CHAPITRE XIV UN COIN DU VOILE… OU DU SUAIRE ?

C'est fou, les trucs auxquels on peut penser quand on agonise.

Ça ressemble à des rêves.

Mais ce ne sont pas des rêves. Plutôt une récapitulation déformée de sa vie.

Votre passé vous concerne de moins en moins : un pur esprit est étranger aux souvenirs de la matière. Il ne reconnait pas les dettes terrestres de celle-ci.

Je vois des actes de San-Antonio en m'étonnant qu'elles l'eussent préoccupé.

J'étais vivant dans ce temps-là. Maintenant je ne suis plus qu'une flammèche indécise. Un point lumineux qui cherche dans les ténèbres le secret d'une nouvelle combustion.

Je devine qu'il y a un apprentissage à faire, des errements à subir avant de savoir.

J'ai chaud à la tête et froid dans tout le reste du corps.

Est-ce que cela va être long encore ? Ce que je traverse appartient à la vie ou à la mort ? Je quitte ces maigres préoccupations pour rêver qu'on a brisé mon corps menu et qu'on le passe sur un immense tamis. Le tamis subit un mouvement régulier de va-et-vient ; ma chair pleut en poussières par la grille du crible, seuls mes os restent a l'intérieur.

Je m'arrache à ce songe et, brutalement, avec la fulgurante cruauté d'un flash, la réalité m'éclate au visage. Je suis couché sur le plancher métallique d'un fourgon en marche. De là, vient ce mouvement trépidant qui m'a fait rêver au tamis.

On m'emporte… Je ne finis pas seul !.. Ligotée contre moi, se trouve Mathilde Favier… Et, plus loin, le cadavre de Longuant. Pauvre Longuant, quand aura-t-il droit au repos éternel ? Sa carcasse itinérante mérite une sépulture décente…

J'aperçois, brillant dans la pénombre, le regard affolé de la jeune veuve. Elle a les yeux de tout à l'heure, lorsqu'elle fixait dans la chambre le poignard planté dans mon dos. Je ne savais pas encore que j'étais poignardé. J'avais cru à un simple gnon. Je me disais : c'est la boule d'escalier qu'on t'a balancé dans les reins. Je la cherchais sur le sol… Pauvre crêpe, va ! Et les autres qui n'avaient plus peur de moi, malgré mon pétard ! Je devais pousser une sale frime pour qu'ils me jugent inoffensif. La mort, c'est kif-kif le cocufiage : l'intéressé est le dernier averti. Je respire à l'éconocroque, d'un seul côté, avec un petit bout de poumon, me semble-t-il. J'essaie de changer de position.

— Non ! dit Mathilde d'une vois pathétique, ne bougez pas !

Je suis surpris de constater que je perçois nettement sa voix. Les sons ne sont plus altérés. Du coup, je découvre le ronron du moteur, le gémissement des freins, les gros crachats de la boîte à vitesse.

— Ne bougez surtout pas, reprend-elle.

— J'ai toujours le couteau dans le dos ?

— Oui !

L'image de mézigue allongé avec cette lame entre les côtelettes me révolte indiciblement. Ce corps étranger plongé dans ma chair me paraît monstrueux. J'imagine les dégâts qu'il continue d'occasionner : ces fibres qu'il tranche, ces vaisseaux qu'il rompt, ce sang qu'il répand, cette section qu'il organise. Mes vêtements sont collés à mon corps. Une nausée plus morale que physique me broie. Je pense que je vais m'évanouir et cette perspective me soulage comme vous soulage la pensée d'un proche sommeil, lorsqu'on est très fatigué.

— Qu'est-ce que vous faites ici ? balbutié-je.

Pourquoi posé-je cette question ? Que m'importent désormais les tenants et les aboutissants de cette affaire, puisque pour moi c'est rincé ! Réflexe de poulet ? Le canard qui court malgré le coup de hache qui vient de le décapiter ? Je me fous de la réponse. Le sort de Mme Favier m'indiffère vertigineusement. Je pense déjà à autre chose. Je me dis « Tant pis pour tes os, San-A. Tu ai commis une faute professionnelle impardonnable. Avant de t'élancer sur les anions du type à l'imperméable, il fallait t'assurer que personne ne l'accompagnait. T'aurais eu un regard, un seul en direction de la fourgonnette, rien ne serait arrivé. Mais il a fallu que tu bondisses comme un chien de chasse qui entre en transe dès qu'il voit son maître décrocher son fusil ! Bleusaille ! Le plus inexpérimenté, le plus borné[23] des gardiens de la paix aurait eu le réflexe de vérifier ses arrières ! Ta vie aura été une succession de coups de dés insensés. Tu balances les bobes avant de savoir si ceux de l'adversaire sont pipés ou non.

