Chapitre 6 L'Arrache-Cœur ouvre ses portes

1

Sur la route de Paris, il appela le chef de sa fourmilière pour annoncer qu'il était malade, ce qui était, dans un certain sens, la pure vérité. Ses rendez-vous n'étant que dans l'après-midi, il décida de se rendre à la Bibliothèque Nationale, afin d'y trouver des pistes sur les causes de son état. Et puis, un endroit teinté d'une telle spiritualité l'aiderait à retrouver une raison qui lui faisait défaut.

Non moins luxueux et tout aussi spacieux que le Queen Elizabeth II, ce pays de Cocagne de la connaissance étalait ses recueils à l'infini, dévoilant d'illustres épistoliers, prosateurs, et vaudevillistes de France qui se partageaient des présentoirs où la place se monnayait à prix d'or. Des passionnés se suspendaient à des échelles à roulettes pour dénicher les bouquins centenaires dont les âmes, qui flottaient au sommet de la voûte tapissée d'étoffes royales gorge-de-pigeon, donnaient à l'endroit un caractère de magie et de respect. Perdu au cœur d'une allée qui ressemblait à Wall Street, il demanda conseil à l'un des bibliothécaires agrippés à ces parois de culture. Il choisit quelqu'un d'âgé, celui qui naviguerait le mieux dans ce dédale littéraire.

— Monsieur ? Dans le cadre d'une thèse sur le sommeil, je recherche des informations sur le somnambulisme… Il marqua une pause, le temps de laisser descendre le type, et reprit. J'ai cru entendre dire que certaines personnes, des adultes, faisaient des actes étranges pendant la nuit, et cela indépendamment de leur volonté… Comme allumer toutes les lumières, et repartir se coucher sans se souvenir le lendemain… Auriez-vous des livres sur le sujet ?

Le sexagénaire réajusta ses lunettes à double foyer sur la patate qui lui servait de nez. Warren avait craint que celui qui aurait dû être à la retraite depuis dix ans ne le prît pour un fou de poser ce genre de questions, mais apparemment il y était accoutumé. Doigt levé, comme le font les golfeurs pour connaître le sens du vent, le petit rabougri au pull de laine rubis l'invita à le suivre.

Il sait, pensa Warren, il va me trouver quelque chose ! Une bonne affaire que je n'aie eu les rendez-vous que dans l'après-midi…

Dos voûtés, des lève-tôt de tout âge dévoraient les écrits à la couverture poussiéreuse et aux pages fossilisées, tandis que d'autres, regroupés en cénacles, partaient à la recherche des secrets de la vie ainsi que des mystères des époques passées.

Ces rangées d'ouvrages, qui discutaient entre eux dans des chuchotements intemporels, imprégnaient Warren de leur caractère soporifique et intact, le faisant regretter de ne pas être venu dans ce royaume spirituel dans de meilleures circonstances. Évoluant avec aise entre les anthologies, les corpus d'inscriptions latines, les épitomés et autres psautiers, l'inusable vieillard piochait, de ses mains polies par l'âge, caressait, puis remettait les bijoux à leur place. Ses os ramollis qui grognaient ne l'empêchaient pas de voltiger sur les échelles à la façon d'un trapéziste, pour dégoter des trésors que Warren ne voyait même pas d'en bas. La moisson terminée, il posa trois manuscrits sur une table en ronce de noyer. À deux pas de se retirer sans décrocher un mot, il fut stoppé par Warren, interloqué par si impressionnante maîtrise.

— Excusez-moi, monsieur ! Juste une petite question… Comment faites-vous pour connaître l'emplacement de tous ces livres ?

Le bonhomme au regard bleu-pacifique découvrit des dents semblables aux touches d'un piano à queue, laissant planer l'impression qu'il avait vieilli de dix ans depuis tout à l'heure.

— Vous savez, cela fait quarante-huit ans que je travaille ici. Ces livres, ils sont ma vie. Je les aime, vous comprenez ?

