Avez-vous vu, dans les restaurants, les gros messieurs aux joues fesseuses qui bouffent des choses dégoulinantes et qui se lèchent chaque doigt, après chaque bouchée, pour n'en rien laisser perdre ? Dites, vous les avez vus, ces gentils ogres qui traînent leur graisse comme une croix et leur gourmandise comme une maladie incurable ? A les voir se lichouiller pouce et médius, se pomper l'annulaire, se déguster l'auriculaire et se garder l'agile index pour la bonne bouche, on pourrait croire qu'ils sont devenus comestibles et autophages, les bons boulimiques.
J'ai toujours l'impression qu'ils vont finir par se croquer les salsifis, la main, l'avant-bras. Disparaître lentement à l'intérieur de leur grande gueule vorace. C'est leur application, leur noble lenteur, surtout, qui confondent et impressionnent.
Moi, en ce moment, sur la place du Trouillomètre je me fais l'effet d'être un de ces avides en train de faire son plein.
Je me pourliche, je dégouline de la babine, je lâche les guides de mes papilles gustatives. Quel royal morcif, mes drôlesses ! Les maillons s'ajoutent docilement l'un à l'autre, Bientôt je disposerai d'une longue chaîne pour capturer l'assassin. Si tous les légats du monde voulaient se donner la main…
Je savoure. Je prends mon temps. Quand l'extase est proche, faut toujours ralentir le mouvement. Le plaisir ne dure que l'espace d'un éternuement. Le vrai plaisir c'est donc d'attendre le plaisir.
Maurice hausse les épaules.
— C'est une dame qui est veuve, me dit-il.
— Je sais.
— Vous la connaissez donc ? s'étonne le pleurnicheur.
— De nom. C'est la femme d'un médecin, n'est-ce pas ?
— Oui. Son mari s'est paraît-il suicidé.
— Tu la connaissais ?
— Vaguement. Les Favier passaient leurs vacances ici d'où madame est originaire. Elle a hérité de sa maman une petite maison sur les bords de la Maine. C'est là qu'elle est venue habiter à la mort de son époux.
Il se tait. Une volée de chenapans passent sur des motocyclettes décorées des baraques foraines, en poussant des cris de Sioux. Ils disparaissent dans le fracas de leurs machines fumantes et la nuit cesse d'appartenir à Marlon Brando pour revenir dans les bras de Musset.
— Continue, Maumau…
— Il y a trois jours, Mme Favier est arrivée au bureau pour demander si on pouvait aller chercher son mobilier à Caducet. Elle m'a expliqué que sa situation n'était pas très brillante et m'a demandé si on pouvait lui faire des prix…
— C'est quel genre de femme, ta Mme Favier ?
L'ainé des Coursyvite détourne la tête.
— Oh ! fait-il…
— Mais encore ? insisté-je.
— Quarante-cinq ans environ. Une brune plutôt pas mal….
Je lui donne une chiquenaude à l'oreille.
— Regarde-moi voir, Maurice !..
C'est un régal de manœuvrer cette pomme à l'eau ! Je vous jure qu'un môme de sept berges se montrerait plus rétif.
Ses cils roux battent à toute allure, comme pour le protéger de mon regard intense. Mais les mirettes d'un San-A survolté, c'est pas des stores californiens qui suffiraient à vous en garantir.
— Tu veux que je continue pour toi, Fleur de Nave ? La gentille petite veuve t'a joué la grande scène du trois, hein ? Les yeux pleins de larmes et les pointes de seins qui te font : « Haut les mains ». Trois doigts de charme, un doigt de tristesse, un doigt de promesse, et le tout donne la main de ma sœur dans la jugeote d'un zouave comme toi ! Tu lui as goupillé un petit déménagement discret, aux frais de la maison…
— C'est-à-dire…
Il déglutit péniblement…
— J'ai demandé à deux de nos gars qui étaient de congé s'ils voulaient dépanner une amie. En échange elle leur donnait un beau billet à chacun…
— Et le camion ?
— On en a toujours en réparation. Je leur en ai fait prendre un qui venait d'être remis en état mais qu'on n'avait pas encore rentré.
Je ricane :
— Dis donc, si les autres fils Coursyvite sont aussi poires que toi, après la disparition de ton vieux, ça va devenir une succursale de l'Armée du Salut, chez vous ! Tu as revu tes déménageurs ?
— Oui.
— Ils ne t'ont parlé de rien ?
— Ils m'ont seulement dit que le travail était fait.
— Et Mme Favier ?
Il attend, le regard à la Stan Laurel. C'est vrai qu'il a un côté Pierrot affligé, Maurice.
