Les derniers bistrots sont fermés. La ville dort.
Je roule mollement, par des rues abandonnées qu'arrose un éclairage aussi blafard que municipal, comme l'écrirait une femme de lettres de l'Académie Fait-minette.
Je suis à la recherche du commissariat, ou d'un passant susceptible de m'en indiquer le chemin. Mais Angers pionce farouchement. Tout en empruntant des rues, (que je restitue d'ailleurs sitôt que j'en suis sorti) je gamberge à ma ténébreuse affaire. Marrant comme elle a eu un rejet, cette histoire. Mon bataillon d'élite s'est installé à Caducet pour percer le mystère entourant la mort des trois précédents toubibs, et dans l'heure qui a suivi la mise en place des effectifs, nous avons été entrainés dans un prolongement ahurissant de ce drame : la mort du docteur Longuant.
Mon truc pourrait s'intituler « Le cadavre fantôme ! » Dommage qu'il ne pète plus, le pauvre gros toubib ! Ça me permettrait peut-être de le repérer.
Je revis ces dernières péripéties… Nous surveillions Béru, à la lunette et par phonie dans la chambre du « Plat d'Étain »… Longuant fulminait de bas en haut en entendant appliquer les singulières méthodes de mon Hippocrate pour noces et banquets. N'y tenant plus, il s'est précipité hors de la chambre. A cet instant précis le commissaire San-Antonio en personne a commis l'une des plus grandes erreurs de sa carrière : il a cessé d'observer la maison. S'il avait continué de mater par la croisée, il aurait su pourquoi, au lieu d'entrer par la porte, Longeant a contourné la propriété, pourquoi il a pénétré dans la salle de radiographie et s'est caché dans l'appareil.
Je pianote rageusement mon volant en m'insultant de si grossière façon que je me demande si je ne devrais pas m'attaquer en diffamation, ou pour insulte à officier de police dans l'exercice de ses fonctions !
Deuxième faute du pourtant génial San-A. : il prend peur de son vénéré patron et décide de planquer le cadavre dans le coffiot gothique. A peine a-t-il le dos tourné que Charlot et Auguste, du Coursyvite Circus, viennent s'emparer du mobilier. Après avoir provoqué un accident, ces deux gugus livrent les bouts de bois de la frénétique Mme Favier. Ils n'ont pas abandonné leur chargement un seul instant.
Je donne un coup de patin car je viens d'apercevoir un couple contre un arbre. Les deux amoureux sont tellement plaqués contre le tronc qu'ils ressemblent à des branches.
Je stoppe à leur hauteur et me penche hors de la vitre :
— Dites donc, les enfants !
Les interpellés sortent avec un ensemble parfait leurs langues de leurs bouches et leurs mains de leurs slips.
Le mâle tourne vers moi un visage effaré tandis que sa pudique partenaire planque le sien contre le revers de son veston.
— Le commissariat, s'il vous plaît ?
— De police ? bredouille le taste-muqueuses.
— De préférence, opiné-je.
— Vous prenez le boulevard, tout droit. Au deuxième feu rouge, vous tournez à droite, c'est là.
Je remercie et décarre après leur avoir conseillé d'aller se mettre à jour à l'hôtel le plus proche.
J'ai lu les rapports de police à propos de Mme Favier. Elle y apparaît blanche comme hermine dans la neige.
Mais, comme la plume au vent, femme est volage, non ?
Les déménageurs sont venus enlever un coffre contenant un cadavre. J'ouvre le coffre dans le salon de sa propriétaire ; il est vide. Conclusion, on a enlevé le mort, soit en cours de route, soit depuis la livraison du mobilier. Charlot Valoche prétend ne pas avoir quitté le chargement. S'il dit vrai, Mme Favier a découvert le cadavre. Si elle n'a rien dit, c'est parce qu'elle a trempé dans l'affaire et qu'elle ne pouvait plus se permettre d'être associée à un nouveau meurtre…
« Femme est volage ! »
« Femme est vola… a… ge ! » qu'il braille dans le silence nocturne, votre San-A.
Et comment qu'elle est volage, la petite veuvette. Oh ! pardon !
L'enseigne du commissariat avec son drapeau poudreux, flasque comme l'ami popaul d'un diabétique, et ses barreaux extérieurs, qui constituent en quelque sorte la vitrine de l'établissement… Je stoppe sur les traits blancs et rouges du trottoir interdisant de stationner, et je pénètre dans la succursale des Grands Magasins Poulardins.
J'y trouve ce que je m'attends à y trouver, à savoir : une odeur de pied, de café et de charbon en combustion, et trois chevaliers de la pèlerine qui jouent aux cartes sous la photographie en couleurs du président des Gaules.