— Je vous comprends monsieur… Je vous remercie pour votre aide…

— Sachez déchiffrer les mots… Imprégnez-vous de l'âme de l'auteur, cherchez au plus profond de votre être, et vous aurez les réponses à toutes vos questions…

Ses mots s'évaporèrent et l'homme fondit au bout d'une avenue sans se retourner. Warren inventoria ce que lui avait pêché le mystérieux individu. « La part de l'animal », « Cultes et religions interdits » et … « La linotte mélodieuse ! »

Mince, il a su comment pour l'oiseau ? Cette fameuse linotte, qui a pratiquement cassé la vitre chez le vétérinaire ? Et celle que j'ai vue sur le rebord de ma fenêtre, l'autre fois, et qui a bien failli me croquer la main ? C'est quoi cet oiseau, je rêve ou quoi ?

Livres sous le bras, il s'aventura dans le labyrinthe à la recherche du Minotaure de l'accueil, qu'il ne trouva qu'après être passé une bonne dizaine de fois dans la même allée.

— Pardonnez-moi, madame ! Je recherche un monsieur d'une soixantaine d'années, petit avec un pull-over rouge. Il m'a donné ces livres…

La femme hommasse, aux traits sévères et aux cheveux filasse, feuilleta les pages du bout d'un ongle cassé.

— Je ne connais pas ce monsieur ! aboya-t-elle fermement.

— Mais.. mais il travaille ici ! insista Warren.

— Vous vous trompez ! Je ne le connais pas, je vous dis ! Nous sommes neuf à travailler ici, et il n'y a personne de plus de cinquante ans ! Et pas plus de monsieur avec un pull-over comme vous dites ! Quant à ces livres, il n'y a pas le tampon de la bibliothèque. Ils ne nous appartiennent pas. Regardez… pas même de nom d'auteur, ni de pagination. Vous pouvez repartir avec !

— Mais il les a pris dans vos rayons, je vous l'assure ! insista Warren, comme pour tenir tête à ce taureau qui écumait presque.

— Impossible monsieur !!! Excusez-moi maintenant, je dois classer ces ouvrages… Et cette saleté d'oiseau qui n'arrête pas de piailler, où se cache-t-il ?

En houspillant, elle s'effaça derrière un gratte-ciel de livres, tête et poing levés. Il est vrai qu'un volatile s'amusait à perturber le silence cathédral.

Je ne sais pas ce qui m'arrive, mais cet homme y est pour quelque chose. Nom d'une pipe, je nage en pleine folie !

Il avait beau naviguer entre les écueils de la dérision et les coraux de l'incompréhension, les grimoires, eux, étaient bien réels. Hors de portée du buffle censé accueillir gentiment les visiteurs, il s'installa, un poil rageur.

La linotte mélodieuse… A-t-on idée d'écrire un bouquin complet sur un sujet aussi stupide ?

Attaquée par les méandres des années, la couverture s'effrita entre ses mains, et à l'intérieur de l'ouvrage, les lettres avaient été tapées avec une machine à écrire archaïque à laquelle il manquait les C. Il lécha le bouquin du regard avec la conviction d'un cul-de-jatte au départ d'un cent mètres. Le papier terni, fine feuille de cigarette, frissonna au passage de ses doigts, et lorsqu'il se rendit compte que toutes les pages étaient identiques, sa mâchoire inférieure se décrocha autant que ses yeux s'agrandirent. Un recueil de presque cent pages, avec seulement trente lignes différentes ! Faire rimer les verbes faire et valoir eût été plus facile que d'y comprendre quelque chose à ce qui se tramait ici, mais quitte à nager dans la démence, autant continuer jusqu'au bout.

« La part de l'animal », lui, semblait classique. Tout au moins, les pages étaient différentes, mais toujours pas de nom d'auteur, de titre de chapitre ou de numéros. Avaler d'une traite pareil pavé aurait nécessité plus d'une journée, hors lui ne disposait en gros que de quatre heures. Pour hâter le pas, il ne s'imprégna que d'une ligne sur deux. De toute façon, le récit était aussi plat qu'une campagne de Lorraine, et on ne peut pas dire que les allégories et autres oxymorons, qui forcent à réfléchir, foisonnaient.

