Est-ce du sang ou de l'huile ?
Je décide que c'est de l'huile. A cause de l'odeur…
Je rouvre mes jolis yeux. Le décor s'est de nouveau transformé radicalement. Je gis sans égards, dans un hangar hagard (tiens, mais j'ai l'air d'aller mieux, on dirait) entre des rayonnages encombrés de bidons.
J'aperçois, au centre de l'hangar, deux avions rangés côte à côte. Il y a là un Proutprout 204 bimoteur à blanc d'œuf, et, un petit Conardin 508 à hélices et orgues.
Au-delà des zincs, mon lanceur de poignard et Œil-de-faucon sont en train de creuser une tranchée dans le sol de terre battue. J'en conclus que l'ami Longuant va bientôt descendre au terminus de son étrange voyage post-mortem. Les fossoyeurs sont déjà engagés à mi-corps dans leur trou, et ahanent comme des bûcherons.
— Comment vous sentez-vous ?
Je bouge la tête légèrement. J'avise une épaule de Mathilde.
— Un peu mieux, il me semble.
— Je vous ai retiré le poignard avec mes dents, et ça ne saigne plus…
Je bredouille un vague merci. Ça me requinque de me savoir libéré de ce locataire d'acier. Du moment que je ne suis pas clamsé, j'ai peut-être un petit bout, de chance, non ? Laissez-moi l'espérer, en tout cas.
— Dites, Mathilde…
— Oui ?
Les pioches et les pelles font des étincelles, là-bas…
Bon Dieu, ce qu'ils veulent l'ensevelir profond, mon pauvre doc !
— Qui sont ces gens ? demandé-je.
— Je n'en sais rien.
J'essaie de récupérer assez d'oxygène pour exprimer mon indignation.
— Vous foutez de ma gueule !
— Je vous jure…
— Comment se fait-il que vous les fréquentiez ?
— Je ne les fréquente pas, c'est eux…
Elle se tait.
— Eux, quoi ? insisté-je.
Je vous dis que je me sens nettement mieux, mes gamines ! A preuve, me revoilà curieux comme trente-six pies borgnes. C'est costaud, la viandasse. Ça se cramponne ! L'organisme se bagarre fougueusement.
Mathilde ne répondant pas, je soupire :
— Et si vous me disiez toute la vérité ? Au point où nous en sommes…
— Qu'est-ce qu'ils vont nous faire ? anxieuse-t-elle.
— Sûrement pas une pension d'invalidité… Alors ?
— C'est toute une histoire.
— Le contraire me surprendrait. J'ai déjà les éléments d'un bouquin de longueur convenable.
— Quand j'y pense, il me semble que tout ça n'est qu'un horrible cauchemar. Tout a commencé à Caducet, un soir…
— Berthoux ? je l'interromps.
— Vous êtes au courant ?
— Un peu, mais racontez…
— C'était un ami d'enfance de mon mari. Des inséparables… Jusqu'à la guerre ils ne se sont pratiquement pas quittés. Ils sont entrés ensemble dans la Résistance et ont bagarré côte à côte pendant toute l'Occupation. C'est à la Libération que leurs routes se sont séparées. Mon mari est retourné à ses études et Berthoux est parti en Allemagne avec l'Armée.
« Depuis lors, mon mari n'a plus eu de nouvelles et a cru son ami mort. Et puis un soir, Berthoux est arrivé à la maison, blessé, épuisé… »
Elle prend un temps et ajoute :
— Traqué !
— Par qui ?
— Maintenant je sais que c'était par ces gens. Il a expliqué à mon mari qu'il appartenait à un réseau d'espionnage et qu'à la suite d'une mission délicate on l'avait démasqué, pourchassé et blessé. Il ne savait plus où aller. Dans ces cas-là on cherche une planche de salut. Il a pensé à Charles et il est venu…
— Qu'a dit votre mari ?
— Cet étrange pensionnaire l'a, certes, rendu soucieux, mais l'amitié était pour lui une chose sacrée. Il a donc soigné et hébergé Berthoux clandestinement.
— Longtemps ?
— Une dizaine de jours…
— Pourtant sa voiture serait restée en stationnement près de votre maison trois jours seulement ?
