La linotte avait enfin réussi à s'aventurer jusqu'à la salle de télévision de l'hôpital. Fine fleur des observatrices, elle avait dressé un plan dans sa maigre cervelle pour se rendre à la chambre de Warren. Autre fait important : la fin de soirée était une période creuse pendant laquelle le personnel dînait, lui offrant donc plus de champ pour manœuvrer. Bas et trop étroits, les couloirs, de surcroît surveillés par des mastodontes, interdisaient tout mouvement d'ailes. À l'entrée, elle profita de la relève pour se glisser à l'intérieur du bâtiment, puis évolua entre poubelles et piquets de béton pour bluffer les gardiens de l'accueil. Discrète et silencieuse, l'astucieuse exploratrice avait ensuite sautillé en longeant les murs infinis, pour se cacher sous un des fauteuils de la salle de repos où elle s'autorisa une brève halte. Après avoir récupéré, elle s'enfonça dans l'ultime allée, lorgna à droite, à gauche, puis se lança, queue serrée, s'appuyant sur de minuscules pas rapides. Derrière chaque fermeture, elle percevait les plaintes des malades qui tambourinaient contre les murs, sautaient sur leur lit ou se claquaient la tête contre les lavabos en plastique. Plus que quinze mètres avant la chambre… Une porte battante claqua, au fond ! Chargée de cuvettes de déchets, une montagne se dressa !
— Qu'est-ce que c'est que ça ? aboya le monstre.
Il jeta toutes ses encombrantes bassines, et de solides excréments semblables à de beaux cigares roulèrent pour terminer leur course contre les plinthes noires, cassés en deux.
Il se mit à la courser ! Elle n'avait pas le choix : entamer rapidement un demi-tour ou alors faire volte-face. Si près du but ! Paniquée et perdue, aveuglée par le blanc omniprésent, elle battit des ailes et se cogna contre le plafond trop bas ! Elle se claqua le bec contre le sol, à moitié assommée. Les petits gémissements qu'elle poussait n'attendrirent pas son agresseur, bien au contraire ! Trop violent, le coup l'empêchait de reprendre son envol, et dans ses inutiles efforts, elle abandonnait d'impressionnants paquets de plumes. Les pas se rapprochaient, le sol tremblait de plus en plus fort.
— Attends un peu que je t'attrape, salope !!
Elle sentait presque son souffle rauque. Elle paniquait, elle ne se souvenait plus comment on volait ! De sa semelle de plomb, il allait l'écraser ! Miracle, ses pattes ne touchaient plus le sol, elle avait décollé ! Au bout de l'allée, elle vrilla dans une cage d'escalier tel un cormoran qui torpille la mer, longea un autre couloir si long que les murs, pourtant parallèles, semblaient se rejoindre à l'horizon. Elle retrouva l'entrée, fermée !! Moult gardiens jaillirent de leurs bureaux, elle était prise ! Elle resta là, stoïque, juste au pied de la porte, les ailes rangées le long de ses flancs et la tête à demi enfoncée.
Essoufflé, le regard rouge de colère, écumant comme un taureau, l'homme en blouse blanche apparut.
— On te tient, petite merde !
Est-ce que ça allait marcher ? Elle espérait, elle ne voulait pas finir aplatie, pas avant d'avoir accompli son devoir. Elle s'était placée au centre du tapis couleur tête-de-nègre utilisé pour se frotter les semelles. Le poursuivant, seulement à quelques mètres d'elle, fit se déclencher l'ouverture automatique. La porte coulissa enfin.
— Merde ! Elle va se barrer, attrapez-la !!
Elle se faufila dans l'ouverture avant de disparaître. Son cœur, fragile machine de précision, battait à lui arracher la poitrine. Mais motivée par l'échec, demain, elle réessaierait.
Guyane française, cœur de l'Amazonie. L'inspecteur et son acolyte, du tiers de sa taille, s'enlisaient depuis quatre jours dans cet enfer vert. Les deux guides qui les accompagnaient dépiautaient, à coups de coupe-coupe approximatifs, des lianes encombrantes et des pieds-de-loup envahisseurs. Les branches des palétuviers ainsi que celles des hamamélis s'entrecroisaient pour constituer des murs filamenteux, qui venaient agripper leurs épaules alourdies par des gamelles de survie et les trousses à pharmacie. Neil, lui, ne portait rien. Il avait déjà suffisamment de mal à sortir la tête des broussailles pour avoir à se soucier de quoi que ce soit d'autre. Afin d'éviter les attaques surprises autant des aspics aux aguets que des mygales agressives, il avait chaussé des bottes qui lui chatouillaient le haut des cuisses.
Recouvert d'un tapis de feuilles verdâtre qui n'autorisait pas la moindre pénétration de rayons de soleil, le ciel n'était pas visible. Des cris de toucans colorés, peu habitués à de telles visites, perforaient ce brouhaha continu, entretenu par une faune aux mille visages. Au-dessus, des ouistitis amusés et des nasiques rêveurs suivaient nos expéditeurs à quarante mètres de hauteur, voltigeant d'arbre en arbre tels de chevronnés trapézistes de cirque. Il était à peine 17 h 00, pourtant le noir commençait à envahir la brousse, et mieux valait ne plus trop traîner désormais.
Comme prévu, ils arrivèrent au bord du Maroni pour y installer un campement sur la berge. Allumer un grand feu devenait prioritaire, seul moyen d'éloigner les prédateurs potentiels qui ne perdraient pas l'occasion de festoyer à la Sam. Après avoir échangé quelques mots en créole, le plus café au lait des deux guides s'avança vers l'inspecteur et le traducteur, tous deux trempés jusqu'aux os par leur propre sueur.
— Demain matin, nous arriverons dans l'une des communautés. Plus que trois heures de marche… Espérons qu'ils sont toujours à cet endroit… nous devrons rester calmes et prudents… Reposez-vous bien, et ne lâchez jamais votre arme ! Et surtout, si vous vous levez la nuit, restez toujours à proximité du feu ! Ne vous aventurez pas là-dedans, vous n'en reviendriez pas vivant… Tenez…
Il leur tendit deux cachets de quinine. Neil le goba directement, l'inspecteur l'avala accompagné d'une gorgée d'eau. Oubliez de prendre ce cachet en temps et en heure, vous vous retrouvez alors tremblotant jusqu'à la fin de votre vie, rongé par la malaria.
Les deux métropolitains tendirent leur hamac entre deux troncs d'arbres, tandis que les guides se grillaient une cigarette, assis à l'indienne autour du feu qui flamboyait avec hargne.
L'obscurité absolue s'était déployée, et des crépitements s'élevaient pour illuminer brièvement la flore au visage spectral qui les surveillait de ses yeux d'émeraude. La solide branche plia légèrement quand l'inspecteur s'enfourna dans son hamac, qui se referma sur lui comme une araignée sur un criquet. Dans celui d'à côté, on aurait dit qu'une boule de bowling s'était installée, compacte, mais c'était simplement Neil.
Cassé en deux dans le morceau de tissu qui lui servait de lit, le policier interrogea son voisin.
— Alors, vous pensez que demain nous aurons nos réponses ?
— Il faut l'espérer. Mais ne vous attendez pas à ce qu'ils vous donnent l'adresse de l'homme blanc !
— Non, bien sûr. Mais j'en sais rien moi, un nom, une description, un endroit où chercher ! Ce serait toujours ça de pris ! Il se mit les mains en croix sur le buste, puis soupira. J'en ai marre de ce pays de merde ! Il fait quarante degrés dans la journée, et on est gelé la nuit !
— Non, en fait, il ne fait pas froid… Mais c'est cette humidité, partout présente ! Une vraie pourriture !
— J'en ai plein les bottes, j'ai le dos en bouillie et les pieds en sang !! Quel pays de chiotte ! Manquerait plus qu'on se fasse dévorer par un tigre ou mordre par ces saletés de fourmis plus grosses que mon poing ! Il passa la tête hors de sa couche et dirigea la torche en direction du sol. Non mais regardez-moi cette taille !! Je comprends pourquoi on ne peut pas dormir par terre ici !
