Chapitre 6

Arrivé au camp Champlain, il descendit de cheval, le laissa à l'homme qui l'avait escorté, et se glissa invisible jusqu'à la maison de Crowley. Des lumières dansantes éclairaient les petites fenêtres aux vitres précieuses. Il se pencha pour regarder à l'intérieur. Sensible à la beauté et à la féminité il demeura frappé par le spectacle qu'il découvrait. C'était très simple mais très harmonieux.

Agenouillée devant l'âtre, Angélique lavait Honorine debout dans un baquet. L'enfant nue, rosie par la lueur des flammes, remuant sur ses épaules sa longue chevelure étincelante, avait la grâce inquiétante et candide de ces petits êtres malins que des légendes se plaisent à évoquer. Esprits des grèves ou des bois, parés de coquillages ou de feuilles ils accompagnent, dit-on, les humains égarés, leur font mille niches puis disparaissent et l'on demeure triste comme d'avoir perdu son enfance.

Angélique près d'elle semblait désarmée. Sa beauté cessait d'être dangereuse pour n'être que charmante et il comprit que c'était Honorine qui avait fait d'elle cette autre femme qu'il avait eu tant de peine à reconnaître.

Adorable femme en vérité. Pour la première fois il trouvait aux gestes simples qu'elle accomplissait une sorte de vocation naturelle. Il se souvenait qu'elle avait été élevée dans la pauvreté quasi paysanne des nobles de province. « Sauvageonne », murmurait-on à Toulouse, au temps où elle venait de lui être amenée et qu'il la présentait pour sa femme. Elle en avait gardé ce don, d'être proche des choses et de se suffire de peu. Faire ruisseler l'eau de la source sur le petit corps de sa fille la rendait heureuse. L'aurait-il voulue méchante, en effet, aigrie par le fiasco d'une existence qui après en avoir fait la reine de Versailles l'amenait dépourvue de tout sur les rives d'un pays encore à demi sauvage ? Sa beauté se serait-elle accommodée d'être marquée par la rancœur, la désillusion ? La haine ne sied bien qu'à l'adolescence. Elle aurait pu se plaindre. Mais la vie avait gardé pour elle sa saveur. Le lien qui unissait la mère et l'enfant était admirable. Ni lui ni personne ne pourraient le rompre. Il y a des peuples d'Orient qui croient à la réincarnation des êtres. Damoiselle Honorine, qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? Où allez-vous ? L'enfant tourna son visage vers la fenêtre et il crut qu'elle souriait. Joffrey de Peyrac contourna la maison de bois et vint frapper à la porte. Angélique s'était lavé les cheveux. Elle avait lavé ceux d'Honorine et de tous les enfants qui lui étaient tombés sous la main. Elle aurait fait vingt fois le trajet de la source à la cabane sans se plaindre de la fatigue tant la saveur et l'abondance de cette eau douce lui procuraient une joie inépuisable.

Le corps d'Honorine était écorché par le sel de la mer. Sa peau était d'une pâleur anormale, elle, si rondelette, montrait les os.

– Seigneur, disait Mme Carrère. Encore quelque temps et ils nous mouraient tous entre nos bras.

Mais tous étaient parvenus sains et saufs à la Terre Promise. Dans la maison de Crowley, plus confortable, s'étaient installés également la femme de l'avocat et ses plus jeunes enfants, la femme du boulanger et ses deux garçons, les trois enfants Berne.

– Voici l'Homme Noir, dit Honorine.

Elle ajouta avec un sourire épanoui.

– Je l'aime bien, l'Homme Noir.

Cette déclaration fit qu'Angélique mit un certain temps à identifier de quel homme noir il s'agissait.

La vue de son mari la remplit de confusion, surtout lorsque, après avoir salué la compagnie, il s'approcha d'elle pour lui déclarer entre haut et bas.

– Je vous cherchais, madame...

– Moi ?

– Oui, vous, si étrange que cela paraisse. Quand vous étiez à mon bord, je savais au moins où vous trouver mais maintenant que vous avez un continent à votre disposition la tâche va devenir moins aisée.

Elle rit mais son regard vers lui était mélancolique.

– Dois-je comprendre que vous souhaiteriez m'avoir à vos côtés ?

– En doutez-vous ? Ne vous l'ai-je pas déjà affirmé ?

