Chapitre 3 Un sale week-end

1

Warren émergea le lendemain, le samedi, la tête un peu plus lourde qu'à l'accoutumée. Persuadé qu'il aurait suffi d'enfoncer un robinet à l'arrière de son crâne pour que le calvados coulât à flots, il laissa encore quelques instants l'alcool se distiller en s'immergeant dans de proches souvenirs. Le récit de Sam avait été tellement prenant ! Si intense, si réel, si glacial ! Et le coup de l'araignée ! Mémorable ! Un caviar, une histoire à narrer à ses futurs petits-enfants ! Maintenant qu'il était de retour, ils s'organisaient jusqu'à plus soif d'excellentes soirées comme celle-là. Cela changerait des repas ronflants aux côtés des collègues du bureau, où le mot travail rebondissait entre les bouches comme une balle sur un terrain de tennis. Oui, sa vie allait enfin refleurir !

Il avait décidé qu'il écumerait banquettes et divans aujourd'hui. Le week-end, c'était fait pour musarder et dévorer à grandes bouchées ce qu'il vous était proscrit de faire la semaine, c'est-à-dire rien. Il s'arracha de son nid péniblement, cheveux pêle-mêle, idées dans les mauvaises cases. 11 h 13, déjà.

Sa montre… Superbe… Il n'y pensait même plus. Le gros cadran… Génial… Elle va même dans l'eau, cent mètres ! Il s'amusa un court instant avec les boutons, puis se força à descendre. Beth finissait de ranger la ménagère. Elle lui jeta un baiser à la fronde. Il empestait l'alcool, et aurait flambé sur place si elle avait eu le malheur de craquer une allumette.

— Oh là ! Tu dois avoir mal au crâne toi, et pas un petit peu en plus ! se contenta-t-elle de dire, un fin sourire aux lèvres.

Elle plongea un cachet d'aspirine, réparateur de gueules de bois, dans un grand verre d'eau. En avisée calculatrice qu'elle était, elle avait préparé le médicament en découvrant avec étonnement la bouteille ramenée de Bretagne léchée jusqu'à la dernière goutte.

— Oui, quand même. Mais ça a été une bonne soirée, hein ?

— Oui, mon chéri. Ça fait du bien de revoir des gens qu'on apprécie.

L'air de Beth s'aggrava, le soleil de ses pommettes se cacha derrière un opaque nuage d'anxiété. Elle attendit en trépignant que Warren vidât son verre.

— Un de tes poissons est mort ! Je l'ai trouvé ce matin flottant à la surface de l'eau, en débarrassant le living.

— Merde ! Ses yeux, éraillés par d'effilés vaisseaux sanguins qui confluaient à certains endroits, s'agrandirent. Lequel ?

— Le poisson-clown…

— Mince alors ! Ça faisait longtemps que je n'en avais pas perdu un…

Il se dressa brutalement et se rua dans le salon. Déraciné de son sommeil par un claquement de porte, le chien leva son museau de soie, étonné par un tel remue-ménage. Warren avait oublié qu'il avait mal à la tête, mais sa tempe pulsait. Sa femme, pas plus que les enfants d'ailleurs, n'avaient le droit de toucher à son jardin secret. Elle avait donc laissé le corps sans vie là où il se trouvait : dans l'angle, ballotté avec mollesse par les minuscules ondulations induites par la pompe à eau. Ses couleurs, orange vif et blanc-neige, ne laissaient pourtant pas transparaître la mort. Beth s'approcha, lui posant ensuite une main fluette sur l'épaule.

— Alors, qu'en penses-tu ? Virus ?

— Je ne crois pas, murmura-t-il religieusement. Je m'en serais aperçu. Un poisson malade, on le voit tout de suite. Il perd ses couleurs, et traîne au fond du bassin… Non, lui se portait comme un charme. Une bagarre, peut-être… Tu peux aller me chercher un petit sachet, s'il te plaît ?

