CHAPITRE XIII FAUT QUE ÇA PÈTE OU QUE ÇA DISE POURQUOI !

Je mijote une vingtaine de minutes avant de percevoir un ronflement de voiture suivi d'un bruit de freins. La clé de Mme Favier fourrage dans la serrure. J'entends confusément des : « Bonne nuit, madame ! — Au revoir, messieurs. » Le vestibule s'éclaire, la porte se referme. Au dehors, la chignole des bourdilles redémarre.

Figé derrière ma tenture, je fais comme dans les bons romans policiers : je retiens mon souffle. Dans tous les romans policiers, à un moment donné, le héros retient son souffle ; vous n'aller pas prétendre le contraire, non ! Alors laissez-moi retenir le mien et foutez-moi la paix !

Embusqué pour mon safari des nuits angevines, je guette les agissements de la friponne. Elle est entrée au salon. Un tintement de verre, un glouglou : la v'là qui se remonte le moral. Drôle de ciné, n'est-ce pas, Mme Favier ? Ah ! c'est pas rose toutes les nuits d'être la veuve d'un monsieur assassiné !

J'attends, certain qu'elle va venir tubophoner à un zig. Je le sens. Tout mon être le prédit. Je prends les paris à quatre contre un.

La lumière du vestibule s'éteint. Le pas souple de mon hôtesse fait craquer les marches. Ma parole ! Elle monte se pieuter ! Oh ! dis, San-A., tu l'aurais-t'y pas dans l'œuf une fois de plus, mon petit gars ? Le moment n'aurait pas sonné d'acheter un petit fond de bonneterie que tu tiendrais avec Félicie ?

C'est à étudier, ça, mon gamin. Car enfin, ou tu yoyotes de la dynamo, ou tu as la cerise. Dans un cas comme dans l'autre, vaut mieux changer de métier.

Là-haut, pile au-dessus de ma tronche, Mathilde procède à son énième décarpillage. Elle va dans sa salle de bains se rafraîchir la bouzigue et se torchonne.

Un bon moment je l'entends remuer dans son plumard. Je reconnais la musiquette du sommier, sur lequel, une plombe plus tôt, j'ai donné mon récital. Enfin les grincements s'espacent.

Ils cessent. Mme Favier n'a pas téléphoné.

Mme Favier s'est endormie…

Comme quelqu'un qui a la conscience en repos.

J'ôte mes mocassins, les fourre chacun dans une poche de ma veste et, silencieux comme une ombre (toujours d'après le langage de mes grands confrères), je retourne bricoler la serrure afin de pouvoir vider les lieux proprement.

* * *

C'est un pauvre petit San-A. fort marri qui regrimpe dans sa chignole. Un San-A. qui, moralement, a la queue entre les jambes, mes amis. Un San-A. aux prises avec le doute. S'il existait une gueule capable de faire exploser les miroirs, comme un caillou pulvérise le verre sécurit, ce serait bien la mienne. C'est pas le moment de m'asseoir sur le bidet du culte suprême, façon Robespierre (dans mon jardin). Mon caberlot se refroidit plus vite que le soleil. Et pourtant, rien de plus incandescent (et indécent) qu'un crâne d'homme. Des fois, au restaurant, je mate des tablées de gus. Il me semble qu'une vapeur légère flotte au-dessus d'eux. En regardant attentivement, on constate que leurs têtes fument, tel le fumier épandu dans les labours.

Tout est si précaire, si faillible, que ça vous fout la nausée d'y songer. A quoi se raccrocher ? On dérive en pleine misère, petits icebergs en train de fondre ! Foutriquets à la houpe ! Tous plus ou moins self-merde-men… De temps à autre un petit coup de ce bel amour qui court les ruts, et puis finit la comédie ! Ces considérations considérables pour cons sidérés vous donnent la température de mon moral.

Je mets le moulin en route et je m'apprête à passer la première lorsque quelque chose bloque mon attention. Je fais un magnifique arrêt de volée. Ou, pour être plus précis, un magnifique arrêt de volet, car en coulant un dernier regard à la maisonnette de la veuve, j'ai aperçu un linge blanc accroché à l'appui de fenêtre de sa chambre. Rien de bouleversant au demeurant, si ce n'est que ce linge ne se trouvait pas là lorsque les quatre poulagas sont venus quérir la charmante femme.

Conclusion, elle vient de l'y suspendre.

Vous me direz qu'il arrive à tout le monde de mettre un linge à sécher sur une barre d'appui. Je vous répondrai que oui, à condition que la température extérieure s'y prêtât. Or, il bruinasse sur Angers, depuis mon arrivée. C'est pas exactement de la pluie, plutôt une pulvérisation automnale.

