Le Gravos, un peu dessaoulé par mon intervention, « passe » deux nouveaux malades dans de bonnes conditions. Il s'agit là de cas bénins : un insomniaque et un rhumatisant. Il préconise au premier de boire du tilleul et de compter des moutons, et au second d'aller passer ses vacances sur une plage l'été prochain, toutes choses qui ne risquent guère de mettre leurs existences en péril.
J'écoute en fumant béatement, les pieds sur la table, les mains croisées sur le baquet. Curieux, tout de même que Longuant ait pris la poudre d'escampette. A priori, il m'inspirait confiance. J'espère qu'il n'est pas allé porter le suif en haut lieu. On était en sympathie, lui et moi. Une telle conduite constituerait une trahison. Qu'il s'insurgeât contre les méthodes du Dodu, passe encore, mais qu'il rameutât les autorités pour signaler notre abus de fonction, voilà qui lui vaudrait de la part de qui vous savez (moi en l'occurrence) une solide correction.
Je bâille, jette ma cigarette d'une pichenette adroite dans la fausse cheminée en faux marbre où un faux feu répand une fausse lueur d'âtre mourant et je participe, par le sens auditif, à la réception d'une troisième personne. Cette fois, il s'agit d'une vieille femme asthmatique qui se plaint d'avoir la respiration en perte de vitesse. On la croit sur parole, vu que son souffle est pareil à une lame de scie dans du bois vert.
C'est une entreprise de scieurs de long à elle toute seule. Ses fins de phrase se perdent dans un sifflement ferroviaire.
En l'entendant, je compose le numéro du Gravos.
— Acré, Gars ! lui dis-je, cette fois-ci tu ne vas pas lui refiler de la poudre de perlinpinpin à ta cliente Cloque-lui un petit coup de radio pour faire semblant et drive-la sur le spécialiste des voies respiratoires. Tu trouveras l'adresse de ce monsieur écrite sur la page de garde de ton Codex.
— Et comment ! docilise-t-il. Tu verrais le sujet, mon pote, tu lui prendrais déjà les mesures pour un lardeuse a poignées nickelées.. Ah ! dis donc, ses pauv' soufflets ! Drôlement poreux ! Et ça m'étonnerait que les rustines adhérassent ! Faudrait y changer la chambre à air complète…
Je lui sectionne le lyrisme :
— Grouille-toi, et ménage son moral.
Il raccroche.
— Excusez-moi, ma bonne dame, dit-il, mon garagiste qui me casse les noix à propos de mes pneus. Nous disions donc que vous étiez à-ce-mastique au dernier degré ? Faut pas vous frapper, ça vient du temps.
— Vous croyez ? siphonne la malheureuse personne.
— On chope les brouillards matinaux, ma pauvre grand-mère ; si je vous disais que le matin, j'en ai pour deux heures à tousser et à glavioter ! Et pourtant, moi, sans me vanter, je suis pas de la viande à sépulcre, hein ?
Plusieurs chocs assourdis me laissent à penser qu'il se frappe la poitrine. Ça résonne comme lorsqu'on toque une barrique vide.
— J'ai les éponges en caoutchouc-mousse et l'armature en fonte renforcée. Bon, je vais vous faire tout de même une scopie. Dessapez-vous tranquillement ici, je prépare mon Pathé-Baby dans la pièce voisine !
Il sort, très gentleman, et le voici qui tripatouille ses bitougnos. Ça clique et déclique et claque et soudain, formidable, un juron part de la poitrine de fonte vantée plus haut.
— B… de Dieu ![1]
Le Gravos repasse dans son cabinet au pas de charge et fait violemment claquer la lourde de séparation.
— Arrêtez les frais, Mémé ! s'écrie-t-il, je viens de péter le disjoncteur de mon Polaroid d'intérieur. Pour la radiographie, faut aller vous la faire chez l'espécialiste des chemins respiratoires. Remballez-moi vite vos blagues à tabac. Je vous cloque l'adresse du gus en question.
En un tournemain il a expédié sa vieille asthmatique.
