Chapitre 10 Le chaos

1

Les dix-huit jours qui suivirent furent une période faste pour L'Arrache-Cœur. Sam embauchait désormais à un train d'enfer, si bien que, par nuit, trois recrues fraîches enflaient les rangs des démonteurs de jambes. Ils s'affichaient déjà vingt-neuf au sein de l'entreprise. Les lieux de pêche s'étaient diversifiés : réunions des alcooliques anonymes, séminaires de désintoxication, et autres attroupements pacifiques pour les oubliés de la vie. Sans cesse renflouée par de nouvelles têtes, la réunion de Anna, mine inépuisable, restait cependant leur matière première la plus efficace.

Concernant les transformations, elles s'étaient toujours déroulées dans des conditions idéales, si bien que les tornades fusaient à rythme soutenu dans le sinistre abattoir. Sur toute la troupe, seuls trois, qu'il considérait comme des animaux de basse classe, ne partaient jamais en mission d'élimination, mais chaque fois, il se pliait en quatre pour leur trouver une tâche appropriée. Le jour où avait été enfanté cet humain-lièvre, Sam s'était posé de sérieuses questions. Trouvant la chair répugnante, l'homme-animal avait refusé de toucher à la viande humaine. Par contre, il était capable d'engloutir un champ de carottes complet si on l'écoutait. Parce qu'il était tant rapide que discret, Sam l'avait chargé de le fournir en sédatifs, couteaux, compas, et divers matériaux de première nécessité.

Lors de sa première mission, il avait parcouru plus de deux cents kilomètres pour aller dévaliser pharmacies ou épiceries, laissant ainsi couler tranquillement ses vols avec ceux de la petite délinquance. Garant de la préparation, du nettoyage, et du rangement de l'attirail de ceux qui partaient en randonnée, il se sentait utile pour la première fois de sa vie. Bertrand, lui, était un papillon, et il n'en était pas peu fier. Rêvasser étant sa principale caractéristique, il aurait pu nuire à la société si on l'avait lâché seul en pleine nature. Pas bien méchant et beaucoup trop distrait, il possédait en outre une certaine logique ainsi qu'une bonne vue d'ensemble, lui permettant de dénicher des adresses potables, d'étudier les endroits les moins exposés, et de s'occuper des premiers passages de repérage. Il était à chaque fois accompagné de Vincent, une chauve-souris pas très maligne, qui développait cependant une ouïe exceptionnelle lui permettant de jauger ou non la présence de molosses à coup sûr, sans même pénétrer dans les propriétés.

Rapidement, Sam s'était rendu compte du risque qu'il courait en regroupant son espèce de zoo itinérant chez lui. Loin de passer inaperçus, ces allers et retours de corbillards à cœurs pourraient donner l'alerte. Voilà pourquoi Lionel s'était vu propulsé responsable de l'aspect logistique, entre autres. Il fixait des horaires aux collaborateurs, de telle sorte que leurs déplacements et leur arrivée chez Sam ne se chevauchassent pas. Il était aussi « Manager organisationnel », s'efforçant de placer judicieusement nouveaux et anciens et de faire coïncider les caractères des animaux pour qu'ils se complétassent judicieusement. Passionné par le macabre et ayant le pavé facile, il continuait à tuer, se nourrissant de chaque cadavre comme d'une récompense ultime pour ses efforts fournis.

Cascade de billets et torrent de pièces remplissaient les caisses, si bien que par soirée, ils amassaient aux alentours de vingt mille francs, un chiffre d'affaires plus que raisonnable pour moins de trente personnes. Sam en redistribuait une bonne moitié et stockait le reste précieusement pour lui, se préparant pour finir plein aux as.

Les démembrés, quant à eux, pleuvaient comme un orage de grêle un mauvais mois de mars. On en dénichait partout, jusque dans le Massif Central. Certaines équipes s'aventuraient la journée, en profitaient pour visiter les lieux, — seule activité qu'elles étaient capables de faire en plein jour —, puis la nuit tombée, elles frappaient inlassablement.

