète... Il me tardait de te revoir... pour m'assurer... que ce n'avait pas été un songe... que tu m'appartiens tout entière à nouveau... que tu n'avais plus peur de moi.
Sa bouche ponctuait ses paroles de baisers, près des cheveux d'Angélique, sur ses tempes.
– Pourquoi te défends-tu encore ? Embrasse-moi... Embrasse-moi, vraiment.
– Je ne peux pas, avec cette angoisse au cœur... Oh ! Joffrey, quel homme êtes-vous donc ? Ce n'est pas l'heure de parler d'amour.
– S'il me fallait attendre que l'heure soit exempte de danger pour parler d'amour, je n'en aurais guère connu la jouissance au cours de ces dernières années. Aimer entre deux tempêtes, deux batailles, deux trahisons, c'est mon lot, et, ma foi, j'ai su m'accommoder de ce piment supplémentaire du plaisir.
*****
Le rappel des aventures qu'avait pu avoir son mari loin d'elle, en Méditerranée ou ailleurs, irrita Angélique. Soudain elle fut la proie d'une jalousie féroce qui balaya toute impression de douceur.
– Vous êtes un goujat, monsieur de Peyrac, et vous avez tort de me confondre avec les odalisques stupides qui vous reposaient de vos combats. Lâchez-moi.
Il riait. Il avait encore cherché à la mettre en colère et y avait réussi. La fureur d'Angélique monta, attisée par le sentiment qu'il se jouait de leur terreur à eux tous.
– Lâchez-moi ! Je ne veux plus vous voir. Je crois que vous êtes un monstre.
Elle mettait tant d'énergie à le repousser, qu'il la lâcha.
– Décidément, vous êtes aussi bornée et intransigeante que vos Huguenots.
– « Mes » Huguenots ne sont pas des enfants de chœur et si vous aviez pris soin de ne pas les provoquer, nous n'en serions pas là. Est-ce vrai que vous n'avez jamais eu l'intention de les conduire aux Iles d'Amérique ?
– C'est vrai.
Angélique pâlit. Sa colère tomba et il vit ses lèvres trembler comme celles d'une enfant déçue.
– Je me portais garante de vos intentions, et vous m'avez trompée. C'est mal.
– Avions-nous passé un contrat précis sur l'endroit où je devais les mener ? Quand vous êtes venue à La Rochelle me supplier de leur sauver la vie, croyiez-vous que j'allais accepter de prendre à mon bord ces parpaillots, démunis de tout et qui ne me rendraient jamais le moindre sou pour ma peine, pour le seul plaisir de les entendre chanter les psaumes ?... Ou pour vos beaux yeux ? Je ne suis pas Monsieur de Paul, apôtre de la charité.
Comme elle le regardait toujours en silence, il ajouta d'un ton plus doux.
– Si vous l'avez cru, c'est que vous idéalisez la générosité masculine, madame. Je ne suis pas, je ne suis plus un héros de chevalerie, j'ai dû trop durement batailler pour survivre moi-même. Mais ne me prêtez pas cependant de noirs desseins. Je n'ai jamais eu l'intention de « vendre » ces malheureux comme ils se l'imaginent mais seulement de les amener comme colons sur mes terres américaines où ils auraient tôt fait de s'enrichir beaucoup plus qu'ils ne le pourraient aux îles.
Elle lui tourna le dos et se dirigea vers la porte. Il s'interposa.
– Où allez-vous ?
– Les rejoindre.
– Pour quoi faire ?
– Pour essayer de les défendre.
– Contre qui.
– Contre vous.
– Ne sont-ils pas les plus forts ? N'ont-ils pas en main la situation ?
Elle secoua la tête.
– Non. Je sens, je sais que vous tenez en main leur destinée. Vous serez toujours le plus fort.
– Oubliez-vous qu'ils ont voulu attenter à ma vie ? Vous en êtes moins émue ce me semble, que de savoir la leur menacée.
Voulait-il la rendre folle en lui posant de telles questions qui la déchiraient ? Tout à coup, il la reprit dans ses bras.
– Angélique, mon amour, pourquoi sommes-nous si loin l'un de l'autre. Pourquoi ne parvenons-nous pas à nous rejoindre ? Est-ce parce que tu ne m'aimes pas ? Embrasse-moi... Embrasse-moi... Reste avec moi.
Elle se défendait avec d'autant plus de frénésie qu'elle se sentait faible, tentée de se blottir contre lui, d'oublier, de lui faire confiance, de s'abandonner à sa force sans désirer rien d'autre.
– Laissez-moi, je ne peux pas.
Il la lâcha, les traits durcis.