— San-A. ! halète-t-il, plus copieusement qu'une vache suisse (et pourtant rien n'allaite davantage qu'une vache helvétique). San-A., radine, mon pote, ça grabuge dans mes azimuts.
— Qu'y a-t-il, Gros ?
— Du pas banal, je te promets une séance récréative en Vistavision que t'auras jamais renouché la pareille !
Il raccroche.
La vie n'étant qu'un recommencement, je cavale hors de la chambre, je pas-de-course dans la strass et me jette dans la maison d'en face. La porte du cabinet est open. Pinaud et Béru discutent à voix basse, mais avec une véhémence de gestes qui fait penser à des Italiens assistant à un match de boxe.
— Ah ! râle Béru en m'apercevant, viens par ici, Fleur de Mystère !
Il me catapulte dans la salle de radiographie dont la porte est grande ouverte. La pièce est obscure. Seul l'écran de l'appareil découpe dans le noir un rectangle de clarté trouble. On voit la poitrine d'un homme derrière le verre. Ses poumons, son cœur…. Et autre chose aussi qui compose une sorte d'ombre en forme de langue. Cette ombre part du bord de cadre pour aller jusqu'au cœur. Le muscle cardiaque ressemble à une comète avec sa queue.
— Qu'est-ce que c'est ? murmuré-je.
— Tu vas voir…
Il donne la grosse lumière. J'aperçois des jambes au-dessous de l'écran ; des bras de part et d'autre ; des cheveux sur la gauche. Je m'approche de l'appareil, ce qui me permet de découvrir le profil de Longuant. Le médecin est coincé entre le bloc métallique et l'écran.
Un couteau corse long de cinquante centimètres est enfoncé dans sa poitrine. La lame a pénétré sur le côté gauche, juste en avant du bras et je sais (je l'ai su avant que d'apercevoir le corps) qu'elle est allée droit dans le cœur et,que ledit cœur ne bat plus.
Tout ce qu'il y avait en moi de saumâtre, d'angoissé, de mécontent, se ramasse, se coagule et me flanque une formidable nausée. Ma parole, j'en dégobillerais d'incrédulité. Il y a un instant encore, Longuant traversait la rue… Et puis…
Pas besoin de lui tâter le pouls. L'écran de radio est éloquent. Son battant est absolument inerte, embroché comme pour un effroyable Chiche-Kébab.
Le Mastar explique :
— Je m'occupais de la vioque qui perdait de la valve. Vu ma galanterie et aussi, qu'elle était moins ragoûtante qu'une chaussette de fantassin, je l'ai laissée se dégueniller dans mon burlingue. Je viens brancher l'appareil. Et qu'aspers-je ?
— Ça ? demande Pinaud pour qui l'évidence doit être passée au crible de toutes les affirmations constatatives.
— Oui, dit Béru. Le doc d'en face dont au sujet duquel tu te caillais la laitance, San-A. Je m'ai dit que j'étais le jouet d'une hallucination. Mais quoi, la réalité, c'est la réalité, hein ?
— Il a pas pu entrer, j'ai pas quitté le couloir, certifie la mère Pinaud.
— Et pourtant il est là, non ? s'emporte le Dodu.
— On ne peut plus rien pour lui, m'étranglé-je.
— Tu penses qu'une greffe du palpitant serait possible, gars ? suggère le valeureux praticien.
— Et où prendrais-tu un cœur neuf, hé, Baluche !
— Oh ! ça, suffit de faire le vingt-deux sur n'importe quelle Nationale, mon pote. Au premier carambolage je te ramène une horloge de rechange… J'ai ligoté sur les baveux que ça se pratiquait à partir de désormais, la greffe du guignol.
Il s'éponge le front.
— Du train qui court, bientôt, on te refera un mecton complet, comme avec un Meccano, gars. Y aura plus mèche de vieillir. On te changera le foie, le citron et les claouis aux abords de la décrépitude. Tu verras des grand-pères tout fringants, biscotte ils auront eu leur échange standard. Nouvelle peau, nouvelle rate, et radada contrôlé.
— Oh ! ta gueule ! grogné-je.
— Quoi, ma gueule ? Je connais les possibilités scientifiques de demain.
