Enfin mardi soir. L'automne, saison ratée pourrissant tout ce qu'elle effleurait, avait subitement pris racine, comme pour instaurer une ambiance beaucoup plus en rapport avec l'infernale mission qui attendait nos héros. L'inspecteur n'avait mentionné cette opération-suicide à personne, surtout pas à ses supérieurs. Parfaitement conscient qu'il compromettait sa carrière, Moulin avait suivi par solidarité. La nuit précédente, quarante-huit cadavres, parsemés dans toute la France, avaient été découverts. L'inspecteur avait donc, par une simple règle de trois, estimé les meurtriers à une centaine, mais vu les éloignements des corps les uns des autres, il était impossible que les mercenaires fussent tous rassemblés au même endroit en même temps. Notre quatuor allait donc enfin être capable d'agir si le fameux Lionel, ce monstre, les emmenait à bon port.
Le pays courait à grandes enjambées vers sa perte, aimanté par une phobie contagieuse. Cloisonnés chez eux, les gens ne pointaient plus le nez dehors après vingt heures. La vente de chiens de garde avait explosé de trente-deux pour cent en moins de quinze jours, ce qui ravissait les éleveurs qui, intérieurement, se réjouissaient de ce phénomène. Le prix d'un doberman avait flambé, en moyenne, de trois mille cinq cents francs à huit mille francs, pour raisons de « rupture de stocks. » Les fréquentations dans les facultés de droit avaient chuté de plus de quarante pour cent, et les amphithéâtres se vidaient comme l'eau dans une baignoire. En ce début d'année scolaire, les étudiants changeaient d'orientation, pour passer d'avocat à historien ou d'huissier à professeur de français, tandis que les couples désireux d'acquérir une maison ne trouvaient plus de notaires pour les accompagner. En manque de journalistes, les médias se mélangeaient les pinceaux, aussi sur chaque chaîne de télévision, une version différente voyait le jour. Les chiffres étaient erronés, les informations inexactes, les témoignages inappropriés. Aux États-Unis, une nouvelle série télévisée intitulée « The French Butcher » était même en cours de tournage, promettant d'exploser le box-office. Dans les villages où sévissaient les assassins, on faisait des prélèvements systématiques d'A.D.N. de la population avoisinante, alors les flacons s'entassaient aux portes des laboratoires d'analyses pour ensuite se perdre dans les tiroirs des instituts médico-légaux.
Nombre incalculable de cellules de crise avaient été ouvertes, accompagnées d'un bon millier d'emplois temporaires créés pour prendre les appels, les témoignages, et dépiauter le courrier de malades qui s'amusaient à jouer de mauvaises farces. Certains parents ne mettaient plus leurs enfants à l'école, en attendant que l'orage passât. Mais l'orage ne passait pas, il restait, bien ancré, et développait inlassablement sa batterie de nuages noirs sur tout le pays.
Moulin et l'inspecteur encadraient Anna.
— Ça va aller, Mademoiselle ? demanda l'inspecteur, admiratif du courage de la jeune femme.
— J'ai… j'ai peur…
— Vous ne risquez rien. Nous sommes là…
Non sans une réelle émotion, Moulin lui glissa un micro à l'intérieur du col de son chemisier.
— Voilà, il est invisible… Parlez, pour voir !
— Vous m'entendez ?
— Parfait, ça marche, c'est bon… Allons-y…
Ils rejoignirent Neil ainsi que Warren qui s'impatientaient dans la voiture, puis suivirent la psychologue.
Une fois le véhicule rangé au bout de la rue où avait lieu la R.D.A., ils s'enfoncèrent dans le café qui se situait à l'angle. De là, ils avaient une bonne vue sur les dépressifs qui s'acheminaient dans le bâtiment. Déjà en place à l'étage, Anna accueillait les premiers arrivants. L'inspecteur dissimulait une minuscule oreillette, invisible, sous sa casquette. Cette allure lui allait comme un gant, on aurait pu le prendre pour une star du basket. Le barman lui avait d'ailleurs demandé dans quelle équipe il jouait, et il avait répondu « Mulhouse », au hasard.
— Merde, elle tremble dans sa voix… Espérons qu'elle va tenir le coup, s'inquiéta-t-il, une main au niveau de la tempe.
Le petit chauve moustachu, comme elle l'avait décrit, s'enfonça enfin dans le bâtiment. Il s'était garé à deux pâtés de maison de là où ils espionnaient. Sombre et étroite, la voie leur permettrait de poser leur balise sans être vus.
— Bon… bonsoir Lionel… Vas-y, installe-toi, dit Anna d'un timbre de voix hésitant qu'elle ne réussissait à maquiller.
— Bonsoir Anna, vous allez bien, aujourd'hui ? Vous êtes radieuse…
Ses yeux perfides s'affinèrent.
— Salopard, lança à voix basse l'inspecteur.
Les trois autres, eux, n'entendaient absolument rien.
— Qu'est-ce qu'il dit ? voulut savoir Warren, pas très discret.
— Rien d'important… Je vous tiendrai informé si des choses intéressantes se passent… Mais pour l'instant, ça va bien… Moulin, vous pouvez y aller… Et soyez prudent… N'oubliez pas, sous la carrosserie, juste au-dessus de la roue arrière…
— Ne vous inquiétez pas, murmura-t-il en sortant du bistrot.
Le garçon de café, qui essuyait des verres avec un interminable torchon blanc, lorgna du coin de l'œil l'étrange équipée.
— Tiens bon, Anna ! chuchota l'inspecteur. Sa voix est plus naturelle maintenant, quelle femme, quel courage !
Progressivement, l'habile psychologue se plongea dans sa réunion, retrouvant en définitive son éloquence et sa grâce à faire danser les mots. Lionel ne s'était aperçu de rien. Ou plutôt, c'est elle qui n'y avait vu goutte, parce que lorsqu'elle sortit, aux alentours de 22 h 00, il l'espionnait au loin, ricanant intérieurement avec sa bouche de coin. Faisant une confiance aveugle en leur émetteur, les quatre complices ne l'avaient pas remarqué.
— C'est bon, il est suffisamment loin, dit l'inspecteur à voix haute en se levant de son siège. Nous pouvons y aller… C'est le grand soir…
Lionel ne perdait pas de vue sa future victime. Un son aigu, celui de la balise, lui transperçait l'oreille, mais il n'y prêta pas attention. Ces derniers jours, il ne se régalait même plus comme avant de chair humaine, complètement obnubilé par le vice. Et là, dès qu'il l'avait dévorée des yeux à la réunion, il sut qu'aller chercher Sam serait une monumentale perte de temps. Il s'offrirait d'abord une première passe, seul. D'ailleurs, il se demandait s'il tiendrait jusqu'à chez elle, tellement l'envie de se l'offrir là, maintenant, était puissante. Un sourire de croissant au beurre lui fendit le visage, et son crâne, nourri par les lueurs des lampes des tunnels parisiens, reflétait des teintes orangées.
— Voilà, dit Moulin, pointant le doigt sur le timide point rouge qui se déplaçait sur un écran à cristaux liquides, il est à peu près à cinq minutes devant nous… Paris-Nord… C'est donc dans ce coin-là que notre homme se trouve…
Il roulèrent encore un bon quart d'heure, avant de s'apercevoir qu'ils s'étaient sagement laissé berner.
— On… on dirait que… Merde, je connais cet endroit ! beugla l'inspecteur, les yeux exorbités et assaillis par la fatigue, Regardez sur le plan, ici !
— C'est… c'est le quartier de Anna !! s'écria Moulin. Il poursuivit, encore plus paniqué. Merde !! Regardez, il s'est arrêté !! Dans sa rue !! Bordel, ce salaud l'a suivie !!
Le quarté désarçonné s'affola, l'inspecteur incrusta l'accélérateur dans le plancher, et le moteur hurla.
— Il a combien d'avance sur nous ?? hulula Sharko, le regard rivé sur la route qui s'esquissait sous ses phares.
— Cinq bonnes minutes !! Vite !! Plus vite !!
Il grilla les feux, filant comme un missile. Deux voitures percutèrent une vitrine, ils ne s'en soucièrent pourtant pas, Neil fermant les yeux et Warren se bouchant les oreilles.
Comme de coutume, Anna voulut s'enfermer à triple tour.
Au moment de claquer la porte, un pied s'interposa.
— Bonsooooiiiir Annaaaaa, c'est moiiiii !
Il avait parlé au ralenti d'une voix rocailleuse, une voix râpeuse. Malgré l'halogène du salon, son visage restait sombre, cependant ses yeux noirs luisaient.
— Li… Li… Lionel ? Qu… qu'est-ce que vous faites là ?
Elle marcha à reculons jusqu'au milieu de la pièce. Si elle montrait qu'elle avait peur, elle était morte. Ses protecteurs, l'inspecteur, ne devaient pas être loin, puisqu'ils étaient censés le suivre. Il était déjà entré, aussi, usant de tous ses talents de psychologue, elle annonça :
— Entrez, je vous en prie…
— Merciiiii, Annaaaa !
D'un bond, il atterrit sur le sofa, mains jointes et faisant tournoyer ses pouces comme le font les personnes âgées pour passer le temps.
— Je… je vous sers quelque chose à boire ? Vodka !
— Vodka ?
— Ouiii ! Bien joué… Je vois que tu as bonne mémoiiiiiire ! Allons-y pour la vodkaaaaaaa !
Il s'affala, pieds sur la table.
Dépêchez-vous, je vous en prie !! gémit-elle intérieurement.
Quand elle se retourna du bar, il avait son sexe, bâton de dynamite, dans la main. Elle lâcha les verres, d'effroi.
— Qu'est-ce qui ne va pas, Annaaaa ? Un souciiii ?
Les A et les I mouraient au fond de sa gorge, un peu comme le miaulement d'un chat. Ses pupilles étaient désormais deux fentes horizontales, droites et fines.
— R… rien… Je… je vais reprendre des verres…
Il fallait être forte, elle le fut. Il s'attendait très certainement à ce qu'elle tentât de s'enfermer dans la salle de bains, elle n'en fit rien, bien que l'envie fût incommensurable.
Gagner du temps, juste gagner du temps… Bats-toi Anna, pour maman…
N'ayant cure de ce qu'il était en train de se faire, elle lui versa un grand verre à ras bord.
— Je… je mets un peu de jus de fruits dans mon verre, je vais en chercher…
Encore vingt secondes de gagnées, faites vite les gars, s'il vous plaît !!
Elle referma le frigidaire, mais lorsqu'elle se retourna, il se dressait à l'entrée de la cuisine, droit comme un lampadaire, les deux bras en croix sur les battants de la porte, et le sexe scintillant tel un faisceau laser.
— Annaaaaa… Tu es beeelle… Tu le saiiis ?
— O… oui… je le sais… Viens, retournons dans le salon…
Elle le tutoyait pour paraître plus proche de lui, simple artifice de psychologie.
— On est bieeeen iciiiii, nooon ? Dans la cuisiiiiiine !
Consciente que son inactivité attiserait ses désirs, elle lui planta directement une fourchette dans son grossier appendice, en plein milieu. Les dents ressortirent de la face opposée de ce qui ressemblait à du boudin blanc, à peine empourprées. Le pic diminua instantanément de taille, puis se courba telle une banane. Le monstre aux pensées impudiques se roula sur le carrelage, en larmes et gémissant tel un nourrisson. En le chevauchant, elle chuta lourdement, parce qu'il lui avait attrapé fermement le talon-aiguille. Le gratifiant d'un coup de semelle au visage, elle réussit à glisser le pied hors de la chaussure puis se releva, les cheveux sur les yeux et dans la bouche. Elle se mit à glousser, comme ne peuvent s'empêcher de le faire ceux qui savent que la mort leur lèche les talons. Dos sur la porte, pieds et mains croisées, le profanateur des chairs interdites se dressait déjà devant elle.
— C'est pas gentil ce que tu m'as fait là, Annaaaaa ! sourit-il, étalant toutes ses dents jusqu'à la dernière molaire.
Avec la pointe de sa langue, il se léchait le bout du nez.
Pourtant perforée comme une passoire, et même si quatre petits filets parallèles rougeâtres en ruisselaient, sa lance à plaisir était redevenue dure comme du marbre. Elle se recula avec lenteur, tandis qu'il avançait passivement vers elle, les mains placées comme pour l'étrangler à distance et son pénis s'agitant telle une baguette de sourcier. Après une accélération imprévue, elle bifurqua brutalement avant de se cloisonner dans la salle de bains. Les quatre murs de cette pièce, parois de son futur sarcophage, semblaient s'avancer vers elle tel un piège mortel.
L'assassin gratta sur le bois de la porte, du bout des ongles, émettant des crissements à exploser un verre de cristal.
— Annnaaaaaaaaaa !! Annaaaaaaaaa !! Annnaaaaaaaaa !
Lorsque sa main traversa le contre-plaqué, elle y planta un coupe-ongles. En grognant sèchement, il arracha l'instrument pour le claquer sur le sol, puis frappa de plus belle, plus agressif que jamais. Ses poings, boules de démolition, traversaient la porte de part en part. Il tourna le verrou de l'intérieur avant de bondir. Elle se tenait acculée au fond, sous le lavabo.
— Nooon… Pitié, Lionel…
Elle n'était plus psychologue, mais juste une des innombrables victimes de L'Arrache-Cœur qui supplient avant de trépasser. Il s'avança, tout en enlevant son pantalon le plus vite qu'il pouvait. Désormais, il était pressé de s'étourdir de luxure.
— Annaaa ! Annaaa ! Annaaa ! Tu n'es pas une gentille fiiiiille…
Jambes écartées, main ensanglantée levée pour frapper, il s'apprêtait à fondre sur elle, mais une balle vint se loger dans le miroir, traversant préalablement son cerveau. Il ne tomba pas, sa tête reposait sur le lavabo au-dessus de Anna, un peu comme une marionnette qu'on suspend quand on a fini de l'utiliser.
Après s'être glissée sur le côté, elle s'enfonça dans les bras de Moulin, le premier qui se trouvait à sa portée.
— Vous n'avez rien ? s'inquiéta-t-il.
— N… non… Dix secondes plus tard, et j'étais morte…
— Tout va bien, maintenant, nous sommes là…
L'inspecteur baissa les yeux, les espoirs de remonter la filière s'envolaient.