Bibliquement, Beth acquiesça. Il s'empara de l'épuisette verdâtre à long manche, soigneusement rangée derrière l'aquarium, et pêcha le cadavre, le soulevant avec autant d'attention qu'un nouveau-né pour ne pas abîmer ses nageoires nacrées. Avant de l'allonger dans son cercueil de plastique, il lui adressa quelques mots à voix basse. Les poissons aussi ont un Dieu. Immobilisé au fond du jardin, il ferma le sachet avant de procéder à l'enterrement. Ses poissons étaient la troisième merveille du monde, après sa femme et ses enfants.

Le téléphone retentit de sa sonnerie mourante, spécialement choisie par Warren pour ne pas le gêner lorsqu'il œuvrait dans son bureau. C'était madame Simon, la directrice de l'école des enfants.

— Madame Wallace ? Bonjour, madame Simon à l'appareil. Tom est malade… Mais ça n'est pas grave, ne vous inquiétez pas ! Crise de foie… Le médecin est venu, il y a à peine un quart d'heure.

Beth souffla un peu, la pression diminua graduellement.

Quand elle avait reconnu la voix de la directrice, son sang avait emprunté la voie rapide, sachant que ce genre de coup de téléphone rimait la plupart du temps avec problèmes ou maladie. Une crise de foie, pas si alarmant que cela, après tout.

— Pourtant, il n'a pas mangé énormément de sucreries, se justifia-t-elle. Juste un morceau de gâteau hier soir, pour l'anniversaire de son père.

— Bah ! Vous savez, parfois, il suffit d'une broutille. Tim, lui, se porte à merveille. Vous pouvez venir les chercher si vous le désirez. Tom est couché sagement à l'infirmerie, mais il serait mieux auprès de sa famille, je pense.

— Évidemment… J'arrive tout de suite !

Elle appela son mari, planté au milieu de la pelouse et genoux sur le sol. Il se dressa, une pelle à la main.

— Tom est malade !! Crise de foie ! Je cours le chercher… Je ramène Tim en même temps…

Warren était pâle, l'aspirine s'était trompée de direction en décidant de lui repeindre le visage. L'alcool — un traître parmi les traîtres —, le poisson, qui avait écopé d'un carton rouge définitif, et son fils, dont le foie avait décidé de faire grève, n'arrangeaient pas les choses. Il acquiesça.

— Tu veux que je t'accompagne ?

— Non, pas le temps !! Tu n'es même pas habillé, et assez mal en point ! Je file, à tout à l'heure !

Hormis la trace de vomi sur sa nouvelle salopette de jean, Tom se portait bien. Beth le mit coucher, après lui avoir administré deux gélules à base d'argile — une sorte de pansement gastrique — et un suppositoire. Tom, comme tous les enfants, détestait avoir affaire à ce médicament ovoïde. Jamais très agréable de recevoir un missile entre les fesses. Ce week-end, la famille ne mettrait pas le nez dehors. Dommage, l'été grillait ses dernières cartouches de ciel bleu.

En fin d'après-midi, Warren tournait en rond à en user le carrelage. Il avait prévu de se rendre avec Beth chez Sam, mais la crise de Tom avait sérieusement compromis ses perspectives.

Il se jetait dans le canapé, zappait à s'en fracturer le pouce, bondissait sans raison, roulait jusqu'au jardin pour ne rien faire, glissait dans la cuisine, et tournoyait autour de sa femme comme un bourdon. Beth avait, bien entendu, remarqué son manège.

— Allez, tu n'as qu'à y aller seul. Passe-lui le bonjour de ma part !

Il sauta de joie intérieurement. Buuut !! pensa-t-il.

— Tu es sûr que ça va aller ma chérie ? Et si elle disait non ?

— Mais oui, ne t'inquiète pas ! Tom dort, gavé de médicaments, et Tim s'amuse dans sa chambre.

Yes ! Yes !

— Je t'aime.

— Moi aussi. À tout à l'heure.

Il lui vola un baiser, et se volatilisa.

2

Éric sifflait, doigts groupés par deux de chaque côté de la bouche, depuis le champ situé derrière la chambre de chez David. Le galibot était tapi sous le muret de crépi, hors de portée des regards adultes. La fenêtre mansardée du haut grinça.