— Tu l'as revue ? j'insiste.
— Elle m'a téléphoné pour me remercier. Elle m'a dit de passer lui dire bonjour, à l'occasion.
— Tu y as été ?
Il branle le chef.
— Non, je… heu !.. je n'ai pas osé. Et puis je suis amoureux d'Édith.
— Pourtant, un petit bonjour ça n'engage à rien… T'es vraiment une pièce rare dans ton genre, fiston. Tu coules la barque sans chercher à en tirer profit. Donne-moi son adresse, à elle aussi, et n'oublie pas de m'indiquer celles de tes deux apôtres.
Il griffonne, sans enthousiasme.
— Quand mon père va savoir ça, recommence-t-il.
— C'est un coriace, ton vieux ?
Maurice réprime un frisson.
— Il nous bat, avoue-t-il.
Je lui file une bourrade.
— Laisse tes glandes lacrymales tranquilles, gars. Je vais essayer de t'arranger ce sac d'embrouilles.
Cette fois, c'est des yeux d'épagneul qu'il lève sur moi.
— Vous croyez ?
— En tout cas, pour la môme Édith j'écrase. Mais laisse-la quimper, c'est pas ta longueur d'onde. Maintenant va roupiller sur tes deux oreilles, des fois que ça te les recollerait un peu…
Il se lève, danse d'un pied sur l'autre, puis m'adresse une courbette et s'éloigne, les mains au fond des poches.
Je mate ma tocante. Elle marque dix heures. Je me demande si je vais finir tout de suite la mignonne Édith qui doit se demander ce que je maquille avec son rouquin transi, ou bien si, malgré l'heure tardive, je me paie une visite à la veuve Favier.
Moi ; vous me connaissez ? Le boulot avant tout. Je présente mon carnet à la lumière morose d'un lampadaire et je lis :
Mme Favier, 30, quai Lenflure.
Une veuve récente, c'est presque aussi charmant qu'une jeune mariée.
Ça en a la timidité, la maladresse, les gestes incertaines et les minces confuses.
En somme, c'est une jeune démariée !
Elle parait effarouchée, Mme Favier, sur le pas de sa porte, dans sa robe de chambre rose praline. Une veuve en robe de chambre, on ne s'aperçoit plus qu'elle est veuve car il n'existe pas de robe de chambre de veuvage.
La maison est étroite, ancienne, bloquée entre deux constructions plus importantes. Un jardinet la précède. Un perron de quatre marches y donne accès.
A mon coup de sonnette, un judas s'est ouvert. Une voix feutrée, vaguement peureuse, a demandé « Qu'est-ce que c'est ? ». J'ai répondu que c'était moi. La voit m'a demandé d'attendre un instant. Et maintenant Mme Favier se tient dans l'encadrement de sa porte, curieuse et souriante. Elle est jolie, avec ce quelque chose d'un peu suranné qu'ont certaines provinciales. Quelque chose d'amusant et de romantique, d'infiniment charmant, de capiteux comme les petites bourgeoises adultères de Feydeau.
— Je suis navré de vous importuner à pareille heure, madame Favier…
Je lui présente ma carte.
Son sourire baisse d'intensité, sana toutefois disparaître.
— Oh ! je vois, anglicise-t-elle. C'est toujours au sujet de mon mari, n'est-ce pas ?
Je secoue la tête.
— Non, madame, il s'agit de tout autre-chose.
— Entrez, je vous prie.
La porte se referme sur moi. Un vestibule pique droit sur un escalier de bois verni. A gauche et à droite, des portes basses, en fer forgé, délimitent le salon et la salle à manger.
Elle pousse celle du salon. La pièce n'a pas été retapissée depuis les Cent jours. Son papier Empire semble avoir été énergiquement gommé sur presque toute sa surface.
Croyez-moi, ou allez vous faire décolorer les poils du bide à l'eau de Javel, mais le premier objet que j'aperçois en pénétrant chez Mme Favier, c'est le fameux coffre, objet de notre équipée. Je reconnais infailliblement ses motifs gothiques et son couvercle garni de velours rouge.
— Asseyez-vous, je vous prie !
— Vous étiez peut-être au lit ? m'enquiers-je.
— Non, je faisais des rangements. Je viens de m'installer dans ma maison de famille, et il y a tant à faire…
Elle est extrêmement séduisante, cette femme. Une sensuelle ! Son regard pudique vous donne envie de la choper par le menton pour lui regarder le fond de l'œil afin de voir si on s'y trouve.
