Ce voyage jusqu'à Angers, mes frères : une bénédiction ! Elle a de la conversation, la môme Édith. Elle m'explique pour commencer que son père est un vieux con (ce que j'avais cru remarquer) et qu'il y a belle lurette qu'elle le chambre avec le coup de l'Institution. Voilà trois mois qu'elle a dit bye-bye aux bonnes frangines qui lui accordaient le gîte et la tortore pour se louer une petite carrée meublée, rue de l'Amiral-Coulapique. Il lui a suffi d'envoyer à l'amère supérieure du nouvent de connes, pardon, du couvent de nonnes, une lettre à en-tête de la gendarmerie et signée brigadier Narcisse Piépoilu, pour se faire télécommunier chez Plumeau. Désormais, elle travaille pour un notaire et vit à sa guise, comme disait Henri III à son cousin. Elle a son franc-parler, cette fille. Affranchie de bas en haut. Elle m'explique qu'excepté son patron, elle ne branle rien chez le tabellion. Elle a un petit burlingue pour elle toute seule, où le vieux rat vient se faire pelucher l'injecteur, chaque matin, histoire de se libérer le survolteur. Le reste du temps, la gosse ligote des San-Antonio ou fait des mots croisés. Elle me raconte tout ça comme une bonne blague fraîche et joyeuse, Édith. C'est une libertaire farouche dans son genre. Dix minutes de corvée avec Me Tumlastique et elle est peinarde. Il lui en demande pas plus, l'homme à la minutes et au nœud papillon. Une marotte qui lui est restée de la sixième !
Avec son méchant rhumatisme au poignet il est obligé de faire appel à la manœuvre étrangère. Dans un sens, Édith qui est une forcenée du tennis, ça lui fait travailler son lob ! Tout le monde y trouve son compte. Narcisse, lui, il coince la bulle sur ses deux manettes pendant ce temps. Il la croit bien préservée, fifille, à l'ombre des encornettes. Bourrée de messes basses jusqu'aux sourcils, en train de broder des napperons et de réciter des je croasse en Dieu. Il s'imagine, le chéri, que pendant qu'il prépare sa retraite, elle fait la sienne à l'Institution de l'Immatriculé Contraception, sa grande. Elle lui ramène des tableaux d'honneur en veux-tu là voilà, qu'elle achète dix francs la douzaine à la librairie du Curé d'As, ou du Carré d'Ars. C'est le notaire qui les lui remplit, en belle ronde-comme-on-n'en-fait-plus, agrémentée de petits poils occultes. Narcisse les fait encadrer. Paraît qu'il en a plein sa chambre. C'est sa fierté, sa gloire, son doping. On lui analyserait la lancequine les soirs qu'elle en ramène un, il serait déclaré nul et non avenu, Narcisse. On lui dénierait recta l'existence.
Tout en bavassant, je lui caresse le compas. Elle me rend l'appareil. Y a rien qui fertilise les relations comme une gentille partie de montre-un-peu-comme-y-fait-chaud-chez-toi. Ça n'empêche ni de conduire ni de converser et ça vous entretient dans un état euphorique.
De confidences en caresses on arrive à Angers et elle me drive droit chez elle. La rue de l'Amiral-Coulapique est cette voie étroite qui va du boulevard Sépamoicélautre[16] à la place du Trouillomètre[17].
Quelle n'est pas ma surprise teintée de stupeur, et même de stupéfaction, d'apercevoir à l'angle de la place et de la rue de l'Amiral-Coulapique un vaste bâtiment peint en jaune coco, sur le fronton duquel d'énormes caractères noirs cernés de blanc et soulignés de rouge proclament :
C'est dantesque, le hasard, vous ne me prétendrez pas le contraire, bande de petites effrontées ! Voyons : je vole au secours de Pinaud, et la fille du brigadier qui le tortionnait habite Angers. Je raccompagne la gosseline chez elle pour lui faire admirer mes pendeloques japonaises et v'là qu'elle crèche à quarante-trois mètres vingt six de la boîte qui m'intéresse.
Je vous ai avoué, un peu plus haut, que j'étais surpris ? Erreur : je suis abasourdi. Car, depuis que je connais les agissements des déménageurs, je ne doutais pas un instant qu'ils circulassent sous une raison sociale bidon. La chose me paraissait à ce point certaine que j'ai même négligé de vérifier sur l'annuaire s'il y avait à Angers une maison de transport Coursyvite.
Donc, cette taule existe. Alors je ne vois plus qu'une hypothèse valable : un camion de la firme a été volé par des malfrats.
— Garez-vous sur la place, parce que ma rue est trop étroite, recommande Édith.
Je colle ma tire sous des platanes déguisés en marronniers et je la suis pensivement.