— Alors, tu viens, je t'attends ! s'écria-t-il. L'abattoir, t'as pas oublié, j'espère ?

— Moins fort, on va t'entendre ! chuchota David en se retournant pour lorgner toute présence incongrue dans l'escalier. Ma mère m'a puni. C'est… à cause d'hier soir… je suis rentré après 7 h 00, et elle a gueulé !

— Pas cool… Tu lui as pas dit au moins qu'on était là-bas ? s'inquiéta Éric, qui n'ignorait pas comme tous les gamins du village que s'approcher de cette ferme était formellement interdit, à cause du caractère trop fantasque du vieil agriculteur.

— J'suis pas fou ! Elle m'aurait foutu un marron sinon !

— Allez, viens ! On va bien s'marrer ! Regarde, j'ai mon pistolet à billes, on pourra dégommer des pigeons !!

David s'affichait comme un expert de l'évasion, et de toute façon, désobéir n'était que le devoir des marmots.

— Bon, j'arrive !! Attends-moi !

Éric, heureux comme un pape, infligea d'effrénés coups de pied circulaires sur la luzerne qui tapissait le sol alvéolé. David se laissa glisser sur les tuiles, ce qui le gratifia d'une belle traînée d'ardoise sur le short, s'agrippa à la gouttière branlante, s'y suspendit, et roula dans le gazon. En moins d'un souffle, les garçons s'enfonçaient dans le maïs du champ voisin.

3

Warren n'éprouva pas de difficultés particulières pour se rendre au village, Don Shangain, un nom à faire sortir les vampires de leur cercueil. Sam lui avait légué un plan griffonné, mais assez détaillé. En revanche, dénicher la ferme relevait d'un tour de force spectaculaire. Sam avait judicieusement choisi son endroit : un trou au milieu d'un trou. Après avoir longé la forêt de Laigue, infinie, sur une bonne dizaine de kilomètres, il s'était engagé sur une route qui aurait difficilement pu être référencée dans la catégorie des communales : il l'aurait inondée rien qu'en s'y allégeant la vessie ! Une poignée de maisons clairsemées avaient jalonné le trajet, puis une absence totale de civilisation avait pris le relais. À destination, force fut de constater qu'il ne pouvait s'aventurer plus en profondeur, car le chemin de terre d'une centaine de mètres, qui slalomait jusqu'à la demeure, lui aurait démoli son bas de caisse. La Simca antédiluvienne de Sam, garée à l'américaine devant l'allée principale, ne craignait ni les bosses, ni même une pluie de météorites. Warren se faufila sous le porche, colossal arc de ciment blanchâtre, puis se cloua au centre du U formé par les différentes bâtisses, accompagné d'un escadron hippie de dindes et de poules au plumage huileux. L'endroit, assombri par le caractère viril de la forêt avoisinante, suait l'austérité.

— C'est moi ! Il y a quelqu'un ? s'écria-t-il, utilisant ses mains en porte-voix.

— Oui j'arrive !

Sam surgit de la grange, et les deux volumineux sacs-poubelle scellés à chacune de ses paumes le faisaient ressembler à une balance de Roberval. Nullement essoufflé par l'effort de lever par bras presque le poids d'un demi-homme, il les largua contre la palissade, à l'ombre. Warren ne prêta pas attention au sternum qui perça le plastique noir.

— Je vide la grange. Un peu trop de fourbi là-dedans. Suis-moi ! s'exclama-t-il en se frottant son visage épaissi d'une couche de poussière.

Ils longèrent une ancienne étable hors service, cinq boxes de chevaux crottés et vides, ainsi qu'un établi à outils plus grand à lui tout seul qu'un F2 en plein Paris. De l'autre côté s'étalait un bâtiment d'une quinzaine de mètres, du genre stand de tir couvert. Des gravillons crème, entachés de déjections animales, recouvraient pêle-mêle en une triple épaisseur une bonne partie de la cour. Ils se plantèrent un instant devant l'habitation, puis y pénétrèrent.