Malgré le sex-appeal de la dame, c'est surtout le coffiot qui me fait loucher. Je donnerais trois ans du traitement de Pinaud pour pouvoir le charger sur mes épaules et me barrer avec.
— Voyez-vous, poursuit mon hôtesse d'une petite voix pitoyable, il est étrange de réemmenager dans la maison qui vous a vu naître. J'ai un peu l'impression de rentrer de voyage…
Elle soupire. Ses yeux ont une brillance qui rendrait dingue n'importe qui (et à plus forte raison un grand puceau attardé comme Maurice Coursyvite).
— Un voyage de vingt-deux ans, ajoute-t-elle.
— Vous vous étiez mariée au berceau ? galantise le Casanova des faubourgs.
— A vingt ans. dit-elle, pas tricheuse pour un fif, car elle sent bien, la mâtine, qu'elle a conservé son teint de jeune fille, avec la manière de s'en servir.
— J'ai quitté ce logis dans la joie, au bras de mon époux que j'adorais. Mes parents se tenaient sur le seuil et nous adressaient des signes d'adieu… Et voilà que j'y reviens seule.
— Vous n'avez pas d'enfant ?
— Un grand fils qui fait ses études à la Faculté de Médecine de Paris.
Elle s'assoit en face de moi, dans un fauteuil crapaud. Sa robe de chambre s'écarte, me découvrant brusquement des bas noirs (seul signe de deuil visible). Elle s'empresse de se redraper dans les plis du vêtement, ce que je déplore.
Malgré sa mélancolie, je la devine très forte. Mme Favier est une combative qui ne déclare pas forfait devant les coups du sort.
— Je vous raconte ma pauvre vie, dit-elle, alors que vous avez certainement des choses importantes à régler.
Tu parles, Charles !
Je mate le coffre, monstrueux de tranquillité. Tout à son emménagement, Mme Favier ne l'a pas encore ouvert. Il faut dire que le couvercle, — j'en sais quelque chose — pèse au moins cinquante kilos. C'est pas le genre de meuble où une femme seule peut remiser son poudrier.
— En fait, dis-je c'est une question assez banale qui m'amène ici. Figurez-vous que les déménageurs de chez Coursyvite ont provoqué un accident en convoyant vos meubles depuis Caducet.
— Mon Dieu ! Grave ? ils ne m'ont rien dit !
Elle semble sincèrement effarée.
— Assez grave. Et ils l'ont singulièrement aggravé du délit de fuite.
— Serais-je responsable, civilement ? s'inquiète la gentille veuve.
— Absolument pas ! Je suis seulement venu éclaircir un petit point. Est-il vrai que ces deux hommes se soient chargés de votre déménagement en dehors de leurs activités normales ?
Elle rougit.
— Je crains bien que oui. Maurice Coursyvite m'a gentiment proposé le transport de mon mobilier à un prix très bas… C'est un jeune homme charmant, avec lequel mon fils jouait au tennis, l'été dernier et…
— Aïe, aïe, aïe, grommelé-je, voilà qui va lui valoir une fameuse admonestation de la part de son papa.
— Je suis désolée, fait la dame. Décidément, on a souvent tort de vouloir réaliser des économies. J'avais expliqué à ce garçon que rien ne pressait et que je souhaitais faire enlever mes meubles aux meilleures conditions…
Je hausse les épaules :
— Bast ! il est à un âge où l'on doit prendre ses responsabilités, chère madame.
Je devrais me lever, prendre congé. Officiellement nous n'avons plus rien à nous dire. Elle doit même penser que ma visite est intempestive pour une vérification aussi mineure. Mais je ne parviens pas à arracher mon prose du fauteuil. Le cadavre dans le coffre… Cette petite dame qui s'organise en ignorant qu'elle héberge un mort… Je la regarde, en bon mâle convoitant une proie intéressante.
Elle baisse les yeux. Sa voix a un léger fléchissement tandis qu'elle demande :
— Voulez-vous prendre quelque chose ?
— Trop aimable à vous, madame Favier, je pense que je vous ai suffisamment importunée comme ça, lâche l'hypocrite San-A.
— Oh ! vous savez, mes soirées sont bien désertes maintenant… Un peu de compagnie me change les idées…
Elle se lève et va ouvrir la porte d'une grosse horloge dont les aiguilles sont arrêtées sur six heures et demie.
L'intérieur de l'horloge est garni de rayons chargés de bouteilles, et l'on a cloué le disque doré du balancier contre la lucarne.
— Un peu de cognac, ou souhaitez-vous un alcool plus doux ?
— Un doigt de cognac, s'il vous plaît.