L'étoffe blême évoque le drapeau blanc d'une reddition. Je ne puis m'empêcher d'y voir un signal. D'un geste brusque, je coupe le contact. Le ronron de ma tire meurt et un bon silence réconfortant enveloppe ma pensée.

Un signal !

Le linge se découpe sur la façade grise comme le rectangle blanc des censeurs de la téloche. Ceux qui n'ont pas fatalement leur conscience pour eux, mais qui l'ont en tout cas pour nous ! Il semble crier : « achtung ».

Alors, San-Antonio, mon canard, ce flair, pas si perturbé que tu le craignais, on dirait ?

Ça se fait beaucoup, le linge-signal à la croisée. Il signifie, généralement : « Impossible aujourd'hui : mon cocu est là. » Y a plus qu'en province que le cocufiage reste un sport. A Paris, on s'encorne à la va vite. On b… façon snack. Le côté : « Garde ton soutien-gorge, je suis en double file. » Des fois, on est tellement pressé qu'on se goure de partenaire dans la bousculade des saint-cassettes. « Oh ! excusez-moi, madame, à cause de votre panthère, je vous ai confondue avec ma maîtresse ! — Y a pas de mal, mon père, tout le plaisir a été pour moi ! »

Tandis qu'en province, malgré les nouvelles zones bleues, on prend le temps de se faire reluire. Ça émoustille encore, l'adultère. La petite maâme Machin, avec le marchand de meubles ! Le garagiste et la crémière ! La fleuriste et l'adjoint au maire ! Le pharmago-président du pénis-club avec un peu toutes ces dames. On vit à l'heure du slip dans nos sous-préfectures. Le jour de congé du docteur Faribol fait partie de la vie communale. Les tenancières de petits hôtels, généralement situés hors du bourg, accueillent des personnages importants qui bousculent à leur guise les arrêtés préfectoraux.

M'est avis pourtant, que, dans le cas présent, la serviette-nid d'abeille de la dame Favier revêt une autre signification. Je vous parie le tome premier de mes œuvres complètes contre une tome de Savoie que la veuvette attendait une visite qui maintenant l'effraie. Elle n'a pas d'autres moyens de prévenir son futur visiteur, sans doute, parce qu'elle croit sa ligne surveillée ?

J'allume une pipe pour me tenir éveillé. Ça aide à réfléchir, la pipe. La preuve en est qu'à la troisième bouffée je vais ouvrir la malle de ma charrette où se trouve ma canne à lancer. N'en concluez pas que je sois un pêcheur acharné, mais bien que pêchant, généralement en eaux troubles, j'ai l'amour des ruisseaux. Je sors ma canne de son étui, débloque le moulinet et traverse la chaussée. Deux petits coups de poignet, et hop ! L'hameçon à trois branches de ma cuiller va accrocher la serviette.

J'enroule doucement, après avoir libéré le cran du bobineur pour ne pas faire de bruit. Un jeu d'enfant. Le linge glisse de la barre d'appui et me choit sur la tête. Je le dépique, le roule en boule et vais le jeter un peu plus loin. Après quoi je range ma canne et rallume ma Pall Mall. Rien de plus difficile à garder allumé que l'Early Morning.

Cette fois c'est bonnard pour une nuit blanche, mon San-A. J'évoque le divan d'Édith où il ferait si bon roupiller en serrant la gosse contre moi.

* * *

Malgré mes bonnes résolutions je me suis endormi. Le passage d'un Solex me réveille. L'aube blafarde et pâteuse tire le quai Lenflure de son mystère. Je me fourbis les carreaux en claquant des dents, because le froid sournois des petits matins. Un vieil ouvrier lesté d'un sac tyrolien passe avec un pet-à-traîne accroché au dargeot. Il est six plombes.

Je frotte mes jambes ankylosées. De l'autre côté de la Maine, j'aperçois, çà et là, des lumières. Sur la gauche, à une trentaine de mètres, la demeure de Mme Favier est toujours silencieuse.

Mon petit somme m'a regaillardi. Malgré mes joues râpeuses et mes membres engourdis, malgré le matin frisquet, inexplicablement, je suis de bonne humeur. Il me semble qu'après une douche et un café, je serai en mesure de décrocher une médaille d'or aux jeux Olympiques de l'optimisme.

Cependant, je n'ai aucune raison particulière d'être joyce ; au contraire. Rien ne s'est produit. Ou si ça s'est produit, je ne m'en suis pas rendu compte. D'ailleurs, à la réalité diurne, je me dis que ce linge n'avait probablement aucune signification. Seulement moi, vous me connaissez ? Toujours un film enclenché dans mon petit projecteur. Il est commak, San A. ; vous le changerez pas. Paré pour se monter le chou. Aussi généreux en inverti qu'en amour (où il est chaque fois déclaré vainqueur par jet de l'éponge !).