— Voici mon lieu de vie !

Cela coïncidait avec l'image floue et granuleuse que Warren se faisait des fermettes. Toutes les pièces, chaleureuses et poétiques, étaient alignées les unes derrière les autres tels des wagons-lits. Pas d'étage, ni de cave ni d'escalier. Un long couloir aux murs bosselés, éventré par un carrelage qui avait volé les couleurs et les taches à une vache à lait, irriguait chaque pièce. Le salon moyenâgeux, archétype même du milieu rural ainsi que des gens du terroir, présentait en son milieu une massive cheminée de granit rose façonnée d'une main rugueuse et pourtant appliquée. Des chevrons, trognons d'arbres centenaires, soutenaient transversalement un plafond situé à plus de trois mètres, et dégageaient une telle prestance que Warren se demandait comment ils avaient pu être hissés jusque-là. Tout autour, des meubles rustiques et naturels, taillés dans un seul bloc de chêne, s'étaient enracinés contre le mur de pierres anthracite, tandis qu'au-dessus une tête de sanglier, aux poils rugueux et argentés, ainsi qu'un buste de cerf, coiffé de bois majestueux, surveillaient, de leurs agates couleur café, une porte qui découpait la pièce. Entre les deux animaux, un grossier fusil de chasse, en parfait état de marche, s'exhibait fièrement telle une œuvre d'art.

Sam, dont le style tranchait avec le reste comme un point noir sur le visage d'une mariée, avait réarrangé ce salon plus à son goût. Des statues de bois africaines gardaient chaque coin, une lance à la main, prêtes à frapper. Avec des jambes démesurément longues et noueuses de l'épaisseur d'un bâton de réglisse, elles matérialisaient des mutants au ventre rond, plein telle une boule de suif. Toutes arboraient sans exception un visage hideux, et certains nez crochus, ignobles, servaient même au personnage miteux de troisième jambe. Warren, encerclé par cette tribu zombie sortie tout droit d'un film de Wes Craven, se sentit aussitôt mal à l'aise.

Les deux hommes s'enlisèrent dans des fauteuils en cuir vieilli aux accoudoirs imposants, qui dataient des années cinquante. Sam lui proposa, dans la foulée, un verre de « Royal Rhum » à cinquante-cinq degrés. Après de concis échanges sur le domaine agricole, il lui conta sans tarder un panel de ses innombrables exploits ramenés de ses voyages. Des histoires à effrayer un fantôme professionnel, si crues que Warren n'en croyait pas ses oreilles. Des malades, vraiment des malades, pensa-t-il. Et encore, Sam ne lui avait révélé que ce qui se laissait entendre.

Au fil des récits, Warren constata qu'une obscurité peu commune à ce moment de la journée s'était implantée dans le séjour, et qu'une fraîcheur inhabituelle semblait émaner du plafond. Tandis que Sam lui narrait avec entrain une chronique morbide, lui roulait des yeux, effaré par ces statues répugnantes qui ne cessaient de le dévisager de leur regard tant calciné que frigorifiant. Il leva la tête, unique moyen pour fuir cette troupe antipathique, mais le sanglier veillait lui aussi, et l'avisait de ne pas broncher en étalant ses deux défenses acérées. Refroidi, il changea de direction, mais une araignée, incrustée dans le creux de l'oreille du cerf, le croquait à distance, tout en tricotant un sarcophage de soie pour un moustique momifié. Cloué à son siège par une bouffée d'angoisse, il s'affola, alors que l'imperturbable narrateur débitait sans se lasser des anecdotes à vous faire cauchemarder jusqu'au terme de votre vie…

— Excuse-moi Sam, mais je vais devoir y aller, le coupa-t-il d'un timbre de voix qui trahissait sa terreur. Le temps passe vite, et Beth m'attend probablement à l'heure qu'il est. Tu sais, avec Tom malade…

— Pas de problèmes !! Viens avec moi, je vais te montrer une dernière chose !