Angélique détourna la tête. Elle sortit Honorine du baquet et l'enveloppa dans une couverture.

– Je tiens si peu de place dans votre vie, fit-elle à mi-voix. Je compte si peu, j'ai toujours compté si peu. Je ne sais rien de vous, de votre vie passée, de votre vie présente. Vous me cachez tant de choses. Le nierez-vous ?

– Non. J'ai toujours été un peu mystificateur. Vous me le rendez bien. Heureusement que le grand Sachem m'a affirmé que vous étiez la plus limpide des créatures. Je me demande si sa clairvoyance ne s'est pas laissé surprendre par ce pouvoir auquel tant d'autres ont succombé... Que pensez-vous de lui ?

Angélique porta Honorine jusqu'au lit qu'elle partageait avec Laurier. Elle la borda et lui donna sa boîte de jouets. Il y a des gestes éternels.

– Le grand Sachem ?... Il me paraît impressionnant, inquiétant. Pourtant je ne sais pourquoi, il m'a fait peine.

– Vous êtes clairvoyante.

– Monseigneur, demanda Martial, est-ce que ces forêts qui nous entourent vous appartiennent ?

– Par alliance avec Massawa, j'ai droit de disposer de ce qui n'appartient pas aux Indiens établis. Or, à part l'emplacement restreint de leurs villages et les cultures qui les environnent, le reste du pays est absolument vierge. Le sous-sol n'a jamais été sondé. Il contient peut-être de l'or, de l'argent, du cuivre.

– Vous êtes donc plus riche qu'un roi ?

– Qu'est-ce que la richesse, enfants ? Si elle consiste en la possession d'un territoire aussi vaste qu'un royaume, alors oui je suis riche. Mais je n'ai plus ni château de marbre ni vaisselle d'or. Je ne possède que quelques chevaux. Et lorsque je partirai vers l'intérieur, je n'aurai pour demeure que le ciel étoilé et les ramures de grandes forêts.

– Car vous allez partir, l'interrompit Angélique. Où ? Pourquoi ? Cela ne me concerne pas, sans doute ?... Je n'ai pas le droit de le savoir, ni même d'apprendre si vous comptez m'emmener avec vous.

– Taisez-vous, dit Joffrey de Peyrac enchanté de sa violence, vous allez scandaliser ces dames.

– Cela m'est bien égal. Il n'y a rien de scandaleux à ce qu'une femme veuille suivre son époux. Car je suis votre femme et je vais le crier partout désormais. J'en ai assez de cette comédie. Et si vous me laissez derrière vous, je rassemblerai mes propres troupes. Et je vous suivrai. J'ai l'habitude de vivre en forêt à la belle étoile. Regardez mes mains. Il y a longtemps qu'elles n'ont pas porté de bijoux. Mais par contre elles savent fabriquer le pain sous la cendre et manier le mousquet.

– C'est ce qu'on ma dit. Il paraît que vous avez fait un magnifique tableau de chasse ce ma tin avec les Cayugas. Montrez-moi vos talents, fit-il en tirant de son étui un de ses lourds pistolets à crosse d'argent et avec une expression sceptique qui fit flamber Angélique d'un seul coup.

Elle le lui prit des mains en lui lançant un regard de défi, examina l'arme. Elle n'était pas chargée. Elle retira la tige qui servait de bourroir.

– Où est l'écouvillon ?

– Que comptez-vous en faire ?

– Il pourrait y avoir de la poussière et cela ferait sauter l'arme.

– Mes pistolets sont toujours bien entretenus madame, mais votre souci est celui d'un bon tireur.

Il déboucla son ceinturon et le jeta sur la table avec ses différentes garnitures : pistolets, poignard, bourses de cuir contenant la poudre ou les balles. Angélique découvrit l'écouvillon dans une fonte. Elle le vissa d'un geste précis et plongea la tige à plusieurs reprises dans le canon. Puis elle fit fonctionner la gâchette, vérifiant la présence de l'étincelle en présentant l'arme du côté de l'obscurité. Après avoir chargé le canon, elle choisit une balle qu'elle fit tourner entre deux doigts pour contrôler sa parfaite rondeur.

– Il manque de la poudre fine d'allumage.

– Vous mettrez à la place ces galettes d'amorces turques.

Angélique obéit.

– Ouvre-moi la fenêtre, Martial.