Pressentant une source potentielle de problèmes, Sam avait stoppé le stockage des jambes. Dorénavant, les chasseurs se régalaient du fruit de leur labeur directement sur place, camouflés dans un bois ou installés au milieu d'un champ, tandis que lui, enfermé dans la ferme, se gavait de cœurs à s'en exploser l'estomac. Il en consommait cinq, tout au plus, et offrait la douzaine qui restait à ses braves employés. C'était un patron compatissant, mais suffisamment strict pour éviter que la meute prît trop de libertés en son absence. Violer une blonde platinée au passage ou fracasser à coups de pavé tout ce qui remuait était chose si aisée. Tous l'idolâtraient, il était ce roi bon et généreux qui jamais ne profitait d'eux. Certes il les faisait œuvrer d'arrache-pied, mais ils adoraient leur métier, tellement fiers de servir une si noble cause.

Dehors, enfin, hors de sa communauté, le monde était entré en ébullition. Le chaos naissait, la phobie s'installait progressivement et dégoulinait dans les rues telle une lourde brume. Les randonneurs cueillaient des lambeaux de chair sur les feuilles des arbres, les promeneurs découvraient des ossements mal décharnés sous les tables de pique-nique. À l'entrée des morgues, les culs-de-jatte sans cœur se bousculaient pour être enfermés dans des sacs noirs à fermeture Éclair, tandis que les laboratoires d'analyses étaient en feu. On négligeait la petite délinquance, les vols de sacs des grands-mères et autres bagarres de quartier pour ne s'occuper que de cette peste qui pourrissait le pays et le gangrenait comme une mauvaise grippe.

Ces morts-là, ceux sur qui L'Arrache-Cœur greffait sa signature inimitable, laissaient leur empreinte au marqueur indélébile sur l'histoire de la criminologie et même l'histoire tout court.

Sam était devenu célèbre, mais bien peu ambitieux sont ceux qui se contentent de ce qu'ils ont. Non, là, ça n'était que le début, une mise en jambes, si je puis me permettre l'expression.

Pensez-vous, vingt-neuf personnes, un grain de sable dans le désert de Namibie ! Il comptait bien gonfler ses effectifs à cinquante avant la quinzaine qui suivait, et après, place à une croissance exponentielle. Seul un obstacle pourrait contrecarrer ses plans : le manque de notaires ou d'huissiers. Mais sur ce point, il avait encore de la marge…

2

Sharko n'eut pas le choix. On le « pria » d'aller là-bas, sur « autorité suprême. » Les corps refroidis s'amassaient, et à part constater, on ne pouvait pas faire grand-chose d'autre. Si bien qu'il en fut réduit à s'aventurer en pleine Amazonie à la recherche d'un pseudo-sorcier, qui un jour était passé au sein d'une tribu de fantômes pour laisser sa marque dévastatrice.

Impliqué jusque par-dessus la tête dans l'aventure, Neil s'était proposé de l'accompagner. L'inspecteur avait fini par l'apprécier, et ce mini bonhomme était, une fois les premiers a priori effacés, d'une intelligence rare.

On était lundi, le policier s'apprêtait à prendre le large le lendemain. Mais avant de quitter le continent, il tenta un coup ultime, risqué. Germé dans son esprit cinq jours plus tôt, un scénario de folie le mènerait peut-être à la solution, et ce, bien entendu, au péril de sa vie. Aussi annonça-t-il qu'il donnerait une conférence dans l'après-midi, communiqué qui eut l'effet d'une bombe auprès des médias puisque les autorités ainsi que le gouvernement étaient restés muets ces derniers temps. Si bien qu'à même pas onze heures, une colonie de gratte-papier affamés de scoops se bousculaient devant la salle. Au terme d'une lutte acharnée, Sharko avait réussi à obtenir l'accord de ses patrons, qui eux-mêmes avaient dû véhiculer l'information jusqu'au sommet de la hiérarchie. Il leur avait exposé son projet, et ils avaient dit « pourquoi pas, on ne risque rien. »

Non, on ne risquait rien, à part sa vie. Mais bien peu était une vie à leurs yeux, pour peu qu'on pût en sauver des dizaines d'autres, et surtout rehausser l'image d'une patrie en déroute.