Une fourgonnette verte survient, face à moi, ralentit et grimpe sur le terre-plein où je me trouve. Je n'ai que le temps de me jeter de coté, sur la banquette. La portière claque… Je vois passer tout contre ma vitre la silhouette d'un homme en imperméable bleu-marin, coiffé d'une casquette de même métal. Je compte jusqu'à six avant de me redresser. L'homme marche droit sur la porte de Mme Favier. Il carillonne…

Moins fort que mon cœur !

Ah ! quel hymne d'allégresse retentit dans ma poitrine valeureuse. Valeureusement je n'ai pas le temps de l'écouter. Le temps presse… Je baisse subrepticement ma vitre embuée. Comme j'ai bien fait de me planquer sous les arbres ! La fenêtre du premier s'entrouvre. Le beau visage ensommeillé paraît. De mon point d'observation, je constate que la gentille veuve paraît très effrayée.

— J'avais mis le linge ! fait-elle.

C'est fou le nombre de gens qui disent des secrets à haute voix. Il suffit de tendre l'oreille. Le véritable espion est un monsieur, qui cesse de s'écouter penser pour écouter parler les autres.

— Il est tombé ! ajoute Mathilde en montrant la serviette sur le trottoir où je l'ai jeté en boule.

Son visiteur regarde autour de lui ; pressentant sa réaction, je me suis planqué à nouveau.

— Ça ne fait rien, ouvrez ! fait-il.

Un moment passe. La clé grommelle dans la serrure.

— Vous voulez bien ramasser le linge ?

Une femme pratique, cette Mme Favier. Je la soupçonne d'aimer l'artiche ; sa scène de séduction au fils Coursyvite, en vue d'obtenir tout rabais, le prouve.

La lourde se referme.

Mon petit lutin, complètement réveillé, me tire par la manche.

— Et maintenant, m'sieur le commichose, me demande-t-il, quels sont vos projets ?

— Tu vas voir, môme !

San A. descend de sa tire de satyre : Il exécute quelques flexions de jambes pour se désankyloser et traverse la chaussée[22]. Parvenu à la porte, il esgourde.

Mathilde et son matinal visiteur, sont montés au premier.

Re-à-toi de jouer, Cézame.

J'entre.

Sans m'essuyer les pieds.

* * *

On dit que les clébards jouissent d'une ouïe fabuleuse ! A côté de San-A., ce sont dès clients de chez Sonotone, mes amis.

J'ai une manière de mobiliser tous mes sens au service d'un seul qui me permettrait de mystifier n'importe quel radar.

Le type à l'imperméable bleu et Mathilde piétinent dans la chambre voisine de celle où j'ai eu droit au régime de ses faveurs (qui ne sont pas des faveurs de régime).

— Je me demande comment vous avez pu faire ! déclare l'arrivant.

— Ne m'en parlez pas, répond ma conquête.

Elle ajoute, explicative :

— Je me suis servie d'une corde.

Pour lors, ma curiosité est piquée au vif, comme disent les pêcheurs de brochets.

Elle s'est servie d'une corde pour faire quoi ?

— Et ainsi, reprend la voix masculine, en pleine nuit ils vous ont conduit au commissariat afin de téléphoner à Caducet ?

— En voyant ces agents j'ai eu très peur. Je leur ai proposé d'appeler Caducet depuis ici, mais ils m'ont dit que je devais les accompagner…

— Et que vous a demandé le policier ?

— Si je connaissais Berthoux. Il venait de découvrir son existence… Il semblait d'ailleurs savoir pas mal de choses.

— Qu'avez-vous répondu ?

— Que je n'avais jamais entendu parler de cet homme, bien entendu. Mais le policier s'est obstiné. Il m'en a fait une description très précise. A mon avis, il sait que Berthoux a séjourné chez nous quelque temps.

Elle s'interrompt pour demander :

— Comment allez-vous faire ?

— Ne vous occupez pas de ça.

Le zig à l'imper m'a l'air d'être un pas-commode de première grandeur.

— Il fait jour, maintenant ! remarque Mathilde.

— Merci, je l'avais remarqué.

— Supposez que ma maison soit surveillée ? je suis certaine que la police a des doutes.

— Raison de plus pour agir vite !

Je décide qu'une interruption de ma part serait opportune, aussi dégainé-je l'ami Tu-tues et ôté-je son cran de sûreté.