La nuit avait la clarté insolite que lui donnait la lune tamisée par le brouillard.

– Il y a par là dans cet arbre un oiseau qui ne cesse de pousser un cri désagréable.

Joffrey de Peyrac la considérait avec curiosité. « C'est donc bien vrai qu'elle a guerroyé, se disait-il, contre qui ?... Contre le Roi ?... »

La main fine qui serrait la crosse d'argent était terme, le bras qui soulevait le pesant pistolet le faisait avec aisance.

Le coup partit. Le cri grinçant de l'oiseau se tut.

– Quel coup d'œil ! s'écria le comte. Et quelle vigueur, continua-t-il en lui serrant le bras. Vous avez des muscles d'acier, ma parole ! Décidément notre grand Sachem s'est de plus en plus égaré dans son jugement.

Mais il riait. Elle avait l'impression qu'il était assez fier d'elle. Les enfants qui s'étaient bouché les oreilles, crièrent bravo et voulaient aller ramasser l'oiseau de nuit sacrifié. Le voisinage accourut les en empêcher.

– Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il encore ? Les Indiens ? Les pirates ?

La vue d'Angélique, pistolet en main dans un nuage de fumée provoqua la surprise.

– Ce n'est qu'un jeu, les rassura-t-elle.

– Voici des jeux dont nous avons notre content, grommelèrent des voix.

– Mesdames, êtes-vous satisfaites de vos installations, demanda le comte avec autant d'urbanité qu'un hôte parmi ses invités.

Les pauvres femmes lui répondirent que tout allait bien. Elles le considéraient avec un mélange d'admiration et de crainte. Ce qu'il avait dit lorsqu'il avait rappelé aux orgueilleux bourgeois de La Rochelle, que leurs femmes les valaient bien, les avait conquises à jamais. Ce fut encore Abigaël qui eut le courage de prononcer les paroles que chacune pensait.

– Soyez remercié, monseigneur, pour la grâce insigne que vous nous avez faite en ce jour, malgré nos égarements. Les persécutions dont nous avions été l'objet, la douleur d'avoir quitté nos foyers, la crainte de ne plus rencontrer de main fraternelle pour nous secourir, nous avaient jetés dans l'incertitude et le désarroi. Mais vous avez su le comprendre et nous épargner.

Il lui sourit avec une incroyable gentillesse. Pour Abigaël, il désarmait toujours. En le considérant, Angélique se sentit presque jalouse. Il s'inclinait devant la jeune fille.

– Vous êtes charitable, damoiselle, de prendre à votre compte des erreurs que vous n'avez pas approuvées. Je sais, mesdames, que vous avez essayé de détourner vos époux d'un projet criminel et que vous deviniez voué à l'échec. Quoi qu'on en dise, c'est vous qui avez l'apanage de la lucidité. Sachez en user à bon escient et montrez-vous énergiques, car ici vous vous trouvez sur une terre avec laquelle on ne peut mentir.

Le conseil fut apprécié à sa valeur. Le comte leur souhaita un bon repos et elles se retirèrent. Mme Carrère se précipita à leur suite pour leur chuchoter dans l'ombre une nouvelle qu'elle n'était pas très sûre d'avoir bien comprise : Monseigneur le Rescator et dame Angélique étaient mariés ou bien allaient se marier ou bien venaient de se marier... Enfin, il y avait, des noces dans l'air.

– Je ne sais si vos conseils préparent d'heureux lendemains à leurs époux, dit Angélique d'un air songeur.

– Certes pas. Et j'en suis ravi. C'est ma vengeance exceptionnelle. Les livrer aux poignes énergiques de leurs femmes n'est-ce pas plus terrible, en fin de compte qu'à celles du bourreau ?

– Vous êtes incorrigible, dit-elle en riant.

Il la saisit par la taille à deux mains, l'enleva en l'air et la fit tournoyer.

– Riez... Riez... ma petite mère abbesse... Vous avez un si beau rire !

Angélique poussa un cri. Entre ses mains elle n'avait pas plus de poids qu'un fétu de paille.

– Vous êtes fou !...

Reposée à terre, la tête lui tournait et elle ne pouvait faire autre chose, en effet, que de rire. Les enfants étaient ravis. Ils n'avaient jamais eu droit à tant de spectacles surtout à l'heure du coucher. Ce pays leur plaisait de plus en plus. Jamais ils ne s'en iraient.