Mon arrivée ne flanque pas la panique à bord et n'éveille même qu'un intérêt moyen. Ces messieurs les bourremens continuent leur partie de brêmouzes.
— Quatre fois comme ça ! annonce le plus gras en étalant quatre rois crasseux sur le journal servant de tapis.
Je me penche par-dessus le comptoir de bois.
— T'as pas de bol avec tes monarque, Gros, dis-je à l'annonceur, ton pote, là à gauche, il a un carré de neuf en parfait état.
Je voulais solliciter leur intérêt, je dois dire sans forfanterie que j'y suis admirablement parvenu.
Avec un ensemble parfait, les trois beloteurs jettent leurs cartons et se lèvent. L'espèce d'un éclair, on jurerait des jumeaux à trois branches, tant leurs regards sont identiques, tant ils communient dans la grogne.
— Dites donc, vous ! explose le sous-brigadier, détenteur d'un illusoire carré de rois.
Ma carte les balaie comme un rayon de D.C.A.
— Commissaire San-Antonio ! Excusez le dérangement, les gars, je cherchais un endroit dans le vent pour passer quelques coups de tube.
Ils se radoucissent et serrent la main que je leur présente.
— Qu'est-ce qui vous amène dans nos parages, m'sieur le commissaire ? s'inquiète Carré-de-Rois, en recoiffant son képi.
— Une affaire délicate, tortueuse et ultra confidentielle, mon ami. Vous permettez que je me serve de votre turlu ?
Sans attendre sa permission, je saute par-dessus le comptoir de bois et je décroche le bigophone.
— Vous pouvez continuer votre partouzette, les gars, le bruit des cartes m'empêche pas de parler !
Ils rigolent et, dociles, reprennent leurs places. Faut dire qu'ils sont à la fin de cette belotte et que l'enjeu est d'importance, puisqu'il s'agit d'un cigarillo.
Je carillonne longuement l'inter avant d'obtenir un standardiste embrumé. Je lui demande le numéro du docteur Bérurier à Caducet.
Ça sonne, ça ressonne, ça résonne, ça déraisonne, ça conçonne, ça brabançonne à l'autre bout. Enfin on décroche. Une série de heurts et d'onomatopées préludent à l'organe du Gravos.
— Ici, docteur Bérurier, j'écoute !
Compte tenu du sommeil, sa voie annonce les séquelles d'une solide biture.
— Tu t'es encore alcoolisé, je parie ! l'attaqué-je.
— Ah ! c'est toi ! J'ai z'eu peur que ce fusse une urgence !
Il grommelle à l'adresse de quelqu'un qui doit se trouver très — et même trop — près de lui.
« Pousse ton gros c…, Mariette, que tu me manges toute la place ! »
J'entends un grognement. Une grande claque fesseuse ! Un cri !
— Elle me fouterait en bas du page si je me laisserais faire, cette cavale ! On dirait qu'elle a trente-six dargifs ! N'importe où que je me retourne, je bute dedans !
— Allô ! Y a du grabuge pour que tu me sonnasses à cette heure induse ?
Puis l'organe râleur se calme.
— C'est avec Pinuche que tu viens de faire la nouba ?
— Et son pote Narcisse ! Je te les ai blindés comme des polaks. Tu les entendrais, ils ronflent qu'on se croirait au circuit de Monaco.
— Parce que le brigadier couche à Caducet ?
— C'était ça ou le platane du coin, rigole Béru.
Et, à sa compagne :
— Passe-moi le kil de blanc, Mariette, quand on me réveille en sursaut, j'ai la menteuse comme un paquet de coton hydrocéphale.
— Béru, j'ai besoin de toi…
— Tu pourrais pas en avoir besoin demain matin ?
— Silence, Grotesque ! Dans une petite demi-heure le commissariat de police d'Angers va te rappeler. On te metttra alors en communication avec Mathilde Favier, la veuve du premier toubib qu'on a buté. Tu suis ?
— Et qu'est-ce qu'y faudra qu' j' lui fasse ? Que j'y présente mes condoléances ?
— Tu l'interrogeras à propos du type dont tu m'as parlé et qui a rendu visite à son mari peu de temps avant le meurtre.
— Le blessé aux cheveux gris ?
— Lui-même. Pose-lui toutes les questions qu'un flic moyen de ton acabit peut poser dans ces cas-là, vu ?
— Ça joue, mais où que t'es ?
— A Angers.
— Alors pourquoi tu la cuisines pas toi même en personne, du moment que t'es sur place ? D'après ce qu'on m'a dit c'est une petite dame délurée qui vaut le dessapage !