Avouez, les mecs, que j'ai de la constance, non ? Souffrir d'une perforation intercostale et questionner une témointe avec minutie, c'est bien le signe de mes qualités poulardières. Je vous le signale au passage, au cas où vous ne le remarqueriez pas. Dans la vie, ne jamais oublier de mettre ses apports en valeur. Je me rappelle, quand j'étais momasse, on avait une cousine à m'man qui nous apportait toujours un petit bouquet lorsqu'elle nous rendait visite. Chaque fois, Léonie s'arrangeait pour nous affranchir sur le prix de ses fleurettes. Elle attaquait dans les lamentations : la vie qu'augmentait, la dureté de joindre les deux bouts. On pouvait plus rien se permettre comme extra. « Si je vous disais que mon bouquet, il a l'air de rien pourtant, n'empêche que j'en ai eu pour six francs ! » Bien vite, m'man se récriait que ça ne l'étonnait pas, ce chiffre astronomique, vu que rarement elle avait reçu un aussi beau bouquet. Confondons pas : y avait violettes et violettes, celles à Léonie c'étaient pas de la violette pour tisane, mais de la belle, de serre, délicate, bien pimpante et tellement odorante qu'on ne l'aurait pas supportée dans une chambre : elle vous aurait respiré tout l'oxygène de la pièce !
Léonie se pavanait vachement. Elle en installait pour six balles que ça n'en était pas croyable. Et ma Félicie, au fur et à mesure, se sentait éperdument débitrice, cousine comblée, bénéficiaire de sacrifices exemplaires. Ce qui vous prouve bien que l'individu avisé doit toujours mettre le plein feu sur ses qualités et ses présents, ses biens et ses distinctions.
— C'est mon mari qui l'a déplacée, la troisième nuit, répond Mathilde. Je l'ai suivi avec notre auto. Il est allé abandonner celle de Berthoux dans une rue de Vierzon. Après quoi, je l'ai ramené à la maison.
— Continuez…
— Le reste est très moche…, soupire-t-elle.
— Dites quand même, on ne commet pas les beaux crimes avec de beaux sentiments…
Pas mal comme définition, hein ? Si seulement je ne souffrais pas d'une soif inextinguible (que j'aimerais cependant essayer d'extinguer) je ne perdrais pas espoir. Seulement, voyez-vous, il ne se fait guère d'illuses, le San-A. Il sait bien que des gus qui poignardent en connaissance de cause un commissaire de ma réputation, le torturent, le séquestrent, et creusent une tombe sous ses yeux, sont bourrés de funestes projets en ce qui le concerne.
— Berthoux séjournait dans la petite chambre du grenier, c'est moi qui… heu… m'occupais de lui.
Vu, compris, lu et accepté, bon pour accord. Elle se l'est farci tout cru, le locataire clandestin, cette pétroleuse ! J'y suis passé, Je sais combien elle est rapide et fastoche du réchaud, la môme Mama. Un zig désœuvré, dans un plumard, tout auréolé d'un louche mystère, elle n'a pas pu résister…
— Vous êtes devenue sa maîtresse ?
— Oui.
— Passez-moi la mentalité de votre James Bond, grogné-je, son culte de l'amitié ne lui venait pas au niveau de la ceinture !
— Nous avons été fous !
— C'est ça. Le nombre de gens fous n'est pas mesurable.
Elle ne dit plus rien. Les coups de pioche et les pelletées se raréfient. Ils ont l'air un chouïa vannés, les terrassiers.
Un bruit de pas… C'est le type blond, en combinaison beige. Il s'approche de ses hommes et regarde le trou.
— Ça ira comme ça ? demande Œil-de-faucon.
— Encore cinquante centimètres au moins, décrète le jeune chef. Tu n'as jamais vu un caveau à trois places.
Près de moi, Mme Favier pousse un gémissement. Elle vient d'entendre et de réaliser.
— Ils vont nous tuer ! lamente-t-elle.
— Ça m'a l'air d'entrer dans le cadre de leur planning, en effet, dis-je.
La voilà qui se fout à hoqueter, à loqueter.