Il franchirent la cour pour se rendre juste en face, auprès du bâtiment qui jouxtait perpendiculairement la grange. Le visage léché par la chaleur de l'astre réparateur, l'angoisse gommée par les rayons brûlants, Warren retrouva enfin ses aises. Le duo se présenta devant la bâtisse de briques fissurées, démunie de fenêtres. Sam poussa l'imposante porte de métal, fermée à clé.

— C'est quoi ? Un entrepôt, une porcherie ? demanda Warren qui espérait ne pas avoir à s'engager dans cette salle d'apparence délabrée.

Sam dut s'y mettre à deux mains pour que les gonds voulussent bien tourner. Un grincement malvenu accompagna un faisceau de photons fatigués, qui s'écrasèrent sur le mur lézardé du fond. Une différence de cinq à six degrés avec l'extérieur jeta un froid immédiat sur Warren.

— Nom d'un chien ! Mais c'est…

— Oui, un abattoir… Le vieux cochon faisait lui-même son business. Bien équipé, non ? Je me demande bien ce que je pourrais en faire…

En fait, il savait. Warren ne répondit pas, la gorge coupée. Il n'en avait jamais vu un pour de vrai. Juste de brèves images à la télévision de bâtiments hyper-modernes, stérilisés et étudiés pour limiter les souffrances des animaux. Mais là, Jack l'éventreur aurait eu de quoi passer des nuits entières de luxure, en y trimbalant par les cheveux des blondasses qu'il aurait achevées à coups de scalpel. Warren s'enfonça dans l'antichambre de l'Enfer, aimanté par la curiosité et surtout poussé dans le dos par Sam, qui referma la porte (long grincement) puis alluma la lumière ténébreuse. Huit ampoules voilées de crasse, pendouillant au bout de câbles électriques torsadés, projetaient des ombres pourpres et salies sur autant de tables de découpe en métal, impeccablement alignées comme l'étaient les baraquements des juifs au camp de Birkenau. De chaque côté de cette salle de tortures, sur le béton cyclopéen, couraient le long du sol poudreux deux rigoles, peu profondes et légèrement pentues, qui achevaient leur course dans une bouche d'égout encore remplie au dixième d'un liquide grisâtre d'où émanaient des bulles qui n'explosaient même pas. À voir les énormes crochets de laiton, aiguisés telles des dents de requin, Warren comprit qu'elles servaient à écouler en masse les tripes sucrées des bêtes égorgées. À l'arrière-plan, accrochés par des clous et exposés comme une batterie de cuisine — les casseroles en étain de Beth —, toutes sortes d'outils, dérobés aux plus illustres tueurs en série, étaient à disposition pour accomplir le funèbre ouvrage. Chaque lame s'était appliquée à caresser des dizaines, des centaines de têtes innocentes. Warren chercha des électrodes, comme l'expliquaient les médias, en vain. Pas de ça ici. Il imagina les mignons agneaux, les porcelets roses, et les chevaux hennissants, être enfournés de force dans la salle, être soulevés par les mains du Diable, avant d'être suspendus là, l'échine à moitié déchirée, encore bien vivants. Il se mit à leur place. Il la sentait, cette pointe courbée du pic d'acier s'infiltrer entre ses deux omoplates, puis glisser sur ses os telle une tête de lecture usée sur un vinyle. Elle lui déracinait les fibres de ses muscles dorsaux, un peu à la manière dont on épluche une banane, mais l'ensemble tenait. Ceinturé de son tablier noir, mains rangées dans des gants blancs, vierge de tout scrupule, le bourreau allait choisir l'arme du jour suivant ses humeurs. Ce sera quoi aujourd'hui ? Hachette ? Il faut frapper à plusieurs reprises, mais c'est efficace. Scie ? C'est plus long, le bruit est désagréable, mais la souffrance est lourde.