– Maman, cria Honorine, est-ce que c'est de nouveau la guerre ?

– La guerre ! Non ! Dieu nous en garde. Pourquoi demandes-tu cela ?

– Tu as tiré avec le gros pistolet.

– C'était pour m'amuser.

– Mais c'est amusant la guerre, dit Honorine d'un air déçu.

– Comment, s'exclama sa mère, tu es contente lorsque tu entends tout ce bruit, que tu vois les gens blessés, morts ?

– Oui, je suis contente, affirma Honorine.

Angélique la regardait avec l'étonnement de toutes les mères qui découvrent l'univers secret de leur enfant.

– Mais... Je croyais que tu étais triste quand tu avais vu Cosse-de-Châtaigne...

L'enfant parut se souvenir de quelque chose. Son visage s'assombrit. Elle soupira.

– Oh ! oui, c'est un peu ennuyeux pour Cosse-de-Châtaigne qu'il soit mort...

Son sourire revint aussitôt.

– Mais c'est amusant quand tout le monde crie et court et tombe. Tout le monde a l'air fâché... La fumée sent bon. Le fusil fait clic ! clac ! clic ! clac ! Tu te disputes avec M. Manigault et il devient tout rouge... et toi tu me cherches partout et tu me serres dans tes bras... Tu m'aimes fort quand c'est la guerre... Tu te mets devant moi pour que les soldats ne me frappent pas. C'est parce que tu ne veux pas qu'on me prenne ma vie. Elle est encore trop petite ; toi, ta vie est déjà longue...

Angélique était partagée entre l'inquiétude et la fierté.

– Je ne sais si c'est vanité maternelle de ma part, mais il me semble qu'elle a des raisonnements extraordinaires pour son âge.

– Quand je serai grande, continua Honorine profitant de ce qu'on l'écoutait enfin avec attention, je ferai toujours la guerre. J'aurai un cheval et un sabre et j'aurai deux pistolets... Comme toi dit-elle en s'adressant à Joffrey de Peyrac, mais les miens ils auront les crosses en or et je tirerai mieux que... mieux que toi encore, conclut-elle avec un regard de défi vers sa mère.

Elle réfléchit.

– Le sang est rouge. C'est une belle couleur.

– Mais c'est horrible, ce qu'elle dit, murmura Angélique.

Le comte souriait en les regardant avec un plaisir toujours surpris de les découvrir différentes. La tendresse, le sentiment maternel qui la désarmaient devant sa fille l'illuminaient d'une jeune naïveté. Elle n'avait jamais été, elle n'avait jamais pu être l'impérieuse rivale de la Montespan, la révoltée courant les chemins creux à la tête de ses troupes et qui levait avec une froide assurance son bras armé du lourd pistolet.

Elle leva les yeux sur lui comme pour lui demander son avis dans une situation qui la dépassait, puis chercha à se rassurer.

– Elle aime la guerre... Après tout c'est un sentiment noble. Mes ancêtres ne la désavoueraient pas.

Tel était son oubli des mauvais jours qu'elle ne s'avisa pas qu'une autre hérédité que la sienne avait pu mettre en sa fille ces goûts exaltants et inquiétants. Le Rescator y songea mais ne dit mot.

Il retira de son doigt une bague d'or ouvragé que surmontait un gros diamant et la tendit à Honorine. L'enfant s'en empara avec avidité.

– C'est pour moi ?

– Oui, damoiselle.

Angélique s'interposa.

– C'est un bijou d'une grande valeur. Elle ne peut en faire un jouet.

– La sauvagerie de la nature qui nous entoure peut nous faire reconsidérer la valeur des choses. Une galette de maïs, un bon feu ont plus de prix qu'une bague pour laquelle on damnerait son âme à Versailles.

Honorine tournait et retournait la bague. Elle la posa sur son front, puis l'enfila sur son pouce, la serra enfin entre ses deux mains.

– Pourquoi fais-tu cela pour moi ? interrogea-t-elle soudain avec passion, c'est parce que tu m'aimes ?

– Oui, damoiselle.

– Pourquoi m'aimes-tu ? Pourquoi ?

– Parce que je suis votre père.