Quatre fourmis d'une longueur démesurée transportaient une coquille d'escargot trouée, devançant une traînarde qui transbahutait une tête de cafard. L'inspecteur lança un coup d'œil circulaire avant de se replonger dans son nid, apeuré.
— Ça me fout les boules tout ça ! On est si peu ici ! se plaignit-il, vérifiant le cran de sûreté de son revolver. Dire qu'il faudra repartir après tout ça !!
— Je sais bien, mais si au moins on a la réponse, ça ira mieux… Par contre si on n'a rien…
Ils se turent. Le bref silence qui s'était établi autour du camp fut très rapidement perturbé par les marasmes des espèces qui grouillaient sur le sol ainsi que dans les airs. La fatigue eut vite raison d'eux…
Ils ne rencontrèrent le premier mong qu'aux alentours de 13 h 00 le lendemain. La troupe s'était déplacée un peu plus au nord, et heureusement, ces deux guides étaient de véritables boussoles. Personne ne connaissait ce langage, à part Neil qui avait dû se préparer les jours avant leur départ. Ce type possédait réellement un don, si bien qu'il s'aventura en tête et se fit aisément comprendre de la sentinelle, qui avait vu en lui une sorte demi-dieu. Pour la première fois de sa vie, sa taille réduite avait été son plus gros avantage. Ils se firent mener au sein de la tribu, et là-bas, Neil fut surnommé « petit-blanc-aux-mains-de-géant. »
— Ils nous ont acceptés ? s'interrogea l'inspecteur, pas très rassuré de se voir entouré de nains armés de lances.
— Oui, ils nous invitent à rencontrer leur chef. Suivons-les, mais restons sur nos gardes. Et surtout, pas de gestes malencontreux, je n'ai pas envie de goûter à ces lames !
— Vous avez vu autour de leur cou, toutes ces oreilles ? marmonna l'inspecteur.
— Oui, des appendices d'animaux. Regardez, il y en a un qui a des oreilles de tigre. Les dires du bouquin ont l'air de se confirmer. Espérons que nous allons pouvoir passer une nuit ici. J'ai envie de voir cela de mes yeux !
Les quatre explorateurs se virent offrir le même type de collier en cadeau de bienvenue. Neil prit les devants en expliquant qu'ils étaient venus dans un but pacifique, et qu'ils souhaitaient bénéficier de leur hospitalité avant de poursuivre leur périple. Ils furent installés dans des huttes de bambous, loin d'être des palaces mais incomparablement plus confortables que ces brise-dos que sont les hamacs.
La nuit s'invita enfin. Conviés auprès d'un grand feu qui n'éclairait que des visages albinos rangés en un gigantesque cercle, ils s'enfoncèrent dans une ambiance rythmée par les rites cabalistiques et la magie noire. Nus et en transe, drogués par d'obscures substances, d'endiablés danseurs piétinaient des braises sans même se brûler, agitant des tibias d'animaux en guise de bâton et égorgeant des iguanes pour se gaver de leur sang. Les aventuriers, urbanisés jusqu'à leur dernière cellule et peu habitués à assister à pareille bestialité, étaient morts de peur. Un gros pull de laine enroulait les épaules de Neil, les deux guides étaient collés l'un à l'autre comme un couple de tourterelles, et Sharko tremblait telle une feuille.
— Re… regardez leurs yeux, chuchota-t-il à l'oreille de son voisin.
Neil éprouva des difficultés à répondre.
— J… j'ai vu… Celui-là, il n'a plus de pupille… et… et lui, deux longues fentes, comme des yeux de chat…
Il s'enfonça de plus belle dans son lainage. Le chef, au visage maquillé d'un blanc qui lui donnait l'air d'un macchabée, blasphéma d'incompréhensibles propos, sur quoi tous brandirent leur lance vers le ciel en hurlant.
— Qu… Qu'est-ce qu'il a dit ?
— J'ai rien compris… Regardez, ce groupe s'en va !!
Trois des danseurs s'enfoncèrent dans la cambrousse, même pas armés et nus comme des vers, tandis que des remplaçants se mirent à leur place au milieu du grand cercle humain pour assurer ce si particulier spectacle.
— Où… Que croyez-vous qu'ils sont partis faire ?
Neil se pencha vers lui.
— Chasser !! Ils sont partis chasser, tuer des animaux, comme c'est raconté dans les histoires du livre !
— Vous l'avez sur vous, le livre ?
— Il est dans mon sac, dans la cabane. Ça n'est certainement pas le moment de leur montrer maintenant, mieux vaut attendre le jour…
Une heure plus tard, les chasseurs furent de retour.
— Sacré bon sang ! Regardez-moi ça ! murmura l'inspecteur.
— Oui ! Impressionnant !!
Maculés de sang, ils réapparurent, comme enfantés par la jungle. Le plus trapu du trio, celui qui transportait un crocodile au crâne enfoncé sur le dos, avait la joue entaillée. Un autre surgit derrière, deux macaques sous les bras, suivi par le troisième, qui portait un anaconda autour du cou. La bête de cent cinquante kilos ne semblait pas lui causer de soucis, elle avait la mâchoire écartée en deux. On leur fit honneur, ils se glissèrent à proximité du feu, puis lancèrent leurs trophées sur le sol. La trentaine d'individus se rua alors sur le labeur de la chasse. Accroupis comme des bêtes, ils se mirent à dévorer la chair fraîche sans s'aider de leurs mains. Moult barrissements, hennissements, coassements et grognements s'élevaient jusqu'à la cime des arbres, provoquant la panique des deux guides.
Avec la ferme conviction d'être tombés au milieu d'un bal de vampires, ils s'effacèrent au fond de la hutte, main dans la main et écroulés de peur. Plombés par la curiosité, Sharko et Neil ne bronchèrent pas, ignorés par les carnassiers qui se goinfraient tant de peau que de tripes. Tout y passa. Les poils, les os, la graisse, les muscles. Une fois rassasiés, ils s'installèrent comme au début en cercle, et la fête, nourrie d'incantations et de vaudou, continua jusqu'à l'aube, sur quoi ils partirent tous se coucher.
Dire qu'au pays, les autorités continuaient à chercher une simple organisation, un groupe, une secte. Une secte ! Mais c'était quoi, par rapport à ce qui se passait réellement ? Une fourmilière était en train de naître, et la reine, reproductrice bien planquée au fond de la colonie, n'était pas près de s'arrêter de pondre…
— Neil, je pense que le pays est perdu ! Si ces gens… ces bêtes-là ne nous fournissent pas les informations que nous attendons.
— Je m'en rends bien compte. Un homme a réussi, ici, à contaminer une tribu complète. Il les a transformés en pseudo-mutants, puis a disparu pour s'attaquer à un projet beaucoup plus ambitieux. Un homme qui possède un tel pouvoir sur les âmes est le diable en personne !
— Vous… vous pensez que nous sommes comme eux ? Je veux dire que… que nous aussi, un animal dort en nous ? Et ne demande qu'à… sortir ?
— Bien sûr que je le crois ! Nous sommes tous issus d'animaux, la nature en a décidé ainsi. Et ce caractère profond, primitif, on ne pourra jamais nous l'enlever ! Nous ne sommes rien d'autre que des bêtes ! C'est la société, l'évolution, la science, qui ont anesthésié cette conscience animale…
— Oui, mais pas des meurtriers, nom d'un chien ! Comment peut-on tuer, comme cela ? Arracher des jambes, des doigts à nos frères de sang ?
— Vous raisonnez comme un humain, poursuivit Neil sereinement, les deux mains groupées entre ses courtes jambes étalées dans la terre. Les animaux ne réagissent pas pareil, tout simplement. Mais cela, je ne peux malheureusement pas vous l'expliquer…
— La solution doit être ici, tout autour de nous. À nous de la dénicher ! Espérons qu'ils seront bavards !