Ses yeux détalaient sur les mots, chevauchaient les phrases, consumaient les pages, si bien qu'en deux heures, il avait digéré la moitié de l'ouvrage sans même s'en apercevoir, envoûté malgré lui par le récit. Certes mal écrites, les histoires, présentées sous forme de nouvelles courtes, tissaient une ambiance crue et effrayante. L'une peignait l'histoire d'un montagnard qui se levait la nuit pour dévorer ses propres broutards. Inconscient qu'il était le seul responsable de ce massacre, il partait à la chasse au loup pendant la journée pour tuer la meute imaginaire qui décimait son élevage. Il finit par se tirer une balle dans la tête, le matin où il trouva une fillette de huit ans au visage décharné dans son lit. Il sut que c'était lui, parce qu'un œil lui était resté en travers de la gorge et l'avait sorti de son état somnambulique et pseudo-animal.

Plus irréelle, une seconde allait jusqu'à la transmutation de l'homme en léopard. Le type s'était réveillé dans un zoo, le bras dévoré par une lionne mécontente qu'un invité lui prît la vedette. Faute de temps, il se força à arrêter, se réservant le reste pour plus tard.

C'est de la pure fictionEt ce qui m'arrive, c'est de la fiction peut-être ? Et si c'était un tant soit peu réel ? Bien sûr, l'auteur a pu broder autour, pour rendre ses histoires plus effrayantes, mais la nouvelle du type qui tue des veaux, c'est moi en pire, c'est tout…

Il tritura l'ouvrage à la manière d'un casse-tête chinois, à la recherche d'un nom d'auteur, d'une adresse d'édition, d'un nom de ville. Peine perdue.

Et ce petit vieux, il est passé où, nom d'un chien ? Il doit savoir quelque chose… C'est peut-être lui, l'auteur de ces ouvrages, il les avait trouvés si facilement, il ne travaille même pas ici en plus…

Il s'identifiait aux personnages de ces récits, mais pointe d'ironie, la partie la plus critique, celle traitant de la transformation de l'homme en animal, n'était jamais mise à nu.

Et pourquoi la nuit ? Pourquoi ces gens-là ? Le lecteur était parachuté dans l'histoire comme un pavé au milieu d'une mare, sans qu'il n'y ait réellement de début. Par contre la fin, elle, était bien présente et pas très compliquée : la mort à chaque fois du héros.

Il entama le dernier ouvrage, « Cultes et religions interdits », qui apparemment n'avait aucun rapport avec ce qu'il recherchait. Mais si l'homme aux culs de bouteille le lui avait légué, c'est qu'il y trouverait sûrement quelconque intérêt.

Le salopard, il s'est bien moqué de moi, c'est quoi ce langage ?

Griffonnées avec une substance qui ressemblait à de la graisse animale mêlée à du sang, les lettres n'appartenaient ni à l'alphabet cyrillique, ni latin, et à peine une trentaine de mots remplissaient chaque feuillet. Comble de la stupéfaction, le titre était en français, alors que les pages en papier précieux semblaient sortir directement de l'imprimerie. En parcourant brièvement la centaine de pages, il constata que les écritures provenaient de personnes différentes. Son premier réflexe fut d'aller s'enquérir une nouvelle fois auprès du cerbère de l'accueil pour voir si elle connaissait ce dialecte, mais quand il découvrit que ses yeux jardineux ressemblaient à des lance-flammes et sa bouche à une cicatrice mal suturée, il changea d'avis. Il écuma une nouvelle fois les allées, pourtant persuadé que le fantôme qui l'avait approvisionné s'était bel et bien volatilisé. Lorsqu'il s'éclipsa sans saluer, les alarmes ne retentirent pas, ce qui confirmait que les livres n'appartenaient pas à la bibliothèque. Il n'était pas loin de midi, et dénicher un traducteur devenait prioritaire.