— Aujourd'hui n'est pas un autre jour, Béru. Et nous voici avec le cadavre d'un brave garçon sur les bras. Quand le Vieux va savoir la chose, lui qui désavouait mon expérience, il va exiger qu'on entre à la Trappe.
Je me dirige vers les doubles rideaux aveuglant la porte-fenêtre. Je constate pour lors que celle-ci n'est pas fermée complètement. Elle donne sur l'arrière de la propriété : un jardin avec des pelouses jonchées de feuilles mortes qui se ramasseront à la pelle, et limité par un bâtiment annexe servant de resserre.
Je regarde le linoléum blanc. Près de la porte, on y lit des traces de pas, des particules de terre et d'herbe.
J'essaie de reconstituer le drame. Longuant s'annonce ici pour confondre l'imposteur. Chemin faisant, il se ravise, décide de contourner la maison et de coiffer le Gros en flagrant délit de turpitude. Il connait les lieux pour les avoir visités en ma compagnie. Il entre par la porte fenêtre… Il vient se planquer derrière l'écran, seule cachette proche du cabinet d'auscultation. Mais le diabolique tueur de toubibs est dans les parages. Il l'a suivi… Ou qui sait ? Peut-être se tenait-il déjà dans cette pièce, prêt à bousiller le Gravos ?
L'arrivée de l'intrus modifie son plan. Il lui fonce dessus et le perfore sans que l'autre, bloqué entre deux parois, puisse rien tenter pour se défendre.
Fantastique, mon sixième sens, vous avouerez ? J'ai eu le pressentiment de la catastrophe. Je l'ai flairé, éprouvée dans ma chair poulardine.
Par contre, ce qu'il y a de bien chez San Antonio (que dis-je, « de bien » ? de remarquable) c'est qu'il sait affronter les pires situations avec une maitrise absolue.
— Béru : ne bouge pas de là, et tiens-toi sur tes gardes. Toi, Pinaud, renvoie les autres clients dans leurs foyers. Invente n'importe quoi. Dis-leur que le docteur a été appelé pour un accouchement.
Ces ordres donnés, je me propulse dans le jardin. Vous avez déjà vu des chiens de chasse qu'on descend de la fourgonnette où on les tenait prisonniers pendant la première phase de la battue ? Ils s'élancent, puis se mettent à tourner en rond comme des totons (les bergers allemands eux, tournent comme des teutons). Ils vont, viennent, lèvent la patte à la sauvette, repartent, le nez au sol, animés semble-t-il d'une froide fureur, d'un instinct aveugle. Ils débusquent le garenne, le coursent follement et lui brisent le dos d'un coup de mâchoire. C'est beau et sauvage.
San-A., à cette minute, mes jolies chéries, c'est un chien de chasse, à cela prêt toutefois qu'il ne lève pas la patte.
Il fonce dans le jardin, courbé en avant, le sens visuel brusquement décuplé ; tout son être est tendu comme : la corde d'un violon (cette image pour les mélomanes) ou celle d'un arc (celle-là pour les archers). Je tournique, j'oblique, je mimique, je détecte, je connecte, je défalque, j'interprète, j'applique, je circuite, je lis la pelouse comme un livre. Les feuilles jaunies sont riches d'enseignements car, humides, elles collent aux semelles et pour le Sioux traduisent certaines allées et venues.