Sam avait trouvé le traître qui l'avait balancé ! Oui, ça ne pouvait être que lui ! Et il lui ferait la peau. Pour qui le prenait-on ? Finie l'amitié, elle n'existait plus. On avait osé le défier, tenté de le compromettre, et il saurait faire payer à sa juste valeur si misérable acte de trahison. Il convoqua son bras droit.
— Lionel, mon Lionel ! Il lui posa la main sur l'épaule. J'ai une faveur à te demander …
Oh, que ce plan plaisait à Lionel ! Sans aucun doute sa meilleure mission, si prometteur qu'il s'en réjouissait d'avance.
Libre de disposer de toutes les ressources qu'il souhaitait, il resta pourtant humble, ne partant à l'aventure qu'avec un acolyte. Pour une fois, il allait pouvoir tirer son coup, et pareil moment était aussi appréciable que l'éclosion d'un edelweiss au sommet du Mont-Blanc.
Installés dans leur coquille de métal bleu et blanc, les policiers de faction n'eurent pas le temps de goûter à la pizza qu'ils venaient de se faire livrer. Le premier finit le nez entre les anchois, un pavé à la place du cerveau, alors que le second, son voisin, n'eut pour sa part même pas le temps de déballer son repas. Sa tête se rangea proprement dans la boîte à gants, et sa cervelle prit la place des CDs.
Trois minutes plus tard, ils montèrent les marches, si agiles que le bois ne craqua pas. Ils s'occupèrent dans un premier temps des jumeaux, se réservant le meilleur pour la fin. Faute de pavé, leurs poings, solides marteaux-piqueurs, feraient l'affaire. Lionel s'avança d'un pas énergique près du lit de Tim, laissant à Romuald le soin de s'occuper de Tom. Sur décompte manuel de Lionel, à l'instant T, leurs poings fondirent sur les visages des bambins. Ils avaient frappé comme pour un adulte, si bien que leurs mains s'enfoncèrent sans peine pour terminer leur course à l'arrière du crâne des enfants, qui n'eurent même pas le loisir de se réveiller. S'endormir sans jamais revoir le jour, y a-t-il pire ignominie au monde ?
La femme, Beth, n'avait rien entendu, preuve en était sa respiration lente et sereine. Dévoilant juste ce qu'il fallait de désir, elle exhibait une jambe par-dessus les draps. Bordés de pensées impies, langue pendante et bave aux lèvres, les bouchers à la main droite ensanglantée se rangèrent de chaque côté de son lit.
— Tu ne fais rien, tu regardes juste, chuchota Lionel. Elle est pour moi, et pour moi tout seul… Je l'ai bien méritée…
Romuald, le visage divisé par un sourire quasiment vertical, acquiesça. Il se recula et courut s'installer sur une chaise en rotin qui se situait au bout de la chambre. Bras croisés, jambes ballantes, il était paré pour assister au spectacle. Lionel en était conscient : lui, ridicule chauve à la mine ravagée le jour, n'aurait jamais eu si opportune occasion de s'offrir pareille beauté. Elle était magnifique. Finesse et fragilité coulaient le long de sa colonne cambrée dans un courant tiède, pour se glisser le long de ses reins. Il n'osa pas la toucher. La regarder, la lécher de ses pensées lui suffisaient. Une fois sa braguette débrayée, il se procura à distance du plaisir à la simple vue de ce visage d'ange. Mais ses pulsions, ou plutôt celles de son animal, ne furent pas du même avis. Il fallait qu'elle lui appartînt. Ses instincts lui ordonnèrent de communier avec elle, pour qu'il la fécondât de toute sa sauvagerie. Il ne tenait plus, une chaleur étouffante, irrespirable, lui emplissait les sens et le rendait volcanique. Elle était là devant lui, s'offrait, s'épanouissait, déversant son pollen sur les draps. Il pouvait en faire ce qu'il en voulait, Sam le lui avait dit. Délicatement, tel le ferait un mari attentionné pour la nuit de noces, il se coucha à côté d'elle. Tellement brillants, ses yeux lubriques projetaient presque un halo difforme autour du lit. Elle se réveilla.
— Qu'est-ce…
Il lui allongea un coup en pleine figure, juste pour la calmer un peu. Il voulait simplement que l'instant fût magique, il n'en demandait pas plus. Romuald ne disait rien, il se tenait juste le gourdin entre les mains et l'astiquait à la manière d'un légionnaire qui cire ses pompes. Arborant un sourire de clavier d'accordéon, il se mettait en équilibre sur les deux pieds arrière de sa chaise. Son tube à semence, rose puis rouge vif, exposait ses deux joues de bébé, puis ouvrait périodiquement la bouche, affamé.
— Mais… non !! A… arrêtez !! Waaaarren !!!
— Il n'est pas là, madame. Il ne pourra pas vous sauver, il n'aurait jamais dû nous dénoncer ! C'est de sa faute ! Ne nous en voulez pas ! Nous ne faisons que notre boulot. Votre mari est un sale fouille-merde, il doit payer ! Disons que vous comblerez la dette ! Dites-nous où il se trouve !
Il tenait sa main, crochet de boucherie, autour de la gorge de la jolie poupée. Une seule pression et son fragile cou de flamant rose aurait sauté comme un bouchon de champagne.
— Et… et mes fils ? Vous… vous allez les laisser ? Je… je vous en supplie, ne leur faites pas de maaaal !
— Trop tard, madame. Les ordres sont les ordres. Ils n'ont pas souffert, ne vous en faites pas ! Juste ce qu'il fallait, sans artifices. Du bon boulot, faites-nous confiance ! Nous, on est des professionnels, on fait notre travail bien ou pas du tout !
À quoi pensent les gens qui vont mourir ? Seuls eux le savent. Rassemblant toutes ses forces, elle lui frappa dans la poitrine. Ses poings, délicates boules de coco, ne faisaient que rebondir et excitaient l'infâme profanateur de plus belle. Si seulement elle avait su que les violeurs se nourrissent de la résistance que leur oppose leur victime, elle n'aurait pas bougé, et peut-être aurait-elle eu droit à une mort propre…
— Salaud ! Salaud ! Salaud ! Noooon !! Pourquooooooi ? Pourquoi nous, pourquoi mes enfants, nos enfants ?
— À cause de votre mari, pardi !! Il nous a balancés, pour la Guyane !! Ce petit salopard !! Il n'aurait pas pu fermer sa gueule ?
Prêt à gifler, il leva la main, mais se contrôla au dernier moment : la « prima nocte » l'attendait bras ouverts. Il se déshabilla. D'abord sa chemise, bouton par bouton, mollement, puis son pantalon. Sa ceinture claqua sur le sol. Plus il prenait son temps, plus intense était le sentiment de puissance. Il était sur elle, écrasant son bas-ventre de ses lourds flancs, et tout ce qu'elle pouvait faire était de le frapper au thorax. Il lui allongea une claque qui lui cassa la mâchoire et lui fit apparaître un bleu instantané aux bords mal définis sur la moitié de la joue. Dur comme un morceau de chêne, le bâton de Romuald s'imprégnait d'une sève visqueuse et collante, alors que le murmure des allers et retours de sa main, précis et réguliers, rampait le long des murs.
— Il n'aurait pas dû nous chercher ! Il ne connaît pas notre puissance… Il se prend pour qui, hein ?
Une deuxième claque, plus violente, lui cassa trois dents.