— Plus de piste, maintenant, on fait quoi ? dit Neil pour casser ce silence sépulcral qui faisait du mal à tout le monde.
— Rien, marmonna l'inspecteur, rien du tout… Appelez l'ambulance…
Désemparé et cuit par l'échec, Warren se fit déposer chez lui, à 1 h 15… Non, ils n'en viendraient jamais à bout… Sur le coup, il songea à se donner la mort, vissant par conséquent sa main au fameux tube de somnifères. Avant de passer dans un monde meilleur, il s'enferma dans la chambre mortuaire, celle des jumeaux. Si petits, tellement vides, les deux lits, semblables à deux caveaux, grimaçaient contre le mur. Derrière, sur la tapisserie, des dauphins continuaient à jaillir hors de l'eau d'un bleu profond et sautaient au-dessus d'un superbe paquebot. Sur la moquette, de minuscules soldats de plomb se livraient bataille, et de l'autre côté, des voitures de collection stationnaient fièrement dans de belles boîtes en verre, impeccablement alignées. Jonchant le moindre recoin de la chambre, des peluches souriantes, chaleureuses même, étaient encore imprégnées des rires des enfants. Il en prit une, celle qu'il préférait, un gros pingouin qu'il avait gagné à la foire aux manèges l'année précédente. Il avait tiré en plein dans le mille, et Beth avait applaudi, tandis que Tim et Tom se gavaient de barbe à papa et s'en mettaient plein les doigts ! Il s'assit sur un lit.
— Aïe !
Les fesses tourmentées par des objets pointus, il se releva en se massant la cuisse et souleva l'oreiller. Les éléphants d'ébène, ces sacrés d'éléphants d'ébène étaient groupés, bien cachés là-dessous. Fou de rage, il en jeta un contre le mur. Quand l'animal se brisa en deux, greffant une indélébile marque noire sur le mur, un flash lui traversa l'esprit. Il s'était vu avachi dans un canapé, son canapé d'en bas, un cigare cloué à la lèvre inférieure. Mais l'image s'estompa aussitôt.
— Qu'est-ce…
Il en saisit un deuxième, le plus léger, pour le fracasser sur le sol. Un morceau rebondit jusqu'à son visage. Encore une vision. Une ombre au fond, près de son aquarium. Elle était debout, ne bougeait pas en tendant les bras.
— Merde, Mais… ces maudits d'éléphants, qu'est-ce qu'ils me font ?
Un troisième se rompit la trompe sur un coin de meuble.
Une ferme… Un abattoir… Des araignées !! Des milliers d'araignées dans les cheveux !! Il secoua la tête, pour vérifier que rien n'avait élu domicile dans ses belles boucles châtain.
Il en balança un direct sur la porte de la chambre. Sam le serrait dans ses bras ! Une étrange sensation qui le traverse, comme un influx !
Il… Ce fumier est venu chez moi !! C'est là, Dieu seul sait comment, mais c'est là qu'il m'a refilé cette saleté d'araignée qui était en moi ! Quand il m'a enlacé ! Il… Il était à table, à côté de Beth et des enfants !! Le jour de mon anniversaire !!!
Il brisa le dernier, puis roula vers le second lit. Il éjecta l'oreiller, encore cinq éléphants !
Dites-moi où il habite, bande de salopards !
Il les projeta les uns derrière les autres. Parfois, il se relevait pour s'y prendre à deux reprises, car ils ne cassaient pas. Un bois ! Une route communale ! Un panneau « Don Shangain ! »
Un chemin, d'abord trouble puis plus net, s'ébauchait dans sa tête. Oui, une ferme ! Une simca, garée devant un chemin de terre !!
Il se décolla du lit, plongea sur le téléphone. Avec un peu de chance, l'inspecteur ne serait pas trop loin, accompagné de Moulin et Neil.
— Oui, Sharko à l'appareil !
— Inspecteur, c'est moi ! Ça y est, je sais où il habite ! Enfin à peu près ! J'ai retrouvé la mémoire !!!
Au travers de la dizaine de trous de l'écouteur, il entendit des pneus crisser.
— Nom d'un chien !! On arrive !! aboya l'inspecteur, la voix teintée d'une excitation soudaine.
— Faites vite !! Vite !! On va l'avoir !!
Il dévala en bas pour se chausser. Joie et haine se livraient un combat acharné sur le champ de bataille qu'était devenu son esprit, avec seule la vengeance pour arbitre. Il n'avait pas d'arme à feu, éprouvant une répulsion profonde envers ce genre d'engin. À défaut, il s'empara de son couteau de pêche avec sa lame rétractable, qu'il enfourna au fond de sa poche. La rage lui brûlait le visage, alors que l'amour de ses enfants lui attisait le cœur. Il s'enfonça dans son blouson, se piqua au seuil de la porte, et attendit ses compagnons d'infortune, le regard dirigé vers la lune énorme et rousse. La ferme intention de le tuer se gravait sur son visage, même si la prison serait l'issue de sa chevauchée sauvage. Mais il n'avait plus rien à perdre, de toute façon…
La voiture déboula au coin de l'impasse, perdant un enjoliveur tellement elle avait tourné sèchement et réveillant au passage les voisins. Ses amis étaient tous là : Neil, Moulin, l'inspecteur. La porte s'ouvrit avant même que le véhicule ne fût arrêté, et il s'y enfonça. Bref claquement de porte, marche arrière, rapide demi-tour, et direction Don Shangain, à une trentaine de kilomètres de là.
— Heureux de vous revoir, tous, dit-il, se barrant le torse d'une ceinture de sécurité.
— Alors, comment vous savez ? s'interrogea l'inspecteur, se retournant tout en conduisant.
— C'était ces éléphants d'ébène. Avec… ma femme, on se demandait d'où ils venaient… C'est lui, c'est lui qui les avait ramenés !!
— Vaudou ! jeta Neil. J'ai lu ça la fois dernière, dans un vieux bouquin sur les rites africains… Vous m'auriez parlé de ces objets avant…
— Bon sang, cette affaire avec les deux mioches qu'on avait retrouvés le mois dernier au bord d'un champ, vous vous souvenez inspecteur ? s'écria Moulin. Ils ne se rappelaient même plus qui ils étaient !
— Oui ! Tout concorde désormais…
— Qu'est… qu'est-ce qui est prévu, inspecteur ? demanda Warren, se penchant sur le dossier de devant. On… on fait quoi, une fois arrivés là-bas ?
— Je… je sais pas trop… S'il est seul, on intervient, sinon… il faut qu'on se cache… Il y a moyen d'arriver à cet endroit sans être vu ?
Warren s'isola par la pensée. Le paysage se dessinait dans sa tête, comme tout droit sorti d'un rêve. À la fois flou et précis.
— Par le bois ! Oui, il y a une gigantesque forêt sur pas moins de dix kilomètres, d'ailleurs on devrait bientôt la longer…
Il colla son front sur la vitre arrière, tentant de voir à l'extérieur, avant de poursuivre.
— Il faudra se garer dans un chemin, puis avancer à pied par la lisière du bois. On aura une centaine de mètres à découvert à travers un champ, puis on sera aux abords de la ferme…
— C'est parfait, ajouta l'inspecteur. Merde, j'aurais dû prendre ma paire de jumelles… Il faudra être extrêmement prudent, et ça, vous vous en doutez bien… Ces gens-là, ces animaux, n'ont pas peur de mourir, et sont des sauvages…
— Inspecteur ?
— Oui, Monsieur Wallace… Warren ?
— Pourquoi ne pas avoir fait appel à des renforts ?
Moulin et Neil le regardèrent, ils savaient, et lui non plus n'ignorait pas, en fait.
— Vengeance… Tout ce qu'ils seront capables de faire, c'est de le mettre en prison… Moi, ma femme est morte, ainsi que mes beaux-parents… Et ça, on ne pourra pas me le rendre… Ce soir, je ne suis plus flic… Je veux le voir crever sous mes yeux. Vous comprenez ? Oui… Je crois que vous me comprenez.
Une longue période de silence s'ensuivit. Moulin fixait les nuages qui cavalaient dans le ciel, éclairés par le halo froid de l'astre de la nuit. Neil laissait sa tête rebondir sur le bas de la vitre, Warren lorgnait la bague de sa femme ainsi que sa belle montre, et l'inspecteur fonçait, front ne faisant qu'un avec le pare-brise. De leur lumière acerbe, les phares de la voiture engloutissaient les lignes blanches qui défilaient à une vitesse impressionnante sous les roues. Dans les virages, il coupait même à gauche pour gagner du temps. Ils se présentèrent devant une bifurcation qui le força à briser le calme.
— C'est où, maintenant ?
Il était à l'arrêt au milieu de la route, le moteur soufflait et le pot d'échappement bouillait, laissant s'épancher un filet de fumée blanchâtre.
— À… à droite, on doit traverser le village, et après, il faudra prendre en direction de cette forêt, là-bas…
Il désigna du doigt une imposante masse noire dans le fond, qui s'étirait jusqu'un horizon découpé par des formes vallonnées. Il longèrent l'orée du bois pendant un bon quart d'heure, traversèrent le village endormi, puis continuèrent encore vingt minutes.
— Il fallait tourner par cette route, cria brusquement Warren, à gauche… Désolé, je… je ne l'avais pas vue… Mais ça me revient, maintenant !
— Ça n'est pas grave, dit posément l'inspecteur.
Il rebroussa chemin, et ils s'enfoncèrent aux abords du bois, conscients qu'ils s'engouffraient là-dedans pour ne peut-être plus jamais en sortir. Les arbres lugubres, enfants des Ténèbres, semblaient se pencher pour gommer leur passage, alors qu'un noir complet dégoulinait sur la tôle bleutée du véhicule, les isolant des dernières parcelles de civilisation. À gauche, à droite, derrière, au-dessus, la vie avait laissé la place à la mort.
— Ces… ces arbres sont effrayants, lança Moulin… J'ai… j'ai toujours eu la hantise d'aller dans les bois… et encore plus la nuit… Tous ces films d'horreur, ces… loups-garous…
Balafrés d'un sourire malvenu, Warren et Neil ne semblaient pas très fiers non plus.
— Je crois que nous avons tous peur de ça, dit Neil. Les bois sont des endroits gorgés de mystères. Dans les livres, on dit qu'ils emprisonnent les âmes de ceux qui ont la malchance d'y mourir…
— Je… je les crois, maintenant, intervint Warren. Je crois à tout ça, à la vie après la mort, au Paradis, à l'Enfer… À l'âme humaine… Vous savez, avec cet oiseau… J'espère ne pas laisser ma peau ici…
Ces vieilles légendes les refroidirent encore plus. Léchée par les broussailles, la route devenait de plus en plus étroite, et les feux avaient du mal à faire leur travail, si bien que le faisceau lumineux éclairait à peine une première rangée de troncs au visage dantesque de chaque côté de la voie.
— Vous êtes sûr que c'est par ici ? s'inquiéta Sharko, qui trouvait ce passage étrangement peu large.
— Je… je crois…
Continuez, encore deux bons kilomètres…
Ils transperçaient des écharpes de brume, sur lesquelles les phares reflétaient des formes fantômes. Chaque fois qu'ils en sortaient, Moulin s'attendait à voir un corps ensanglanté étalé en plein milieu de la route ou un auto-stoppeur sans tête jaillir des fourrés pour se jeter sur sa vitre. Ce bois, ces troncs, cette profondeur noirâtre, ce brouillard lui frigorifiaient les veines.
Des bosses et des creux tapissaient désormais la chaussée, provoquant le claquement des essieux qui se noyait dans le vide ou rebondissait contre les différentes couches d'arbres.
— C'est là-bas ! jacassa Warren, les faisant tous sursauter.
Ils suivirent son index. Une infime lueur, pâle et difforme, naissait sur la droite, puis disparaissait chaque fois que la voiture passait devant des feuillages. Cette forêt ressemblait à un cimetière, leur cimetière. Des vapeurs s'échappaient des amas d'humus sur le sol et enroulaient les essuie-glaces qui peinaient pour évacuer les fines gouttelettes. L'inspecteur s'arrêta, les yeux plissés comme pour mieux voir au travers du rideau brumeux.
— Il va falloir descendre ! se força-t-il à dire, constatant le visage sinistré de Moulin.
— Quoi ? Si… si loin ? bafouilla le jeune policier, terrorisé.
Le cauchemar de devoir s'enfoncer dans ce coupe-gorge prenait réellement forme.
— C'est vrai, inspecteur, ajouta Neil, nous sommes bien à… huit cents mètres, ça fait beaucoup, non ?
— Non, il a raison, le contredit Warren, cette voiture fait un sacré tintamarre… Tout est si calme ici… Ils pourraient entendre le moteur… Vous… vous pouvez vous garer là-bas, sur le tapis de feuilles…
— Oui, bien joué…
Les roues crissèrent sur le feuillage humide, et subitement celles de droite s'enfoncèrent. Le bas de caisse claqua sur le sol.
— Merde, c'est quoi ce bordel ? ronchonna l'inspecteur.
Il poussa la porte, les deux pneus tournaient dans une ornière. Il martyrisa l'accélérateur, mais ils creusaient la terre encore plus.
— Arrêtez, inspecteur, vous empirez la situation, grimaça Neil, constatant que leur unique moyen de fuite devenait inutilisable.
Warren descendit et s'enfonça la moitié de la jambe dans la boue.
— Merde !! Sortez Monsieur Moulin, vous aussi monsieur Neil, pesta-t-il, on va essayer de pousser !
Contaminé par la frousse de sa vie, Moulin hésita. Il fit un réel effort pour mettre le pied dehors. Le trio glissa jusqu'à l'arrière du véhicule, se pencha du plus qu'il pouvait comme pour faire levier, puis poussa dans un même geste. Neil ne servait pas à grand-chose, mais il participait activement en coordonnant les efforts.
— Allez-y, essayez, inspecteur ! cria-t-il.
Des bouquets de bourbe leur passaient au ras du visage, provoquant une vive réaction de Moulin, repeint de la tête aux pieds.
— Arrêtez, ça ne sert à rien !!! s'écria-t-il, à la limite de devenir dingue. Elle est coincée ici, et nous aussi, par la même occasion !!! Piégés ici, au milieu de nulle part, à proximité de monstres sanguinaires !!