Marteau ? Pratique si on est pressé mais salissant, car le sang gicle si on dose mal. Couteau ? Un peu trop simple, assez monotone, mais ça fait crier. Puis l'écorcheur revenait d'un pas de soldat de plomb, même pas masqué, étalant ses dents dévorées par la pourriture. Finalement il les saignait un à un d'un geste net, baignant leurs râles de son haleine fétide, la même odeur que celle qui régnait et qui était collée au plafond par paquets ondulant jusqu'au sol. Combien d'âmes d'animaux erraient dans ce perfide endroit ? Des centaines, des milliers ?

Warren ne put empêcher ses peurs de môme ainsi que ses cauchemars récurrents de rejaillir de son inconscient, enfonçant les portes de sa raison de leurs bottes éperonnées. Endormies depuis de longues années, elles n'avaient pas raté l'occasion pour venir déguster un bon whisky aux abords de son esprit tourmenté. Crainte du croque-mitaine aux crocs pointus, à la cape rouge et aux griffes acérées, trouille de la lune sanglante et monstrueuse, qu'il apercevait depuis la fenêtre de sa chambre presque toutes les nuits. Un dégoût tressé de pitié s'empara de lui. Il traînait au milieu de la salle d'exécution, sans s'en être aperçu. Brusque demi-tour pour échapper à ce lieu maudit.

Confusion, doute, terreur. Dans sa fuite, le sommet de son crâne épousa une planche en porte-à-faux, sur laquelle dormaient des bocaux vides qui avaient dû contenir des cœurs à la fraise et des boyaux à l'abricot. Lorsque les récipients volèrent en éclat, le bruit du verre sur le métal glacial lui griffa les tympans. Il gagna la sortie pour y vomir son amertume ainsi qu'un reste du repas de midi. Dans la même seconde, il ressentit de frustrantes démangeaisons dans les cheveux puis au niveau de la nuque. Il secoua vivement la tête, et de minuscules corps noirs se décrochèrent en flocons épars, ravis de virevolter au gré du vent. Il s'abaissa pour scruter les paquets laineux qui roulaient sur les gravillons, pour constater avec frayeur qu'une galaxie de microscopiques araignées ensemençaient sa chevelure.

— Merde, mais d'où ça sort ? rugit-il.

Il fit courir ses deux mains dans ses boucles châtains, écartant les doigts pour simuler un peigne à poux, entraînant dans son geste des grappes d'arachnides filandreuses.

— Mon gars, tu t'es pris un beau nid d'araignées dans les cheveux ! annonça Sam qui souriait presque, amusé par la scène burlesque.

D'une bonne vingtaine de centimètres, le nid avait craqué silencieusement sur son crâne à la manière d'un œuf sur le plat.

Les myriades de bébés naviguaient désormais par milliers en toute liberté sur le terrain de jeu qu'était son corps, dans une cohue incontrôlable. Il en était marbré de toutes parts. Autour du cou tel un collier, dans le dos, même au creux de ses oreilles et au bord de ses narines. Ces monstres jaillissaient d'un réservoir inépuisable, lui volaient son intimité en pénétrant dans des endroits que nul, à part sa femme, n'avait eu l'occasion de découvrir. Il barrissait, gesticulait dans tous les sens, se matraquait la poitrine à la Johnny Weissmuller, s'abrutissait de claques et s'arrachait les cheveux par touffes afin d'en éliminer le plus possible. Et plus il s'égratignait, plus elles se multipliaient, lui noircissant désormais le visage. Il avait eu le malheur d'ouvrir la bouche, alors une troupe organisée s'était glissée sur sa langue ainsi qu'à l'intérieur de ses joues, s'aventurant désormais plus en profondeur pour tenter de remonter par les fosses nasales.

— De l'eau ! Il me faut de l'eau ! Il pleurait, crachait des liasses noirâtres.

— Dans la salle de bains. T'es de toute beauté comme ça !