Marbrée d'auréoles violacées sur le visage, elle n'arrivait plus à prononcer le moindre mot. Seuls des flashes lui traversaient l'esprit. Des images agréables, belles. Le cocker qui lui léchait le bout des doigts, jappant joyeusement de son air certain. À la mer, il n'y avait même pas un mois, quand Tim était revenu en pleurs parce qu'il avait bu une tasse. Elle avait ri comme un clown et Warren l'avait imitée, de la glace sur tout le visage tellement il pouffait. Et là, quand elle était quinze ans plus jeune, lorsque Warren lui avait passé cette bague autour du doigt. Oui, elle s'en souvenait bien, elle la sentait, là, autour de son annulaire. Elle esquissa un sourire intérieur, qui la réchauffa et l'anesthésia, tandis que le bûcheron la pénétrait, piolet à la main. Elle se voyait, enfant, quand sa mère lui tressait une longue queue-de-cheval, puis qu'elle lui passait délicatement un joli élastique rouge autour des cheveux, en lui disant : « c'est bon, tu peux aller jouer maintenant, mais ne rentre pas trop tard ! » Elle se rappelait son père qui ne disait rien, assis au coin du feu, léchant des yeux son journal plié en quatre. Il se balançait sur le rocking-chair, et ce grincement, rustique et débordant de souvenirs, elle l'adorait. Déjà à l'époque, elle faisait tourner la tête des garçons, et ce qu'ils s'amusaient bien, tous réunis !
Le monstre, sur elle, lui arrachait les parties génitales au moyen de va-et-vient semblables à des perforations de perceuse sur un mur de béton. Elle souffrait, mais surtout intérieurement.
Warren, où es-tu, alors que j'ai besoin de toi comme jamais ? Tim, Tom, mes fils !! Nooon !!
Pendant que celui qui était sur elle accomplissait son acte odieux, le spectateur éjaculait de bonheur, dans un long râle animal. Calculatrice et métronome, la machine au crâne luisant la rabotait de l'intérieur, provoquant des ruisseaux de sang qui s'étalaient en cercles parfaits sur les draps propres qu'elle avait mis ce matin-là. Le regard creux et évasif de Beth laissait transparaître une souffrance plus morale que physique, et même si son cœur battait encore, elle était déjà morte. Il pouvait limer, poinçonner, percer, elle n'attendait qu'une chose : qu'il l'achevât. Mais ça ne venait pas, il continuait, impuissant, et le flot de bonheur ne jaillissait pas. Il rugissait comme un lion en cage, avant que sa baïonnette devînt molle, plus molle qu'une langue de bœuf ! Non, lui, le roi des violeurs, le servant de ces dames, serait incapable d'accomplir l'acte final ! Vert de rage, salivant pour écumer aussitôt, il se retira.
— Impuissant, impuissant, t'es qu'une merde !! lui lança-t-elle au visage en riant. Une sale petite merde !!
Ce lamentable échec, dévoré des yeux par Romuald, le mit hors de lui. Il leva les deux poings, et juste avant qu'ils ne s'abattissent sur le visage de crème de la jeune femme, elle pensa : Mes fils, mon mari, je vous aime. Et je vous aimerai toujours. Warren, je serai toujours là, pas loin. Et surtout, ne nous oublie jamais…
Elle gonfla la poitrine, puis plus rien… Sa bague, qu'elle avait serré tout au long de son martyr, roula par terre, tournoya sur elle-même, pour finalement s'immobiliser dans l'angle, sur un cadre brisé où se trouvait la photo de ses enfants…
Les bourreaux n'avaient pas terminé leur funeste mission.
Encore une petite affaire à régler, de nouveau du plaisir gratuit.
Direction 83 rue du Maine, Vallomines. La trompe à luxure en feu, la bourse rêche et dure comme un sac de ciment, Romuald était prêt à remettre ça, et plutôt deux fois qu'une. Lionel, lui, assommé par son échec, se promettait de zébrer sa nouvelle victime de part en part, et ce coûte que coûte.
Ils se débarrassèrent des beaux-parents de Sharko avec une simplicité qui faisait froid dans le dos, mais la vieille avait eu le temps de donner l'alerte, parce qu'ils avaient voulu prendre leur temps. Elle avait eu le malheur de gueuler un coup, avant de se prendre une vierge en marbre, ramenée de Lourdes, au milieu de la bouche. Son dentier vola en éclats, et la tête pointue de la statuette ressortit de l'autre côté, déplumant partiellement l'oreiller. Hargneux comme jamais, Lionel, après avoir frappé avec une force colossale, se régala de voir son robinet à plaisir reluire de toute sa splendeur, fin prêt pour la jolie madame Sharko. Hurlant dans les couloirs, se blessant sur les coins des meubles, renversant vases et bibelots, elle avait finalement réussi à s'enfermer dans la salle de bains, pire erreur qu'elle eût pu commettre face à pareils prédateurs. Les deux survoltés, instrument de reproduction qu'ils arboraient telle une lance à incendies entre les mains, se précipitèrent.
— Ouvrez-nous, madame !! On ne veut pas vous faire de mal !! On veut juste s'amuser un peu !! gueula Lionel, tambourinant violemment contre la porte.
Elle miaulait, probablement recroquevillée sous le lavabo.
— Faut nous ouvrir madame, coassa Romuald, sinon nous, on va s'énerver ! Et vous savez, faut pas trop nous chercher ! Votre putain de mari, il aurait pas dû nous faire du mal comme ça ! On a perdu quatre frères à cause de lui ! Et vous croyez qu'on va le laisser faire ? Allez madame, venez, on va être gentil avec vous !
Les couinements qu'elle émettait les excitèrent de plus belle.
— Hé, Lionel, elle doit être mignonne ! Écoute sa voix !
Une voix d'ange !
— Je veux mon neveu ! se réjouit Lionel. Bon, Madame, on va entrer si vous ne nous ouvrez pas. On n'a pas que ça à faire, nous, vous comprenez ?
Plus un bruit ne sortait de la pièce.
— Merde, elle va se suicider cette conne !! Vas-y, Romuald, défonce-moi la porte !!
Une fois un massif coup de poing envoyé dans la porte, la serrure céda. Bouche en cœur et sexe au garde-à-vous, il entra.
Un coup de ciseaux lui perfora la joue. Il roula sur le sol, mains sur le visage. Elle retourna au fond, puis commença à propulser des porte-savons, des gobelets de porcelaine ainsi que des bouteilles de parfum en direction de Lionel. Avançant d'un pas de grenadier, dents en pointe, il esquivait aisément, les deux yeux remplacés par d'énormes billes d'ébène. Il allait l'étrangler, mais elle lui planta une pince à ongles dans la paume avant de se faufiler entre ses jambes. Le sang gicla lorsqu'il retira l'objet métallique d'un geste mécanique. Avant de la courser, il regarda, amusé, au travers de sa main, et allongea un ricanement satanique en s'apercevant qu'il voyait nettement de l'autre côté. Romuald se vidait sur le sol, touché à l'arrière-gorge par la paire de ciseaux. Lionel entendait la salope descendre l'escalier. Avant qu'elle n'eût le temps d'atteindre la porte de sortie, elle s'écroula, main sur la poignée.
Un cran d'arrêt lui avait tranché de manière chirurgicale la moelle épinière. Après l'avoir retournée, il grimpa tout de même dessus, appréciant à sa juste valeur le fait qu'une morte ne pourrait pas se moquer de lui.
Que des avantages, pas d'inconvénient, pensa-t-il, bavant de bonheur.
Cinq minutes plus tard, il revenait au côté de Romuald en sifflotant, heureux comme un ouvrier qui a fini sa journée. Le complice avait rendu l'âme, yeux blanc-crème grands ouverts, langue sur le sol. Une fois en possession des deux sacs de matériel, il fondit au milieu de la nuit, sautant par la fenêtre du premier étage pour disparaître dans les jardins des voisins…
Comme les prédécesseurs, Romuald y était resté, mais au moins, ils avaient été vengés…
Samedi matin, l'aube discrète osa enfin se montrer. Neil et l'inspecteur, tout comme les deux guides d'ailleurs, n'avaient pas réussi à trouver le sommeil. Ils avaient eu trop peur de ne jamais se réveiller ou de se retrouver allégés d'un bras. La chaleur guyanaise s'était langoureusement installée, lourde et étouffante. Sur la terre rouge, à l'extérieur des cabanes, aucun adulte, juste un tas d'os mal entassés au pied d'un mont de bois carbonisé. Des enfants s'amusaient à tuer des singes à l'aide de leurs sarbacanes, et de temps en temps, des ouistitis s'écrasaient sur le sol, empoisonnés par une fléchette. Neil n'avait pas l'air dans son assiette.