Saisi d'une idée subite, je m'empresse d'ajouter :
— Dans un grand verre, avec beaucoup d'eau et un peu de glace.
Mon idée est dingue. Je vous la livre pour ce qu'elle vaut. Je me dis rigoureusement ceci : « Elle va aller chercher de la flotte et de la glace dans sa cuisine. Le temps de démouler quelques glaçons du bas, cela va prendre deux petites minutes ou pour le moins cent dix-neuf grandes secondes. Il me faut à moi quatre secondes pour bondir à la fenêtre et l'ouvrir. Cinq secondes pour revenir au coffre et l'ouvrir. Quatre secondes pour arracher le cadavre de son sarcophage. Six pour le coltiner à la croisée. Deux pour le balancer à l'extérieur. Cinq pour refermer la fenêtre et venir rabattre le couvercle du coffre. Une pour me rasseoir dans mon fauteuil. Soit au total, si je ne me goure pas dans l'addition, vingt-sept secondes. Je mettrai le reste du temps à profit pour régulariser mon souffle malmené par la rapidité de ces efforts. Bravo, San-Antonio, ça c'est de l'esprit d'initiative !
La chère femme hoche la tête. Elle verse une rasade de gnole dans un grand verre. Puis, à ma profonde désillusion, elle s'approche d'un bahut Louis XV en bois bruitier, qui, une fois ouvert, se révèle être un réfrigérateur.
— Combien de glaçons ?
— Deux, grogné-je.
Raté ! Faut que je trouve autre chose. Mais quoi ? Les hanches de mon hôtesse me fournissent la réponse. Elle a un bath valseur, la dame Favier. « Allons, San-A., m'exhorté-je, déballe ta panoplie du parfait séducteur et montre ce que tu es capable de faire dans un minimum de temps avec un maximum d'audace. Pendant qu'elle démoule les cubes de glace, je démoule, moi, mon plan d'attaque. Faut y aller dans l'efficace, les gars. Pas se perdre en vain bla-bla. Soldats droit au c… mais épargnez le visage ! Bravo Ney ! Noble recommandation quand on va être flingué avec des cartouches à blanc.
Elle se redresse. A nouveau les pans de la robe de chambre s'entrouvrent. Un vrai petit rideau de théâtre. C'est bibi qu'a envie d'entrer en scène et de frapper les trois coups. Les bas noirs ! La peau est bistre ! La mignonne culotte blanche, avec de la dentelle ! J'imaginais pas ainsi les slips de veuve.
Elle me tend mon verre. Je m'en empare en lui emprisonnant les doigts. Elle a un sourcillement, mais marque un temps avant de se dégager. Est-ce le feu vert ? Si je précise, ne risqué-je pas une paire de tartes ? Après tout, qu'importe ?
Il en a reçu d'autres, San-A., et il en a flanqué plus encore !
Je me lève et dépose mon verre sur le coffre où le toubib pétomane dort de son ultime sommeil.
— Excusez-moi, coassé-je, je pense qu'il vaudrait mieux que… que je prenne congé.
Je joue puissamment l'homme du monde aux prises avec un désir impétueux, qui refuse de céder à ses sens. Elle s'aperçoit de mon trouble, le croit sincère.
— Vous ne buvez pas ? demande-t-elle d'un ton tranquille.
— Il m'arrive une chose insensée, je…
Et floc ! Je lui harponne la taille de mon bras en faucille. D'une détente je me la plaque au buffet.
Elle se tortille.
— Mais je vous en prie, regimbe-t-elle. Laissez-moi ! En voilà des manières !..
Je lui bouffe ses protestations à la source et la pétris frénétiquement.
— C'est fou ! râle-t-elle en rassemblant sa surface contre la mienne.
— Je sais, je sais, mais c'est plus fort que moi, réponds-je sur le même ton.
Voilà qui scelle nos accords. Me reste plus qu'à lui pâmer des petits trucs classiques à bout portant : « Tu es trop belle… Je te veux toute…Tu m'affoles…. » etc. (la suite à l'étage au-dessus, en vente dans tous les bons feuilletons du XIXe siècle).
Vous ne pouvez pas, vous figurer ce que j'ai les paluches prestes dans ces cas-là. Elle doit se croire enlacée par Bouddha, la chérie. Mes doigts ubiquitent à tout va. Je lui ai pas plutôt largué le grand pectoral que je lui trifouille déjà le moyen adducteur. Mon index gauche lui délimite l'omo-hyoïdien tandis que mon médius droit lui met en évidence la symphise pubienne. Je suis le Paganini de l'anatomie féminine.