— Ils m'ont emmenée de force, fait ma camarade de fourgon.

J'articule :

— Comment ?

De quoi parle-t-elle ? Mes idées se font la malle. Pour les rassembler, me faudrait une petite pelle et une balayette !

— Au dernier moment ils m'ont obligée à prendre place…

— C'est complètement dingue, murmuré-je. S'ils s'imaginent qu'ils passent inaperçus… Votre disparition…

J'ai un coup de flou terrible. Je cesse de cohérer et j'enfonce dans les insondables profondeurs d'un vertige tournoyant.

* * *

Une bouffée d'air frais me ranime.

On a ouvert la porte du fourgon. Une odeur de mousse et de sapins, des chants d'oiseau m'atteignent.

Dans une brume dorée j'aperçois le gros lanceur de poignard et son copain à l'imperméable sur fond de jour ensoleillé. Ils tirent Longuant par les pieds, sans ménagement, comme des dockers américains manipulent des bagages. Ça fait plouf sur le sol. Ils disparaissent un instant et reviennent chercher Mathilde. Même traitement. La jeune femme pousse un grand cri.

— La ferme ! gronde une voix !

Nouveau cri de Mme Favier, mais il s'agit d'une plainte.

Je m'efforce de rouler sur le ventre. Ils vont me tirer par les nougats, moi aussi. Si je tombe sur le dos, c'en est terminé de San Antonio. Bien m'en a pris car les deux gaillards n'ont pas le moindre souci de ma santé. Je chois sur un sol tapissé de feuilles mortes. Ça me résonne dans tout le buste. Ces messieurs me cramponnent par les jambes et les bras et me coltinent à travers une clairière jusqu'à une grande voiture américaine bleue arrangée en ambulance.

— Tu pourrais récupérer ton couteau, remarque l'Imperméable-au-nez-d'aigle.

— Ça risque de l'achever, objecte l'autre.

— Et alors ?

— Peut-être que le Grand aura des trucs à lui demander ?

— Ah ! oui, c'est vrai.

Ils me lancent à plat ventre sur la civière et étalent une couverture sur mon dos. Je dois ressembler à une maquette du cirque Amar. D'ordinaire, je m'y prends autrement pour faire pointer les couvertures.

On repart. Ma cervelle de flic tire malgré tout des déductions. La fourgonnette était une bagnole volée. Ils ne laissent rien au hasard… Maintenant, c'est au volant de cette honnête ambulance qu'on va rallier leur port d'attache.

Ils ont même le toupet de brancher leur sirène.

Ça fait « Ta ta tsoin ! Ta ta tsoin ! » à tout berzingue.

Écartez-vous, bonnes gens, c'est San-Antonio qui passe.

Les gars ne parlent pas. Mme Favier continue de me considérer avec inquiétude. De l'extérieur, on doit avoir l'impression que c'est ma future veuve à moi, non ?

* * *

J'ignore la durée du voyage.

Quand la chignole s'arrête, je me crois plus vieux d'une centaine d'années. Il ne subsiste plus grand-chose de valable en moi. P't être qu'on peut récupérer quelques morcifs, çà et là, pour greffer à des moins compromis ? Mes rognons, mes yeux, mes siamoises ?

Comme primitivement, c'est Longuant qu'on dépote en premier. Chié marrante, il produit gros vent quand on le sort de l'ambulance. Son dernier, probable ! Il donne son récital d'adieu, le brave doc ! Il envoie un baiser à la foule. Ou alors il exprime, de là-haut, sa façon de penser à propos de ce micmac.

Un vent violent souffle sur la plaine. Car on nous débarque sur un plateau. J'avise un champ immense, à l'herbe rase, avec, tout au bout, un mât blanc au sommet duquel flotte une biroute cerclée de rouge et blanc.