— Qu'est-ce qui se passe, mon vieux, mal dormi ?
— Ces saletés de moustiques m'ont bouffé à sang, regardez-ça !! J'en suis couvert !
Il lui montra son dos, dardé d'espèces de minuscules volcans incandescents.
— En effet, vous êtes bien arrangé ! Mais… Je pense à quelque chose… Merde ! Hier, vous avez pris votre quinine ?
Il se gratta la tête, et ses yeux s'agrandirent autant que sa bouche diminua.
— Non !! Merde j'ai oublié !!
— Moi aussi !! Les guides, ils nous l'ont pas donnée !! Y'a plus qu'à espérer qu'on ne s'est pas chopé le paludisme !!
Ils se précipitèrent dans la hutte des accompagnateurs, qui fumaient du haschisch à grande dose.
— Bonjour, monsieur…
— Bonjour les gars ! La quinine, hier on a oublié de la prendre !
Ils se regardèrent l'air idiot, puis le plus livide des deux fouilla dans son sac. Les cachets étaient bien là.
— Oh ! Prenez-le maintenant ! Il… il ne faut jamais oublier normalement… C'est, c'est avec tout ce qui s'est passé ici ! On a oublié, nous aussi ! Vous… vous avez été piqué par des moustiques ?
— Juste ici, dans le cou. Mais Neil, lui, ressemble à une passoire. Vous… vous croyez…
— Une chance sur trois d'être contaminé, lança celui qui avait les yeux embrasés.
— Merde !! Espérons qu'il est passé au travers.
Il ressortit, deux cachets à la main, et en tendit un à Neil qui le goba sans réfléchir. Le nain avait les yeux rivés sur le chef, assis à l'entrée de sa hutte. Il le désigna du doigt.
— Il est là-bas. Je crois que nous devons aller le voir maintenant, avec le livre. Et après, on s'arrache de ce fichu patelin ! J'ai pas envie de crever ici !!
Sharko acquiesça. Ils repassèrent par leur cabane, avant de se placer accroupis de chaque côté du vieil homme à la peau de sel. Lorsque Neil lui plaça le livre sous le nez, l'expression de ses yeux moins hagards prouva qu'il avait reconnu l'ouvrage.
En embrassant la couverture, il se mit à balbutier, sans qu'on lui demandât de le faire.
— Qu'est-ce qu'il a dit ? chercha à savoir l'inspecteur.
— Il remercie l'homme blanc. Puis il a parlé de dieux ou quelque chose comme ça.
— Dites-lui qu'on voudrait le rencontrer, cet homme blanc.
Neil s'exécuta, le sage répondit.
— Il dit qu'il n'est plus là depuis deux lunes, donc on peut supposer deux mois… Il dit aussi qu'il avait disparu dans la nuit… et… et qu'ils ne l'avaient jamais revu.
— Merde… Dites…
Neil n'avait pas attendu l'ordre de l'inspecteur, il discutait avec l'homme sans dents. L'os qui lui traversait le nez remuait comme un petit vermisseau.
— Qu'est…
— Chut inspecteur, laissez-moi faire… Donnez-moi juste un papier et un stylo !
L'inspecteur se rua vers la cabane. Au passage, il s'emmêla le pied dans une racine qui le fit s'allonger de tout son long, soulevant deux grosses vagues de poussière ocre de chaque côté de son corps. Paumes de mains éraflées, il se releva, puis se présenta quelques secondes plus tard équipé d'un cahier.
— Donnez…
Neil gribouilla un visage, chaque trait guidé par le chef qui agitait ses grosses loupes roses à la manière d'un bouledogue. Il émettait des sons, qui devaient signifier « oui. » Derrière, déphasés de toute réalité, des hommes et femmes nus émergeaient puis s'éloignaient en direction de la cascade, qui grondait en entretenant un nuage de vapeur d'eau. Un papillon indigo aux ailes miroitantes vint se poser sur le sac de l'inspecteur, puis reprit son ballet aérien, insouciant et libre.
L'inspecteur, le visage rivé sur ce qu'esquissait Neil, ne l'avait même pas remarqué.
Cet homme est vraiment incroyable, un véritable génie, il sait tout faire…
Neil changea de page — le portrait à moitié dessiné ne convenait pas au gourou —, puis griffonna rapidement pour revenir là où il en était avec le visage précédent.
— Sur le dessin, le nez ne lui plaisait pas, annonça-t-il.
Il en crayonna un plus droit. Le chef prononça encore le même son : « oui », preuve qu'il était dans la bonne direction.
Trois quarts d'heure plus tard et au bout de cinq essais, Neil avait dressé un portrait-robot qui se valait. Il tendit des flèches, puis indiqua « cheveux châtains, yeux bleus, taille environ un mètre et soixante-quinze centimètres. »
Il salua l'étranger en lui embrassant le genou. Le patriarche extirpa de l'intérieur de son habitation un calumet long comme une canne à pêche, pour ensuite placer en son extrémité un court morceau qui ressemblait à du charbon.
— La vache ! C'est de l'opium !
— Et alors, inspecteur, vous allez l'arrêter ?
Neil se mit à rire, rejoint par l'inspecteur. Les yeux envahis par des vaisseaux sanguins prêts à éclater, le sorcier gonfla les joues à la manière d'un crapaud et s'emmura dans le royaume des rêves artificiels, désormais imperméable à toute réalité.
— Alors, qu'est-ce qu'il a raconté ?
— Je lui ai dit que c'était notre ami, et que nous le recherchions. Il ne sait pas où il est, ni d'où il venait. Tout ce que nous avons, c'est ce portrait. Je lui ai aussi parlé des transformations…
— Et alors, dites-moi !!
— Étrange… Il a parlé de sacrifices animaux. Puis aussi de tourbillons. Il a dit que… que le sacrifice réveillait l'animal qui dormait en eux…
— Et ça se passait comment, le sacrifice ?
— Je le lui ai demandé aussi… Il fallait tenir deux iguanes dans chaque main, et l'homme blanc, tout en prononçant des paroles magiques, les éventrait. Après ça, les cobayes se mettaient à tourbillonner, et à la fin, ils étaient devenus animaux…
— Nom de Dieu ! Et… vous avez demandé pourquoi certains ne savent pas qu'ils sont… animaux ?
Il pensait à Wallace.
— Oui, mais il ne voyait pas ce que je voulais dire… Je… je n'ai pas bien compris… Il… apparemment ça s'est résorbé tout seul… Au bout d'un certain temps, ils savaient…
— Bon… Maintenant, au moins, nous savons ce qui se passe… Comment je vais leur expliquer ça, aux autres ? Ils vont nous prendre pour des dingues !
— Peut-être pas… Ils nous ont bien fait venir ici, après tout…
— Nous… nous avons aussi ce portrait… Ça ressemble à un Picasso, mais bon… On pourra toujours essayer de le diffuser aux infos… Ça lui fera peut-être peur… Bon, on va interroger les autres dans la matinée, et après on s'arrache d'ici… Je suis pressé de revoir ma femme…
— J'ai… j'ai froid… Vous trouvez pas qu'il rafraîchit ?
L'inspecteur le dévisagea, médusé. C'est vrai qu'il tremblait de manière assez flagrante.
— Non, vous êtes fou, il fait une chaleur à cuire un œuf sur le plat, ici !
Après deux jours de marche forcée pour tenter de retrouver un semblant de civilisation, Neil s'écroula.
— Neil ! Merde, qu'est-ce qui se passe !
Il plaqua une main rugueuse sur son front d'ivoire.