La conférence débuta à 13 h 30, mais l'exclusivité ne fut que pour la fin.

— Mesdames, messieurs. Ce n'est pas chez nous, en France, que nous tenons les pistes les plus sérieuses. Je pars demain matin pour la Guyane française. Nous sommes remontés jusqu'à ce pays, et nous pensons que c'est là-bas que se cache la solution. Et croyez-moi, je ne reviendrai pas avant d'avoir quelque chose ! Nous allons les coincer !

3

Le soir, au journal de 20 h 00, l'inspecteur put constater avec fierté qu'il avait été parfait, appuyé par les médias qui, comme convenu, avaient mis l'accent sur son départ à l'étranger. Il était persuadé que les carnassiers, et tout particulièrement leur chef, regardaient. Forcément qu'ils regardaient, la télévision les rendait célèbres, nourrissant une phobie qui était sans l'ombre d'un doute leur meilleure publicité.

Après avoir persuadé avec peine sa femme de se réfugier chez sa mère, il se retrouva seul dans sa demeure. Lui, falaise de granit, avait pleuré telle une baleine à bosse en la quittant, écartelé entre l'envie d'annuler l'opération et celle d'en finir avec ce massacre. Quant à elle, elle ne voulait pas s'enfuir, le laisser là, esseulé et sans défense. Oui, elle avait cette intime impression de l'abandonner, pleinement consciente qu'il n'était rien d'autre que la vache qu'on éventre pour permettre au reste du troupeau de traverser une rivière criblée de piranhas.

Quand le taxi l'avait emmenée, il savait qu'il l'aimait vraiment. Aussi, au départ de la voiture jaune, il s'était imprégné du plus loin qu'il pouvait de son visage. Puis elle avait disparu à l'angle de la rue, les deux mains sur la vitre arrière…

Tête baissée, yeux gonflés, il rentra et s'enferma chez lui. Il fallait que tout parût réel, naturel, y compris les portes closes.

Bien entendu, pas de surveillance, pas de voitures de police, pas de micros, juste un agneau contre une meute de loups. Bien que psychologiquement préparé au fait que le collectionneur de jambes tenterait de le tuer, il ne pouvait empêcher à son cœur de flancher ainsi qu'à sa peur, une peur crue et franche, de le polluer. Oui, la mort l'effrayait, et pourtant il la côtoyait tous les jours. Mais là, il s'agissait de lui, de son existence.

N'ayant jamais négligé les aspects du sacré, il changea le chargeur de son arme, rangeant religieusement chacune des balles cuivrées à l'intérieur du barillet. Fine gâchette, il n'avait pas encore eu à tirer ailleurs que sur des silhouettes en carton ou des pneus de voiture, mais cette nuit, aurait-il d'autres choix que d'ôter la vie ? Il monta se coucher. Froide et immensément vide, la chambre se laissait pourtant languissamment bercer par la lumière dorée du perchoir de Pierrot. Il ferma la porte, mais pas à clé. Allongé tel un cadavre dans un caveau, il était fin prêt…

4

Oh oui, Sam avait dévoré le petit écran ! Et plutôt deux fois qu'une ! Il avait même goûté à la panique, bien étrange sensation dont la saveur lui avait échappé depuis des lustres.

Comment ces bons à rien avaient-ils pu savoir pour la Guyane ?

Peu importait, place à la riposte, libre court à l'action ! Il rassembla quatre de ses éléments, sachant pertinemment que deux y laisseraient leur peau au cours de la nuit. Mais ces appâts étaient nécessaires pour leurrer en bonne et due forme cette fouine d'inspecteur. Lionel avait insisté pour participer, mais Sam ne se serait jamais permis de le perdre. Pas lui, son meilleur élément, son ami, son frère. Celui qui remplaçait Warren, celui qui savait encore le faire rire.