Je retrouve sur le sol l'arrivée de Longuant. Puis, bientôt, celle de son agresseur. Une limace fraîchement écrasée par un pied pressé me prouve que l'individu est venu du fond du jardin. je m'y rends…
Dans le hangar se trouvent des meubles empilés : ceux du dernier médecin, probablement, et que sa veuve n'a pas encore fait prendre. Je m'arrête dans le local où flotte de confuses odeurs de vieux bois. Le nez « force-nez » de San-Antonio l'invincible[2] décèle un parfum plus subtil, une senteur d'homme. Je devine que quelqu'un a séjourné là tout dernièrement, et pendant un laps de temps assez long. Les yeux fermés, à petits pompements de narines méticuleux, je crois retrouver une odeur d'eau de Cologne d'après-rasage, genre « After-chauve »…
J'explore lentement le mobilier entreposé là. J'ouvre les armoires et les bahuts, je sonde les matelas roulés, et je finis par découvrir une légère auréole huileuse sur la toile d'un sommier placé à la verticale. Au pied du sommier est un coffre à bois, vide. L'auréole se trouve à peu près à la hauteur de la tête d'un homme assis sur le coffre. Pile en face du coffre, il y a dans le mur une petite meurtrière par laquelle il est aisé de surveiller la maison. Cette resserre devait être jadis une écurie. Selon moi, l'assassin se terrait dans la petite construction. Assis sur le cofiot, il matait la maison du docteur. De temps à autre, pour se relaxer, il s'adossait au sommier. Il doit se mettre sur les cheveux un produit gras qui a laissé cette auréole.
Très bien : nous disons donc un type qui se brillantine la tignasse, cela prouve au moins qu'il a des cheveux. Rigolez pas, mes buses ! C'est par élimination qu'on arrive à du positif dans notre foutu turbin. Je peux déjà éliminer les chauves. Généralement, ce sont les bruns qui se collent de la brillantine. Je parie donc qu'il est brun. Ce n'est pas un paysan. Cette odeur d'eau de toilette en est la preuve. Ma parole, la carburation se fait, on dirait ! Je déductionne à tout va. Je compense, donc je suis !
Nous disons donc, pour commencer, que le meurtrier est un gars brun, soigné, chevelu. C'est toujours sadaki, comme disent les japonais (qui m'ont lu). Et maintenant, ladies and gentlemen, passons à un autre genre d'exercice. Ce meurtrier déguisé en assassin, il a nécessairement pris des précautions pour se venir planquer en cette resserre. Je le vois mal franchir la grille d'entrée, la tronche haute : contourner la maison et arriver dans l'ancienne écurie pour y prendre sa position de guet. C'eût été d'une témérité rare, vous l'admettrez ? Et en supposant que vous ne vouliez pas l'admettre, je' peux vous jurer que ça ne m'empêcherait pas de pioncer.
Tout me porte à croire que l'homme a utilisé une autre issue. Je contourne l'amoncellement de meubles et j'ai la satisfaction de découvrir une ouverture dans le mur du fond. Elle mesure quatre-vingts sur quatre-vingts et ne ferme que par un volet muni d'un crochet à l'intérieur.
Or, tenez-vous bien — ou si vous ne pouvez vous tenir, faites-vous tenir par quelqu'un d'autre — mais le crochet n'est pas mis. Mieux encore : des éraflures fraîches sont visibles dans le plâtre autour de l'ouverture. C'est, sans contestation possible, par là que l'assassin s'est introduit dans la propriété, par là qu'il en est reparti. Je donne un coup de poing dans le volet. Le bois gonflé résiste. M'est avis que le fugitif a dû balancer un sérieux coup d'épaule dedans en partant pour le refermer. Je m'empare d'un banc de bois et, l'utilisant comme bélier, je rabats le volet.
Depuis l'ouverture, je découvre un chemin creux, bordé de haies vives, qui sent la mousse et le labour. A gauche, le chemin mène au centre de la localité, à droite, il donne la clé des champs. Je ne vois personne et je saute entre deux profondes ornières. Toujours nez à terre, dans la position du teckel sur le sentier de la guerre, je cherche les traces du meurtrier. Deux belles empreintes de semelles se lisent dans la boue. Elles sont perpendiculaires à la construction, les talons orientés vers le mur. Faut-il prendre à gauche ou à droite ?
Le génial San-Antonio (y a du vrai), se convoque pour une conférence intime. Il se dit à peu de chose près ceci « Je suis l'assassin. Je viens de refroidir un type avec une audace folle. Je fuis. Me dirigé-je vers l'agglomération ou vers la campagne ? D'autor, je choisis les verts pâturages.
« Un bosquet se dresse quelque deux cents mètres plus loin. C'est propice à la camoufle, ça, non ? Par-delà le bosquet, il y a des champs grassouillets, car on vient de retourner la terre nourricière. Tout au bout, je devine la nationale bleutée dans le morose automnal.