— Il… il est brûlant ! dit-il aux guides, paniqué.
Un accompagnateur s'approcha d'un pas lourd, le visage grave. Les symptômes ne trompaient pas.
— Il a chopé la malaria ! L'autre fois, quand vous avez oublié de prendre vos cachets !
— Neil, vous… tu m'entends !
Ses yeux tournoyaient dans leur orbite. Sharko lui inculqua de petites claques sèches, tentant de le faire revenir à la raison.
— Neil, allez !!
— Laissez-le, mo'sieur. Ça ne sert à rien, il faut attendre…
Ça va lui passer… Le seul problème, c'est que maintenant il va se choper des crises comme ça jusqu'à la fin de sa vie. Tantôt il aura l'impression d'être en plein Pôle Nord, tantôt il sera bouillant… Mon frère a le palu depuis quinze ans, et ça lui arrive trois fois par jour… Il faudra l'emmener à l'hôpital en arrivant, pour qu'ils le retapent un peu… Mais il faut que vous sachiez, il n'y a pas de traitement contre ça… Cette saloperie infecte des millions de personnes chaque année. Même avec les cachets de quinine, les chances ne sont pas nulles. Ça atténue les risques, c'est tout…
L'inspecteur eut une suée franche, car il crut que, pendant un instant, il était atteint lui aussi. Il palpa dans son cou, le bouton de moustique s'était résorbé. Il était trois fois plus costaud que Neil, peut-être le mal se déclarerait-il plus tard.
Trempé jusqu'aux os, blanc comme une colombe, Neil refit surface. Vidé, incapable de parler, il se laissa porter par l'inspecteur. Les deux guides, quant à eux, s'occupèrent du chargement du policier.
Au cinquième jour, ils arrivèrent enfin à un petit aéroport local où un avion les attendait. Ils s'engouffrèrent et ne se réveillèrent qu'arrivés à Paris, neuf heures plus tard.
L'inspecteur, épuisé et complètement déphasé, avait cru que jamais il n'aurait réussi à se décoller de son siège… Quant à Neil, il garderait les stigmates de son voyage en Guyane jusqu'au dernier jour…
10 h 00, le matin de cette même journée. L'heure de la visite.
Tant impatient qu'heureux, Warren attendait cet instant de tous les jours comme la récompense suprême de sa conduite exemplaire. Il avait une excellente nouvelle à annoncer à Beth : on lui accordait une journée par semaine de liberté surveillée, parce qu'il collaborait sans broncher et mettait toute son énergie pour que les apothicaires de l'âme pussent progresser. Il n'avait pas le droit de quitter sa maison et ne pouvait pas choisir le week-end, mais si maigres contraintes ne le gênaient pas, pour peu qu'il pût embrasser sa famille, retrouver son foyer, ses racines, sa vie. Il avait choisi le mercredi, jour où ses enfants n'allaient pas à l'école, se régalant à l'avance de leurs rires lorsqu'il jouerait avec eux dans le jardin. Et s'il faisait beau, même si on était début octobre, ils organiseraient un bon pique-nique sur la pelouse, à l'ombre fraîche du peuplier. Beth sortirait la belle nappe à carreaux, lui irait chercher une bouteille de vin à la cave, puis il s'allongerait dans l'herbe tout l'après-midi, un petit contre chaque épaule.
Moulin détestait ça. Il l'avait déjà fait, en 1996, quand il avait dû annoncer à cette femme que son mari avait été tué par un chauffard. Le cœur pourtant gavé de larmes, il était sorti de chez elle stoïquement, pour finalement éclater en sanglots une fois seul dans sa voiture. Ici, c'était pire, bien pire. D'une part la femme et les beaux-parents de Sharko, qui rentrait de Guyane dans la soirée. À lui la lourde tâche d'aller le cueillir à l'aéroport, vous parlez d'un accueil. Non, il ne lui sauterait pas au cou pour lui passer un collier d'hibiscus, mais il lui annoncerait simplement qu'il avait perdu tout ce qu'il avait de plus cher au monde. Quant à Wallace, difficile d'imaginer pire calvaire. Et pourtant, il connaissait l'inspecteur depuis plus longtemps, mais Wallace, Wallace… Ce pauvre homme ne pourrait même pas identifier ses enfants ni sa femme. Fort légitimement, il demanderait à les voir, pour s'imprégner une dernière fois de leurs visages, or ils n'avaient plus de visages !
Alors que font-ils dans ces cas-là ? Il n'en savait rien, ce qu'il n'ignorait pas, en revanche, c'est qu'il était prêt à craquer avant même d'entrer dans l'institut spécialisé.
Il se présenta devant le poste de garde, insigne à la main.
— Bonjour ! Agent Moulin ! Je souhaiterais m'entretenir avec monsieur Wallace.
— Vous le trouverez au fond du jardin, sur un banc probablement. Il attend la visite de sa femme et de ses enfants. Quelque chose ne va pas ? Vous avez l'air soucieux…
— Sa famille a été assassinée…
Il baissa les yeux, puis s'avança dans les allées de gravillons.
Il attend sa femme et ses enfants…Merde, pauvre type…
Warren, qui l'avait vu au loin, lui fit signe, un signe de bienvenue… Moulin, les yeux rougis par des larmes qui ne demandaient qu'à éclore, garda le regard rivé sur le sol le plus longtemps possible. Le bruit de ces graviers était insupportable.
Planté devant Warren, il n'eut d'autre choix que de lui annoncer la nouvelle brièvement, incapable de toute façon de retenir son émotion. Cependant, ces mots coupants ne voulaient pas sortir.
— Monsieur Wallace…
Képi et mains entre les jambes, il s'installa à côté de lui.
— Qu… qu'est-ce, bafouilla Warren.
— Votre femme… et… et vos enfants… morts… tous morts… On… on les a assassinés.
Une larme, la première, roula sur la joue du jeune Moulin.
Warren ne pleura pas tout de suite. Il n'y arrivait pas et n'en comprenait pas la raison. Trop d'images s'amassaient dans sa tête, accompagnées de passages de vide total. Pesantes, douloureuses, les gouttes salées jaillirent enfin au bout d'une trentaine de secondes. Il sanglotait sur l'épaule de Moulin tout en criant d'une voix cassée, dissonante, une voix de vieillard.
Trop sensible et humain avant tout, Moulin ne put se retenir, aussi compatissant qu'ému. Il ne pouvait pas le laisser là, seul, et s'effacer. Du haut de ses vingt-cinq ans, il pria pour ne jamais avoir à vivre ça… Il lui caressa les cheveux tendrement, comme l'aurait fait un père envers son fils. Ces secondes-là, interminables, s'ajouteraient elles aussi à de macabres souvenirs qui le harcèleraient jusqu'à la fin de sa vie.
Nichée derrière un amas de feuilles au sommet de l'arbre surplombant le banc, la linotte se recueillait, impuissante. Elle ne pouvait pas intervenir, ces deux infirmiers, jamais bien loin de Warren, ne le lâchaient pas d'une semelle. Après s'être arraché une plume de son duvet, elle l'abandonna aux différentes couches d'air chaud qui balayaient mollement les feuillages des somptueux chênes.
— Com… com… comment sont-ils… morts ? sanglota-t-il. Dites… dites-moi… qu'ils… n'ont pas souffert… Dites-le-moi…
Moulin parla au ralenti, posément.
— Non… Ils ont été… tués pendant leur sommeil… Ils n'ont rien senti…
Parfois, les mensonges valent mieux que la vérité, car ces mensonges-là, aussi minables fussent-ils, apportaient un tant soit peu de réconfort. À quoi bon lui avouer que sa femme avait été retrouvée le vagin déchiré, qu'elle avait dû supplier pour qu'il fût à ses côtés ? Celui qui ne ment pas est dénué de sentiments, celui qui dit la vérité n'a pas de conscience.
— Et… et de quelle façon ? Il laissa sa tête s'écraser dans ses deux mains.