Le visage d'Honorine à cette révélation se transfigura. Elle demeura muette. Sa frimousse ronde refléta toutes les nuances de la surprise la plus émerveillée, de la joie la plus intense, d'un soulagement inexprimable, d'une affection sans bornes. La tête levée, elle considérait avec admiration la noire silhouette de condottière debout à son chevet et la face brune, marquée de cicatrices lui apparut comme la plus séduisante qu'elle eût jamais contemplée.

Elle se tourna subitement vers Angélique.

– Tu vois, je te l'avais bien dit que je le trouverais de l'autre côté de la mer !...

– Ne pensez-vous pas qu'il vous faudrait maintenant dormir ? lui demanda-t-il sans se départir de la considération qu'il lui marquait.

– Oui, mon père !

Avec une docilité surprenante, elle se glissa sous la couverture, la main serrée tenant la bague et s'endormit presque aussitôt avec une expression de béatitude.

– Seigneur, dit Angélique éperdue, comment avez-vous deviné que l'enfant se cherchait un père ?

Les rêves des petits cœurs féminins m'ont toujours intéressé et, dans la mesure de mes pouvoirs, il me plaît de les satisfaire.

Angélique prit la lampe à huile dans un creuset de bois et l'écarta afin de laisser l'obscurité abriter le sommeil de Laurier et d'Honorine.

Dans la pièce voisine les deux femmes couchaient les autres enfants. Joffrey de Peyrac s'approcha de la cheminée.

Angélique le rejoignit et jeta une bûche dans le feu.

– Que vous êtes bon, dit-elle.

– Que vous êtes belle !

Elle lui adressa un sourire reconnaissant, mais se détourna avec un soupir.

– J'aimerais que vous me regardiez parfois comme vous regardez Abigaël. Avec amitié, confiance, sympathie. On dirait que vous craignez de moi je ne sais quelle traîtrise.

– Vous m'avez fait souffrir, madame.

Angélique ébaucha un geste de protestation.

– Êtes-vous capable de souffrir pour une femme ? fit-elle sceptique.

Elle s'assit au bord de l'âtre. Il attira un escabeau et s'assit également, près d'elle, regardant la flamme. Elle avait envie de lui ôter ses bottes, de lui demander s'il avait faim ou soif, de le servir. Elle n'osait pas. Elle ne savait plus ce qui pouvait plaire à cet époux étranger qu'elle sentait parfois proche, parfois éloigné, dressé contre elle.

– Vous étiez fait pour vivre seul et libre, dit-elle douloureusement. Un jour, je le sais maintenant, vous m'auriez quittée, vous auriez quitté Toulouse pour courir une autre aventure. Votre curiosité du monde était inlassable.

– Vous m'auriez quitté la première, ma chérie. Le monde pervers qui nous entourait n'aurait pas admis votre fidélité, à vous, l'une des plus belles femmes du royaume. On vous aurait encouragée de mille façons à essayer sur d'autres votre pouvoir, votre séduction.

– Notre amour n'était-il pas assez fort pour triompher ?

– On ne lui aurait pas laissé le temps de s'édifier.

– C'est vrai, murmura-t-elle. Être époux, c'est une longue tâche.

Les mains jointes sur ses genoux, elle perdait son regard dans le jeu des flammes, mais elle était consciente jusqu'au bout des ongles, de sa présence, du miracle de cette présence qui lui faisait revivre des lointaines veillées du Languedoc où ils devisaient, proches l'un de l'autre. Elle posait sa tête sur ses genoux, charmée de ses paroles qui lui ouvraient toujours des horizons inconnus, levant sur lui des yeux sages et passionnés, jusqu'à l'heure où il glissait insensiblement des paroles sérieuses au badinage et du badinage à l'amour. Combien rares étaient ces heures exquises...

Elle avait rêvé tant de fois de son impossible retour !... Même au temps où elle le croyait mort, quand elle était trop triste, elle se composait de merveilleuses retrouvailles. Le roi Louis pardonnant, Joffrey de Peyrac retrouvant son rang, ses terres, sa richesse, elle-même vivant à ses côtés, comblée, amoureuse. Très vite la réalité dissipait les fantasmagories. Pouvait-on imaginer l'indépendant comte de Peyrac, réclamant son pardon pour la seule faute d'avoir attiré la jalousie de son souverain ? Joffrey de Peyrac asservi, faisant sa cour à Versailles ? Non, impensable, jamais le Roi ne l'aurait laissé retrouver sa puissance, jamais Joffrey de Peyrac ne se serait incliné. Son goût de créer, d'agir, était trop vif. Il n'aurait cessé d'attirer d'autres animosités et d'autres soupçons. Elle eut un petit sourire las.