2

En fouillant dans les renseignements, il débusqua un linguiste qui accepta de le recevoir, moyennant des coûts horaires assez déraisonnables. Parce que Warren avait maladroitement insisté sur l'urgence de la mission, l'homme avait fort habilement fait grimper les enchères pour « raisons de priorité. »

En déboulant devant la cabane de banlieue où l'individu survivait, Warren était à deux doigts de prendre ses jambes à son cou. L'endroit, sordide carton humide, interdisait à la lumière de filtrer au travers de la misère dégoulinant sur les fenêtres. Au sud, un cimetière de voitures broyées et accidentées servait de refuge à des enfants au visage encrassé et aux guêtres dévorées par les mites, tandis que sur la route craquelée, derrière, une fillette décorée de deux petites couettes courait pieds nus en chantonnant. Poussant son cerceau rouillé, elle s'enfonça dans un cloaque encombré par les ordures décomposées, où une horde de chiens bâtards reniflaient excréments et urine qui coulaient silencieusement vers des caniveaux débordants. Au fond du goulag, des cadavres à la tignasse huileuse ainsi qu'aux dents rongées par des roulées et par l'alcool de mauvaise qualité brûlaient des pneus dont l'odeur infâme pourrissait l'air. Encroûté et moribond, l'horizon qui s'étalait n'était qu'un refuge pour des montagnes de détritus hautes de trois étages et des fleuves de crachats.

Parce qu'il avait encore grillé plus de deux heures pour trouver l'endroit et que l'ouvrage taché de sang l'intriguait maladivement, il se décida tout de même à pénétrer dans la souricière. Il frappa mollement, craignant de défoncer la porte rongée par une colonie de xylophages qui œuvraient sans relâche, régalés par si délicieuse pourriture. Ses coups incertains attirèrent l'attention de fantômes au ventre bedonnant, dont les bourrelets étalaient des sourires forcés entre les boutons de leurs chemises. Dissimulés maladroitement derrière leurs rideaux, ils l'épiaient et le reniflaient à distance. Lors du grincement de la porte, Warren finit par baisser les yeux, croyant qu'elle s'était ouverte toute seule.

C'est un nain ! Ça explique en partie la taille de la cabane !

— Entrez monsieur, je vous attendais…

Le lilliputien au visage enfoncé dans une barbe hirsute marchait en se balançant comme un sumotori, et ses jambes arquées auraient fait passer Lucky Luke pour un cow-boy du dimanche. Forcé de se baisser en entrant pour ne pas se cogner la tête, Warren s'empressa de s'écraser sur un tabouret. Le propriétaire ne s'assit pas, mais c'était comme s'il l'était. Sur une bonne moitié de la pièce qui servait à la fois de salon, salle à manger, chambre et cuisine, étaient empilés sans soin des ouvrages de toutes tailles. Oscillant avec finesse entre les livres, des cafards mal habillés partaient faire leurs emplettes aux pourtours des écuelles qui traînaient sur le sol, traversant sans casque des paquets de poussière étalés telles des mines antipersonnel. Le local, quasiment irrespirable, était criblé de grappes de sueur qui pendaient aux murs fissurés tels des insectes sur un tue-mouches. La politesse étant le trait des hommes de classe, Warren s'expliqua, bien qu'intimement persuadé que la quête était perdue d'avance.

— Voici ce dont je vous ai parlé au téléphone… J'aimerais avoir votre avis sur la signification de ce bouquin.

Délesté des convictions qui l'avaient traîné jusqu'ici, il lui tendit cependant le recueil. L'homme s'en empara d'une main couleur charbon, plus longue que son avant-bras.

— Couverture classique, titre en français, pas de nom d'auteur…

Merci, j'avais remarqué, nota Warren intérieurement.

— Regardez à l'intérieur maintenant, vous allez comprendre la raison de ma venue ici ! s'impatienta-t-il, à la limite de prendre ses cliques et ses claques.

— Surprenant ! Vraiment surprenant !! s'exclama le type, vissant son regard de vipère au manuel.

Ses doigts déformés et noueux caressaient abusivement les caractères en relief, tout en s'imprégnant de la prestance dégagée par ces mots.

— Ça vous dit quelque chose ? releva Warren aux aguets.

Le petit bonhomme ne répondit pas, subjugué par la force qui émanait de l'ouvrage. Warren lui posa une main pressante sur l'épaule.

— Monsieur, ça vous dit quelque chose ? insista-t-il.

— Heu… Excusez-moi ! Dites-moi où vous avez trouvé ça !

— C'est un bibliothécaire qui me l'a remis. Le plus étrange, c'est que cet homme a disparu ! Je l'ai vu, de mes yeux vu, prendre ce bouquin sur un rayon, mais on m'a affirmé là-bas que ça ne leur appartenait pas !