Yvan, dont les pupilles restaient constamment en fente même en plein jour, prendrait la tête de la patrouille, intensément réjoui à l'idée d'ajouter un célèbre inspecteur à son tableau de chasse.

— Écoutez-moi bien. Cette mission est très spéciale. Nous avons à faire à quelqu'un de très fort, un coriace. David et Jean, vous faites comme d'habitude. Vous entrez, vous le tuez. Je ne pense pas que sa femme soit encore dans la maison, dans ce cas, vous vous mettez à deux dessus. S'il dort réellement, ce que je ne crois pas, et bien mettez-lui deux pavés dans la tête pour le prix d'un ! Yvan et Simon, vous attendez en bas. Quoi qu'il arrive, vous ne bougez pas, bien cachés. Si l'inspecteur descend, vous le tuez par surprise. David, Jean, je dois vous dire : vous allez peut-être y rester ! Et j'avoue que cela me ferait mal au cœur ! Alors soyez forts et intelligents ! Vous êtes les seuls responsables de votre destin. Servez-vous de toutes vos qualités, que lui ne possède pas. Jean, utilise ton ouïe, David, ta souplesse, ta facilité à te déplacer. Vivacité et prudence ! Vous êtes plus costauds que lui, vous devez l'avoir, même s'il est armé ! Départ à 2 h 00 du matin. Bon courage !

5

Quelques jours plus tôt, Warren fut transféré, comme promis, dans un hôpital spécialisé. Son cas avait rapidement intéressé d'éminents spécialistes. La façon dont ils lui trituraient la cervelle le rangeait dans le clan des souris de laboratoire, mais il avait accepté d'être leur cobaye, pour peu qu'il pût retrouver sa famille le plus tôt possible.

Dès les premières nuits, son comportement sema un trouble vaseux dans le laboratoire. Après un départ laborieux — il n'arrivait pas à dormir la nuit et somnolait la journée, plongeant les chercheurs dans un état de hargne absolue —, un sommeil propre l'emporta enfin. Jambes croisées, tapotant du stylo sur le coin de la table, les blouses blanches s'installèrent, avachies telles des crêpes bretonnes en attendant que le miracle se produisît. Et il arriva. Dans un premier temps, l'aiguille de l'encéphalogramme sortit de son axe, puis zébra le papier millimétré aux fines lignes rouges parallèles à la manière de l'épée de Zorro.

— Bon sang, réveillez-vous, regardez-ça !

Les médecins de l'âme s'éjectèrent de leur somnolence, baillant et découvrant tous leurs plombages du fond. Le réveil fut brusque. De derrière le plexiglas, ils voyaient clairement que le blanc des yeux de Warren avait disparu, laissant place à des pupilles dilatées à l'extrême. Dans le milieu de son iris, on devinait une deuxième couleur, plus en forme de fente celle-là, comme si une autre pupille s'était dessinée au centre de la première. Une caméra, nichée dans le coin de la salle capitonnée, filmait la scène. Droit comme un caveau, bouche fermée et regard tendu, Warren s'éjecta de sa couche. Il se mit alors à longer la vitre, les poings pulsants et les yeux accrochés au visage de ceux qui l'observaient. Il voulait les dévorer à distance, leur fichant une telle frousse d'adolescent que certains s'éloignèrent de la vitre pour détourner ce regard insoutenable.

Il allait, venait, allait, venait, tête toujours fixée vers le même objectif : la chair humaine. Sa langue pointue tournoyait tout autour de sa bouche à demi ouverte, générant une écume discrète et animale qui se rangeait à la commissure de ses lèvres. Le tracé parfaitement régulier de son cœur contrastait avec une activité cérébrale hors norme. Parfois il jaillissait, se cognant la tête contre la vitre incassable et exhibant fièrement ses incisives. Après avoir tourné comme cela pendant une bonne heure, il partit se recoucher. Exactement vingt secondes plus tard, l'enregistrement redevint linéaire et sans vie.