– Devons-nous alors nous réjouir d'une cruelle séparation qui au moins nous a évité de pousser notre amour jusqu'à la haine, comme tant d'autres ?

Il avança la main et la glissa doucement sur sa nuque.

– Vous êtes triste ce soir. Vous n'en pouvez plus de fatigue, indomptable !

Sa caresse et sa voix la ressuscitèrent.

– Non, je me sens prête à bâtir encore quelques cabanes, à remonter en selle, s'il le faut, pour vous suivre. Mais une crainte me hante. Vous voulez partir et ne pas m'emmener.

– Entendons-nous bien, dame chérie. Je crains que vous ne vous fassiez illusion. Je suis riche mais mon royaume est vierge. Mes palais ne sont que des forts de rondins. Je ne peux vous offrir ni robes somptueuses ni bijoux, combien seraient-ils inutiles dans ce désert ! Ni sécurité, ni confort, ni gloire, rien de ce qui plaît aux femmes.

– Il n'y a que l'amour qui leur plaît.

– On dit cela.

– Ne vous ai-je pas prouvé que je ne craignais pas la vie rude et les dangers ?... Des parures, des bijoux, la gloire... J'ai eu tout cela à satiété. J'en ai goûté l'ivresse comme l'amertume. Dans la solitude du cœur, tout a un goût de cendre. Il m'importe seulement que vous m'aimiez – vous – que vous ne me repoussiez plus.

– Je commence à vous croire.

Il prit sa main, la considéra.

Dans la sienne longue et dure, cette main fragile frémissait, prisonnière. Il pensa qu'elle avait été parée de bijoux, baisée par un roi, qu'elle avait serré des armes avec une froide résolution, qu'elle avait frappé, tué. Elle reposait comme un oiseau las au creux de sa paume. À son doigt, il avait jadis, glissé un anneau d'or. Cette réminiscence le fit tressaillir, mais Angélique ne pouvait suivre sa pensée.

Elle sursauta quand elle l'entendit demander à brûle-pourpoint.

– Pourquoi vous êtes-vous révoltée contre le roi de France ?

Il sentit aussitôt la main de sa femme se retirer.

Aborder le passé, sa vie personnelle lui était sensible comme d'effleurer une blessure. Pourtant il voulait savoir.

Il la torturerait, mais il la contraindrait à lui répondre. Il y avait des points obscurs qu'il lui fallait éclaircir à tout prix, quitte à souffrir encore.

Il vit danser une petite lueur d'effroi dans les yeux d'Angélique. Sa résolution d'exiger toute la vérité devait se lire sur son visage.

– Pourquoi ? répéta-t-il presque durement.

– Comment savez-vous cela ?

Il eut un geste qui balayait des explications oiseuses.

– Je sais. Parlez !

Elle dut faire un grand effort.

– Le Roi voulait que je devienne sa maîtresse. Il n'a pas accepté mes refus. Pour parvenir à ses fins, il n'a reculé devant rien, me faisant garder par des soudards dans mon propre château, menaçant de me faire arrêter et enfermer dans un couvent si au bout d'un certain temps de réflexion je ne me rendais pas à sa passion.

– Et vous n'avez jamais consenti ?...

– Jamais.

– Pourquoi ?

Les yeux d'Angélique se foncèrent et prirent la couleur de l'océan.

– Le demandez-vous ? Quand donc admettrez-vous que je vous aimais et que votre perte m'avait réduite au désespoir ? Me donner au Roi ! Pouvais-je vous trahir, vous qu'il avait condamné injustement ? En vous prenant à moi, il m'avait tout pris. Tous les plaisirs, tous les honneurs de la cour ne pouvaient combler votre absence. Ah ! comme je vous ai appelé, mon cher amour.

Elle revivait ce vide cruel, cette détresse d'un amour perdu qui parfois dormait au fond de son cœur, mais qu'un rien éveillait jusqu'à la douleur. Alors, avec passion, elle jeta ses bras autour de lui, appuya son front contre ses genoux. Ses doutes et les questions de son mari lui faisaient mal, mais il était là. Cela seul comptait.

Au bout d'un instant, il la força à relever la tête.