En quarante secondes elle est au point de fusion. Je n'ai plus qu'à la prendre dans mes robustes bras. Je cherche sa piaule. Elle me drive, le front enfoui contre ma poitrine. Pilotage sans visibilité. « C'est fou, c'est fou, chéri ! bêle-t-elle. La première porte à gauche en haut de l'escalier, qu'elle ajoute ! »
Je la grimperais au sommet de l'Arc de Triomphe, dans ma frénésie. J'escalade les marches quatre à quatre (non, je me vante : trois à trois). D'un coup de coude, je déloquette la porte indiquée. La chambre est douillette. Allons, tant mieux. Un grand plumard capitonné, pareil à une nacelle. Y a même un ciel de lit en voile. Des tapis qui nous effacent le bruit…
Une lampe d'opaline répand une lumière ocre. Oh, que j'aime ! Sur la table de chevet une photo du docteur Favier (j'ai vu sa bouille dans les journaux) à l'époque où il a perdu la guerre de 39–40 à la tête de son hôpital de campagne. Ce qu'il était beau en médecin militaire ! Le prestige de l'uniforme, ça cause des ravages. Il a dû brandir ce cliché devant le nez de ma conquête-éclair pour la décider, probable. M'étonnerait cependant qu'il l'ait dégringolée aussi vite que moi ! Les maris, dans le fond, ne sont que des serruriers qui laissent les portes ouvertes derrière eux. On n'a plus qu'à se donner le pêne d'entrée.
Ah ! le bon plumard que voilà ! San-A. va passer par là ! Admirez le commissaire dans son récital de musique de chambre ! Je lui interprète dard-dard le grand morceau de la « Veuve gouailleuse », suivi immédiatement de « Prends-pas-c't' air-là quand t'as la bouche pleine ». J'aime mieux vous le confier tout de suite : Mme Favier, c'est pas une novice. Y a pas chouchouille de trucs qu'elle ignore dans le domaine du bavouillage sur cours Simmons. Faut que je batte le rappel de mes inventions les plus émérites pour l'éblouir. C'est pas la ficelle coulissante ou le hanneton téméraire qui peuvent la déconcerter.
Une vraie petite championne de l'amour ! Une collectionneuse de prouesses !
Elle est pas faite pour l'intégral veuvage, Mathilde (elle s'appelle Mathilde). Le régime ermite, voire même le régime de bananes, elle en a rien à branler. La reconnaissance lui sort du système glandulaire. Elle me crie qui je suis, ce que je mois être, ce qu'il n'y a pas de raison que je ne sois pas, ce que je pourrais devenir avec un peu d'entraînement et ce qu'on pensera de moi plus tard ! Les fornifications à la Vauban, elle organise ! Sacré Mathilde ! Les entrechats à l'horizontale, elle les exécute en véritable maîtresse de ballet. Quelle sarabandeuse, ma doué ! Aussi je lui exhibe tout, c'est normal, avec une connaisseuse. Je lui montre à quel point les techniques ont évolué depuis qu'Adam hait Eve et que Caïn cahat.
Elle ne revient pas de ce progrès réalisé au fil des siècles pour aboutir à la furia san-antoniaise.
Pendant que je m'escrime, que je m'abîme et me distribue, je pense à cette gentille petite Édith qui se désaccorde la mandoline en m'attendant. C'est guère correct le tour que je lui ai joué. Elle va avoir droit à une kermesse de bienfaisance, la doucette enfant, pour compenser.
Ne jamais oublier son prochain dans les moments d'exaltation. Toujours cultiver ses bonnes résolutions.
Après le final, Mathilde gît, les bras en croix.
— Oh ! chéri, elle me gazouille, la figure dans l'oreiller.
Je lui caresse la nuque (toujours redevenir très pudique après une séance intensive).
— C'était merveilleux, ajoute-t-elle.
Je m'assois sur le lit, relaxe et gaillard. Je suis pas de ces gus que les prouesses radadières mettent sur le flanc.
— Si tu permets, je vais aller chercher mon verre, lui dis-je.
L'homme a préparé le terrain.
Au flic de jouer, maintenant.
Je dévale l'escalier et bombe au salon. J'ouvre la fenêtre. Le quai est noir, désert, silencieux. On entend tout juste le chuchotement de la Maine.
Par mesure de prudence j'éteins la loupiote avant de déménager le cadavre. Je transfère mon cognac du coffre à la cheminée et soulève le couvercle.
Malgré la pénombre, je réalise immediately la situation, mes amis.
Le coffre est vide !