— Laissez ! lui fais-je d'un ton tellement maussade qu'elle s'arrête de geindre. Du moment qu'on n'y peut rien, à quoi bon chialer ! Pourvu qu'ils m'offrent un coup à boire avant de m'achever, c'est tout ce que je demande…
Je tends l'oreille. Le blond explique à ses complices qu'ENSUITE ils couleront du ciment pardessus et scelleront l'établi sur cette plate-forme. J'ai idée que notre mausolée ne sera pas celui de tout le monde, mes petits. Cela dit, j'aime autant avoir un établi sur ma tombe qu'une de ces conneries de marbre qu'on voit dans les cimetières. Les pleureuses, les colombes, les vasques, les urnes, les jardinières de grosses légumes, les photos enchâssées, les ex-votos en chaussette, les in memoriam en bronze, les plaines dorées, les couronnes de perlouzes dont les inscriptions se gondolent déjà au départ, toute cette quincaillerie qu'on a coutume d'appeler l'art funéraire, me débecte. Faut toujours que ça pharaone à qui mieux mieux, acquis vieux vieux ! Et je te mausole, mon époux inoubliable ! Je te marbrise ! Je te bronzine ! Je te regrette au ciseau à froid. Moins froid que toi, gars, cependant, puisque la paluche du graveur le réchauffe. Rince-toi bien la dalle, mon pote ! Et joue pas à l'esprit malin sinon tu seras privé de chrysanthèmes à la prochaine Toussaint !
Va pour l'établi, symbole de travail. Quand la barre de l'étau sera en travers, ça nous composera une croix qui vaudra bien les autres.
Le blond allume une cigarette et s'approche d'un avion qu'il examine avec intérêt. Ensuite de quoi, il sort…
— Donc, vous êtes devenue la maîtresse de ce Berthoux ? enchaîné-je.
Elle ne répond pas. Un peu prostrée, la dame. Ma soif croît et embellit. Je dois me farcir un petit quarante des familles sans forcer.
— Hé ! répondez, ma beauté ! Bavardons pendant que nous en avons encore le loisir, la parole est l'apanage des vivants !
— C'est affreux !
— Affreux par rapport à quoi ? Vous me racontez un tas de dégueulasseries et votre sort vous paraît moche ! Mais, ma toute belle, ce qui est affreux, c'est notre vie, pas notre mort ! Je veux connaître la suite, je suis un vorace du fait divers.
— Je pense que mon mari a eu des doutes, reprend-elle. La dernière nuit…
— Vous parlez de « SA » dernière nuit à lui ?
— Oui. Il m'a réveillée, il était tout habillé. « On vient de m'appeler pour un accident, m'a-t-il dit. » Et il est parti… Enfin, il a fait semblant de partir. En réalité il a seulement fait claquer la porte et s'est caché dans la maison…
— Et vous, vous avez couru jusqu'au lit de l'ami Berthoux ?
— Oui. Charles nous a pris en flagrant délit. Ça a été une scène épouvantable.
— On comprend ça !
— Je crois qu'il en voulait presque plus à son ami qu'à moi-même…
— On comprend toujours ça, opiné-je.
Sa bonne femme, il devait vaguement savoir à quoi s'en tenir à propos de sa vertu… Tandis que le vieux compagnon de guerre… ça fait mal ! Mais c'est ainsi… Un homme marrida serre des tas de mains fraîchement sorties de la culotte de leur mémère.
— Dans sa fureur, Charles a déclaré qu'il allait alerter la police pour lui remettre Berthoux. Il refusait d'être le complice d'un traître qui bafouait son amitié et les lois de l'hospitalité…
— Sa réaction me paraît normale.
— Il est descendu dans son cabinet.
— Berthoux l'a suivi et l'a descendu dans son cabinet, ricané-je, vaguement amusé par cette similitude de termes, malgré l'inconfort de ma situation.
— En effet, balbutie Mathilde.
— C'est pas joli joli, tout ça, madame Favier.
— J'ai chèrement expié, répond-elle.
« Et c'est pas fini », songé-je.
— Après son meurtre, qu'a fait Berthoux ?
— Il m'a dit que nous devions effacer les traces de son séjour à la maison et qu'il allait partir. Il s'est enfui, en pleine nuit, avant que je donne l'alarme.
— Vous avez eu de ses nouvelles, depuis lors ?
— Pas la moindre. Je n'ai rien dit à cause de mon fils. Je ne voudrais pas qu'il sache la vérité. On m'aurait accusée de complicité et…
Je me dis que ça ne l'a pas empêchée de s'expédier aux azimuts, pas plus tard qu'hier soir, avec un dénommé San-Antonio, dit l'Apollon de la Rousse !
— Bon, abordons le chapitre des autres.
— Le lendemain des funérailles de mon mari, les deux hommes qui nous ont amenés ici, sont arrivés chez moi. Ils paraissaient être au courant de tout.