La chambrette, de ma conquête est du style Mimi Pensum. Il ne manque pas une photo d'idoles aux murs. Sur le divan-lit (ô divin lit), elle a étalé une couverture de voyage dont le motif représente des tacots début de siècle. La nappe de la table est en papier journal pelliculé et le déshabillé accroché à la porte ouverte du cabinet de toilette ferait prendre une moustiquaire pour une robe de bure.
— C'est mignon, chez toi, mon petit cœur ! dis-je à l'héritière de Narcisse en lui fourbissant la calandre.
Voilà que je la tutoie du simple fait que nous nous trouvons dans sa chambre.
— T'as pas peur que ton dabe découvre le pot aux roses un de ces jours ?
Elle a un geste insouciant.
— Les femmes n'ont jamais peur des conséquences de leurs bêtises, c'est ce qui leur permet de les apprécier. Alors que les hommes se gâchent la vie parce qu'ils sont effrayés par les leurs, répond-elle.
J'admire la maturité de cette mignonne. Elle aime la minijupe, mais elle ne se trimbale pas une mini-gamberge, moi je vous le dis. On assiste à une fantastique évolution de l'individu, mes pères. De nos jours, une nana de 18 carats (ce sont des filles en or, à c't' étage-là), en a plus dans le chou que les professeurs de Faculté de nos dabes. Elles ont déjà fait le tour du circuit, histoire de reconnaître le parcours. Ce qu'on peut leur enseigner en philo n'est que de la rabâche de gâtouillard. Par rapport à ces jeunes éveillées, les grands penseurs passés et présents ont le cerveau en bronze, comme celui de Rodin.
Les vieux chpountz se rendent pas compte du danger que ça leur constitue[18]. Devant cette fabuleuse précocité, ils ronchonnent que ça leur passera avec l'âge cette manie d'être intelligents, à ces prodiges, qu'ils s'enconneront comme leur papa en prenant de la boutanche.
Ils veulent pas consentir à l'évolution de l'espèce. Ils refusent d'admettre que ça vient de sauter un cran et que de même que tombent les records sportifs, de même ça s'améliore fantastiquement dans le secteur de la moulinette. Les vieux, pour être intelligents, ça leur a coûté de la volonté et de la sueur, alors ils sont écœurés de découvrir que maintenant l'homme naît futé ; que les lardons d'aujourd'hui récoltent les fruits de leurs efforts. Ça leur parait anomalique ! Ce qui prouve bien, quoi qu'ils fassent ou qui qu'ils fessent, que les grands intelligents d'hier sont tout de même devenus les vieux cons d'aujourd'hui. Je perçois le phénomène et je me marre. Un pied dans chaque univers, il a, San-A. Une vue imprenable sur les cornichons qui pensent en play-back, et une autre, bien radieuse, sur les gredins qui ont de l'intelligence jusqu'au fond de leur vessie, car l'intelligence, la vraie, ça ne s'élabore plus : ça se pisse.
Un tas de mités du bulbe ont déjà décroché. Je leur ramène mon enquête, si vous permettez. Oh ! les mecs ; on repart ! Messieurs les voyeurs sont priés de remonter en voiture et de s'assurer que la portière de leur compartiment est aussi fermée que leur esprit ! Tututt, m'sieur le chef d'Edgar, après vous s'il en reste !
L'Édith défait son ciré et se jette assise sur les Dedion-Bouton et autres Mercedes-Benz 1903 qui décorent la couvrante.
— J'avais une de ces hâtes d'arriver ! me gazouille-t-elle, en ponctuant d'une œillade qui ferait passer la vaseline pour un astringent.
— Et moi donc, me crois-je obligé de répondre en m'asseyant,tout contre elle.
On reste là un instant, les yeux dans les prunelles, à se déguster par avance. C'est bath de prendre son temps. On se pourlèche préalablement. On se demande par quel bout on va s'attraper. On se tire des plans sur l'intime. On se rémoule les sens. On hypothèque sur l'avenir. On se pince le vibrant. On se cinématographe la prochaine séance. On se la projette en stéthoscope-couleurs, la rétine déjà spéculumique. Y a des moments, croyez-moi, où il ne faut rien brusquer. On se supplicechinoise mutuellement. On se distribue des ondes. Et puis, bravement, on s'attaque. A la classique : la bisouille mouillée pour se déseffaroucher le conventionnel. Puis la main vadrouilleuse pour s'amorcer l'intrépidité calbardière. Et ça démarre. J'aime bien les souris qui ont du tempérament. Je leur fais toujours crédit. Je file à Édith son premier tiers provisionnel et je m'apprête à lui entonner le chant des partisans sourds-muets lorsque, brusquement, elle me refoule et se met sur notre séant (je dis noue car le sien commençait de m'appartenir).