– Cependant, vous avez été bien près de consentir ?

– Oui, dit-elle, j'étais femme, faible devant un roi tout-puissant... J'étais sans défense. Il pouvait ruiner ma vie une seconde fois. Il l'a fait... C'est en vain que je me suis alliée à de grands seigneurs poitevins qui pour d'autres causes se dressaient contre lui. Le temps n'est plus à la force des provinces. Il nous a brisés, vaincus... Les soudards ont ravagé mes terres, brûlé mon château... Une nuit ils ont égorgé mes serviteurs, mon fils dernier-né... Ils m'ont...

Elle se tut. Elle hésitait. Elle aurait voulu se taire, laisser ignorer sa honte. Mais à cause d'Honorine, l'enfant bâtarde dont la présence ne pouvait qu'éveiller l'amertume d'un époux trahi, il lui fallait parler.

– Honorine est née de cette nuit-là, dit-elle d'une voix blanche. Je veux que vous le sachiez à cause de ce geste que vous avez eu tout à l'heure envers elle. Comprenez-vous, Joffrey ?... Quand je la regarde il n'y a pas pour moi, ainsi que vous l'imaginez, le souvenir d'un homme que j'aurais aimé, mais seulement l'horreur d'une nuit de crimes et de violences qui m'a hantée des années, et que je voudrais oublier à jamais. Je ne cherche pas à éveiller votre pitié. Ce serait de votre part un sentiment qui me blesserait. Mais je veux écarter les ombres qui planent sur notre amour, me justifier de cette pauvre petite présence qui s'est dressée entre nous et vous rassurer sur la tendresse que je lui porte. Comment pourrais-je ne pas l'aimer ?

« Mes plus grands crimes je les ai commis envers cette enfant. J'ai voulu la tuer dans mon sein. À peine née, je l'ai abandonnée, sans un regard... Le destin me l'a rendue. J'ai mis des années à l'aimer, à lui sourire. La haine de sa mère a présidé à sa venue au monde. C'est cela mon remords. On ne doit pas haïr l'innocence. Vous l'avez compris puisque vous l'avez recueillie, l'enfant sans père. Vous avez compris qu'elle n'entachait pas la valeur du sentiment qui me liait à vous et que rien, non rien, je le jure, n'a jamais pu remplacer, égaler la passion, la ferveur amoureuse que vous m'aviez inspirées.

Joffrey de Peyrac se leva brusquement. Elle le sentit s'éloigner, se détacher d'elle. Elle avait parlé avec fougue, sans chercher ses mots, sans réfléchir à ce qu'elle disait, tant ce plaidoyer était sincère, le cri de son cœur. Et voici qu'il la regardait, froid, debout devant elle, lui qui tout à l'heure lui murmurait « Dame chérie ». Elle eut peur. L'avait-il entraînée à prononcer des paroles dangereuses qu'il ne lui pardonnerait pas ? Près de lui elle perdait son sang-froid, sa prudence. Cet homme lui serait toujours mystérieux. Tellement plus fort qu'elle !... Avec lui, il était impossible de ruser, de mentir. Bretteur inattaquable dans la vie, il ne se laissait pas atteindre dans le domaine du cœur, sa parade était aussi prompte.

– Et votre mariage avec le marquis du Plessis-Bellière ?

Angélique se redressa, elle aussi. Dans l'état émotionnel où il l'avait jetée, elle ressentait tous les chocs avec acuité. Elle était elle-même, à l'état pur, et peut-être s'en apercevait-il. C'était l'heure de la vérité. Elle lui en voulut de l'avoir traquée jusque-là.

« Non, se dit-elle à cet instant, je ne renierai pas celui-là. Ni lui ni le fils qu'il m'a donné. »

Elle regarda son mari avec défi.

– Je l'aimais.

Et puis, tout de suite, s'apercevant combien ce mot appliqué au sentiment que lui avait inspiré Philippe avait peu de commune mesure avec l'amour qu'elle vouait à son premier époux, elle expliqua avec fébrilité.