Il paniquait vraiment, alors qu'il ne s'était encore rien passé et que le pire restait à venir. Il tenta bien de retrouver son calme.
— Merde, j'ai les boules moi ici, comprenez-moi… Je… je pourrais… rester ici… et donner l'alerte si quelqu'un passait…
Puis il s'imagina, seul dans ce trou, encerclé par ses fantômes d'enfants. Ou… oubliez ce que j'ai dit… Je… je viens avec vous…
L'inspecteur ferma les portes à clé, puis ils s'enfoncèrent, avalés par le poumon des enfers.
— Mince, j'ai pas pensé à prendre de torche non plus…
— Vous… vous ne pouviez pas savoir, murmura Warren, c'est moi qui aurais dû prendre ce matériel…
Ils n'y voyaient pas à un mètre, si ce n'était cette aurore de lumière, au loin. Après être sortis de la route qui s'était très vite transformée en une espèce de sentier impraticable pour les voitures, il s'engagèrent au cœur même de ce désert d'arbres, comme avalés par la gueule d'un monstre gigantesque.
— Vous vous étiez trompé de route, Warren, dit l'inspecteur, incapable de voir où il posait les pieds. Vous n'auriez jamais pu passer par ici…
— Vous… Merde… J'en étais pourtant sûr…
— On voit que dalle, se plaignit une nouvelle fois Moulin.
Sa voix tremblait, il tenait l'inspecteur par l'arrière de sa veste, pas loin de lui donner la main. Neil suivait, talonné par Warren qui fermait la marche. Des branches, tétanisées par le froid ancré perpétuellement dans ce trou, craquaient de toutes parts et se rompaient parfois sous le poids de l'humidité. De mystérieux oiseaux de nuit perçaient le silence d'un cri strident, et le bruissement de leurs ailes se devinait juste au-dessus des têtes de l'équipée. Warren avançait d'ailleurs les mains sur le crâne, de peur de se faire attaquer par l'un de ces gardiens de la nuit.
— Tout le monde suit toujours ? murmura l'inspecteur, qui voulait fendre ce climat insalubre.
Ils ne s'apercevaient même pas les uns les autres.
— Oui, soupira Warren, lorgnant derrière lui de crainte d'être suivi par d'invisibles bestioles. Ça vient bon… Plus que cinq cents mètres, environ…
— Plus que, plus que, maugréa Moulin, ça fait un bon quart d'heure qu'on marche, et on n'a fait que trois cents mètres !! Et ces putains d'oiseaux qui me frôlent la tête, bordel !!
Il est vrai qu'ils progressaient moins vite que le lierre sur un mur, mais ils marchaient à l'aveuglette, forcés parfois de faire demi-tour parce que cernés par des ronces et des arbustes.
Moulin se roula subitement par terre, en hurlant.
— Merde, qu'est-ce qui se passe ? Où êtes-vous, Moulin ? cria l'inspecteur, se retournant et le cherchant à tâtons.
Infectés par une terreur invisible, Neil et Warren se paralysèrent.
— Ici, sur le sol !! J'ai une saloperie dans les cheveux !!
Ils respirèrent un peu, il leur avait fait une peur primale. Neil se pencha puis plongea sa main à l'écorce charnue dans sa chevelure.
— C'est une chauve-souris ! Elle s'est emmêlée dans ses cheveux ! Ne… ne bougez pas, vous allez faire pire que mieux !!
L'inspecteur s'approcha de l'oreille de Warren.
— Il a crié fort… Vous croyez qu'ils ont pu entendre ?
— Je… j'en sais rien… Mais de toute évidence, son cri a dû atteindre la ferme… Espérons qu'il n'y avait personne dehors…
— Bordel, elle m'arrache les cheveux !!
— Ne bougez pas, je la tiens, s'écria Neil en serrant les dents. Et gueulez moins fort, nom de Dieu !
Il attrapa le corps velouté de la cousine du vampire, tout en tentant de l'autre main de démêler les cheveux de ses griffes.
Mais une touffe rebelle était bien accrochée.
— Je vais tirer d'un coup sec… Essayez de ne pas trop crier ou mettez-vous la main devant la bouche. Attention… Un… deux… et trois…
Il arracha, et une bonne cinquantaine de cheveux se firent la malle au moment même où Moulin lâcha un cri étouffé.
L'oiseau aux oreilles démesurées s'envola avant de disparaître, couinant toute sa réserve d'ultrasons. Constellé de larmes, le jeune policier se dressa et sanglota silencieusement. En d'autres circonstances, cette histoire aurait pu prêter à rire…
Une demi-heure plus tard, ils atteignaient l'orée du bois, n'ayant plus qu'à traverser le champ et la route pour accéder au chemin de terre qui courait jusqu'au porche.
— Merde, mais il y avait une route juste ici, bordel, gronda Moulin. On aurait pu se garer plus en amont, et longer les champs !!
— Oui, mais ceux qui rentrent auraient pu voir la voiture, le calma l'inspecteur… Ils se seraient posé des questions…
Ils étaient tapis sur le sol, camouflés bien mieux que des bérets verts avec la boue qui leur couvrait le visage.
— Qu'est-ce qu'on fait, on y va ? S'impatienta Neil.
— Non, attendons quelques instants, ordonna l'inspecteur. Il faut que l'on prévoie un plan. Bon… Nous devons traverser cette parcelle de champ. Puis la route, et nous arrivons à l'entrée de la ferme. Je… n'y vois pas grand-chose… Vous vous souvenez comment c'est à l'intérieur, Warren ?
— Une fois sous le porche, il faut traverser la cour pour aller normalement dans le lieu d'habitation, chuchota-t-il, inquiété par la forêt qui ne se lassait pas de craquer derrière lui.
— Et dans la cour, on peut avancer sans être vu ?
— Euh… pas réellement. Il y a une espèce de grange à l'entrée, puis des bâtiments sur le côté… Un… un abattoir…
Moulin, qui continuait à avoir les yeux rivés dans le bois, paniqua de plus belle.
— Un… un abattoir ??
Immédiatement, il s'imagina sur une table de torture. Ces gens, avec leurs jambes coupées, leur cœur arraché… Le type qui faisait ça était là-dedans, et s'ils avaient le malheur de se faire prendre, Dieu seul sait les souffrances qu'il leur ferait endurer. L'inspecteur, qui voyait à la lueur de la Dame Blonde son visage fondre de peur, le raisonna.
— Allons Moulin, soyez fort, bordel ! Ne nous claquez pas dans les pattes maintenant, on a tous besoin les uns des autres. Nous y allons à quatre ou alors pas du tout… Vous êtes toujours avec nous ?
— O… oui, je… je vous suis, se força-t-il à répondre, constatant que de toute façon il ne pouvait plus faire marche arrière.
— Bon… Nous allons courir accroupis jusqu'au bord de la route… Il y a un fossé, on se rejoint là-dedans…
Il leva les yeux vers la maîtresse des marées, perchée haute dans le ciel. Heureusement que tu es là, toi, pour nous guider un peu…
Ils parlaient tous en éteignant leur voix.
— Je pars premier… Moulin, vous me suivez, puis Neil et Wallace… Allez, on y va…
Une fois la butte dévalée, il s'enfonça dans le champ gorgé d'eau de pluie. Le reste du groupe l'imita, chevauchant les ornières et évitant tant bien que mal les longues flaques parallèles. Un bruit de moteur se fit entendre, suivi par des phares qui pointèrent vers leur direction.
— Merde, baissez-vous !! cria l'inspecteur, dont le visage furtivement éclairé par le faisceau trahissait un complet désarroi.
Ils plongèrent dans la boue. Neil s'allongea dans une flaque et se retrouva trempé jusqu'aux os.
— Neil, ça va ? demanda Warren, qui avait le nez au ras de sa semelle ainsi que les deux mains enfoncées de dix centimètres dans la glaise.
— Pas terrible… Je suis gelé… Cette boue est si froide…
Warren n'avait plus que les dents de visibles, le reste était charbonneux et la gadoue s'appliquait à lui durcir le visage. Ils baissèrent la tête à la limite de manger de la terre. La boîte à croque-morts sortit du chemin qui bordait la ferme pour tourner vers la droite. Hors d'atteinte des phares, l'inspecteur releva le buste comme une marmotte.
— Regardez-moi ces fumiers… Ils… ils sont trois là-dedans… Ils sont partis… à la chasse…
Anesthésiés par le froid de l'eau et la bise glaciale qui s'était soudainement jointe à la partie, ils progressèrent péniblement jusqu'au fossé. Au loin, dès que le grondement du moteur fut inaudible, un autre naissait dans la direction opposée. Une aurore boréale, générée par les deux feux de croisement, se profila à l'horizon.
— En revoilà une, tout au fond, là-bas… Regardez… Elle va arriver… Baissez-vous !!
Ils s'embusquèrent en urgence, tout en laissant une moitié de front dépasser à la manière des indiens dans un mauvais western. Le quatre-roues s'approcha puis s'engagea dans l'allée. Les phares, qui éclairaient désormais en direction de la ferme, leur permirent de dresser un état des lieux.
— Bon, il n'y a qu'une seule voiture garée. Une simca…
— Oui, celle de Sam, compléta Warren, ôtant tout ce qu'il pouvait de boue sous ses yeux et sur son nez.
— Et avec celle-là, ça fait deux… Ils… ils sont deux dans cette bagnole… Celui qui sort porte un sac… Merde, ça y est, on n'y voit plus rien, ils ont éteint.
Deux portières claquèrent. Ils entendirent des sons graves, des voix d'hommes. Puis plus rien.
— Ça y est, ils sont entrés, souffla Sharko, crachant un mélange noirâtre.
— Qu'est-ce qu'on va faire, inspecteur ? s'inquiéta Warren.
— Ils sont au moins trois à l'intérieur. Nous avons trois revolvers… Moulin a le sien… Et moi, j'en ai deux… Vous savez utiliser ça, Warren ?
Il secoua la tête.
— Donnez, moi je sais, intervint Neil.
L'inspecteur lui tendit le revolver par le canon.
— Ça devrait aller, ajouta-t-il. Nous bénéficions de l'effet de surprise… Ils ne doivent pas avoir d'arme sur eux. L'autre fois, chez moi, ils n'avaient rien d'autre que des pavés et des couteaux… On va y aller…
Moulin, tétanisé, s'interposa.
— Attendez, inspecteur… Si ça sent le roussi, on fait quoi ? Je… je veux dire, si on doit fuir…
— On… on ne doit pas se quitter… Mais si ça devait arriver, direction le bois… On essaie de retrouver la voiture, et on se rejoint là-bas…
— On… on ne retrouvera jamais le chemin ! ajusta Warren.
— Bon, alors on se cache dans la forêt, et on attend l'aube… Oui, à l'aube, on devrait la retrouver… Dans tous les cas, ne fuyez jamais sur cette route, ou alors ils vous coinceront… Espérons que nous n'en arriverons pas là…
— Re… regardez, ils ressortent !! glissa Moulin, camouflé et grelottant.
— Oui… Bien… Allez, dégagez mes petits, se réjouit Sharko un peu plus à l'aise.
Les deux exécuteurs grimpèrent dans leur limousine mortuaire puis s'éloignèrent. Une fois le silence rétabli, ils se lancèrent.
— Allez, c'est maintenant ou jamais… On le tient !
Ils rampèrent jusqu'aux abords du fossé, puis franchirent la route pour se plaquer contre la grande palissade de l'entrée.
D'irrégulières traces de boue, sur le goudron et sur le crépi, trahissaient leur passage.
Leurs cœurs, complètement synchrones, jouaient en fanfare. L'inspecteur continua à diriger la troupe.
— Bon, on fonce, on…
Sa phrase fut coupée nette. Un autre bruit de mécanique, déjà bien proche, les surprit. Des faisceaux, au bout du virage !
— Merde, on est coincé… On… on peut plus traverser, ils vont nous voir ! gémit Moulin.
Une bétaillère s'engagea dans la ligne droite, et les deux ellipses formées par les phares leur chatouillèrent presque les pieds. Dès qu'elle tournerait dans l'allée, ils seraient pris en flagrant délit !
— Suivez-moi !! murmura Warren, qui s'avança en tête.
Il passa sous le porche diagonalement. Après un court temps d'hésitation, les autres suivirent. Neil eut à peine le temps de disparaître que les feux éclairaient plein champ le milieu de la cour. Warren entrouvrit au ralenti le battant de la grange, qui gémit sensiblement d'un grincement perçant. Ses compagnons, derrière lui, serraient les dents, les yeux enfoncés dans la porte de la fermette éclairée, à une dizaine de mètres de là. Le moteur s'était arrêté, et maintenant c'était entrer ou les affronter. Les phares s'éteignirent, les portes coulissèrent. Warren tira encore un peu la porte. Légère plainte du bois, à peine audible cette fois-ci. Il se glissa dans la fine ouverture de profil. Neil s'enfouissait tout juste que les deux vassaux du roi traversaient la cour, chargés comme des baudets. Sam surgit, lorgna d'un coup d'œil circulaire les alentours, et les tueurs s'attardèrent à narrer leur retour d'expérience.
Au-dessus de la tête des quatre suicidaires, deux yeux rayonnaient sur une poutrelle. Frigorifiés sur le coup par un hululement malvenu, ils levèrent la tête pour découvrir cette fameuse chouette, témoin muet d'une bien sordide histoire.
Idéalement placée, la lune illuminait les visages au travers des trous de la toiture. Moulin s'était subitement statufié, laissant un fin filet d'urine couler le long de sa jambe. Le trio suivit son regard incendié par la peur, ne comprenant pas ce qui pouvait justifier pareille frayeur. Quand ils eurent saisi, ils s'irradièrent à leur tour. Sur une gigantesque planche de bois, à même le sol, des dizaines de cœurs zébrés de fines veines violacées étaient alignés deux par deux. Le sang, visqueux et noirâtre, dégoulinait encore de certains organes au relief bleuté créé par la fine cascade de lumière. Mal déchirées, des aortes et des veines caves avaient encore toute leur longueur, faisant ressembler les ventricules à des poulpes sur le ponton d'un chalutier. D'autres muscles cardiaques, probablement éventrés par les côtes lors du prélèvement, s'ouvraient telles des pêches trop mûres en exhibant une cavité rougeâtre qui jadis avait véhiculé la vie. Des reflets trompeurs portaient à penser que certains d'entre eux battaient encore, mais c'était une simple illusion entretenue par le fait qu'un cœur est le symbole de la vie et qu'il est censé pulser. Un dégoût poisseux dégoulina le long des tôles rouillées, puis se déposa en un nuage lourd sur le sol poussiéreux. Des effluves putrides ondulaient jusqu'au plafond, et Neil, un mouchoir sur le nez, s'approcha.