Warren rebondissait comme un dément évadé d'un hôpital psychiatrique à qui on tirait des balles en plastique dans les jambes pour le faire danser. Il avait déjà jeté sa chemise dans la cour et ôtait son pantalon, s'emmêlant les pieds et frisant la chute. Une traînée funeste, genre queue de comète, s'épanouissait derrière lui. Il s'enfonça sous la douche, finalement le liquide libérateur coula. Il se brûla dans un premier temps, mais ça n'était pas grave, elles mouraient plus vite ainsi. Il se bombarda de gel moussant, en avala plusieurs longueurs, pour finalement ressembler à un pylône carbonisé qui avait reçu un extincteur complet de neige carbonique.

— Crevez ! Crevez !

Écrasés sur le sol, des colis massifs tourbillonnaient dans un même mouvement de spirale sur l'émail avant de se faire engloutir. Stigmatisé jusqu'au bas des reins, il récoltait encore des ballots de corps sans vie à chaque coup de peigne, et raclait bruyamment des cadavres collés au fond de sa gorge.

Dans l'impossibilité de retrouver son calme de statue grecque, il ramassa ses vêtements qu'il claqua bruyamment contre un mur, pour éliminer tout contrevenant. Sam, toujours planté aux abords du bâtiment de malheur, riait à s'en rompre la rate.

— Si tu avais pu te voir mon vieux ! Ha ! Ha ! Ha ! Génial, vraiment génial ! Digne de mes plus grandes histoires !

— Pas très amusant, Sam !!

Sa voix tremblotait encore un peu. Il le salua brièvement, mais Sam lui attrapa le bras avant de l'étreindre longuement.

— Je t'aime comme un frère, mon Warren…

Il n'ignorait pas qu'il le serrait contre lui probablement pour la dernière fois. Il remua la main jusqu'à ce que la voiture disparût dans le virage, et s'enfonça prestement dans sa cour.

Deux vifs observateurs s'étaient accroupis dans le fossé, au ras des broussailles.

— Il a pas l'air commode, le nouveau… encore moins que le vieux, susurra Éric, tendant un regard furtif.

— Et… le gars qui a hurlé, tu crois… que c'était quoi ? balbutia David, incapable de lever la tête.

— J'en sais rien, l'abattoir, sûrement ! J'me d'mande c'qu'il y a, là-dedans !

Sam réapparut sous le porche, jambes écartées et regard rivé vers la casquette rouge qui dépassait des friches. Une fois le fusil braqué dans leur direction, il arma.

— Allez, sortez d'ici petits fumiers, ou j'vous troue la peau !

La paire de têtes blondes s'esquissa. David pleurait déjà.

— M'sieur, c'est…

— Ferme ta gueule, p'tit con ! Allez, suivez-moi !!

Il les emmena dans l'abattoir, sans oublier de fermer la porte à double tour. La massive porte de métal gomma leurs cris. On ne les retrouva que le lendemain matin, couchés au bord d'un champ à l'entrée de Don Shangain. Ils ignoraient qui ils étaient, et avaient trois éléphants d'ébène chacun dans leurs poches.

Sam n'en entendit plus jamais parler…

4

En rentrant, Warren bondit sur son aquarium pour se libérer l'esprit. Les danseurs vrillaient avec leur agilité coutumière, répétant un ballet nautique qui incitait au rêve. Il les contempla une dizaine de minutes avant de se sentir légèrement retapé.

Il s'enquit de l'état de son fils malade auprès de Beth. Il ne vomissait plus, les pansements stomacaux agissaient efficacement. Par contre, il se tordait de temps à autre de douleur, se plaignant du bas-ventre comme une huître ouverte mordue par un soleil de plomb. Soupçonneuse d'une appendicite, Beth avait, par sécurité, appelé son médecin traitant, qui n'avait rien remarqué de particulier.

« Probablement les derniers effets de la crise de foie », avait-il annoncé tout en lui conseillant d'aller faire des examens plus approfondis à l'hôpital en cas de récidive.