— Le pavé… comme pour les autres… On ne leur a pas pris leurs jambes, ni leur cœur… Le reste est… intact.
Il replongea son visage sur la chemise du policier puis l'enlaça, tel le bébé gorille qui retrouve sa maman. Il hurlait presque. Il fallait que la souffrance s'évacuât, or ce ne pouvait, pour le moment, être fait qu'en criant.
Les surveillants avaient accouru, mains dans les poches, cependant Moulin leur avait fait signe de les laisser encore cinq minutes.
— Monsieur Wallace… Je… je dois y aller… Je… je repasserai vous voir, promis…
Il hocha la tête, les blouses blanches se précipitèrent pour le ramener dans sa cage capitonnée, et comme il ne se calmait pas, on lui administra un arsenal d'abrutissants pour lui faire soi-disant du bien. Le regard creux, il s'écroula, et le réveil n'en serait que plus dur.
Déception et béatitude se livraient bataille en l'esprit tordu de Sam. Déçu, parce que ses m'as-tu-vu d'employés n'avaient pas réussi à éliminer Warren, et ignoraient où il se planquait.
Son esprit, assujetti aux exigences de l'animal infâme qui s'installait, lui interdisait d'éprouver le moindre sentiment, ni envers son camarade de toujours, ni d'ailleurs envers la race humaine à proprement parler. Tous le dégoûtaient, d'ailleurs chaque fois que les cœurs arrivaient par paquets, le soir, il prenait le temps, pour chaque muscle, de maudire celui à qui il avait appartenu. En les dévorant, il considérait qu'il emprisonnait leurs esprits pour l'éternité, interdisant aux âmes errantes de trouver le repos. Tuer était devenu son unique obsession, et l'épuration prenait bonne tournure. Avoir achevé la famille de Wallace sans l'avoir éliminé lui était, tout compte fait, bien plus intelligent. Ce traître aurait ainsi tout le temps de découvrir les multiples facettes de la souffrance. Et ce Sharko, quelle surprise quand il rentrerait ! Il comprendrait qu'il n'aurait jamais dû se mesurer à lui. On ne le nargue pas comme ça, devant les caméras, sans être puni, on ne tue pas quatre de ses meilleurs éléments sans avoir un sévère retour de fouet. Il ne l'achèverait pas tout de suite, préférant attendre sa réaction, juste pour s'amuser un peu…
Ce qui lui apportait joie et sérénité, c'était son entreprise.
Les pistons étaient parfaitement huilés, les turbines tournaient à plein régime. Les nouveaux affluaient, — cinq par nuit —, les plannings étaient serrés, l'organisation générale était menée de main de maître par Lionel, les délais étaient tenus, et les profits s'engrangeaient plus vite que le blé dans un silo à grains. Si jamais un jour ça sentait le roussi, il aurait assez de liquidités pour disparaître sans laisser la moindre trace, pour ensuite sévir dans une autre contrée. Mais pour l'instant, il ne risquait rien.
Le fouille-merde allait rentrer de Guyane, chargé de suppositions sorties d'un trou dont personne ne se soucierait.
Oui, il était ivre de bonheur, se sentant invisible. Et il l'était, quasiment…
À l'aéroport, des gens embaumés de larmes de joie s'embrassaient. Des femmes esseulées retrouvaient leur mari, effacé durant de longs mois pour des raisons professionnelles, puis leur sautaient au cou. Les enfants couraient derrière, et le père, ravi, les étreignait en libérant son surplus d'émotions. De l'autre côté, sur la gauche, c'était la zone des départs. Les amoureux, incapables de se quitter, s'enlaçaient pour la dernière fois tout en se promettant monts et merveilles. Ils se tenaient la main le plus longtemps qu'ils pouvaient, laissant les larmes prendre le pas sur leur sourire. Les longs tapis roulants, monotones et ingrats, les éloignaient inexorablement. Puis elle courait vers les vitres pour le voir s'enfoncer dans l'oiseau de métal, continuant à lui faire signe. Lui la voyait encore de son hublot, triste, mais elle, elle ne le distinguait plus. Pourtant, elle restait là, belle, s'acharnant à faire des gestes dans le vide, rapides, puis lents, jusqu'à ce que l'appareil perforât avec vigueur les nuages. Elle baissait alors les yeux avant de s'éloigner, le cœur à l'abandon. Dans les allées, sur la droite, les sentiments n'avaient plus leur place. Le boucan infernal des mégaphones qui rabâchaient des phrases enregistrées était amplement couvert par les plaintes des retardataires ainsi que les cris des éternels mécontents. De petites billes jaunes roulaient sur des tableaux d'affichage pour y inscrire des chiffres grossiers qui attiraient tous les regards. On se bousculait pour avoir une place de choix devant les files interminables, tandis que des pressés fonçaient, valises sur un chariot, insultant tous ceux qui osaient leur obstruer le chemin.
Derrière, des paumés erraient, chemise inondée de sueur et cravate dans le dos, à la recherche d'éventuels informateurs qui auraient pu les sortir de ce dédale. Moulin se trouvait au milieu de la cohue, obligé de suivre les courants de cette marée humaine. Il avait troqué son uniforme contre des habits plus conventionnels, plus adéquats pour un gamin de son âge. Blue-jean assez large, chemise à carreaux, et bottines soigneusement cirées. Il avait aussi remis ses lunettes rondes, ses yeux gonflés lui interdisant les lentilles. D'abord complètement perdu, il dénicha finalement la salle de débarquement par laquelle étaient censés arriver l'inspecteur et Neil. Poussé tant par des femmes excitées que par des mamies aux abois, il fut acculé contre les rambardes.
Les premiers passagers apparurent, et immédiatement il discerna l'inspecteur au fond, avec sa tête qui dépassait de la masse noire d'un bon vingt centimètres. Il agita les bras pour se distinguer de cette tribu de pingouins, presque en souriant, mais très vite il se rappela sa macabre mission.
Sharko, qui se demandait ce que Moulin pouvait bien faire ici, mit sa main sur l'épaule de Neil pour l'aiguiller dans la direction du policier. Ils traversèrent le courant humain, compact et glacial.
— Bonjour inspecteur. Monsieur Neil… Venez, passez par-dessous.
Il leva les boudins de velours incarnat, l'inspecteur se courba, Neil n'eut pas ce besoin. Ils n'avaient pas de valises de toute façon et pouvaient donc partir directement.
Moulin les entraîna jusqu'à la voiture sans décrocher un mot, pressant tellement le pas que Neil avait dû courir de sa manière si particulière. À peine entré dans le parking souterrain, l'inspecteur s'arrêta net, surprenant le petit homme qui lui tamponna le derrière.
— Moulin, dites-moi ce qui ne va pas ! C'est cette affaire ? Où en est-on ?
— Oui, c'est cette affaire…
Il se retourna, les yeux noyés dans ceux de l'inspecteur. Il s'efforça de surmonter ses a priori, il ne s'adressait plus à son supérieur, mais à son ami.
— Jean, c'est votre femme, elle est morte, et ses parents aussi, assassinés tous les trois…
Il avait déballé ça d'un bloc, sans s'arrêter. Mûris depuis longtemps, les mots s'étaient envolés dès qu'il avait ouvert la bouche. L'inspecteur lâcha son sac qui se plomba sur le sol, provoquant le claquement des gamelles. Neil l'imita, interloqué.
— Qu… quoi ? Ma… ma femme !! Nooon ! C'est pas possible !! Dites-moi que non !!!