— Nom de dieu !! V… venez voir !!
Cloué au milieu de sa flaque, Moulin ne bougea pas. Les plus lucides avancèrent, tremblotant et roulant des yeux, enguirlandés d'un vêtement ou d'un morceau de tissu sur les fosses nasales. Épinglé dans chaque organe, un petit morceau de papier se dressait tel un mini-drapeau. « Avocat, notaire, dentiste, sergent, commissaire » pouvait-on déchiffrer en s'approchant d'un peu plus près. Un pesant silence se profila, accompagné d'un sentiment d'impuissance additionné d'un écœurement insondable.
Ces pauvres gens assassinés sauvagement ne pouvaient même pas reposer en paix, on leur avait volé leur cœur et, par conséquent, une partie de leur âme.
Ils ne purent que constater l'ampleur du phénomène, ainsi que la grave erreur qu'ils avaient commise en venant tambouriner seuls aux portes de l'Enfer.
— Mon Dieu… Regardez ça… Ils… ils sont tous frais !! constata Neil, le visage décomposé. Dites, inspecteur, on est à combien de morts par nuit, en ce moment ?
— Cinquante, soixante peut-être…
Suite à une déduction simpliste, Warren se mit lui aussi à paniquer.
— Re… regardez, il n'y en a que… dix-huit… dix-huit cœurs… Il… il en manque… il en manque… quarante !! Il… il faut sortir tout de suite… Ils… vont revenir ici, poser les nouveaux cœurs !
— Oui, dégageons, insista Neil, terrifié. J'ai un très mauvais pressentiment… Vous vous souvenez inspecteur, l'autre fois chez moi, quand j'ai su, pour ces orages ? Et bien là, j'ai les mêmes symptômes…
De nouveaux les voix, dehors. Le crissement de la porte de la bâtisse du fond. Des pas dans les gravillons…
— Merde !! Vite, planquez-vous ! miaula l'inspecteur en gesticulant. Là-bas, derrière les ballots de paille… Il… il fait noir dans le coin… Plongez, ils arrivent, vite !!! Et préparez-vous à ouvrir le feu, ils ne sont que trois !
Neil n'eut pas de mal à se dissimuler derrière un tas de ferraille humide pour laisser la place à l'inspecteur contre la meule de foin. Warren, lui, s'aplatit le long d'un tas de poutres posées pêle-mêle sur le sol, alors que Moulin ne bronchait pas.
D'innombrables graviers cliquetaient maintenant presque joyeusement jusqu'à la porte en bois.
— Moulin, je vous en prie, cachez-vous, chuchota quasiment à voix haute Sharko, incapable de tenir son arme tellement il avait peur d'y rester.
Moulin se décolla subitement du sol pour fondre sous la paille, se recouvrant du plus qu'il pouvait le visage, le nez, le torse. Tous prièrent pour que Sam ne les vît pas, et s'arrêtèrent de respirer lorsque les gonds grincèrent. Quand l'équipe de tueurs pénétra à l'intérieur, un nuage grisâtre voila le disque lunaire, et le noir tomba de tout son poids.
Merde, la lune ! pensa Sharko… Je ne pourrai pas tirer…
Tant pis…. Moulin est hors jeu, de toute façon… Et il fait trop sombre… Trop risqué…
Bien que chatouillé dans les narines par un brin de paille, Moulin était plus immobile qu'un mort. Il avait le regard englué au plafond, suppliant intérieurement en serrant le petit crucifix qui pendait autour de son cou. Témoin inopportun de sa présence, une forte odeur d'urine planait juste au-dessus de sa tête. Sharko, dos contre un ballot de paille et arme au poing, fermait les yeux en pensant à son épouse, tandis que Neil sentait le mal, cette malaria, monter en lui.
Non, pas maintenant… Pas maintenant…
Un léger tremblement, silencieux, s'empara de ses membres.
Les livres disent de respirer profondément, et de penser, toujours penser… Penser à n'importe quoi, mais penser…
— Posez-le là ! ordonna Sam d'une voix empruntée au Diable en personne. Vous avez bien travaillé ce soir ! Vous allez pouvoir rentrer, maintenant !
— Bien patron !
Après avoir extirpé un drapeau de sa poche, il se pencha au-dessus du cimetière de cœurs. Il les renifla tous, exhibant sa langue de vipère pour lécher quelques gouttes d'hémoglobine qui suintaient des parois musculaires. Il planta le pic dans le myocarde fraîchement cueilli, ayant auparavant pris soin d'y noter « banquier », puis se dirigea vers la porte, encadré de ses serviteurs. Avant de sortir, il s'immobilisa entre les deux battants grands ouverts, reluquant longuement chacune des lattes constituant le fond de la grange, yeux mi-clos. Les statues humaines entendirent sa respiration saccadée, animale, et flairèrent le danger, même si, théoriquement, elles étaient invisibles.
Impossible… Il ne peut pas nous voir… Il ne peut pas nous voir… Il ne peut pas nous voir… pensèrent-ils, simultanément.
Il ramassa une poignée de gravillons qu'il balança contre les poutrelles derrière lesquelles était étendu Warren. Les petits cailloux ronds glissèrent le long des tiges métalliques dans une myriade de frêles rebonds. Avant de fermer, il inspira à fond puis allongea un rire démoniaque qui dura jusqu'à ce que la dernière parcelle d'oxygène fût éjectée de ses poumons.
L'inspecteur perçut une bave plombée tomber sur le tapis de poussière. Sam ferma enfin la porte mais à clé, hurlant de bonheur, puis son rire s'évanouit lorsqu'il entra dans sa ferme.
D'abord terrorisé et incapable de gesticuler, Warren se décida à couper ce silence macabre, au moment où une clarté ambrée baigna avec vigueur le hangar.
— Vous… vous avez entendu la voiture partir ? chuchota-t-il avec une voix tant faiblarde que tremblotante.
— N… non, murmura l'inspecteur, dont le blouson de Skaï crissait contre les rêches brindilles de blé. J'ai l'impression qu'ils sont toujours là… Mais il n'y a pas un bruit, ils doivent être rentrés dans la baraque.
— J'ai… peur, pleura Moulin, trempé. Il… il nous a enfermés ! Vous… avez entendu… la serrure… Il… il sait qu'on est ici ! Et ces cailloux qu'il a lancés dans notre direction !!
Vu qu'il baragouinait dangereusement, l'inspecteur bondit pour lui coller une main devant la bouche.
— Taisez-vous, bordel ! beugla-t-il d'un ton âpre. Ils nous ont peut-être vus ou peut-être pas ! Il faut mettre toutes les chances de notre côté ou nous sommes cuits si nous commençons à pleurnicher comme des madeleines ! Un peu de sang froid, nom d'un chien ! Il faisait un noir d'encre, je ne pense pas qu'ils aient pu nous voir, et en plus, on était bien planqué !
Loyalement, Warren se devait de jouer les rabat-joie.
— Quand j'ai ouvert la grange, tout à l'heure, il n'y avait pas de clé sur la porte… Je le sais, parce que je me suis ripé la main sur la serrure rouillée… Il a donc fermé en toute conscience… Il a sorti la clé de sa poche, et il a fermé !! Moulin a raison, ces cailloux, j'ai failli me les prendre en pleine figure ! Oui, pourquoi il les aurait lancés ? Il sait, ce salopard sait !!
Moulin explosa de plus belle, comme une cocotte minute restée trop longtemps sous pression.
— Oui… P… pourquoi il aurait fermé… s'il savait qu'il allait… re… revenir ? Et pourquoi… les deux autres ne partent pas ? Ils devaient s'en aller, p… pourquoi ils sont encore ici ? Ils… ils vont nous bouffer !! Merde, je… Veux pas crever !
Tout juste remis de ses tremblements, Neil se plaça au milieu de l'enclos, rejoint par Warren et l'inspecteur.
— Écoutez ! dit Warren, collant un doigt devant sa bouche.
Un autre vacarme chassa le silence, un moteur différent, un nouveau carrosse à cœurs !
— E… en voilà d'autres !! Je… je veux rentrer chez moi !!
— Du calme, monsieur Moulin, temporisa Neil, on… il faut qu'on parte, inspecteur… Ça devient trop dangereux… On va… J'ai pas envie d'y rester… Pas comme ça ! Ils… ils pourraient nous faire souffrir comme jamais s'ils nous tombaient dessus…
— Vous… vous avez raison, admit l'inspecteur, dont le timbre de la voix trahissait une peur qui s'exprimait enfin sans retenue. Merde… Encore une autre voiture qui se pointe… On dirait qu'il les a toutes rappelées ! On dégage !
— Je… je veux bien… Mais on fout le camp comment ? ajusta Warren, les yeux badigeonnés de larmes.
L'inspecteur fila jusqu'à la massive porte, lorgna par la serrure, tourna la poignée, fermée bien entendu. Il lança un coup d'épaule amorti pour ne pas donner l'alerte, dans l'unique but de tester la résistance.
— Pas la peine… Elle ne cédera jamais… Il… il faut trouver une autre issue… Aidez-moi à chercher !
Ils se ruèrent sur les parois de tôles de l'habitacle. Ébahi par pareil spectacle, le grand-duc tournoyait la tête de bonheur, bec ouvert et langue violacée à demi sortie. Les murs, pourtant pourris et oxydés, tenaient sacrément le coup. Les lattes, barrées de plaques métalliques, étaient beaucoup trop longues pour céder aussi facilement.
— Vous avez quelque…
Ils se figèrent à l'instant même où trois personnes à pied pénétraient dans la cour, évoluant à quelques mètres d'eux à l'extérieur. Jambe en l'air, Moulin n'osait pas terminer son pas, s'autorisant seulement à respirer lorsque les voix, avalées par la fermette où ils se regroupaient tous pour comploter, s'éteignirent.
— Merde, encore des autres, s'inquiéta sérieusement l'inspecteur. Vous avez quelque chose ? Dites-moi que oui !
— Non, trop costauds, murmura Warren, dépité. Et vous Moulin ?
— Rien par ici non plus, gémit-il en secouant la tête, même si personne ne pouvait le voir. Il… il faudrait gratter pour passer par-dessous, mais ça prendrait au moins deux heures…
— Je n'ai rien moi non plus, compléta Neil, peu fier et désespéré.
Ils le savaient tous, mais Moulin le leur rappela, pour retourner de plus belle le couteau dans la plaie.
— On est fait comme des rats ! C'est sûr qu'il nous a vus…
Il va se pointer avec tous ces animaux… et… ils vont nous digérer sur place, nous arracher notre putain de cœur…
Il s'escrima sur une poutre transversale, la martyrisant de toutes ses forces, et n'eut pour réponse qu'une légère plainte du bois. L'inspecteur rangea son œil dans le trou de la serrure puis balaya la pupille de droite à gauche. Toujours rien dans la cour, sauf ces fichus dindons. Au fond, près de la porte entrouverte par laquelle ils s'engouffraient tous, un cône de lumière crue s'écrasait sur le sol et courait jusqu'à l'abattoir.
— Bon… Écoutez-moi… On… je vais tirer dans la serrure… Il… il y a bien trente mètres d'ici à l'endroit où ils se trouvent. Le temps qu'ils sortent, on aura le temps de fuir… S'ils sortent, on tire dans le tas, ça… devrait les calmer… On s'enfonce dans le bois… Vous… vous êtes d'accord ?
— Et Neil ? répliqua immédiatement Warren. Il ne court pas vite… Ils auront vite fait de le rattraper…
— Il va s'accrocher à mon cou ! répondit l'inspecteur, posant sa main sur le crâne du nain. Neil, vous pesez combien ?
— Trente et un kilos, se contenta-t-il de répondre.
— Une broutille, jeta l'inspecteur. Vous vous tiendrez d'une main, et vous tirerez de l'autre… Tout ce qu'il faut, c'est atteindre ce bois… On… on sera peut-être sauvé… Nous avons… trois revolvers… J'ai un chargeur dans la poche… Huit balles…
— Je n'ai pas de chargeur, dit Moulin, mais mon barillet est plein… Huit balles, moi aussi… pareil pour Neil… Vous… vous savez viser, Neil ?
— Même les yeux fermés, rétorqua-t-il sans rien ajouter d'autre, incapable de réfléchir.
— Il…
Silence, de nouveau. Des grondements métalliques, plus loin. Deux esclaves longèrent la route en marmonnant, et l'un explosa, du pied, une poule qui se trouvait sur son passage. Elle termina sa course scotchée sur un mur. Lorsque les murmures s'évanouirent, l'inspecteur confirma qu'ils étaient bien rentrés dans le nid à assassins.
— Plus on attendra, pire ce sera, rappela Warren. Ils… Personne ne repart… Ils trament quelque chose… Le chef, ce fumier de Sam, doit savoir qu'on est ici… Et il doit avoir l'intention de nous crucifier sur place… Ces… ces bouffeurs de cœur vont nous tomber dessus !!
— J… j'ai peur, balbutia Moulin.
— Moi aussi j'ai peur, moi aussi ! avoua l'inspecteur. Et je vais même vous dire, j'ai la plus fichue trouille que j'ai jamais eue de toute ma vie ! Mais on va s'en sortir, vous m'entendez !
Les deux autres ne dirent mot, mais ils n'en pensaient pas moins. Sharko fit un signe de la main.
— Bon… Approchez-vous… Voilà…
Il plaça son canon dans le trou de la serrure.
— Je vais tirer là-dedans… Warren, placez-vous à ma droite, Moulin à ma gauche… Neil, accrochez-vous à mon cou… sans m'étrangler, pitié…
L'inspecteur se courba, Neil en profita pour l'escalader. Il se plaça à califourchon, mimant les gestes pour voir s'il pouvait aisément lâcher une main pour tirer.
— C'est bon, dit-il, je vais pouvoir les allumer pendant que vous courez.