Elle a les cheveux collés au front par la sueur et le regard de quelqu'un qui tend l'oreille, si je puis ainsi m'exprimer..
— Quoi ? je demande.
— Éteins la lumière !
— Quelle idée !
— Tu n'as pas entendu ce coup de sifflet dans la rue ?
— En effet, mais…
— C'est un copain à moi, le fils Coursyvite. Il a vu que je suis rentrée, et il va monter…
J'ai réprimé le sursaut que vous supposez si vous êtes un tout petit peu moins truffe que j'imagine.
— Tu connais le fils Coursyvite ?
— L'aîné…. Maurice. Éteins, je te dis, il est amoureux de moi et il me casse les pieds avec sa jalousie.
Je me lève, mais au lieu de répondre je remets un peu d'ordre dans ma mise.
— Tu devrais te déguiser en jeune fille, conseillé-je à Édith.
— Qu'est-ce que tu fais ! déplore la douce amie en tirant ses huit centimètres de jupe sur ses quarante centimètres de cuisses.
Un pas fait craquer les marches de bois de l'escalier. Quatre doigts produisent une salve de tocs tocs contre la porte.
Ma petite passagère a un dernier geste pour me retenir, mais je délourde.
Sur le paillasson se tient un grand type qui pourrait passer pour blond s'il était un peu moins rouquin. Il a des taches et des moustaches de rousseur, des lunettes à grosse monture d'écaille et, derrière ses verres, un regard sidéré.
— Salut, Maurice, lancé-je, entrez donc !
Il obéit. Coursyvite fils a une vingt-cinquantaine d'années. On devine le gars complexé. Il ne sait que faire de ses longs bras, et les laisse pendre le long de son corps.
Il me considère d'un œil bredouillant.
— Commissaire San-Antonio, lui dis-je. Je suis un ami du papa d'Édith qui m'a chargé de vérifier son comportement à Angers.
Je boutonne discrètement mon futale.
— C'est du joli !
L'autre n'en casse pas une broque. Il se contente de cligner des yeux en scintillant ses mains rougeaudes comme le fait un athlète soucieux de se décontracter.
— Quand le brigadier va savoir ça, poursuis-je, je t'annonce un sacré ramdam aux établissements Coursyvite et ses fils !
— Faut rien dire à mon père, marmonne le garçon d'un ton anxieux.
— T'en as de bonnes ; petit gars. Tu me vois trahir la confiance d'un brigadier, moi, un commissaire assermenté !
La gosse se retient de pas rigoler. Elle me trouve parfait dans mon numéro de défenseur des familles. Faut dire que je n'en remets pas. Je joue sobrement le rôle du brillant flic qui comprend la vie au service de la morale chrétienne.
Ce qu'il paraît pas heureux, Coursyvite senior ! Une vraie pube pour un apéritif à base d'artichaut. Mon confrère Rabelais (qui me ressemble par certains côtés, aux dires de certaines gens) prétend que pour être heureux il faut boire frais et manger salé. Je m'oppose, les gars ! Pour être heureux, il faut beaucoup dormir et bien déféquer, le docteur Béru vous le confirmerait. L'insomniaque et son cousin germain, le constipé, sont les damnés de la terre. Visiblement, Maurice senior est dans l'une de ces catégories. Peut-être dans les deux.
— Je suis amoureux d'Édith, plaide-t-il du bout des lèvres.
Un filet de salive lui coule sur le menton et il transpire du front. C'est un garçon très secret, et qui sécrète énormément.
— Suis-moi, fais-je, on ne va pas parler devant cette pure jeune fille.
D'un geste doux et ferme je le propulse dans l'escadrin. Avant de filer, je fais signe à Édith que Je vais bientôt revenir. Elle est assise en tailleur sur son lit et je ne peux plus ignorer d'elle que ses poumons et la partie supérieure de son estomac.
Elle m'adresse un baiser tout ce qu'il y a de complice du bout de ses jolis doigts.
La nuit sent bon la province-dans-l'automne. Une odeur de vieilles pierres et de feuilles pourrissantes se mêle à des exhalaisons de géranium agonisant.
L'obscurité enhardit Maurice[19].
— Écoutez, Monsieur, Édith, je ne demanderais pas mieux de l'épouser, seulement c'est elle qui refuse.
Ça ne m'étonne pas. Je vois guère cette petite pétroleuse marrida à un ballot de cette ampleur. En tout cas pas maintenant. Il est probable que plus tard, quand elle aura bien fait la java, elle l'emballera à la mairie de Saint-Turdoré pour lui écumer le rendement ; car le propre d'une épouse style Édith, c'est de démontrer, la vie durant, à son julot qu'il est trop bête pour elle et trop intelligent pour son salaire.
— Tu travaille avec ton vieux ? abrupté-je, manière de changer de converse.