Moi, assassin, connaissant bien les lieux, je pars de la nationale, je planque ma bagnole à l'orée du (ou dans le) bois. Je viens perpétrer mon crime en père peinard, et je retourne à ma pompe après m'être assuré que la voie est libre. »
Fort de cette certitude, je choisis la droite et je me mets à courir en regardant le sol. Étrange comme le plus honnête des hommes, le plus consciencieux des poulets, parvient vite à se mettre dans la peau d'un bandit.
Je sens que le meurtrier a couru. Je retrouve ses gestes, ses moindres réflexes. Il a regardé par l'ouverture avant de sauter. Le chemin creux était désert, il a enjambé le fenestron. Il a refermé le volet. Il s'est mis à marcher posément, en direction de son auto, mais au bout de quelques mètres cela a été plus fort que lui : il a couru.
Je cours… Et je m'arrête presque illico à cause d'une petite pensée qui m'arrive dans la tourelle à gamberge. L'assassin n'est pas venu ici pour tuer quelqu'un de précis, puisqu'il était impossible de prévoir la réaction du camarade Longuant. Le toubib a piqué un coup de sang et s'est rendu chez son pseudo-confrère sans que rien ne puisse le laisser prévoir. En fait, l'assassin est venu pour surveiller, uniquement. Et s'il s'est décidé à agir c'est parce que quelque chose s'est produit, que je conçois mal, mais qui a dû rendre le meurtre nécessaire. En ce cas, un homme qui vient surveiller, laisse-t-il un véhicule longuement garé dans la campagne, au risque d'attirer l'attention ?
Je reprends ma marche, mais lentement cette fois. En découvrant le cadavre de Longuant, j'ai piqué un coup de sang et le besoin d'agir a dominé en moi le raisonnement. Seulement, la réaction commence à s'opérer. Une espèce de stabilisation interne. Pourquoi a-t-on tué cet inconnu de docteur Longuant, surgi au hasard de sa rogne dans la propriété ? A cela une seule réponse : parce qu'il était précisément médecin ! Vous parlez d'un casse-bouille, mes chérubins ! Cela équivaut à dire que le criminel savait que Longuant était toubib et que Béru, par contre, ne l'est pas. De quoi se mettre le cervelet en tortillon, non ?
J'atteins le bosquet. Pas traces d'auto ayant stationné là. La fougère est drue, emperlée de la dernière ondée. Le talus est net… Je contourne le bois et j'aperçois un terreux, juché sur un gros tracteur jaune qui scarabe cahin-caha dans un ex-champ de maïs. J'attends que l'homme ait atteint l'extrémité du sillon en cours et qu'il opère sa volte-face avant de l'aborder. En me voyant s'avancer à sa rencontre, les mains aux poches, il sourcille sous la visière luisante de sa gapette. C'est un bouseux d'une quarantaine d'années, au visage blême. Il a les arcades sourcilières proéminentes et des yeux maussades.
— Excusez-moi,l'abordé-je, auriez-vous vu un homme s'engager dans le petit chemin, soit à pied, soit en voiture ?
Il me dévisage longuement avant de me répondre. Je sens que j'ai commis une erreur. Un nabu, faut pas l'apprivoiser avant de le questionner. Il se demande qui je suis et, quel but obscur je poursuis. Il pèse le poids d'emmerdements que je suis susceptible de lui causer. Son tracteur au point mort halète comme une grosse bête méchante.
— J'ai rien vu, décide-t-il enfin…
Et, pour se justifier, pour couper court aussi, d'ajouter :
— Je regarde pas toujours vers le chemin.
Comme chaque fois que c'est le temps, l'idée géniale se pose sur ma centrale comme ma colombe sur la branche d'un pin parasol[3].
— Je vous demande ça parce que je viens de trouver un portefeuille en m'y promenant, ajoutai-je en sortant le mien de ma profonde. Y a plein d'argent dedans, mais aucun papier d'identité…
Le regard du conductracte se met à scintiller comme des cristaux de neige au soleil.
— Ah oui ? s'anime mon Ben-Hur rural.