— D'accord, reprit l'inspecteur… Bon, dès que je tire dans cette serrure, Warren et Moulin, vous poussez à fond. On sort, et on prend le même chemin que celui par lequel on est venu… On traverse la route, le champ, et on s'enfonce dans la forêt. Surtout, on ne se perd pas, il faut rester ensemble, quoi qu'il arrive…
Il reposa Neil sur le sol, tout en s'agenouillant.
— Approchez-vous…
Ils s'avancèrent, s'accroupirent dans la foulée pour se mettre à la hauteur de l'inspecteur qui tendit ses deux mains au centre du cercle chaleureux formé par les quatre êtres de chair. Warren posa ses paumes sur les deux énormes masses de l'inspecteur, imité par Neil et rejoint par Moulin. Ils se noyèrent dans leurs regards, à la lueur de l'astre blond.
— Les gars… Je… Vous êtes mes amis, de vrais amis, souffla l'inspecteur, baissant les yeux d'émotion. Il… il faut qu'on s'en sorte, tous… Il serra les poings. On… on est une bonne équipe. Je… je ne dirais pas que je vous aime, mais presque…
Warren avait le cœur en flammes, lui aussi.
— Inspecteur, merci pour tout, ajouta-t-il d'un ton familier. Pour votre soutien… Et vous Neil… C'est grâce à vous, si on connaît la vérité… Merci monsieur Moulin… d'avoir eu le courage de me soutenir… pour ma famille…
Une larme roula sur la joue de Neil, creusant une traînée claire au milieu de son visage noir de boue, et une autre, née du coin de l'œil de Moulin, s'aplatit dans le creux de la main de Warren. Dans un effort commun, ils se redressèrent sans se lâcher. Cet instant était unique, tellement pur qu'en un autre endroit, il aurait de toute évidence constitué le moment inoubliable d'une vie.
— Allez, cette fois on y va ! dit l'inspecteur, le visage auréolé d'une émotion rare et précieuse.
Ils se positionnèrent comme l'avait indiqué le chef de l'équipée. Moulin avait les deux mains collées sur la porte, tandis que Warren poussait déjà, pieds en arrière. Sharko ajusta le canon au centre de la serrure, tourna la tête pour se protéger le visage, ferma les yeux, et ouvrit le feu. Une boule de plumes vola dans les airs, et le grand-duc, terrorisé, goûta aux tuiles du toit avant de chuter lourdement sur le sol pour se plomber en plein milieu du champ de cœurs, raide mort.
Bien fait pour ta gueule ! eut le temps de penser Moulin. Les battants s'ouvrirent, le grincement fut immonde.
— Allez, allez !! cria l'inspecteur.
Les quatre condamnés bifurquèrent puis se ruèrent sous le porche, visage paniqué, bouche béante, terreur palpable. Au fond, la porte de la maison vomit deux individus à la gueule en sang qui arboraient un organe à moitié dévoré dans les mains.
Un troisième les talonna, une tignasse blonde entre les doigts.
Les fuyards avaient déjà traversé la route, enjambé le fossé et s'élançaient dans le champ, sauf Warren, qui s'était incrusté le pied dans un nid-de-poule et s'était étalé de tout son long sur le macadam. Brisé, le cadran de sa montre roula sur le côté, alors que sa chaussure resta plantée dans le trou. Sans se retourner, il se releva et continua, un pied nu, les mains ripées. L'effroi, plâtré sur son visage, attestait d'un affolement qu'aucun acteur hollywoodien n'aurait pu imiter. Rouges de sang jusque sur leur pantalon, d'autres personnages aux prunelles reptiliennes s'amassèrent sur le perron. Sam sortit en dernier, braguette ouverte et sourire aux lèvres, se frottant ce qui ressemblait désormais à une gueule du dos de la main.
— Qu'est-ce qu'on fait, patron ? pesta l'un des convives.
— Rien ! Allons finir notre repas, tranquillement. Après, nous allons nous offrir une petite partie de chasse… Ha ! Ha ! Ha ! Ce bois est monstrueux, jamais ils ne s'en sortiront !!
Son rire, qui portait aussi loin qu'un coassement de corbeau, glaça les artères des évadés. L'inspecteur haletait comme une locomotive à vapeur, dire qu'il n'était même pas au milieu du champ. Il s'entraînait régulièrement à courir, mais pas alourdi de trente kilos sur les épaules, ni avec les pieds lestés par la glaise.
— Il… il faut… que je vous pose, m… monsieur Neil… J'… j'en peux plus ! Ils… ils sont loin derrière… Je… je ne les vois pas… Courez, courez… je vous rejoins… Je reprends… juste mon souffle…
L'état anormalement liquide de sa salive trahissait la surchauffe de son palpitant qui battait jusque dans ses poignets.
L'arrêt étant synonyme de mort, il s'attacha à marcher d'un pas rapide. Dégoulinant de terreur, Moulin, déjà à l'orée du bois, fondait derrière la première rangée d'arbres sans se soucier des traînards. Jeune et débordant de ressources, de surcroît décuplées par la peur de mourir, il n'eut cure ni de Warren, qui progressait seul une bonne longueur derrière, ni de Neil, embourbé jusqu'aux genoux. Au loin, une nouvelle diligence au coffre rempli de jambes longeait la route qui serpentait. Avant de pénétrer dans les fourrés, Warren marqua une courte pause, les mains posées sur les genoux. L'inspecteur naviguait toujours aussi difficilement dans l'océan de glaise, devancé par Neil qui faisait voler derrière ses pas des gerbes de boue presque aussi lourdes que lui. La lueur des phares, en éclairant le porche, illumina des dizaines d'individus à la mine ensanglantée, regroupés en un arc de cercle tassé qui pointa du doigt dans leur direction.
— Merde, ils vont arriver !! barrit Warren, épuisé. Vite inspecteur, vite Monsieur Neil, je vous en prie !!
— Courez, Wallace, courez, continuait à hurler l'inspecteur. Je suis armé… Je… je les retiendrai !! Courez !! Courez, nom d'un chien !!
Alignés comme pour une battue nocturne, les affamés traversèrent la route en marchant, l'esprit régalé à l'idée de déguster quatre cœurs de qualité peu commune. Ils s'organisèrent en deux rangées de six individus, rejoints par des nouveaux qui affluaient de chaque côté de la communale.
Warren fit machine avant et plongea dans le noir. Il s'arrêta un instant , Non, je ne peux pas les laisser !! puis continua, la bague dans le creux de sa paume l'empêchant de penser à son pied tailladé.
— Mou… Moulin, vous êtes où ? s'écria-t-il, apeuré par cette noirceur qui fondait sur ses épaules au fur et à mesure qu'il s'enfonçait.
Pas de réponse. Il devait déjà être loin, hors d'atteinte de la horde. On va tous crever ici !! se lamenta-t-il intérieurement, cravaché par les branchages au visage. Ils étaient déjà tous séparés, alors qu'ils s'étaient promis de ne former qu'un bloc.
Tous ou personne, s'étaient-ils pourtant juré…
Avant de s'aventurer dans le dédale, Sharko se retourna une ultime fois. Les monstres progressaient côte à côte, formant les mailles d'un filet infranchissable. Surgissant juste du fossé, ces animaux faisaient truffe commune dans une direction unique : l'entrée par laquelle les fugitifs s'étaient tous enfoncés. Avec Neil, l'inspecteur s'évanouit sous les arbres, futures pierres tombales. Le petit ami, entre deux respirations, glissa quelques mots.
— Par-là… Ils croiront que nous avons pris au plus simple…
Ils s'engagèrent de plus belle dans un passage rendu difficile par l'entrecroisement de ramures aux extrémités épineuses. Neil passait aisément, contrairement à l'inspecteur qui progressait tant bien que mal, pénalisé par son imposante carrure…
Moulin avait opté pour une option différente. Il avait profité de son avance pour longer l'orée de l'intérieur, se dirigeant vers la gauche plutôt qu'en profondeur. Sachant que s'enfoncer dans le bois conduisait tout droit à une mort certaine, il s'était aplati sous un épais tapis de feuilles à une centaine de mètres de là où ils s'engouffreraient tous. Persuadé que la cohorte maléfique se contenterait de suivre le maigre chemin qui éventrait la forêt, il ressortirait par le champ, direction la route, direction la liberté.
Il les vit traverser le terrain sans se presser, puis s'enliser dans le sentier boueux à la file indienne, grognant comme des chiens enragés. Il attendit deux bonnes minutes qu'ils fussent tous hors de vue. Quand il perçut leurs voix et leurs cris, tout au fond, rebondir sur les arbres, il sut que ces idiots, bernés tels de parfaits débutants, s'éloignaient tous dans les mâchoires du Mal. Dos cassé, il sortit de sa cachette, mi-calme mi-paniqué, puis s'aventura dans la parcelle marécageuse d'abord accroupi, ensuite debout, vers le virage, posé à trois cents mètres en diagonale d'où il se trouvait. Il se mit à courir, seul moyen de s'occuper l'esprit et de ne pas penser aux autres, ses amis, ceux qu'il avait abandonnés. « À quoi bon tous mourir », s'était-il dit alors, autant que ceux qui pouvaient s'échapper le fissent. Il progressait à un rythme correct, les yeux rivés vers la colonie d'arbustes touffus accrochés au fossé. Agrippé et vissé au sol par cette satanée bourbe, il s'efforça, à mi-chemin, de reprendre un souffle devenu subitement douloureux. Ses mollets qui commençaient à brûler du sucre et les muscles à l'arrière de ses cuisses qui durcissaient comme du béton promettaient, sous peu, l'apparition de sérieuses crampes. Néanmoins, et bien que n'ayant récupéré que la moitié de ses facultés, il se remit en action. Il y était presque, plus qu'une centaine de mètres à parcourir, puis il fondrait sur la droite et après la courbe, là-bas, il serait sauf ! Un autre essaim de croque-jambes gicla sans prévenir de sous le porche, semblables à des abeilles se répandant d'une ruche.
Merde, il en restait ! pensa-t-il furtivement, plongeant dans la mélasse entre deux sillons pour laisser juste dépasser la tête.
C'est bon, ils ne m'ont pas vu, impossible…
En tête du groupe, Sam pointa le doigt dans sa direction, provoquant le détachement d'une grappe de cinq bourreaux qui couraient vers lui. Ils l'avaient vu !! Alourdi d'un bon kilo de gadoue, il se releva, fit demi-tour pour regagner la forêt, mais elle était trop loin, beaucoup trop loin ! Vu leur rythme, ils auraient vite fait de le rattraper ! Le temps qu'il réfléchissait, ils avaient accéléré le pas. Deux vampires s'éloignèrent de la troupe pour s'engager dans le champ, tandis que les autres patrouillaient sur la route, alignés et évoluant à l'unisson. Il fit machine arrière pour tenter d'atteindre le goudron, désespérément. Trop tard, ils étaient déjà à son niveau ! Il brandit son arme. Il avait huit balles, ils étaient cinq, il s'en sortirait, peut-être même les effraierait-il ! Les poursuivants se séparèrent encore. Un le contournait par la droite, chevauchant les petits buissons surplombant le fossé sans même les toucher, alors qu'un autre s'immobilisa au virage pour bloquer l'issue.
Les deux qui progressaient dans la parcelle fondirent dans sa direction en se divisant eux aussi. Il tira une première fois droit devant lui, mais la détonation ne les ralentit pas, jouant l'effet contraire en les excitant de plus belle. Ils étaient dorénavant tout proche de lui, à une trentaine de mètres, s'apprêtant à lui tomber dessus comme un filet de pêche sur un dauphin. Les deux mains sur la crosse de son revolver, il tournoyait sur lui-même, essayant de tous les viser en même temps. Une voiture surgit du virage ! Deux ombres au volant ! Un homme et une femme, des jeunes ! Il se mit à hurler « Aidez-moi !! Aidez-moi !! » Le véhicule marqua un temps d'arrêt, les spectres s'agitèrent, la fille secoua la tête, tirant le jeune homme par son pull-over. Le moteur gronda, les pneus crissèrent, l'automobile accéléra.
Moulin suppliait du secours, s'arrachant la voix, s'écorchant le cœur. Trois barbares se dressèrent leur barrant la route, la voiture stoppa net. Des cris éclatèrent dans l'habitacle, les têtes s'agitèrent, les larmes coulèrent. Le garçon engagea la marche arrière, collant l'accélérateur au plancher, mais un énième corbillard bondit du virage et se rangea en plein milieu de la route, annihilant toute échappatoire. Deux colosses en sortirent, franchirent le fossé d'un pas puis accoururent dans la direction de Moulin, tandis que la fille éclatait en sanglots et que le chauffeur repartait en marche avant, bien décidé à foncer coûte que coûte. Trop tard, Sam avait déjà barricadé l'issue de sa simca. Profitant de l'inattention momentanée de ses agresseurs, Moulin tira et en toucha un à l'épaule. Pourtant propulsé à un bon mètre en arrière, l'homme-bête, bave aux lèvres, s'avança d'un air plus hostile encore. Une deuxième balle la coucha sur le sol, définitivement.
— Re… reculez, reculez ou je vous tue tous !! Reculez !!
Sam balança un cœur sur le pare-brise du véhicule du jeune couple, à la manière d'un athlète qui lance un poids. Le muscle s'écrasa entre les deux essuie-glaces avant de rouler sur le capot, laissant une traînée visqueuse et opaque sur la vitre. La fille hurlait, le type fermait tous les verrous. Non, mauvaise idée, les malades casseraient les carreaux ! Ils s'éjectèrent de la voiture, s'enfuirent vers le virage. La gamine avait abandonné son sac à main de cuir sur le sol, alors que l'adolescent aux magnifiques yeux azur lui tendait la main, la mort dans le regard. Un pavé lancé avec une précision d'archer vint se ranger à l'arrière de la belle chevelure blonde du jeune homme, tandis que la demoiselle fut plaquée bruyamment sur le goudron. Elle fut offerte à Sam, qui s'effaça en sa compagnie dans la cour intérieure, la traînant par la crinière. Les cris de la mignonne furent étouffés par ceux de Moulin, n'ayant de toute façon pour uniques oreilles que celles des êtres ignobles qui s'éparpillaient tout le long du bois.