— A propos du séjour de Berthoux ?
— Oui, et de son meurtre. Ils m'ont raconté que Berthoux leur avait joué un mauvais tour et qu'il avait dû cacher quelque chose à la maison. Quelque chose qu'il fallait que je les aide à récupérer, sinon il allait m'arriver des ennuis, à moi et à mon fils. J'ignorais ce dont ils parlaient…
— Berthoux ne vous a jamais parlé du quelque chose en question ?
— Jamais ! J'ai cru que ces hommes allaient me torturer, mais ma bonne foi a dû leur paraître évidente, car ils se sont contentés de fouiller toute la maison de fond en comble. Ils n'ont pas trouvé ce qu'ils cherchaient. Ils m'ont alors déclaré que si quelqu'un essayait de me contacter ou que si un élément nouveau se produisait, je devais les avertir immédiatement. Pour ce faire ils m'ont laissé un numéro de téléphone…
— A Paris ?
— Oui : Port-Royal, quelque chose, je n'ai pas la mémoire des chiffres.
— Qui deviez-vous demander ?
— Je devais simplement dire que Mme Favier avait un message urgent pour M. Haben.
— Quand les avez-vous prévenus ?
— Lorsque j'ai découvert ce cadavre dans le coffre hier matin. J'étais épouvantée…
Épouvantée, mais elle l'a tout de même hissé au premier en le halant à l'aide d'une corde, joyeuse besogne !
— Après bien des hésitations, j'ai appelé ces gens dans l'espoir qu'ils me débarrasseraient du mort.
— Ça s'est déroulé comment, ce coup de fil ?
— Comme convenu, j'ai dit que j'avais un message urgent pour M. Haben.
— Ensuite ?
— On m'a ordonné de rester en ligne. Puis une voix m'a demandé ce qui se passait. J'ai expliqué à mots couverts…
Je me demande comment on peut expliquer par téléphone, à mots couverts, qu'on vient de dénicher un cadavre dans le coffre à bois, mais passons.
— Mon interlocuteur m'a répondu qu'il enverrait quelqu'un dans la nuit ou au petit matin. Il a ajouté qu'au cas où il y aurait du danger, je devrais accrocher un linge blanc à la fenêtre du premier étage. Je ne sais pas comment…
— C'est moi qui ait arraché la serviette, avoué-je.
Elle doit se dire, la veuvasse, que c'est pas ce que j'ai fait de mieux dans ma vie.
— Pourquoi veulent-ils nous tuer ? soupire-t-elle, comme en jaspinant à elle-même.
— Parce qu'ils trouvent que nous savons trop de choses et que ce sont des gens prudents.
Cette fois je suis à bout. Mon individu se balance dans des limbes.
Ma curiosité professionnelle s'effiloche, s'estompe. Il ne reste plus en moi que ma soif. Elle frappe dans toute ma chair. C'est la soif qui bat à mes tempes. C'est la soif qui met du feu dans mon dos et qui mouille mes cheveux. C'est la soif qui enfonce des clous rougis dans le creux de mes mains. O ! Félicie, où es-tu ? Approches-toi de moi avec ton vieux pichet plein de jus d'orange glacé… Je me crois dans notre pavillon de Saint-Cloud. Là-bas, je lis le passé de chaque objet à cœur ouvert. Quand on prend le caoua, m'man et moi, il y a le reliquat de quatre familles dans les deux tasses et les deux sous-tasses. Voilà que je débigoche, mes frères. Ça lambeaute sous ma coiffe. Je me dis des phrases sans suite. Les monuments de Paris sont des lieux communs ! Pourquoi, la dame pipi des chiottes de bistrot est-elle obligée de coller une pièce de cent balles dans le fond de sa sébile ? Malhonnêteté, reine du monde ! Rênes d'immonde ! Les robot et les rebelles ! Le soldat allemand est le meilleur soldat du monde, et le soldat français le meilleur civil ! Ah ! comme je hais les bouquetières de restaurant qui vous contraignent à un geste que vous n'avez pas pensé. Frank Pourcel est un compromis entre l'accordéoniste Aimable et la Philharmonique de Berlin ! J'ai soif ! J'ai soif ! Soif ! La Soif, d'Henry Bernstein ! C'est à boire à boire, à boire. C'est boire qui nous fait défaut, ô, ô, ô, ô !
Voilà comment on agonise, les gars ! En musique !