— J'ai conclu qu'on venait de le perdre, ajouté-je négligemment. Il n'est pas mouillé, or il pleuvait y a moins d'une demi-heure, comprenez-vous ?
Il comprend. Ça se voit à sa tête dodelinante.
Je rempoche mon larfouillet :
— Enfin, du moment que vous n'avez vu personne, il me reste plus qu'à aller le porter à la gendarmerie.
Je lui décoche un petit salut de la main, et fais demi-tour. Je sens que le laboutracteur va me rappeler, comme tout à l'heure j'ai senti qu'il était arrivé une grosse misère à Longuant.
— C'est-à-dire…
— Oui ?
Je me retourne.
Le pognon, c'est un langage que les bouseux parlent couramment. Il imagine déjà cet article griffé par des mains gendarmières. Il déplore de n'avoir pas fait cette trouvaille. Il maudit le destin. Il suppose des sommes. Il convoite doucement, en trépidant des meules, comme on chauffe un verre de marc dans sa main.
— Vous m'auriez dit, une femme. Une femme, oui, je l'ai vue. Mais c'est-y un portefeuille de dame ?
— Vous savez, dis-je. Il arrive aux dames d'avoir des portefeuilles d'homme.
— Y a beaucoup dedans ?
Je ramène mon lazagnard à la lumière et j'en tire à demi une liasse de Bonapartes.
— On le dirait, oui. Elle était comment, la personne dont vous parlez ?
— Comme-ci, comme-ça, me renseigne-t-il avec une précision toute paysanne. C'était point quelqu'un d'ici.
— Jeune ?
— Il m'a semblé, mais de loin, vous savez…
— Elle allait dans quelle direction ?
— Elle est descendue d'une auto, là-bas au carrefour, et elle est partie vers le bourg.
— Comment était-elle habillée ?
— Elle portait un imperméable clair et elle avait un capuchon sur sa tête.
— Bon, je vais aller demander au pays, peut-être la retrouverais-je.
Cette fois je pars. Le tracteur se remet à tracter.
L'odeur de la resserre, un parfum de femme, alors ? Et la tache huileuse, un fixateur de coiffure féminine ?
Pourquoi pas ? Ça cadre. Faut que, j'examine ces empreintes de semelles dans la boue du sentier.
Le tracteur gronde derrière moi. Il me suit comme un gros vilain chien hargneux.
Je ne presse pas le pas, me contentant de m'écarter dans la terre non encore labourée. Les pousses de maïs sectionnées constituent une espèce de herse sur laquelle il ne fait pas bon marcher. Au moment où le cultivatracte me double, je l'interpelle :
— C'était quoi, l'auto sur la route ?
— Une déesse !
— Quelle couleur ?
— Grise, avec le toit blanc.
— Merci…
J'arpente le chemin d'une allure chasseur-alpienne. J'ordonne et coordonne et ordinate. Une D.S. grise à toit blanc a largué une dame vêtue d'un imperméable clair, coiffée d'un capuchon. Une dame qui n'est pas du pays.
Si elle n'est pas du pays, pourquoi a-t-elle emprunté ce raccourci boueux ?
Me voici de nouveau en bordure de la propriété. Je m'accroupis et, grâce à mon stylomètre, j'entreprends de mesurer les deux empreintes. Chaque pied mesure 31 centimètres de long sur 11 dans sa partie la plus large, ce qui ne correspond pas du tout à la pointure de Cendrillon, vous l'admettrez sans que j'aie besoin de vous savater les miches, j'espère ?
En somme, tout est remis en gestion (dirait le Gravos). Un homme, une femme ? Voir à Lelouch. Je continue mon chemin jusqu'au bourg. Progressivement, le sentier devient venelle. Il est bordé de murs, puis de seuils. Il décrit un coude et débouche sur une placette derrière l'église, laquelle se caractérise par un lavoir public et une pissotière, le glouglou de l'un stimulant les habitués de l'autre. Des maisons basses, un peu de guingois, cernent la place. Un ouvrier zingueur (habillé en lundi) répare un chéneau en sifflotant « Monte là-dessus ». Il lampassoude à quatre mètres du sol, assis les pieds dans le vide.