— Oui.
— Ça marche le transport de bois de lit ?
— Pas mal, oui, fait-il, surpris.
— Tu t'occupes de quoi dans l'entreprise ? Des camions ou de la paperasse ?
— Je suis à la partie commerciale.
C'est bien ce qu'il me semblait. Trop fluet pour se farcir un vingt tonnes et coltiner des bahuts normands.
Nous continuons d'avancer. Nous sommes maintenant sur la place, devant les bâtiments de la maison Coursyvite. Votre San-A. rumine des questions, mes jolies. Elles lui arrivent par paquets de douze vu qu'il butine drôlement de la coiffe. Il est frappé par l'enchaînement des faits, le merveilleux limier limeur.
Y a une logique de cercle dans l'évolution de la situation, mes cailles. Déménageurs-Accident Pinaud. Accident Pinaud — Gendarmerie de Saint-Turdoré[20]. Gendarmerie de Saint-Turdoré — Édith. Édith-Déménageurs. C'est on ne peut plus rigoureux. Or, l'expérience m'a enseigné que des hasards qui s'emboîtent comme le tronçons d'une canne à pêche finissent automatiquement par extriquer les situations apparemment inextricables.
— Tiens, dis-je en allumant une cigarette, l'autre jour j'ai aperçu un de vos camions à Caducet-sur-Parbrise…
Par-dessus la flamme de mon allumette je défrime le rouquin.
Je me goure probablement, toujours est-il que son air embêté m'a l'air de croître et d'embellir.
— Ça se peut, lâche-t-il : On va un peu partout…
— Tu sais où ça perche, Caducet ?
— C'est dans le Cher et Tendre ?
— Bravo, t'es fortiche en géographie, mon grand ! Bien entendu, tu es au courant de cette course puisque tu t'occupes de la comptabilité ?
Faut admettre une chose : Maurice est complexé mais pas truffe au point de trouver normal que je cesse de lui parler d'Édith pour le chambrer à propos de son travail. Il paraît se demander où je veux en venir.
— Bien entendu ; répondit-il.
— Qui pilotait le camion ?
— Deux de nos hommes…
Je sors un petit carnet de ma fouille ainsi qu'un crayon.
— Tu veux bien me noter leur nom et leur adresse ?
Il saisit d'une main tremblante les objets qui lui sont tendus.
— Mais pourquoi ? bredouille l'andouille qui rouille, s'embrouille et scribouille.
— Parce que tes deux guignols ont provoqué un accident à Saint-Turdoré, mon pote, et qu'ils ont aggravé leur cas du délit de fuite !
— Oh ! mon Dieu, lamente Maurice Coursyvite.
Je lui frappote les pôles et l'épaule.
— Te décroche pas le balancier, mon gars, c'est pas toi qui vas passer en correctionnelle. Et quant à la responsabilité civile de la taule, elle est couverte par l'assurance, je suppose.
Malgré mes réconfortantes paroles, il continue de se décomposer et de sucrer les fraises tardives.
— Ah misère ! Quand mon père va savoir ça…
J'ai idée que le vieux Coursyvite est un fameux père-fouettard pour filer un tel traczir à ses rejetons.
— Il sera sûrement pas content, mais qu'est-ce que t'en as à foutre, hmmm ?
— Je…
— Note-moi les renseignements que je t'ai demandés, Maumau, et manie-toi la rondelle !
Il va pour écrire mais se ravise.
— Il n'y aurait pas moyen de… de…
— De quoi, camarade ?
— D'arranger ça à l'amiable ?
— Une fracture du crâne, tu sais, ça ne s'arrange pas à l'amiable.
— Une fracture du crâne !
— De toute beauté ! Paraît que lorsqu'on a ôté son chapeau à l'intéressé, son cuir chevelu est resté dedans. C'est la porte ouverte aux rhumes de cerveau !
Le dadais a une réaction inattendue : v'là qu'il se met à chialer sur mon carnet.
— Oh ben alors, si j'avais su ! Si j'avais su ! sanglote-t-il.
Ça vous met le cœur en torche un chagrin pareil chez un homme. C'est fou le nombre de types qui ne parviennent pas à être adultes.
J'entraîne le grand cornard sur un banc.
— Si tu me disais cour, on gagnerait du temps et ça mettrait une rustine à ta conscience qui fuit !
Il hoche la tête.
— J'ai voulu faire plaisir à Mme Favier…
Ce nom me dit quelque chose Je lui arrache le carnet des mains avant qu'il soit complètement détrempé et je le feuillette. Favier, c'est le blaze du premier toubib assassiné.
— Quoi, Mme Favier ?
Il torche ses pleurs, ragaillardi par l'imminence de sa confession.
Épanchement égale soulagement, non ?