Larmes aux yeux, le policier, surpris par un grognement, pivota immédiatement pour exploser une brute en plein vol. Un autre sauvage surgit de derrière, faisant des bonds immenses, les quatre membres enfoncés dans la terre à la façon d'un homme-araignée. Le policier ouvrit le feu, mais l'habile insecte esquiva, rebondissant agilement dans la boue. Il ne l'allongea qu'après la quatrième balle. À peine retourné, il reçut un coup dans le dos qui l'étala dans une ornière. Son arme glissa dans une flaque.
— Noonn !! Nooon !
L'un se coucha sur lui, un autre lui vomit des morceaux de chair sur la figure, accompagné d'un troisième qui l'empoigna et lui arracha trois doigts avec la mâchoire, le visage recoloré par le sang qui giclait. La victime s'évanouit de douleur, au moment où l'animal lui gobait ses phalanges à la manière d'un crocodile qui avale un reste d'antilope. Exhibant fièrement au-dessus de leurs têtes le trophée, ils l'emportèrent dans la ferme, pour lui réserver un sort digne de leur cruauté…
— Neil, ces coups de feu… C'est… c'est Moulin !! cria presque l'inspecteur, en soufflant.
— Oui, je crois… Ça semblait venir du champ… Et ces hurlements… c'était lui… Ils… ils l'ont eu !
Ils progressaient à bonne allure, presque accoutumés à cet océan de verdure qui ne désépaississait pas. Une légère bise, glacée, soufflait dans les feuillages, et agitait les cimes endormies dans un même mouvement de va-et-vient régulier.
— Les… fumiers, pensa à voix haute l'inspecteur. G… gardez toujours une balle… pour vous… au cas où…
Warren les avait entendus aussi, ces bruits de revolver, moins distinctement cependant, il était dans une partie plus vallonnée. Il se trouvait loin, et la seule motivation qui l'attisait, désormais, était de sauver sa peau.
Une bonne heure qu'il avait couru… Les écorchures sous le pied le tiraillaient, et il s'était effondré, tapi sur le sol, l'orteil en sang.
…Il avait l'impression d'être une chauve-souris aux ailes cassées, tombée malencontreusement au milieu d'un nid de vipères…
Son ongle traînait sur le côté, dans la verdure. La cabane n'était vraiment pas loin, il pouvait la discerner clairement, même si des guirlandes brumeuses, dévalant du sommet de la cuvette pour dégouliner jusqu'au pied du chalet, lui voilaient temporairement la vue. Il était trempé, aussi enleva-t-il son pull de laine qu'il offrit aux buissons. Les branches, au loin, craquèrent de nouveau ! Bon sang !! Ils sont derrière !! gémit-il, râlant de douleur tellement son orteil enflammé le lancinait, comme le ferait un nerf de dent à vif. Il se releva, chercha ce fameux chemin sinueux qui se situait plus à gauche, hors d'atteinte dans de proches délais. Conscient qu'ils lui tomberaient dessus bien avant qu'il n'y parvînt, il se présenta au sommet d'une pente escarpée, jonchée de place en place de pierres à demi enfoncées, de morceaux de craie aiguisés et de ronces solidement ancrées. Il se positionna assis, bien décidé à utiliser ses fesses en guise de luge. Bague de Beth serrée dans la paume, il se lança, et se prit à mi-pente un caillou rond planté là en plein dans le coccyx. Le rocher le fit dévier de sa trajectoire, de telle sorte qu'il termina sa course en roulant jusqu'au cabanon. Une ecchymose grosse comme un œuf lui décorait déjà le visage, et d'épineux branchages s'étaient emmêlés aux boucles de ses cheveux. Dans un ultime effort, il eut encore la force d'aligner quelques mots, les mots de l'espoir.
— La… laissez-moi entrer… je vous… en prie ! souffla-t-il, recroquevillé au pied de marches en bois.
Un revolver se braqua sur sa tempe.
— Wallace ! Vous voilà ! Entrez, vite !
L'inspecteur lorgna les alentours, le haut de la cuvette, puis referma la porte à clé.
— Vous êtes sacrément arrangé, nom d'un chien !!
Son pied ressemblait à un lapin décharné. Plantés comme dans du beurre, des éclats de silex le tailladaient çà et là.
L'inspecteur le leva jusque dans le lit. Trois hommes, armés d'un fusil, se tenaient le long des fenêtres, alors que Neil, assis dans un coin, se précipita, arrachant la nappe pour en constituer des pansements.
— Ils… ils ont eu Moulin ? chercha à savoir Warren, même s'il avait toutes les difficultés du monde pour enchaîner des phrases sensées.
— Je crois que oui, répondit Neil, extrayant les épines logées tout autour de ses yeux et sur ses joues… On… on dirait qu'on les a semés !
— Je crois que non malheureusement, embraya Warren, crachant du sang sur le plancher. Ils ne doivent pas être loin, avant d'arriver ici, j'ai entendu des craquements de branches… Je peux pas vous dire à combien de temps, mais ils sont à nos talons !
Les chasseurs aux yeux noirs redoublèrent d'attention, scotchant leur visage sur le carreau et embuant la vitre de leur souffle saccadé. Warren lorgna les alentours. La cabane de style canadien, construite sur pilotis à cause du sol trop meuble, servait de refuge ou de lieu de repos à des aventuriers du dimanche. Le feu de la cheminée venait d'être éteint pour éviter d'attirer l'attention, mais la mousse verte, accrochée par endroits sur le bois mort, se consumait lentement et générait une épaisse fumée aspirée à l'extérieur par un appel d'air.
Vingt minutes auparavant, les campeurs s'apprêtaient à sortir lorsque Neil et l'inspecteur avaient déboulé. Une fois que le policier s'était débarbouillé le visage et qu'il leur avait montré son badge, ils le reconnurent immédiatement, soudainement aspergés par une peur irraisonnée. Ils s'étaient alors postés à l'unique fenêtre du chalet, à l'affût, plantés là comme s'ils traquaient le canard.
Constatant que Neil s'occupait telle une mère du miraculé, l'inspecteur glissa jusqu'à la porte et déverrouilla le cadenas, après l'acquiescement d'un surveillant confirmant que personne n'arrivait du chemin qui se trouvait à trente mètres en face. Il passa la tête dehors, et bien que le soleil, découpé verticalement par de fins troncs, semblât vouloir se lever, au fond du cratère le noir était encore sérieusement installé. Les torsades de brume qui frisaient de l'épaisse couche de feuilles mortes jaunes et rousses témoignaient de la fraîcheur environnante, et rendaient l'endroit plus chaotique encore. Motivé par l'absence de bruits, le policier s'avança jusqu'au bord des solides marches de bois qui menaient du sol au plancher de la cabane, puis donna un coup d'œil circulaire. Pas âme qui vive. Il descendit l'escalier, se décala sur la gauche pour observer à l'arrière de l'habitation.
Tête levée, il laissa courir ses yeux sur l'arête régulière de la cuvette. Des ombres, des dizaines d'ombres, comme directement sorties d'une fourmilière, accouraient et s'organisaient silencieusement aux abords du sommet !!
Accrochés à de robustes buissons sur des parois verticales, sautant directement sans se casser la jambe à l'atterrissage, ces animaux débarqueraient d'un instant à l'autre ! Ruisselant d'une sueur spontanée, l'inspecteur grimpa en deux pas les sept marches et cadenassa la porte.
— Ils sont là !! Tout autour !! Ils… ils cherchent à descendre !! Bon sang !! Ils vont arriver !!
Stupéfaits, les chasseurs s'éloignèrent du carreau, alors que Warren se relevait, n'ayant plus le temps de penser à la douleur.
— Ils… ils sont combien ? demanda-t-il, le visage en feu.
— J'en sais rien, j'en ai vu une dizaine, et d'autres semblaient encore arriver de derrière !! Je crois que cette fois-ci, on est cuit !!
Il débraya son barillet, vérifiant scrupuleusement que chaque balle y était correctement enclenchée. Mains enfoncées dans leurs gibecières, les randonneurs en extirpèrent des sacs complets de cartouches qu'ils enfournaient pêle-mêle dans leurs poches. Dehors la mort, bien décidée à frapper, balisait soigneusement le terrain. Soudain, ils devinèrent de légers murmures sur la toiture.
— Vous… vous avez entendu ? murmura Neil, yeux rivés sur les poutrelles transversales qui soutenaient un toit d'ardoise.
Personne ne dit mot. D'un même geste, les campeurs firent canon unique vers le plafond. L'un d'entre eux approcha par mégarde son visage de la fenêtre. Une main traversa la vitre, avant de le happer par les cheveux à l'extérieur en moins d'un clignement de paupières. Dans la même seconde, son bras arraché atterrissait en plein milieu de la pièce, peignant les pieds des meubles en rouge vif.
— Nom d'un chien ! Reculez de la fenêtre !! beugla l'inspecteur.
Tous se regroupèrent au milieu de la cabane. Un randonneur, à genoux, fixait le membre en vomissant.
— Vous, venez ici, vite !!
L'inspecteur le tira par le bras. Des bruits de pas sur le toit.
Des reniflements sous la porte. Des branches qui gémissaient à gauche, à droite, derrière eux.
— Groupez-vous au centre ! s'écria l'inspecteur, une main sur l'épaule de Neil. Plaçons-nous dos à dos, en cercle, vite ! Prenez chacun une direction !!
Sous les lattes du plancher, ça grouillait aussi. Des griffes commençaient à gratter sur la porte, des poings tambourinaient sur les quatre murs avec un rythme semblable à celui d'un tam-tam africain. Soudainement plus un bruit.
— J'ai peur, mon Dieu, protégez-nous ! pleurnichait Warren.
— Silence, murmura l'inspecteur, chut ! On… on dirait qu'ils sont partis, c'est si calme tout à coup…
Les cinq survivants frôlaient la crise de nerfs. Pourtant costauds, les pauvres campeurs vacillaient, à la limite de l'étourdissement devant le membre qui se vidait et blanchissait à grande vitesse. L'odeur du sang se dispersa tout autour d'eux, et ce silence, insoutenable, portait à penser à une attaque imminente. Les feuilles décomposées, sur le tapis d'humus, se remirent à bruisser. Des pas, des dizaines de pas les foulaient !
Le chasseur démembré, à l'extérieur, hurla à mort.
— Mon Dieu, il est encore vivant !! jacassa Neil. Bon sang !!
Cinq doigts traversèrent la vitre, roulant les uns derrière les autres tels des osselets jusqu'à la cheminée.
— Tu… tuez-moi, supplia Warren. Inspecteur, s'il vous plaît…
Les battements reprirent dans un brouhaha plus immonde encore, déformant, par la violence des coups, l'épaisse porte.
L'inspecteur ouvrit le feu en plein centre, convaincu qu'armés comme ils étaient, ils pourraient tenir. Un hurlement s'éleva, un corps roula dans l'escalier, puis plus rien. Déchiré d'une infinité de vaisseaux sanguins éraillés, un blanc d'œil immonde boucha le trou créé par la balle, balayant la pièce d'allers et retours rapides. Un chasseur balança un coup de vingt-deux long rifle dans sa direction, provoquant l'explosion du quart de la porte et un grognement inhumain. Derrière eux, un homme-animal jaillit à quatre pattes du foyer de la cheminée, la bouche chargée d'écume mélangée à de la suie. Crocs en avant, il se jeta à la jugulaire d'un chasseur en lui arrachant la moitié de la gorge, alors qu'un autre emprunta le même chemin pour rester coincé dans le bas du conduit, les jambes au ras du sol. Neil s'avança dessous, plaça le canon de son revolver sur l'endroit où se trouvait sa bourse, et appuya sur la gâchette. Les deux boules de naphtaline éclatèrent, et un filet d'hémoglobine comme tout droit sorti d'un robinet s'épancha sur les braises. Un autre avait déjà pénétré par la porte d'entrée. La fenêtre vola en éclats en même temps, et quatre kamikazes surgirent, les uns derrière les autres. Le dernier randonneur les alignait au fur et à mesure qu'ils rentraient comme s'il participait à un ball-trap, mais d'autres pénétraient encore derrière, lui laissant à peine le temps de recharger. Des lattes sur le sol se déclouaient de toutes parts, tandis que de fines tuiles d'ardoise disparaissaient du toit pour laisser place à des visages hideux aux dents acérées. De la bave coulait comme une pluie lourde sur le sol depuis le plafond et s'accumulait en flaques uniformes et translucides. L'inspecteur tirait sur tout ce qui bougeait, imité par Neil qui ne touchait personne, le visage peint du sang du ramoneur qu'il avait cloué dans la cheminée. Semblant être enfantées par la cabane elle-même, les bêtes esquivaient les projectiles et s'approchaient en les encerclant. Warren, impuissant, était placé au centre du cercle, protégé par le policier. Le chasseur, assisté de son double canon, les abattait deux par deux avant de se retrouver à cours de balles. Sharko reçut un coup de griffes par-dessus, son arme vola au fond de la cheminée, et lorsqu'il se jeta pour l'attraper, une main, sortie d'une latte, lui agrippa le pied. Il chuta, tête la première sur une bûchette non consommée. Il était hors jeu. Le chasseur frappait tout autour de lui avec sa crosse.
Des dents volaient par paquets puis venaient se semer sur les rideaux. Il décala la mâchoire inférieure d'un des agresseurs d'un bon dix centimètres, puis s'écroula, croqué à l'arrière cuisse. Sans tarder, une nappe rougeâtre recouvrit le plancher, puis sa tête roula dans le coin de la pièce, tranchée par un tisonnier avec le même geste qu'un swing au golf. Ses deux yeux s'agitèrent encore quelques instants, sa bouche se cousit, puis plus rien. Neil, faisant dos commun à Warren, se plaça le canon à hauteur de tempe. Face à la cheminée, personne ne l'avait en vision directe.
— Pardonnez-moi… mon Dieu, pardonnez-moi…
Il serra de toutes ses forces la main de Warren, avant de s'écrouler sur le sol après une détonation sourde.
Warren reçut un coup derrière la nuque, qui le fit s'enfoncer la tête dans les braises encore tièdes. Sam entra, doigts écartés, sourire aux lèvres. Tellement de sang lui recouvrait le visage qu'on aurait dit la couleur de sa peau.
— Allez, emmenez-moi ces deux agneaux, j'ai une toute nouvelle expérience à mettre au point. Ha ! Ha ! Ha !