— San-A. a ses raisons que l'irraison ignore ! paraphrasé-je. Contente-toi d'obéir. Et surtout ne chopine plus en attendant le second coup de fil, c'est promis ?
— Et ta sœur ? me demande le Mécontent en raccrochant.
Je repose le combiné. Les trois agents ne perdent pas une broque de mes mots et gestes. Ils se croient devant leur téloche, à l'émission « Drames et mélodrames ».
— Besoin de votre aide, messieurs, leur dis-je avec la gravité d'un général de division sacrifiant deux ou trois régiments ou étudiant le menu au restaurant.
— A vos ordres, monsieur le commissaire.
— Prenez une voiture, allez au 30, quai Lenflure, réveillez la dame Favier qui y habite et ramenez-la ici en lui disant qu'il s'est produit un fait nouveau dans l'enquête en cours et qu'on a besoin de toute urgence de son témoignage.
— Et si elle refuse de nous suivre ?
— Elle vous suivra. Soyez courtois, mais fermes. Lorsqu'elle sera ici, demandez le 69 à Caducet-sur-Parbrise, Cher et Tendre, et mettez-la en communication avec M. Alexandre-Benoit Bérurier, d'accord ?
Le quai Lenflure a été privé de lune, ce soir, et il y fait aussi clair que dans le rectum d'un nègre.
A propos de nègre, les gars, j'aimerais, au passage, procéder à une petite mise au poing. Y a des mous du…, des enflés-de-partout, des grelottants du cervelet, des chétifs du capable, des terminus habens, des mal greffés de la glande couillonnante, des imperceptibles de la pensée, des nourris-au-gaz, des ébauchés, des amoindrisseurs, des attendris-sans, des évidés de la tête chercheuse, des laissés-pour-cons, des bonzes-apôtres, des parvenus, des tard-venus, des mondieu-pardonnéleurs, des crépisseurs de merde, des qui luttent pour le crachat des hommes, des émasculins singuliers, des qu'ont le fétide à la bouche, des à-peine-présents, des croissants chauds, des décrois-sants chauves, des fumiers infertiles, des espiègles de la vérité, des graffiteurs de réputations qui s'imaginent, qui pensent, qui disent, qui prétendent, qui affirment que le San-A. travaille en équipe, bath euphémisme pour déclarer qu'il a des Bougnouls. Y a même des militants écrivassiers, des impubliables, des re-raïtés (qui rira le dernier) des re-ratés qui me sollicitent un emploi dans mon usine à conneries. Ils se proposent pour poser les points virgules, ou bien cirer les pompes à Béru. Un petit turbin peinard, ils souhaitent ardemment. Au besoin ils huileraient mon I.B.M. ! Ou bien ils pagineraient les manuscrits qu'on me livre, ces torcheurs d'anus flétris ! Ils savent que ça se débite, le San-A., alors ils veulent coûte que coûte se mettre dans le coup.
Pour leur esprit mince comme une tranche de saumon fumé, c'est pas catholique, des gros tirages. Ils soupçonnent un trust derrière mézigue : P'T'TRE LA GÉNÉRALE Motors, non ? Ils aspirent à venir marner chez bibi comme d'autres vont gratter au Gaz de France ou chez Peugeot, avec leur petite gamzoule d'haricots-pas-chers à faire chauffer sur le radiateur du bureau ! Bande d'avariés, va ! Ils n'ont qu'a lancequiner du San-A., si c'est fastoche, si le premier manard du stylo peut en fignoler sur le faf-à-train des gogues, entre deux soupirs de constipé. Travail d'équipe, mes choses ! Y z'ont donc pas lu que je suis un type libre à travers mon babillage, ces fuligineux. Que c'est parce que je suis terriblement seul, justement, que je m'échine à écoper leur fange, à ces sanieux ! Dites, le pétomane, à votre avis, il en avait des nègres ?
Voilà ! J'avais un coup de bile, ça va mieux. Je tenais à leur dire dans le texte que je ne suis pas une situation assise. J'offre pas les avantages sociaux. Faut que je les oriente sur des perspectives d'avenir, ces chérubins de vapeur, que je leur évite de s'enfoncer trop avant dans les berlues, qu'après ils seraient déphasés du bocal, les pôvres. Ils moucheraient vite leur matière grise si on les stoppait pas en plein délire. Non, mes drôles : besoin de personne. Y en a qui font p't'être l'amour à plusieurs, mais la diarrhée ça s'épanche tout seul, à tête et à calcif reposés. Avant de vouloir me co'écrire, apprenez d'abord à me lire. Et si vous trouvez mes textes cons au point de pouvoir les imiter, un bon conseil : lisez autre chose ! Maintenant j'écrase en demandant bien bas pardon pour cette parenthèse aux gentils qui ne sont pas concernés par ma petite fureur.