Warren s'offrit un dernier bain purificateur, utilisant du liquide à la pomme verte à la place de l'eau bénite et un gant de crin capable d'effriter le béton comme décapeur. Il avait conté, non sans un amer dégoût, sa mésaventure à Beth, qui avalait sa salive plus difficilement à la fin du récit. Elle avait dû s'imaginer cette masse grouillante lui infecter ses cheveux de princesse. Quant à lui, il n'était plus près de mettre les pieds là-bas…

Avant de se coucher, il inspecta à la loupe les angles de la chambre, une sandale de cuir en guise de matraque. À la simple vue d'un de ces insectes répugnants, il cognerait à en décoller le plâtre. Le tour de reconnaissance, qui valait une perquisition chez un trafiquant de drogue, dura cinq minutes. En s'allongeant, il dut se résigner : désormais, il avait la phobie des araignées…

Avant de s'endormir, il compta un bon millier de moutons, dont la moitié se cassait une patte en sautant les haies tellement il était perturbé. Fourmis et arachnides fanfaronnèrent avec acharnement dans son esprit, puis s'estompèrent rapidement pour être remplacés par des poissons minuscules, des bancs complets, qui oscillaient entre les gorgones, les éponges et les coraux dans les eaux turquoise d'une île féerique. Elle existait sûrement, quelque part…

5

Le lendemain matin, un corps inanimé de baliste errait, bercé au gré des courants clapotant sur les parois de l'aquarium.

Warren, inconsolable, caressa une dernière fois la peau d'olive de son ex-protégé, et au passage de ses phalanges, il devina une irrégularité, juste à gauche de la nageoire dorsale. Oui, deux trous minimes, tout juste plus gros que des yeux de puce ! Il les distinguait nettement, désormais ! Il s'empara de son pavé rangé dans la vitrine, « les Poissons tropicaux. » Page 241–245 : le baliste. Son index ankylosé léchait les lignes en s'imprégnant du sens des mots. Anatomie, aspect, particularités, maladies : aucune mention sur ces maudits cratères. Telle une braise mal éteinte, ses yeux retrouvèrent une pointe d'éclat. Il vola au fond du jardin, s'empressant d'y déterrer le sachet plastique soigneusement fermé. Beth, apercevant de la cuisine une boule au pyjama rayé qui creusait la terre, devina que son mari jouait encore les fossoyeurs. Persuadé de découvrir ce stigmate sur le premier poisson, il dénoua hâtivement le sac, mais les mâchoires du temps avaient déjà œuvré efficacement : la peau devenue sèche de l'animal se déchira comme un timbre mouillé au passage de ses doigts. Même les yeux avaient quitté le navire, laissant place à deux cavités béantes. Cuit par son échec, il reboucha sans goût le trou mortuaire avec un occupant de plus, un locataire on ne peut plus calme…

Il s'astiqua les mains à s'en user les doigts.

— Encore un ? demanda Beth, le rassurant d'un bisou claquant.

— Oui, incompréhensible, répondit-il, le regard terne. Une saleté de virus, j'en suis certain. Aujourd'hui, je vais tout purifier ! Le grand ménage…

Il soupira. Nettoyer son aquarium, c'était décider de repeindre la Statue de la Liberté. Aspirer les trois mètres cubes d'eau de mer, transvaser tous les poissons dans la baignoire remplie d'eau salée à trente degrés, purifier les décors, laver les vitres, nettoyer les pompes, purger le circuit d'eau, désinfecter le bassin vide, rincer abondamment, et finalement refaire toutes ces étapes en sens inverse. Une galère composée d'un seul esclave pour ramer. Il ne s'attachait à cette tâche que deux fois par an, et la dernière fois, c'était en juin. Ça lui dévorait sa journée, suçait son énergie, bouffait son week-end. Et comme installer une arche de Noé dans une baignoire n'est pas chose aisée, Beth écopait aussi de son quota de labeur.

Tom, bien que capable de se lever et de chahuter, était contraint de s'allonger périodiquement, tiraillé de l'intérieur par de microscopiques individus. Heureusement son frère, habile sentinelle, hurlait à la moindre alerte, sur quoi Beth déboulait dans la seconde, chargée de bisous.

Ce week-end-là n'était pas à ranger dans leur album de souvenirs, mais le lundi effaçait toujours les soucis des jours précédents. Sauf cette fois-là…

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