Les mots rebondirent sur les piquets noircis par la pollution et sur le plafond crasseux, puis se propagèrent jusqu'à la cage d'escalier. Au fond, des voyageurs se retournèrent. Moulin ne décrochait plus un son, il se trouvait stupide, impuissant, et maudissait cette injustice, chassant du regard les curieux qui osaient s'arrêter. L'inspecteur s'effondra, ses deux genoux percutant le sol dans un double bruit sourd. Moulin le voyait pleurer pour la première fois, et jamais il n'aurait imaginé qu'un colosse pareil, d'aspect si granitique, se serait lâché comme un bébé. Neil, choqué et plus que désolé pour l'un des seuls êtres humains qui l'appréciaient à sa juste valeur, se plaça devant lui pour lui glisser une main sous le menton, lui relevant la tête. Il se plongea dans son regard de ses yeux de porcelaine avant de l'enlacer. Ses deux bras faisaient à peine le tour de son cou, mais la chaleur de son cœur était bien présente. L'inspecteur se releva, l'entraînant avec lui, puis le serra comme une peluche, la même peluche que celle de sa tendre jeunesse. Il cacha son visage dans la frêle épaule du nain, l'utilisant pour y déverser un flot de larmes intarissables. Avoir une personne contre laquelle pleurer, aussi minime fût-elle, lui procura un bien immense. D'abord resté à l'écart, Moulin s'approcha pour lui envelopper la main. Les trois compagnons d'infortune restèrent là sans compter le temps qui passait, sordide et ignoble.
La linotte avait envisagé d'être au côté de Warren lorsqu'il se réveillerait. Même s'il n'était pas 19 h 00, elle retenta sa chance, et bien que son aile la lancinât, elle s'était juré de le sortir de là. Pénétrer ne fut pas le plus difficile, les allers et retours se multipliaient à cette heure. Cependant, après un temps d'observation, elle ressortit désespérée, sachant que jamais elle ne serait capable de traverser ce satané couloir.
Nichée dans le parterre d'hortensias sur le côté du parvis, la tête légèrement à découvert, elle imagina une solution différente.
Les idées ne germaient que très lentement, simplement parce que sa cervelle basique ne traitait pas énormément d'informations à la fois. De l'extérieur, cet hôpital se dressait telle une muraille infranchissable, et dedans, c'était pire : d'interminables couloirs gardés comme unique moyen d'accès, des vitres partout livrées avec des surveillants cloués derrière, et des portes closes qui tronçonnaient les allées en compartiments indépendants.
Quand elle aperçut cette dame courbée par le temps approcher, au loin, le miracle s'esquissa. Accompagnée probablement par sa fille, elle venait sûrement rendre visite à son maboul de mari. La linotte futée au bec orange, à la gorge vermillon et aux deux rayures jaunes s'éleva dans les airs, puis vint se glisser derrière, les contournant par-dessus en se laissant habilement porter par les différents courants d'air. Elle s'approcha discrètement de la femme aux cheveux ferreux, avant de plonger dans l'ouverture de son sac à main, un vieux cabas de toile. Une fois enfouie, non sans difficultés, dans la cavité réduite, elle réalisa avec peine un demi-tour et se positionna, prête à jaillir en cas de danger. Son petit bec pointu dépassait tout juste, et la fière sentinelle avait un poste d'observation plus que correct. Si ce fichu gardien se mettait à fouiller le sac, elle était cuite. Mais il ne le ferait pas, pas à une vieille dame, tout de même ! Du moins s'était-elle basée sur cette hypothèse. Une fois l'entrée franchie, elles se présentèrent devant le poste de garde, dans le hall.
— Bonjour mesdames !
La voix du loubard de l'autre fois, elle l'avait clairement identifiée !! Si ce monstre lui tombait dessus, il lui tordrait le cou !! Trop tard pour se rendre compte que ce plan était d'une stupidité affligeante ! Les griffes emmêlées dans la dentelle d'un mouchoir, elle tenta de s'enfouir plus au fond du sac à main, mais un parapluie lui entravait la voie. Elle se trouvait bel et bien coincée.
La jeune fille parla.
— Nous venons voir monsieur Flamand, c'est mon père. Il est arrivé ici avant-hier.
— Bien mesdames. Il est au premier étage, je vais vous accompagner.
La linotte respirait, pourtant le danger rôdait plus que jamais.
Consciente qu'elle ne pourrait pas sortir de si tôt, elle glissa sa fine tête dans l'ouverture du cabas, tentant de mémoriser le chemin, mais ils traversèrent des couloirs, montèrent des escaliers, puis encore des couloirs, tous blancs. Un blanc qui fait mal, un blanc d'hôpital, tout simplement. Finalement, il les pria de patienter dans une salle joliment aménagée, dans laquelle s'étalaient deux gros fauteuils, une table de salon de jardin, ainsi qu'un ancien téléviseur portatif suspendu au mur. Il s'effaça dans une pièce voisine, probablement parti chercher le vieil homme. La dame avait posé son sac sur le côté, chance inespérée ! Une clé tournoyait déjà dans la serrure, laissant supposer que dans deux minutes, le mastodonte serait de retour.
La fluette aventurière bondit délicatement sur le sol, puis se dissimula derrière un gros canapé, queue en éventail, pattes serrées et mi-enfouies. Elle n'avait pu se retenir de faire ses besoins, mais quand ils s'en apercevraient, elle se serait déjà esquivée. En sautillant, elle s'enfonça dans le couloir par lequel il lui semblait qu'ils étaient arrivés. Les gémissements effrayants, derrière les portes verrouillées, lui bourdonnaient dans les oreilles. Le numéro de porte de Warren était le cinquante-deux, à deux étages dessous. Selon toute logique, elle aurait dû se diriger vers le fond, mais les trois blouses blanches qui discutaient accaparaient toute la largeur de la voie. Elle s'engagea alors dans la première cage d'escalier venue, et l'aspect faussement spacieux de l'endroit la rassura un tant soit peu. Assistée par de rapides battements d'ailes, elle dévala les marches quatre à quatre, semant involontairement des grappes de plumes sur son passage. Si elle ne prêtait pas plus d'attention, ils lui tomberaient dessus ! Elle se calma donc, reprenant péniblement son souffle. Son cœur, minuscule ocarina, lui jouait de timides refrains au travers de sa maigre poitrine. Elle gagna enfin le rez-de-chaussée. Numéro quatre-vingt-treize. Pas de chance, l'escalier éventrait un tronçon formé par deux portes battantes, percées d'une espèce de hublot à hauteur d'homme. Elle essaya bien de pousser, du bec, mais les gonds ne bougèrent pas d'un millimètre. Torse plaqué sur le battant, forces rassemblées, elle testa une ultime fois, mais ses brindilles de pattes glissaient sur le carrelage, son effort était vain. Il lui fallait attendre quelqu'un, puis jouer serré. Elle se plaça sur le rebord de la vitre, abaissée juste pour que seul le dessus de sa tête fût visible. Quelqu'un se présenta, au fond, puis tourna, malheureusement. Un autre déboula trois minutes plus tard, chargé de dossiers jusque par-dessus la tête. Oui, il allait passer ! Ses mains disproportionnées ne laissaient aucun doute quant au sort qu'il lui réserverait s'il lui tombait dessus.
Ailes rangées, elle se mit en équilibre sur un des gonds, à ras du plafond. Lorsque l'employé poussa les deux portes du pied, ensuite de l'épaule, elle se glissa dans l'ouverture avant de se poser sur l'autre gond, du bon côté cette fois-ci. Distrait par un bruissement d'ailes, le colosse se retourna, et Dieu merci il ne l'aperçut pas, ni elle, ni la plume qui traînait sous sa semelle. La porte battit plusieurs fois, et il fondit dans l'escalier.
Elle arrivait enfin à bon port. Porte cinquante-deux. Pas un bruit à l'intérieur, même pas un ronflement. Ankylosée par une suée intérieure, elle priait le ciel pour ne pas s'être trompée, consciente que ses heures étaient comptées. Elle se faufila par la fine trappe qui servait à déposer les plateaux de nourriture. À l'intérieur, enfin en sécurité, elle se plaça sur le sol dans un coin et patienta, la tête enfoncée dans ses plumes et les yeux fermés.
Son palpitant battait, et elle avait pris un sacré coup de vieux…