– Il était beau, j'avais rêvé de lui dans mon adolescence, et il m'est apparu dans cet océan de détresse, d'abandon. Mais ce n'est pas pour cela que je l'ai épousé. Je l'ai épousé de force, oui je l'ai contraint par un odieux chantage à ce mariage, mais j'étais capable de tout pour rendre à mes fils le rang qui leur était dû. Lui seul, le marquis du Plessis, grand maréchal et ami du Roi, pouvait m'introduire à Versailles et me faire obtenir pour eux des charges et des titres honorables... Maintenant, je sais, je m'aperçois que tout ce que j'ai fait, était dicté par la fièvre de les sauver, de les arracher au sort funeste qui pesait injustement sur eux. Je les ai vus à la Cour en pages, reçus par le Roi. Alors que m'importait de m'être attiré les coups et la haine de Philippe...

Une sorte d'ironie étonnée s'alluma dans les yeux noirs qui l'observaient.

– Le maréchal du Plessis aurait pu vous haïr ?

Elle le regarda comme si elle ne le voyait pas. Dans cette cabane perdue au fond des forêts américaines, elle évoquait intensément les personnages de sa vie passée et parmi eux le plus étonnant, le plus secret, le plus beau, le plus méchant, l'incomparable maréchal du Plessis, marchant sur ses talons rouges, parmi les seigneurs et les dames, cachant sous ses satins son cœur brutal et triste.

– Il m'a haïe jusqu'à l'amour... Pauvre Philippe !

Elle ne pouvait oublier qu'il avait couru vers la mort, sans une plainte, partagé entre son amour pour le Roi et pour elle, et ne pouvant choisir... et « il avait eu la tête emportée par un boulet... »

Non, elle ne le renierait pas. Tant pis si Joffrey ne pouvait comprendre. Elle baissait les paupières sur ses souvenirs, avec ce masque mi-douleur, mi-tendresse qu'il avait appris à lui connaître. Elle fut étonnée, à l'instant où elle attendait un nouvel et sarcastique interrogatoire, de sentir son bras entourer ses épaules. Elle l'avait défié et c'est alors qu'il la prenait dans ses bras, qu'il relevait son visage pour le contempler et que ses yeux s'humanisaient.

– Quelle femme êtes-vous donc ? Ambitieuse, guerrière, intraitable, et pourtant si douce, si faible...

– Vous qui devinez les pensées des autres, pourquoi doutez-vous ?

– Votre cœur m'est obscur... Peut-être parce qu'il a trop de pouvoir sur le mien. Angélique, mon âme, qu'est-ce qui nous sépare encore : l'orgueil, la jalousie, ou un trop grand excès d'amour, une trop grande exigence ?...

Il secoua la tête, comme pour se répondre à lui-même.

– Pourtant je ne renoncerai pas. Pour vous, j'ai toutes les exigences.

– Vous savez tout de moi.

– Pas encore.

– Vous savez mes faiblesses, mes regrets. Privée de votre flamme, j'ai cherché à me réchauffer à un peu de tendresse, d'amitié. Entre homme et femme, cela se baptise du nom d'amour. Plus souvent j'ai payé d'un abandon le droit de vivre. Est-ce cela que vous voulez savoir ?

– Non, autre chose encore. Bientôt je saurai... Quand la caravane de Boston arrivera.

Il la serra plus fort contre lui.

– ... C'est une chose tellement surprenante que de vous découvrir différente de ce que j'avais imaginé... O mon étrange femme, la plus belle, l'inoubliable, est-ce bien à moi que vous avez été remise, confiée en ce jour fleuri, dans la cathédrale de Toulouse...

Elle vit son visage penché se transformer et ses traits burinés, sa bouche sensuelle et dure s'émouvoir dans un sourire d'une tristesse infinie.

– J'ai été un bien mauvais gardien, mon pauvre trésor... mon précieux trésor, tant de fois perdu...

– Joffrey... murmura-t-elle.

Elle voulait lui dire quelque chose, lui crier que tout était effacé puisqu'ils s'étaient retrouvés, mais elle prit conscience des coups frappés à la porte et des appels d'un enfant éveillé. Joffrey de Peyrac jura entre les dents.

– Mordious, dit-il, le monde n'est pas encore assez désert pour que nous puissions y converser en paix...

Pourtant il prit le parti de rire et alla tirer la porte. La jeune Rebecca Manigault haletait sur le seuil d'un air effaré, comme si elle avait parcouru des lieux pour parvenir jusque-là.

– Dame Angélique, supplia-t-elle d'une voix hachée par l'émotion, venez... venez vite... Jenny... elle va avoir son enfant...

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