Je l'interpelle d'une voix de tribun socialiste auquel on demanderait ce qu'il pense de l'admission de Mgr Vieillot au Grand Orient de France.
— Hep ! M'sieur !
Le lampassoudeur diminue l'intensité de son briquet et penche au-dessus du vide une trogne fardée par le beaujolais.
— C'est à moi que vous causez ?
— Auriez-vous vu passer il y a un moment, une dame en imperméable clair ?
Un peu comme l'a fait le cultivatracte tout à l'heure, il m'envisage d'un œil incertain, avec l'air de se demander pourquoi je lui pose ce genre de questions, ce qu'elle peut lui couter, ou, éventuellement, lui rapporter.
— Pourquoi ? élude-t-il.
— Parce que je la cherche, lui réponds-je.
La spontanéité et le ton pénétré de ma riposte le satisfont.
— Je l'ai vue, oui. Elle est allée rejoindre un monsieur qui l'attendait sur la place dans une voiture.
— Une D.S. grise à toit blanc ?
— Y' m' semble.
— Il était comment le monsieur ?
— Alors là. Vu d'ici, j'ai pas pu le voir.
— Ils sont repartis ?
— Dès que la dame a été là, oui, pourquoi ?
Je lui lance une réplique susceptible de lui donner toute satisfaction :
— Pour rien !
Puis je regagne le lieu des tueries.
En remontant (car elle est en pente) la grand-rue de Caducet-sur-Parbrise j'aperçois, non loin du Plat d'Etain, ma voiture et celle de Longuant sagement rangées dans une impasse servant de parking à l'hôtel. L'automobile du défunt toubib est une Austin noire, immatriculée 75, dont la lunette arrière et le pare-brise s'ornent d'un caducée rouge qui fait songer au sigle du Saint. Je marque un temps d'arrêt. Ainsi donc, cette auto trahissait la qualité de mon compagnon d'observation.
Si le (ou les) meurtrier(s) surveillait(ent) les abords de la maison, il n'a (ou n'ont) pas manqué d'enregistrer ce détail.
Je traverse la rue et sonne à la porte. Pinuche m'ouvre presque immédiatement, la frime mélancolique. Dans ses hardes femelles, il finit par ressembler pour de bons à une mémé.
— Je me demandais où tu étais passé, bavoche la vieillarde, tu as du nouveau ?
— Peut-être.
Je lui raconte la resserre, le chemin creux, la dame en imperméable et la D.S. bicolore.
— Il n'y a pas de raison que cette femme soit descendue à l'orée du pays et qu'elle ait contourné l'agglomération à pied pour retrouver la voiture, conclus-je. M'est avis que ses intentions n'étaient pas très catholiques.
Dame Pinuche branle son misérable chef à chignon.
— En effet, mais de là à en faire une meurtrière, San-A., il y a une marge…
Il ajoute, et je lui en sais gré car sa remarque est en harmonie avec mon propre sentiment :
— D'ailleurs, elle ne pouvait pas prévoir que ton ami docteur viendrait se cacher dans la salle de radiographie…
— Non, certes, Pinaud, mais parfois, l'occasion fait le mauvais larron. Imaginons qu'elle soit venue surveiller nos faits et gestes et que l'intrusion clandestine de Longuant l'ai incitée à agir ?
— Si elle était venue surveiller, combat l'Inexorable, la voiture ne l'aurait pas attendue dans le village. N'oublie pas que tout s'est passé très vite. Non, tu vois, cette personne, je ne la sens pas coupable…
— Parce que tu as le nez bouché, enrhumé ! A propos, où est Béru ? m'inquiété-je, troublé par le silence de nécropole qui nous environne.
— A peine avais-tu le dos tourné qu'on est venu le chercher pour une urgence.
Je bondis :
— Quoi !
— Un accouchement, précise le Bêlant, c'est drôle, c'est justement le prétexte dont je me suis servi pour congédier les clients.
— Et il y est allé ! fais-je, atterré.
— Ne t'inquiète Pas pour le Gros, il s'en sortira, me rassure la vieille gouvernante.