Les courbes partaient en analyse chez des spécialistes du sommeil, des cadors du comportement ainsi que les as de l'analyse cérébrale. En résumé, l'activité ne pouvait être celle d'un humain, on dépassait les échelles établies par la médecine depuis plus de deux cents ans. Frais comme un gardon, il émergeait finalement le matin, ne se rappelant absolument de rien. Découvrant avec effroi ce qu'il était devenu, il finit par remercier le Seigneur d'être claquemuré ici.

La nuit suivante, pour vérifier ses dires, on plaça divers aliments sur le sol : une côtelette, une pomme golden, du pain de campagne et un rongeur mort. C'est lui-même qui avait insisté pour que l'on ajoutât l'animal, tirant l'expérience jusqu'à l'extrême. Il avait juste demandé à ce qu'on le nettoyât et qu'on lui rasât les poils, parce qu'avoir pareille pourriture dans les intestins le dégoûtait.

Plongé dans son état de somnolence, il ne s'intéressa qu'à la souris, qui en définitive ressemblait plutôt à une chauve-souris sans ailes. Telle une bête, il l'avait d'abord reniflée, se penchant sur le sol sans la ramasser, puis l'avait saisie par la queue du bout des dents pour l'engloutir d'un trait, sans même prendre le soin de la mâcher. Il s'était finalement occupé du morceau de viande, l'avait rongé jusqu'à l'os, et était allé se recoucher, n'omettant pas de se laver les mains dans le lavabo chimique en plastique.

Avant de partir pour les Tropiques, Sharko était venu plusieurs fois s'enquérir de l'état de santé de son protégé, et ce fut à cet instant qu'il comprit toute la sauvagerie qui pouvait animer les autres barbares, en liberté dans les rues où couraient des enfants.

Quant à Beth, elle le soutenait de tout son amour pour raviver cette flamme qui s'essoufflait dans le cœur de son époux. Elle ne visionnait pas les films, ça n'était pas le genre de cassettes dont on se régalait auprès d'un bon feu, un paquet de pop-corn dans les mains. Mais on lui dressait des comptes rendus, affirmant que l'on maîtrisait la situation. Les jumeaux ignoraient tout de ce qui pouvait se tramer, croyant que leur père était à l'hôpital pour une appendicite, même si les infirmières étaient de gros bourdons moustachus et que les autres malades avaient une poire ramollie en guise de cerveau…

6

2 h 00 du matin. Enfoui dans son lit et arme au poing, L'inspecteur avoisinait les dix-huit de tension. Pas un chuchotement, seul un fin filet d'air qui chuintait entre les tuiles du toit et qui rampait sur le sol du grenier. Parfois l'escalier ou les armoires craquaient d'eux-mêmes, alors systématiquement son palpitant s'emballait. Des zones de noir intense puis de clarté obscure se succédaient dans la chambre chaque fois que des nuages aux formes spectrales voilaient la lune, faisant courir de mystérieuses ombres sur la tapisserie du fond. Et pendant ces instants où il n'y voyait absolument rien, il était vulnérable. Braqué en direction de l'entrée, son revolver, dont la forme saillante se profilait sous les draps, lui glissait entre les doigts tellement ses mains étaient moites. Il préférerait ne pas le ou les tuer, afin de les interroger, mais aurait-il vraiment le choix ? S'ils étaient comme Wallace, bestiaux et affamés, que pourrait-il faire d'autre que d'ouvrir le feu ?

2 h 37. Toujours rien, juste cette saleté de lune qui jouait à cache-cache avec les nuages. Il se posait de sérieuses questions sur la stupidité de son acte. L'immonde gourou avait peut-être senti l'arnaque, et exécutait certainement dans de tranquilles bourgades, à l'abri de tous dangers… Ou alors cette histoire avec la Guyane n'était que du vent, une gigantesque tempête.