– C'est bien ce que je cherchais à savoir... vous ne m'aimez plus. Ma voix vous rebute, mes hommages vous effrayent... Vos lèvres n'ont pas répondu aux miennes l'autre nuit... Vous étiez froide et contrainte... qui sait si vous n'avez pas accepté ce rôle près de moi pour permettre à vos amis d'exécuter leur plan.
– Votre soupçon est injurieux et ridicule, fit-elle d'une voix tremblante. Souvenez-vous, c'est vous qui m'avez retenue. Comment pouvez-vous douter de mon amour ?
– Restez près de moi. Je le jugerai à cela.
– Non, non, je ne peux pas. Je veux retourner là-haut. Je veux rester auprès des enfants.
Elle s'échappa follement, sans savoir à quel mobile elle obéissait. Malgré la fascination qu'il exerçait sur elle, la tentation qu'elle éprouvait de se fondre dans ses bras, la douleur que lui causaient ses reproches, elle aurait été incapable de demeurer près de lui alors que, là-haut, Honorine et les enfants étaient en danger de mort. C'était cela qu'il ne pouvait pas comprendre. Ils habitaient son cœur et faisaient partie d'elle-même. Et ils étaient faibles et sans défense. La soif les guettait, le naufrage. Eux seuls méritaient qu'on leur sacrifiât tout.
Assise parmi eux, sur le pont du Gouldsboro, elle repensait aux phrases qu'il lui avait dites, jamais il ne lui avait parlé avec autant de tendresse. Elle tenait Honorine sur ses genoux. Laurier et Séverine étaient à ses pieds, et le blond Jérémie. Certains enfants jouaient et riaient discrètement, mais la plupart se taisaient. Ils étaient venus s'assembler contre elle, poussés par l'instinct des oisillons qui leur fait chercher une aile protectrice à l'heure de l'orage. En chacun elle croyait revoir Cantor, Florimond. « Mère, il faut partir ! Mère, sauve-moi, défends-moi »... Elle croyait revoir le visage exsangue, privé des couleurs de la vie, du petit CharlesHenri. Des adultes, elle n'avait plus pitié. Ils lui devenaient tous indifférents, même Abigaël la juste, même Joffrey de Peyrac, son époux, qu'elle avait tant cherché.
« Je commence à comprendre que nous ne pouvons plus nous rejoindre lui et moi. Il a trop changé. À moins qu'il ait toujours été ainsi sans que je le sache. Ainsi il préfère sa mort plutôt que de céder. Il a assez vécu et peu lui importe d'entraîner avec lui ces enfants. Les hommes peuvent se permettre ça, mais pas nous, les femmes, qui sommes responsables de ces petites vies. On n'a pas le droit d'ôter sciemment sa vie à un enfant. С'est son trésor le plus précieux. Il l'aime tellement déjà, la vie. Il en sait le prix, lui, l'enfant. »
– Madame Manigault, dit-elle à haute voix, il faut que vous alliez trouver votre mari et que vous le décidiez à se montrer moins avare dans ses conditions. Ne me faites pas croire qu'il vous fait peur avec ses cris. Vous en avez vu d'autres et il doit comprendre que jamais le Rescator ne cèdera si on ne lui rend pas son bateau.
Mme Manigault ne répondit pas, et Angélique vit deux larmes pénibles surgir au coin de ses yeux.
– Je ne peux pas demander à mon mari de se rendre, dame Angélique. C'est le condamner. Si le Rescator reprend le pouvoir, l'épargnera-t-il ?
Elles demeurèrent silencieuses. Angélique insista.
– Essayez, madame Manigault... Ensuite, j'essaierai à mon tour. Je redescendrai dans les cales, pour décider le Rescator à des concessions.
La femme de l'armateur se leva en soupirant bruyamment. Après le retour d'Abigaël et de Mme Carrère, l'état-major des Protestants s'était réuni dans la salle des cartes pour y étudier la possibilité d'aborder, malgré tout, et prendre l'avis des marins compétents. Les mutins espagnols s'agitaient. Ils commençaient d'avoir peur. Angélique entendait les bribes de paroles qu'ils se jetaient dans leur langue gutturale. Ils parlaient de prendre la chaloupe et de fuir le navire condamné.
Les insensés ! Le courant les mènerait sur la même route mortelle, et leurs faibles forces ne suffiraient pas à les arracher à son emprise, là où un navire luttait en vain.
*****
Désert des brumes, silence, limbes glacés où des vivants couraient à leur perte. Puis il y eut un appel, un mouvement nouveau parmi les ombres fantomatiques qui s'agitaient sur le pont. Quelque chose changea. Un espoir. Les femmes se levèrent, attendant. Martial, tout essoufflé, surgit devant elles.
– Il accepte ! Il accepte !... Le Rescator ! Il a fait dire qu'il envoyait un pilote et trois hommes qui connaissent la côte que nous longeons pour guider le bateau hors du courant et le faire accoster.