— Lui, sûrement, mais pas le pauvre mouflet ayant la fâcheuse idée de venir au monde en ce moment ! Ah ! on peut dire que les fées ne se penchent pas sur son berceau… Tu as le nom des gens chez qui il est ?
— C'est au château, paraît-il ! La belle-fille de la comtesse.
Je prends un coup de vape horrible, mes fieux. Puis-je me permettre de vous résumer très brièvement (afin de pas abuser de mes instants non plus que de vos instincts) la situation ? Nous sommes, mes deux lascars et moi, dans une coquette localité du Cher et Tendre où un fâcheux personnage a contracté la coupable manie de supprimer tous les médecins qui se présentent. L'astucieux San-Antonio a, contre l'avis de son chef suprême, tendu un piège qu'il croyait diabolique au meurtrier, en faisant passer Béru pour le nouveau toubib. Hélas ! hélas ! hélas ! sa ruse lui est retombée sur le pif. A l'heure qu'il vous cause, il a le cadavre d'un brave type, mort par sa faute, sur les bras, et le faux docteur Béru accouche la belle-fille de la comtesse. Vu ?
Si après ça vous trouvez que mon stylo se décalcifie, c'est que l'embrayage de votre caberlot patine. Je vous conseillerais bien, en ce cas, d'aller consulter un psychiatre, mais vous risqueriez de tomber sur un vrai et ça n'arrangerait pas votre problo. On m'en a raconté un qui psychanalysait un radiateur de chauffage central. Il lui demandait combien de fois il faisait l'amour, s'il souffrait du complexe d'Œdipe et à quoi lui faisait penser la photographie du général Desaix (l'inventeur du veau Marengo). Le radiateur se refusant obstinément à lui passer le moindre tuyau (et pourtant) le psychique a diagnostiqué un accès de démence précoce, ce qui est rare, paraît-il, chez les radiateurs de cet âge-là.
— Je fonce au château ! crié-je.
— Qu'est-ce qu'on fait pour ton ami ?
— Quel ami ?
— Ben… celui qui est dans la salle de radio, je téléphone à la gendarmerie ?
— Garde-t-en bien, misérable !
— On ne peut pourtant pas en faire des confitures, souligne la tante Pinaud.
J'indécise très peu de temps. C'est la grosse partie de poker. Je déclare ma viande froide aux autorités, et alors c'est la soupe populaire à brève échéance, ou bien je la camoufle provisoirement et j'essaie d'arrêter l'assassin, dans l'espoir qu'un succès professionnel fera passer « l'accident » Longuant.
Pinuche soulève un coin de sa perruque, récupère son mégot logé sur sa console à crayon et l'allume. Il est patient comme le monde. Il se repaît de n'avoir pas à décider. C'est un voluptueux de l'obéissance. Un frénétique de la soumission. Un archer de la passivité. Le subordonné-né. Le subalterne baderne. L'auxiliaire à voir. L'adjoint aux mains jointes.
— Va chercher une couverture !
Il obéit sans une question.
Nous retirons le cadavre raidissant de sa fâcheuse posture ; nous l'enveloppons dans la couvrante et le coltinons jusqu'à la resserre promue du même coup au rang de morgue. On le place dans le coffre à bois qui devient sarcophage. Et nous nous retirons, passant des fonctions de fossoyeurs à celles de policiers aux mains libres.
Agis-je bien ? L'avenir nous le dira.
Pour l'instant ma conscience objecte, mais en voilà une qui n'a pas voix au chat-pitre.
En malagissant de la sorte, j'ai paré au plus pressé car, comme le disait si justement la nièce de la concierge du maréchal Lyautey — à moins que ce ne fût le beau-frère de l'amiral Nelson — « Quand un événement pénible vous contriste, mettez-le de côté et oubliez-le. » Pardonnez-moi donc, docteur Longuant, si je remise votre dépouille pétaudière dans un coffre à bois, comme on le ferait d'un vulgaire aspirateur, mais cette sépulture n'est que provisoire.
De plus, n'importe quel antiquaire spécialisé dans la Haute-époque vous le dirait : elle est également gothique !