Ce silence de mort, ces ombres menaçantes sur les murs et cette impression que l'on s'était gentiment moqué de lui commençaient sérieusement à lui saccager la cervelle…

2 h 34, trois minutes plus tôt. Après avoir longé le champ encore embourbé, les quatre hommes-animaux se trouvèrent devant une palissade de plus de trois mètres de haut. Yvan, le chat, ne fit qu'une bouchée de cet obstacle, juste en s'aidant d'une de ses mains au sommet. Le reste de la meute peina un peu plus, mais tous la franchirent en moins de dix secondes.

Jean força la porte avec une facilité à rendre honteux un voleur de diamants. Son ouïe lui permettait d'entendre le cliquetis de la serrure, donc de connaître l'endroit exact où tourner une stupide lime à ongles pour que le verrou cédât. Bouche baveuse, langue dehors, rapides tels des furets hors de leur terrier, ils pénétrèrent d'un pas déterminé. Le temps d'un souffle, profitant de leurs sens si finement développés, ils étaient assurés qu'il n'y avait pas âme qui vive en bas. Ils volèrent jusqu'au bout du couloir, deux par deux. Yvan et Henri se rangèrent chacun de part et d'autre de la montée d'escalier, dos contre le mur, un pavé vissé à la main. Le chef de troupe fit signe aux deux éclaireurs qu'il était temps d'aller présenter la Faucheuse à l'inspecteur. Ils grimpèrent allégés de leur sac, alourdis par contre d'une énorme pierre. Sans la moindre plainte des marches, ils se scotchèrent sur le mur extérieur à l'entrée de la chambre. Seule une porte close les séparait d'une paire de jambes d'exception.

2 h 38. Le policier, cobaye de l'État, rêvassait à moitié, loin de se douter qu'un quatuor sanguinaire, doté de qualités exceptionnelles ainsi que d'une force colossale, s'organisait dans son couloir pour le radier du barreau de la manière la plus nette possible. Un bruit ! La poignée, elle tournait, lentement !

La lune avait enfin choisi son camp, elle éclairait du plus qu'elle pouvait de son croissant pourtant timide.

Meeeerde, ils sont là !!

Repoussant avec difficultés les lames de rasoir qui s'étaient engrangées dans sa vessie depuis le début de la nuit, il grimaça de douleur, mâchoire serrée. Ses paumes étaient trempées, la crosse glissait, ses membres tremblaient. Poignée tournée à fond, porte presque ouverte. Léger grincement, genre celui d'une fenêtre de manoir. Une bille de sueur lui noya le blanc de l'œil, et il dut le fermer tellement le sel lui brûlait. Il en sentit une autre rouler en direction de son œil valide, mais Dieu merci elle fut stoppée par son sourcil, éponge remplie d'eau. Ces secondes-là, celles pendant lesquelles il pouvait distinguer la fine frontière ondulant entre la vie et la mort, étaient abominables. Avec une lenteur extrême, les gonds se mirent à tourner, tandis qu'il recroquevillait ses jambes, prêt à rouler sur le sol. Deux spectres aux yeux brillants, jaunes, s'esquissèrent, bras tendus au-dessus de leur tête en position pour frapper.

— Bougez pas !! Bougez pas !! Ou je tire !! Un pas, le moindre mouvement, et je vous explose la tête !!

Le regard tendu, il libéra une main frémissante de son arme pour appuyer sur le bouton de la lampe de chevet. La lumière blanchâtre frappa les deux visages dont les pupilles se rétractèrent pour former un microscopique point noir.

— Qu… qu'est-ce qu'on fait, David ? demanda Jean, abasourdi par un accueil pour le moins inattendu.

Bras et jambes tendus, David sauta à la manière d'un écureuil volant, s'éleva dans les airs, avant d'être stoppé net par une balle au milieu du front. Le mutant au visage explosé atterrit exactement à l'endroit où le policier se trouvait deux secondes auparavant, raide mort. Gâchette mi-enfoncée, l'inspecteur tenait déjà son binôme en joue.

— Toi, bouge pas !! Enculé !! Couche-toi ! Couche-toi sur le sol !!