Deux sbires, le nez plongé dans les entrailles d'un chasseur, s'exécutèrent, et finalement la tribu inhumaine disparut dans le bois.
Dehors, la nature s'était déchaînée, rappelant à l'ordre pour annoncer que l'automne ne se laisserait pas faire. La pluie battait sourde et pesante, glaciale et cuivrée. Hurlant à l'intérieur des troncs d'arbres creux, le vent déchirait presque les feuillages ou arrachait les ailes des oiseaux qui résistaient à sa colère. Les gouttes qui s'écrasaient sur la terre humide creusaient de petits cratères, qui très vite ne formaient plus qu'une mélasse grisâtre. Les nuages galopaient dans le ciel tourmenté à une allure inhabituelle comme s'ils étaient accélérés par une force inconnue, et se regroupaient au loin en un tourbillon anormalement dimensionné. Malgré les intempéries, le soleil, au ras du sol, perçait de temps à autre, blanc, puis rouge, rond, puis ovale. Les traces de pas laissées dans le champ finirent par s'estomper, tandis que le sang coulait hors de la cabane pour venir se mêler aux eaux de pluie et à la terre en un mélange ocre. Réfugiés sous les lattes, des corbeaux en profitèrent pour se régaler des tendons qui pendouillaient.
La fin était proche, et la Nature le savait…
Un râle, grave et faible, filtrait par la porte de l'abattoir.
Warren était couché sur le sol, encore assommé. De chaque côté de son corps inerte, deux filets de sang s'épanchaient, et les gouttes qui explosaient sur le sol résonnaient jusqu'au fond de la pièce.
Assis contre les murs ou avachis sur les tables de découpe, les spectateurs, calmes et disciplinés, dégustaient un cœur, un membre, un foie, en se léchant bruyamment les doigts. Des grognements s'élevaient parfois du bout de la salle, rejoints par d'ignobles sarcasmes accompagnés de rires étouffés voire dissonants. Plusieurs rangées d'yeux jaunes, rouges et noirs observaient, tournoyant dans leur orbite ou fixes suivant les endroits du cloaque. Dans cette pièce hermétique, ça puait les défections, l'urine, la chair putréfiée, alors que, visuellement, un mont d'ossements, constitué de fémurs, tibias, genoux et autres métacarpes, grossissait au centre. Sous le jeune Moulin, réveillé par cette odeur sauvage, sang mêlé d'ammoniac se reflétaient dans une flaque miroitée. Ses pieds qui ne touchaient plus le sol témoignaient de la précision avec laquelle le crochet lui avait été enfoncé au milieu de la colonne, au même niveau que le bas des omoplates. Bien sûr ni les nerfs ni les organes vitaux n'avaient été touchés, les tortionnaires ayant pris un soin particulier pour ne pas le tuer. Ils l'avaient accroché avec précaution, le plantant là comme un poulet sur une broche, s'efforçant tout de même de pénétrer une couche de muscles pour éviter qu'il ne s'arrachât sous son propre poids. Une fois revenu à lui, il croyait être marié à un tapis de clous. Il mit vingt bonnes secondes pour se rendre compte où il était, mais comprit instantanément au moment où il sentit une pointe lui déchirer silencieusement tout ce qu'elle pouvait en fibres musculaires chaque fois qu'il gigotait. Autour des trous formés par le crochet, la peau dessinait une auréole violacée aux bords nettement définis, puis tournait vers un bleu sombre aux extrémités. Quand il s'immobilisait, le sang s'arrêtait de couler, autorisant la peau à se coller au tube de métal pour former une croûte. Il avait préféré garder les yeux fermés tout au long de son martyre, parce que quand il les ouvrait, c'était pour voir ces monstres sanguinaires le dévisager et lui faire prendre conscience du triste sort qui l'attendait. Fouillant avec vigueur dans son esprit pétrifié pour dénicher des pensées agréables, il se força à rêver. Songer à l'été dernier, quand il avait vécu une amourette passionnée au Canada, était chose facile, et pourtant le visage de la fille restait blanc, sans yeux ni nez. Non, il n'y arrivait pas. Si ! Avec son pêcheur de père, ce matin de mai, quand il avait treize ans ! Souquez, moussaillons, on largue les amarres ! Les cordages s'enroulent, les nœuds se défont, les chaînes des ancres claquent sur les côtés ! Les bras s'agitent sur la jetée, les sourires se mêlent aux larmes ! Il se perche sur le pont à la poupe du « Blue Paradise », regard au large sur l'île de Sein ! Il sort du port, longe le chenal de Plouzac, puis la crique de la Tortue. Cuivrée par le soleil levant, la coque du chalutier décoche une vague dont l'écume vient friser au pied des falaises de la pointe du Raz. Les fous de bassan guident le navire, les albatros le suivent ! On l'appelle, oui, c'est lui qui tire sur la chaînette ! Un coup de corne de brume, un sourire au gardien du phare, plein nord ! L'équipage s'active, le moteur gronde, la mer leur sourit ! Il est le fils d'un capitaine de thonier !
Il dut s'évader de ses rêves et rouvrir les yeux, tellement la douleur le brûlait de sa langue râpeuse. Les souvenirs s'estompèrent aussitôt, absorbés par les fissures des briques qui tapissaient la voûte du sanctuaire. Sa main l'irritait jusqu'à l'os, et bien qu'absents, les trois doigts qui lui manquaient continuaient à le lanciner. Pourtant tenté de voir dans quel état se trouvait son moignon, il ne broncha pas pour ne pas s'arracher encore plus le dos. Il roula des yeux du plus qu'il pouvait sur le côté, en direction de l'inspecteur qu'il n'avait pas encore aperçu.
Sacré bon sang !!!
Pour cette masse qu'était Sharko, ils avaient dû inventer un stratagème différent, car beaucoup trop lourd, l'homme se serait ouvert en deux telle une truite entre les mains d'un pêcheur habile armé d'un couteau. Une fois positionné à l'envers la tête au ras du sol, ils lui avaient attaché les mains dans le dos en utilisant ses propres menottes, puis lui avaient écarté les jambes pour enfoncer dans chaque pied un crochet. La pointe avait cette fois pénétré dans le milieu, par-dessus, traversant la facette articulaire pour ressortir dans la partie creuse et tendre. Quand ils avaient lâché, ça tenait.
Il se réveilla enfin. Le sang, qui avait afflué dans son cerveau, ne lui avait pas rendu toute sa lucidité sur-le-champ, mais lui aussi s'était immédiatement statufié lorsqu'il se rendit compte qu'à chaque mouvement, c'était comme s'il avait les pieds arrachés par une mine. Il les distinguait tous, à l'envers.
Une grosse veine zébrée s'était crayonnée au milieu de son front, et de l'hémoglobine, qui provenait des extrémités de ses membres inférieurs, lui coulait dans les yeux, si bien qu'il pleurait du sang. Sa tête balayant quasiment le sol, il soulevait, chaque fois qu'il respirait, un amas de poussière qui s'installait dans le blanc de ses globes oculaires, le rendant partiellement aveugle. Il lorgna sur le côté, difficilement.
— Moulin !! Mon Dieu !!
Son cœur lui tambourinait dans la poitrine, devant pomper deux fois plus fort pour faire remonter le flux sanguin jusque ses massifs muscles jambiers.
Qu'est-ce qu'ils vont nous faire, qu'est-ce qu'ils vont nous faire, Seigneur aidez-nous, je vous en supplie…
Il leva les yeux dans la direction de ceux d'en face qui le dévoraient du regard.
— Pourquoooi ? Dites-nous pourquoooi ?
Les apôtres se concertèrent, chuchotant, se parlant aux oreilles des uns des autres, puis lui rirent au nez, d'une haleine qui sentait le fauve. Ceux situés au premier-plan lui jetèrent des phalanges au visage, lui crachèrent des morves chaudes à la figure, tandis que d'immondes râles s'élevaient de l'arrière-salle. Parce qu'esquiver n'apportait qu'insupportable douleur, il resta figé.
La porte de métal couina. Drapé d'une soutane noire qui lui courait de sa tête au bas de son corps, ceinturé d'une cordelette blanche qui pendouillait jusqu'au sol, Sam pénétra dans la salle d'exécution. Ils applaudirent, puis se turent lorsqu'il claqua une seule fois dans les mains. Les chuchotements reprirent.
— Réveillez-le ! ordonna-t-il, tendant un index crochu en direction de Warren qui gisait.
Deux esclaves s'exécutèrent. Pilonné de sévères claques, il finit par ouvrir les yeux.
— In… inspecteur, monsieur Moulin, mais…
Il se souvenait… Neil mort… La cabane, les chasseurs, le sang, du sang partout. Des hurlements, la forêt, le cratère… Il se leva, laborieusement.
— Ne… ne nous touchez surtout pas, gémit l'inspecteur, sinon, on va s'arracher… Pitiiiééé…
Les yeux noirs et scintillants, Sam, après s'être présenté devant lui, se baissa pour lui matraquer le tibia de son poing de pierre. Warren, attaqué par la douleur, s'agenouilla.
— Alors, comment va mon ami de toujours ? ricana le chef de cérémonie.
Comme possédé par Belzébuth, Sam n'avait d'humain que sa haine, parce que ses yeux blanc-crème et les touffes de poils qui lui assombrissaient les joues laissaient plutôt penser à un masque de latex qu'à un faciès d'être de chair. Il plaça son ongle, griffe de tigre, sous le menton de Warren.
Ma bague… La bague de Beth… je… je l'ai plus…
— Pourquoi, pourquoi, Sam ? Pourquoi tout ce mal autour de toi ? Pourquoiiiiiiiii ? hurla-t-il, claquant les deux mains sur le sol à la manière d'un pénitent.
— Mais… mais regarde comme ces gens sont heureux ! Libres ! Ils font ce qu'ils veulent, ils emmerdent la loi, la société ! C'est ce que tu as toujours voulu, toi ?
Il avait l'air si sincère, si convaincu dans ce qu'il disait que Warren pensait qu'il était la réincarnation du Mal sur Terre.
Comment peut-on avoir la certitude du bien-fondé de tels actes sans être le démon en personne ?
— T'es… t'es un malade… Tu… tu te rends compte ! Tous ces gens innocents ?
Ça chuchotait tout autour chaque fois qu'il ouvrait la bouche. Les plus proches passaient le message à leurs voisins, et l'information remontait jusqu'à ceux qui se tenaient au fond de l'autel.
— Innocents ! Innocents ! Écoutez-le !!
Il lui défonça la mâchoire du dos de la main. Warren roula sur le sol avant de heurter la tête de l'inspecteur, forcé à se ballotter d'avant en arrière comme une balançoire. Chaque oscillation lui arrachait un peu plus les pieds. Dents serrées, digne jusqu'au bout, il hurlait en silence.
Le maître reprit.
— Tous des pourritures, des voleurs ! Ils le méritaient ! Tous, tous tu m'entends ! Tu devrais plutôt me remercier !!!
Il leva le poing.
— Je vais purger ce pays moi ! Bien l'astiquer, jusqu'au moindre recoin ! Bon, assez perdu de temps, allons-y ! Tu vas nous rejoindre, mon cher Warren. Regarde-les tous, bientôt tu te régaleras, comme eux. Ça te plaît, j'espère ? Je te réserve une place de choix ! Empoignez-le !! Ha ! Ha ! Ha !
— Nooon !! Nooon !! Noon !!
Dans un réflexe de dernière minute, il extirpa son couteau de sa poche de derrière pour le planter directement dans les reins de Sam, qui lui tournait le dos à ce moment-là. Le fou tomba, les deux genoux sur le sol. Tous les autres ne purent s'empêcher de se tordre de douleur eux aussi, roulant dans la poussière mêlée au sang. Si atroces, les cris résonnaient sans aucun doute jusqu'au fin fond de la forêt, et pour sûr tous les campeurs allaient prendre leurs jambes à leur cou.
À demi conscient, Moulin divaguait, contrairement à l'inspecteur qui comprenait, lui, ce qui se passait. C'est ce que l'oiseau avait dit à Wallace : « Tuez le chef ! »
— Vas-y Warren, vas-y, plante-le !! Plante-le !! aboya-t-il, se blessant de plus belle par les simples mouvements de sa tête.
Warren se jeta sur lui, mais le gourou bascula sur le côté à une vitesse ahurissante, si bien que la lame se cassa en deux sur le béton. Pour réplique, il eut le cou plaqué au sol par une main-étau. Facile eût été pour le tortionnaire de lui broyer les cervicales d'un geste, mais il se priva de ce plaisir.
— Tu m'as fait mal, mon ami, tu m'as fait très mal !! ricana-t-il, lui tiraillant le menton. Empoignez-le !!
Péniblement, deux soldats du Mal se levèrent, encore stigmatisés par un coup de scalpel invisible. Ils saignaient eux aussi ! Régalé à l'avance, Sam avança au fond pour prendre une hachette, lorgnant ses collaborateurs rangés de chaque côté. Il leur adressait, à chacun, un sourire de compassion, caressant les têtes de ceux qui s'agenouillaient devant lui. En revenant, il laissa courir la lame sur les tables de métal, non sans provoquer de vives étincelles dans un raffut à percer les tympans, pour ensuite passer l'outil devant les yeux de l'inspecteur et finalement ceux de Moulin. Ignoble jusque dans les détails, il feignit d'étriper le jeune policier, faisant sauter les boutons de sa chemise avec le couperet. Pas très loin de l'évanouissement, proche de la mort comme jamais, Moulin urina de plus belle.
Tête presque à la renverse, Sam ricana à la limite de s'effilocher les cordes vocales, accompagné par ses hommes de main. Bien que le suicide soit la signature des traîtres, l'inspecteur, qui ne pouvait imaginer pire fin que celle qui l'attendait, n'aurait hésité la moindre seconde pour mettre un terme lui-même à sa vie. Au moins, il ne sentirait plus rien, désormais.
— Donnez-moi les bassines !!
Des disciples lui tendirent deux larges récipients, utilisés dans l'ancien temps pour se laver. Au ralenti, il en glissa un sous Moulin, ensuite l'autre sous la tête de l'inspecteur. Les bords étaient si hauts que le policier ne pouvait plus rien voir.