Je disais…
Le quai Lenflure a été privé de lune, ce soir, et il y fait aussi clair que dans le rectum d'un nègre !
Et puis d'abord, pourquoi on appelle ça des nègres, hein ? Toujours ce vieux souci de péjoration du blanc de blanc d'Espagne de merde de laitier ! Monsieur T'Singor, le pouèt, des fois qu'il a des blancs, lui ! Je vais faire courir le bruit, pour voir si ça lui est négal.
Un président poète, ça doit être drôlement chouette, non ? Vous aimeriez pas, vous ? Il promulguerait les lois en vers (au lieu de les promulguer envers et contre tous).
« Un arbre sur la T.V.A.
« Berce sa palme… »
Je reprends…
Le quai Lenflure a été privé de lune, ce soir, et il y fait aussi clair que dans le porte-monnaie d'un Écossais[21].
Je remise ma tire derrière les arbres bordant la Promenade des Angelais et j'attends.
Oh, pas longtemps. A peine ai-je coupé mes phares qu'une bagnole noire s'arrête devant le numéro 30 et que le sous-brigadier aux quatre barbus carillonne.
Presque aussitôt, de la lumière s'allume au premier. Une fenêtre s'ouvre. Je reconnais, à distance, le buste de la bienheureuse Mathilde. Il y a échange de mots ; puis elle se retire de la croisée, comme la dame à l'ombrelle des baromètres suisses quand il va flotter. Quelques minutes plus tard, elle ouvre sa porte. Nouvelle palabre. Cette balade nocturne ne paraît pas l'enthousiasmer la petite veuve. Elle commence à se dire que la Rousse en prend à son aise avec elle ; mais le prestige de l'uniforme oblige. Ces messieurs et dame s'en vont.
Bien entendu, vous avez déjà compris que San-Antonio n'attendait que cette décarrade pour s'annoncer, nanti du petit sésame traditionnel.
Cric-crac !
Ou plus z'exactement fric-frac, et me voilà dans la maison.
En poulaga consciencieux, qui a priori doute de tout, y compris de ses sens, je retourne explorer le bahut. Pas de problème : il est bel et bien vide. Je renifle. Ça sent le désodorant. M'est avis qu'on a dû baliser les miasmes à la bombinette Belodore. Je traverse la maison et sors par la porte de la cuisine, laquelle donne sur une petite cour pavée. Une sorte de buanderie désaffectée sert de débarras. Une partie du mobilier rapporté de Caducet s'y trouve encore : deux tables, un bahut, des sièges… Pas trace de défunt. Longuant s'est escamoté. Ou plutôt, on l'a escamoté.
Allons, allons, commissaire, réfléchis… Mme Favier est seule. Elle procède à son emménagement… Quelqu'un a dû l'aider. Elle n'a pu coltiner seule au salon le coffre gothique qui pèse trois cents livres (non dévaluées). J'aurais dû demander à Charlot s'ils ont donné un coup de main à leur cliente… C'est probable… Admettons. Mme Favier fait un brin de ménage, elle ouvre le coffiot…
O ! Pardon docteur !
Sa surprise surmontée elle décide de planquer le mort. Comment s'y prend-elle ? C'était pas un mannequin d'osier, Longuant, comme dirait mon regretté camarade Anatole. Une faible femme n'aurait pu se le trimballer. Donc ! nécessité d'un complice !
Je reviens dans la maison dont j'explore la cave sans rien dénicher de suce-pet.
Marron, San-A.
Qu'en conclure ?
Je me mets à califourchon sur le coffre, espérant que les marres du ci-devant locataire viendront à mon secours. Je connais des artistes qui travaillent avec les instruments d'illustres devanciers, comme si un peu de leur génie leur était ainsi transmis. Des compositeurs composent sur le piano de Debussy où de Ravel, tandis que des peintres barbouillent sur le chevalet de Corot ou de Delacroix. Moi, j'ai essayé d'écrire sur l'Underwood de Rabelais et avec la pointe Bic de Voltaire, mais ça n'a pas été concluant ; les vaches avaient embarqué leur talent dans la poche intérieure de leur linceul.
Après un temps de méditation, je vais refermer la porte à clé, j'éteins toutes les lumières et je file me planquer derrière les doubles rideaux de la fenêtre, côté salle à manger.
Pourquoi ? Parce que le téléphone se trouve dans cette pièce et que si Mathilde a un complice, elle ne manquera pas de l'alerter au retour du commissariat.
Supérieurement pensé, hein !
Merci de me le dire.