Jean ne broncha pas, agrippé dans le dos par la Mort qui voulait l'emmener. Pourtant pris au piège, il décida de ne pas s'exécuter comme l'avait ordonné Sam, trouvant stupide d'y rester sans auparavant tenter sa chance jusqu'au bout. Bloc de béton entre les mains, bras fléchis derrière la tête, il grogna avec rage pour lancer la pierre. Le cube n'eut pas le loisir de décoller de ses mains, le monstre avait déjà reçu une balle au sommet du crâne et chutait à la renverse pour dégringoler jusqu'en bas de l'escalier. Son visage en sang et amorphe termina sa course aux pieds d'Yvan, ses deux yeux vitreux fixant le plafond. Yvan ne bougea pas, clouant un doigt devant sa bouche qui ordonnait le silence. Le second acolyte, de l'autre côté, bomba le torse et redoubla d'attention. Ils attendaient, telle une mâchoire rétractile qui se fermerait dès qu'une présence traverserait le couloir.

Sharko retourna l'ignoble exécuteur qui avait le visage enfoui dans son lit. Ses yeux étaient redevenus normaux, néanmoins le bond qu'il avait fait du fond de la chambre confirmait qu'il n'était pas tout à fait humain. Désormais, il en avait la certitude, les histoires du livre étaient bien réelles. Arme fumante contre sa joue, il se positionna en haut de l'escalier pour vérifier que la seconde bête était bien morte. Il appuya sur le bouton situé sur le mur au sommet des marches, et cet interrupteur avait la particularité d'allumer les ampoules de la descente d'escalier, du salon et de la salle à manger. Sa femme avait insisté pour qu'il installât ce système, parce qu'elle avait une frousse insensée de traverser des pièces noires. La source lumineuse, placée au-dessus de la tête d'Yvan, projeta une longue ombre qui s'agitait sur le sol. Après l'avoir repérée, l'inspecteur éteignit aussitôt.

Nom d'un chien, il y en a encore un planqué en bas !! Il… il y en a un deuxième, l'ombre faisait des gestes à quelqu'un de l'autre côté !! Merde !!

Comment faire pour les éliminer ? Aucune solution probante n'était envisageable par cette voie, parce que plaqués contre le mur, ils lui fracasseraient le crâne au moindre courant d'air… Il retourna dans la chambre, lorgnant par la fenêtre.

Non, impossible de s'aventurer par là, trop haut, trop risqué.

Aucune fuite concevable, les affronter devenait l'unique alternative. Il souleva le cadavre par-dessous les bras pour le traîner au bord de la descente. Ceinturant le corps sans vie par la poitrine, serrant dans un même effort son arme, il dévala de quelques mètres, puis lâcha la masse inerte qui roula et alla s'écraser nez le premier sur le tapis oriental disposé au pied de la montée. Deux pavés se partagèrent chacun une moitié de sa tête, jetés si violemment que des morceaux de cervelle furent éjectés jusqu'aux chevilles de l'inspecteur.

— Merde ! Mais c'est… c'est…

Yvan, déboussolé, n'eut pas le temps de terminer sa phrase, un projectile cuivré lui traversa la gorge, donnant naissance à un fleuve de sang qui s'épancha du trou tel le vin qui coule d'une barrique. Le feu au visage, le dernier agresseur éparpillait ses boyaux derrière lui, s'éventrant jusqu'au bas-ventre tout en hurlant. La torche humaine, flambant tel un cascadeur dans un film d'action, fut stoppée par une balle dans le dos.

L'inspecteur se rua dans la cuisine, remplit un grand seau d'eau qu'il balança sur le rideau qui se consumait. Les flammes s'essoufflèrent dans un épais nuage de fumée grise. À voir les quatre kamikazes qui gisaient sur le carrelage, il prit réellement conscience de l'ampleur du phénomène, et quand il apprit, le lendemain matin, que quinze cadavres de notaires, d'avocats et de policiers avaient été découverts, il savait que le pays allait connaître le pire génocide de ce siècle…

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