— Allons, inspecteur ! C'est juste pour récupérer vos tripes ! Ça nous évitera de tout ramasser ! Ha ! Ha ! Ha !
Il poussa la balancelle formée par l'inspecteur et les crochets, forçant le pauvre homme à se claquer le crâne sur les parois de métal à la manière d'un marteau de cloche.
Il désigna Warren.
— Bon, assez joué ! Posez-lui les mains sur notre cher inspecteur et sur l'autre grouillot, exécution !!
Warren tenta de résister, en vain. Il finit par se laisser faire lorsqu'il comprit que son agitation portait préjudice à ses amis, les faisant souffrir inutilement.
— Laissez-moi, je vais le faire moi-même, salopards ! Salopards !
— Laissez-le !! gueula le monstre sanguinaire, gesticulant si rapidement que ses mouvements fendaient l'air dans un bruit vif et strident.
Ils le lâchèrent. Il posa la main gauche sur la jambe de l'inspecteur, délicatement pour éviter tout balancement, ensuite la droite sur la hanche de Moulin.
— Je… je suis désolé… Pardonnez-moi, pardonnez-moi, je vous en prie…
L'inspecteur ferma les yeux, paisiblement. Il eut la force d'étaler un fin sourire qui voulait dire : « Oui, je te pardonne. »
Warren leva la tête vers Moulin, qui cligna des yeux aussi. Il était prêt à mourir.
Écartant les deux bras comme pour s'offrir à d'occultes forces, Sam prononça des incantations maléfiques. Puis, à hauteur de Sharko, il leva la hache bien haut au-dessus de sa tête. Yeux clos, les trois martyres suppliaient une mort rapide, un voyage libérateur, une odyssée bienfaisante. Une fois le mouvement inversé, l'outil tranchant se dirigea indéniablement vers le crâne de l'inspecteur.
— Attention, patron !!
Juste avant qu'il n'abattît la lame, une balle fusa et lui transperça la rate. Il s'écroula lourdement dans la poussière, tout comme ses confrères une demi-seconde plus tard. Encore bien vivant, il respirait comme un buffle.
— Neil !!! cria Warren, qui semblait avoir aperçu un revenant.
— Vous m'aviez dit de garder une balle, inspecteur !! Vite, décrochons-les, Warren !!
Warren se dressa. Neil ôta la bassine, prit la tête de l'inspecteur à deux mains et poussa vers le haut, seul moyen de faire ressortir les pointes. Le pendu hurlait. Immobiles, les crochets s'enfoncèrent même de plus belle, tel un harpon.
— Je… je crois qu'il faudrait plutôt tirer vers le bas, constata Warren, qui ne lâchait pas des yeux les monstres gisant.
Sam agrippa le pied de Warren dans un râle immonde. Ses marionnettes se mirent à ramper aussi, dans leur direction.
Après lui avoir allongé un coup de talon improvisé sur la mâchoire, Warren boitilla jusqu'au fond, écrasant les corps de ceux qui essayaient de s'emparer de sa jambe tout en lui barrant le passage. Il ramassa la machette qui avait volé jusque-là et empoigna aussi le marteau encore accroché au mur. Il rebroussa chemin, lançant la masse à Neil qui l'abattit sur la tempe de Sam. Un hurlement commun envahit le royaume du Malin, tandis que des flots pourpres et poisseux recouvrirent le moindre centimètre carré de béton. La chaleur du liquide sur le sol froid engendra des effluves pesants et irrespirables. Évitant les mains et les crocs-en-jambe, Warren plongea, sans omettre de ranger convenablement la machette dans la cuisse de Sam.
La lame, enfoncée jusqu'à l'os, fit vociférer l'ensemble des bêtes.
— Achève-le, Warren ! Achève-le ! beugla l'inspecteur en rassemblant ses dernières forces.
Warren pinça le menton de Sam et lui tourna la tête pour qu'il le vît bien dans les yeux.
— Crève, salopard !!
Au moment où il lui fendit le crâne en deux, les hurlements cessèrent. Avec Neil, ils encadrèrent l'inspecteur.
— Inspecteur ! On doit sortir de ce lieu maudit. Il faut changer de technique ou on ne vous dégagera jamais de là… Nous allons tirer… Ça… ça va faire mal, mais… il n'y a plus beaucoup de chair à traverser…
— Mordez ça ! dit Neil, en lui glissant le manche du marteau entre les dents.
— À trois, on tire d'un coup sec ! reprit Warren, s'adressant à Neil sans regarder le policier.
Ils empoignèrent son jean.
— Un… deux… trois…
— Haaaaaaaa !!!
Sharko se cassa deux incisives, tellement il avait mordu avec hargne. Les dents s'embourbèrent dans une flaque, tandis que lui chutait sur le sol. Ils arrachèrent des vêtements pour ensuite les enrouler autour de ses pieds déchiquetés. L'inspecteur perdit connaissance, pourtant Warren continuait à lui parler.
— Courage, inspecteur !! On s'occupe de Moulin, et on dégage d'ici !
L'enfant de vingt-cinq ans ne bronchait plus, il ne respirait plus non plus. Warren lui ferma les paupières, terminant par un signe de la croix.
— Bon, il faut sortir d'ici… Neil, aidez-moi à tirer l'inspecteur, jacassa-t-il, infligeant de grosses claques à la masse inerte dont les yeux disparaissaient régulièrement derrière leur orbite.
— Regardez, dit Neil terrorisé, regardez leurs ventres, ils bougent !!
— Merde !! Vite, il faut faire vite !! Tirez, tirez !!
Une patte de panthère éventra l'une des poitrines de l'intérieur, lacérant déjà la peau de ses griffes couleur ivoire. Au fond, une tête de singe apparut, tandis qu'un papillon virevoltait allègrement dans la pièce. Dans tous les coins, des bedaines enflaient et explosaient à la manière de bulles de gaz dans un magma volcanique.
— Vite !! hurla Neil, écrasant du talon un crapaud qui tentait de gagner la sortie.
Warren trancha d'un geste pur une tête de serpent qui germait de la bouche d'un cadavre. La gueule triangulaire roula sur le sol, alors que le reste du corps continuait à s'agiter en se vidant d'un liquide froid. À l'arrière, où il faisait sombre, deux yeux jaunes rutilaient et pulsaient régulièrement, effacés par instants derrière de fines paupières transparentes. Le vautour au bec tranchant ainsi qu'à l'envergure gigantesque traversa la pièce de deux amples battements d'ailes, pour venir d'un mouvement calculé prélever un médaillon de chair d'une taille convenable sur le bras de Warren. Dévoré par la douleur, il lâcha sa machette qui glissa derrière un amas de corps dont les entrailles se déversaient sans pudeur. Parqué au sommet d'un crochet, l'oiseau s'enfila le morceau en poussant des cris qui sentaient la mort, puis lança une nouvelle attaque. Neil, niché derrière une table de découpe, surgit et ne rata pas le charognard, lui trouant une aile d'un premier coup de masse.
Déséquilibré, l'ignoble oiseau dériva pour s'écraser sur un mur transversal, mais se retournait déjà pour un assaut définitif.
Incapable de voler, il accourait par petits pas rapides dans leur direction, accompagné de ce qui ressemblait à un doberman.
Juste avant le saut du chien, Neil se plaqua sur le sol, laissant la bête s'embrocher proprement sur un crochet par le ventre. Son poids ainsi que son agitation momentanée le divisèrent en deux, puis chaque partie croula de part et d'autre sur le sol, telle une noix de coco qui s'éventre au contact de la terre. Le vautour en profita pour attaquer une phalange du mini-menuisier, mais il eut le bec décollé par un précis coup de marteau. Sans riposter, désarmé de son appendice, il se réfugia au bout de la pièce, se vidant de son sang par l'orifice béant apparu entre ses deux yeux.
L'inspecteur, revenu à lui, était incapable de faire le moindre geste, nez à nez avec une tortue qui passait nonchalamment devant lui. Encore engluée par les boyaux, la panthère à moitié sortie finissait de se matérialiser, infligeant instinctivement des coups de pattes circulaires dans leur direction. Le bassin de Sam se craqua en deux, accompagné d'un bruit semblable à une branche qui se décroche d'un arbre. Une tête de loup apparut, suivie de deux membres de devant qui cherchaient à s'éjecter du corps. Son premier réflexe fut d'hurler, cri tellement perçant que les deux hommes durent se boucher les oreilles, alors que Sharko, toujours menotté, grimaçait de douleur.
— Vous êtes sacrément lourd, inspecteur ! grommela Warren, vidé de ses forces par l'effort de traction.
Il le tirait par les bras, faisant du chasse-neige de ses pieds pour libérer la voie. Parfois il dérapait sur des flaques, mais se relevait aussitôt. Les corps qui s'ouvraient, comparables à des tulipes un matin de printemps, lui obstruaient le passage, comme pour rendre la fuite plus difficile encore. Tel un personnage de jeu vidéo, Neil martelait tout ce qui dépassait, demeurant cependant incapable d'approcher le félin, qui lui avait déjà tailladé l'avant-bras lorsqu'il avait tenté de s'aventurer trop près. Un lapin avait détalé sans demander son reste pendant qu'un chat poursuivait une souris, slalomant entre les pieds de table. À la limite de la porte, Neil repoussait de sa hachette une hyène qui cherchait à l'agripper au mollet, utilisant de l'autre main le marteau pour exploser toutes sortes de volatiles qui fendaient la pièce pour fondre vers la sortie. Le loup, à l'arrière, se dressait sur ses pattes pas encore formées comme un veau à la naissance. Après avoir hurlé à mort, il se rua sur eux, museau plissé, crocs bien en évidence.
— Poussez !! aboya Warren, qui finissait d'extirper l'inspecteur hors de l'antichambre de l'Enfer.
Ils firent tourner la lourde plaque de métal, mais la patte de panthère s'interposa. Neil la sectionna limpidement, la serrure s'enclencha, la clé tournoya. À l'intérieur, le bruit qui devenait abject et pesant portait à penser que les bêtes sauvages s'accumulaient à l'entrée.
— Ça y est, bordel, ça y est !! s'exclama Neil, levant les poings vers le ciel.
— Pas tout à fait, dit Warren, le regard encore sombre.
Après avoir tiré l'inspecteur jusque mi-cour, il s'enfonça dans la maison du bout. Une minute plus tard, il se présenta armé du fameux fusil qui était accroché entre la tête de cerf et celle de sanglier, traînant aussi une bouteille de gaz avec sa valve derrière lui. Il plaça la bonbonne devant la porte, ôta la clé, pour finalement glisser l'extrémité du tuyau dans la serrure d'où s'évadaient des souffles maléfiques mariés à une puanteur extrême. Puis il tourna le bouton. Le gaz s'échappa.
— Allez, inspecteur, un dernier effort… Levez-vous !
Assisté de Neil, Warren lui passa les bras sous les aisselles pour tenter de le lever. Tout en grimaçant, le policier se mit sur les talons, et avança lentement, douloureusement. De l'abattoir, les cris d'animaux s'élevaient au moins jusqu'à la première couche de nuages bas et gris qui couvraient le ciel. Arrivés au niveau du porche, ils assirent l'inspecteur.
— Voilà… Attendons encore un peu, dit Warren, qui peinait pour reprendre son souffle.
L'inspecteur, qui eut la force de sourire en direction de Neil, enfonça son visage sur l'épaule de son sauveur.
— Merci, Neil… merci pour tout…
Warren ne comprenait pas un point.
— Comment vous avez fait… Je… je croyais que vous vous étiez tué !
Neil mima le geste qui les avait tous sauvés.
— J'ai tiré derrière ma tête, et je me suis écroulé, assommé par la détonation dans mon tympan… J'avais lu ça dans un livre !!
— Vos livres… Vous les aimez vraiment !! Je promets de vous acheter une bibliothèque entière !! ajouta l'inspecteur, câliné par une émotion franche.
— Monsieur Neil, un dernier petit travail, pour vous…
Warren lui tendit le fusil. Neil lâcha l'inspecteur, puis visa en direction de la serrure.
— Faisons une dernière prière, pour Moulin… Dieu ait son âme…
Ils observèrent un instant de silence. Une fois recueillis, ils se plaquèrent contre la paroi de porche, alors le petit homme tira. Une vive détonation se fit entendre à l'intérieur du bâtiment, qui s'écroula sur lui-même dans un brouhaha renfermé. Des pierres de toutes tailles volèrent jusqu'aux abords du hangar ou percèrent le toit de la grange comme une pluie de météorites.
Passifs et épuisés, les trois rescapés restaient là, appréciant chaque seconde qui s'enfuyait. Les flammes qui s'élevaient haut dans le ciel se reflétaient dans leurs yeux, leur apportant une chaleur qui vengeait les êtres chers qu'ils avaient perdus. Ils avaient gagné, ils les avaient tous éliminés, purifiant le pays et épargnant des centaines, des milliers de vies. Lorsque la dernière lueur fut éteinte par la pluie battante, les trois amis se traînèrent jusqu'à la fermette, dos courbé, et appelèrent l'ambulance. L'inspecteur fut emmené à l'hôpital, accompagné de nos héros. Jusqu'à destination, ils ne prononcèrent pas un mot, sauf Sharko.
— Vous croyez qu'ils sont bien, là-haut ? avait-il demandé, serrant dans ses deux mains celles de Neil et de Warren. Je veux dire ma femme, votre famille, Moulin ?
— Oui, j'en suis certain, avait répondu Warren, les yeux rivés vers l'étoile du matin qui ne scintillait que pour lui, je le crois vraiment…
Lorsqu'il se réveilla, le jeudi matin, il se précipita vers la fenêtre, intrigué par des gazouillis prononcés qui provenaient de son jardin. Il tendit le regard jusqu'au sommet de son somptueux tremble, et une magnifique mésange, encadrée de ses deux petits, voleta jusqu'aux abords de la vitre. Il ouvrit le carreau, présenta sa paume ouverte, invitant l'oiseau qui gonflait son plumage à s'y installer. Warren approcha sa bouche de la menue tête, et souffla : « Dis aux enfants que je les aime, Beth, mon amour… » Le frêle volatile piailla deux fois, cligna des yeux avant de s'effacer dans l'horizon rouge-orangé, accompagné de ses bébés. Warren ferma la fenêtre, et une larme de bonheur coula sur son sourire…