Un terrain d'aviation… La biroute me fait penser à une fête, j' sais plus laquelle ! Et puis à une chanson de salle de garde, bien sûr. Et puis au Liban (à cause de Beyrouth). Le voyage va se poursuivre en avion, maintenant ?

Non, pourtant… Les gars qui coltinent ma civière gravissent des marches. Nous pénétrons dans un local où règne une odeur de moisi. Je découvre une grande pièce tapissée d'un papier verdâtre cloqué par l'humidité. Elle est meublée d'un vieux burlingue en bois blanc et de quelques chaises. Un classeur… Des cartes aux murs… Deux grandes fenêtres descendant presque au ras du plancher. On a remplacé certains carreaux par des calendriers pour stopper les vents du plateau. Mais des courants d'air miaulassent de temps à autre…

Les hommes me déposent à terre. Je mate, de profil, des fanions triangulaires, timbrés d'initiales et de chiffres… Le gars à l'imper a disparu. Le gros, celui qui m'a filé le portemanteau dans le dossier, allume une cigarette en fredonnant « Granada » à travers sa fumée.

Un bruit de lourde. Un double pas. Un nouveau type que je n'aperçois pas s'immobilise devant mon brancard. Je n'aperçois de lui qu'une jambe de combinaison. Le reste se perd, hors champ (d'aviation).

— Emmenez-le au salon ! dit-il enfin… Mais étalez des journaux par terre avant de l'y conduire, je n'ai pas envie qu'il me dégueulasse ma moquette !

« Allons, bon, me dis-je, voilà que je délire… Je suis dans une masure démantelée, et on parle de salon, de moquette… »

Au bout d'un moment, on revient me chercher. Nous traversons une cuisine pouilleuse. On continue d'avancer. Soudain, changement à vue, comme aux Folies Bergère. Nous débouchons dans un salon luxueux, aux meubles confortables. En penchant légèrement la tête, j'aperçois encore la cuisine, mais le mur coulisse et elle disparaît, interceptée par un panneau tendu de soie pourpre au milieu duquel on a accroché une reproduction de Vlaminck.

On me dépose.

— Vous permettez ? demande Œil-de-faucon.

Il s'approche d'une table roulante, choisit un flacon et se verse une rasade. Le troisième homme pénètre alors dans mon champ de vision et se laisse tomber, jambes croisées, dans un fauteuil ultra-moderne, en forme d'œuf.

C'est un grand garçon d'une trentaine d'années, blond et nonchalant. Il a le regard si bleu qu'il paraît presque blanc. Ses joues sont un peu lourdes. Bien qu'il porte une combinaison de mécano, il y a dans toute sa personne un je ne sais quoi de raffiné, d'élégant, d'autoritaire et d'infiniment dangereux aussi.

— Alors, commissaire San-Antonio, il paraît ? finit-il par murmurer.

Il parle avec ses dents. Il a un léger accent, difficilement identifiable, qui n'est peut-être qu'un défaut de prononciation ?

Je ne réponds pas. Non, que la force m'en manque, mais je trouve superflu de faire la conversation à ce type-là.

— Vous pouvez m'entendre ? insiste-t-il.

Fichtre Dieu, suis-je donc si bas, qu'il en arrive à douter de ma lucidité !

Motus du San-A. Je sens ce fer dans ma plaie maintenant. Ma blessure s'est localisée et je ne pense plus qu'à la lame qui m'habite. Tiens, qu'ont-ils fait de Longuant et de Mme Favier ?

Le garçon blond cesse de me contempler pour mordre une petite peau morte à son médius.

— Il va être difficile à rendre bavard, fait-il à ses compagnons.

— Il est foutu, quoi, déclare Œil-de-faucon.

— Qu'est-ce qu'on en fait ? demande l'autre.

— La méthode homéopathique, soupire le blond en se levant. La douleur l'a rendu inconscient, la douleur peut le tirer de l'inconscience. Nous allons lui remuer le fer dans la plaie.

Il s'agenouille. Sa main s'avance dans mon dos. Un aiguillon de feu me traverse le corps de part en part.

Je m'évanouis.

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