J'escalade les marches en prenant bien soin de poser les pieds dans leur partie étroite pour leur éviter des plaintes.

Me voici sur le palier. De la main gauche, je délourde et pousse violemment la porte.

— Je ne suis pas de trop ? demandé-je.

La chère Mathilde pousse un cri et s'assoit sur le lit.

Sur le lit où git précisément le cadavre du regretté Longuant.

Ainsi, le mort se trouvait bel et bien dans la maison ! Triple buse de San-A. qui n'a exploré que la cave et l'appentis. Pouvais-je imaginer aussi, que Mme Favier hisserait la carcasse du toubib dans la chambre d'ami !

A l'aide d'une corde, a-t-elle précisé.

Je braque le copain à l'imperméable bleu. C'est un type de taille moyenne, au nez en bec d'aigle et au regard d'épervier.

— J'avais peur, de ne pas arriver à temps pour les funérailles, plaisanté-je, ayant récupéré toute ma superbe.

Il me défrime d'un œil froid.

— Qui êtes-vous ? demande-t-il.

— Commissaire San-Antonio. Et vous, si ce n'est pas trop indiscret ?

Il s'abstient de répondre.

— Vous voyez que j'avais raison, bredouille Mathilde. On me surveillait.

— Intimement, ma chérie, lui lancé-je.

Mais elle ne m'écoute plus. Elle regarde au-delà de moi. Je perçois un craquement. L'espace d'un éclair, je me dis que le camarade Œil-de-faucon ne s'est pas pointé seulâbre. Quelqu'un est resté dans la fourgonnette. Attention à tes plumes, San-A. ! Je fais un bond de côté. A cet instant précis je ressens un choc violent dans mon dos. Un vrai coup de boutoir qui me cisaille le souffle, mes chéries. Néanmoins je décris une volte-face.

Un gros mafflu est à mi-hauteur de l'escalier. Seul son buste émerge au-dessus du palier. Il a les bras ballants. Je note sur sa physionomie une expression goguenarde.

Je suis face à lui, un pétard à la main ; et il semble se ficher de moi. Un peu comme s'il était certain que mon revolver n'est pas chargé.

J'hésite à lui tirer dessus, car son attitude n'est pas belliqueuse. Je me demande ce qu'il m'a lancé dans le dos pour que je souffre pareillement. Je regarde à terre, m'attendant à y trouver un objet drôlement contondant, comme la boule de marbre de l'escadrin, par exemple. Mais le plancher est net. J'ai un moment d'intense surprise. Je regarde Mathilde. Elle paraît horrifiée et tient sa main plaquée contre sa bouche. Le gus à l'imper continue de me dévisager sérieusement.

Je me dis : « Mais qu'est-ce qui se passe- ? Pourquoi font-ils cette bouille, tous les trois ? » Ce qui choque, c'est le côté invraisemblable de leur comportement.

Ils agissent comme si j'étais mort. Ils ne tiennent plus compte de ma présence ! Je ne constitue plus un danger pour eux. Cette constatation est effrayante.

— Et ben quoi ! leur lâché-je.

Le son de ma voix me surprend. C'est une voix toute menue, toute cassée. Une voix de vieillard enroué.

Mon revolver me paraît peser trois tonnes. Il est si lourd que mon bras s'abaisse progressivement vaincu par son poids.

— Bon Dieu, je…

Quelque chose crépite dans ma tête. Une drôle de langueur s'empare de moi. Ça me fait comme lorsqu'on prend un bain très chaud après avoir eu très froid. C'est doux, mais le froid subsiste encore, quelque part en soi.

J'amorce un pas en avant. Dans le mouvement, et pendant un laps de temps très bref, je m'aperçois en entier grâce à un jeu de miroir. Celui qui trône au-dessus de la cheminée reflète l'armoire à glace. Et dans la glace de ladite armoire, il y a votre San-Antonio vu de dos. Le manche d'un poignard dépasse de son veston et une traînée de sang dégouline déjà sous sa veste.

J'ai un frisson glacé. « Salaud, va ! Ah ! traître ! ».

Dans un réflexe insensé, je presse la détente de mon feu. Ça se met à praliner follement sur le plancher. Je regarde, hébété, naître une volée de noms devant mes pieds. Impossible de soulever l'arme. Je me dis que je vais sûrement morfler les dernières valdas dans les pinceaux. Mais je m'en tamponne. Un peu plus un peu moins, du moment que je suis terminé ! Impossible de respirer. Me voici complètement bloqué. Je devient cotonneux, irréel. Une lointaine panique essaie de m'envahir.

N'y parvient pas.

La mort ?

Et après ?

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