— Ce livre ressemble à un livre des morts… mais je n'en avais jamais vu un comme ça… Je ne savais même pas que ça existait à l'état libraire. Si étrange, ces écritures écrites avec les doigts sur du papier aussi précieux que celui-là. On dirait…

— Que le livre a d'abord été créé, puis que les mots ont été rajoutés après !

— Oui, exactement !! J'ai déjà eu affaire à ce genre de recueil, si je puis l'appeler comme ça. C'était au Mexique. On avait retrouvé, dans des temples mayas, des fresques rupestres sur lesquelles se trouvaient des mots peints en utilisant de la boue et du sang. Le sang assure la persistance des écrits dans le temps, car la boue seule ne suffit pas. Plusieurs individus y avaient rédigé leurs dernières pensées, afin d'avoir l'esprit purifié avant de mourir sacrifiés pour leur Dieu.

— Une sorte de dernière confession ?

— Si l'on veut… Ça leur permettait d'avoir une place privilégiée au royaume des morts. Mais le pouvoir de ces mots était immense, et à ne pas mettre entre toutes les mains. Certains des explorateurs s'en étaient servis pour faire de la magie noire. On les avait retrouvés au camp, le cœur arraché.

Il ne plaisantait pas, et de peur de réveiller des souvenirs ensevelis qui semblaient douloureux, il parlait à voix basse.

— C'est effroyable… Et ici, qu'est-ce que ça raconte ? chuchota Warren, refroidi par l'anecdote.

— Vous allez un peu vite en besogne, cher ami ! objecta-t-il d'un ton franc. Je ne connais pas ce langage. Ça semble être un dérivé du Dogon, langage d'une communauté d'Afrique Noire. Ce que je peux vous affirmer, c'est que vous avez mis la main sur quelque chose qui ne devrait même pas exister, et qui pourrait s'avérer dangereux.

Son regard redevint livide.

— Mais je me demande si ça n'est pas une arnaque…

Il jeta le livre sur la table.

— Monsieur, désolé, mais je ne puis pas faire grand-chose pour vous…

Dos tourné, il s'aventura dans sa jungle d'ouvrages. Warren, peu habitué à l'échec, ne démordit pas.

— Monsieur ! Écoutez-moi s'il vous plaît !! Un vieillard venu de nulle part me remet trois livres, qu'il sort de son chapeau de magicien. Puis il disparaît, ni vu, ni connu ! Comble de la bizarrerie, le premier bouquin parle de la linotte mélodieuse, un oiseau qu'on ne trouve même pas dans nos régions, et moi, ça fait plusieurs fois que j'en vois une ! Même qu'elle avait failli casser le carreau chez le vétérinaire ! Ah oui, parce qu'il faut que je vous dise ! Je me lève la nuit, sans m'en rendre compte, je tue mes poissons, mon chien ! Vous savez comment ?

Tourmenté par l'état de surexcitation avancé de Warren, le traducteur daigna se tourner.

— Non…

— Deux aiguilles à tricoter en plein cœur ! Et c'est pas tout, après, je lui ai fait boire de l'eau de javel, parce que ça n'avait pas suffi apparemment ! Autre bonne nouvelle, j'étais à la limite d'empoisonner mon fils avec des médicaments qui lui sont interdits !! Alors, voyez-vous, je ne crois pas que tout ceci soit une arnaque, ou alors je suis le premier à ne pas être au courant !!!

Réputé pour sa capacité à garder un calme de lac gelé dans les situations les plus critiques, il n'avait pas, cette fois, contrôlé ses impulsions. L'ami des livres, touché par la loyauté de son client, lui tendit une main, véritable morceau de bois séché, en allongeant un regard cordial.

— Très bien monsieur, je vais faire mon possible pour vous aider. Si tout cela est bien réel, c'est dans mon intérêt autant que le vôtre d'élucider cette énigme. On ne peut pas dire que je croule sous le boulot en ce moment, si vous voyez ce que je veux dire. Les trois quarts des gens, quand ils voient où j'habite, font demi-tour, sans même prendre la peine de me rencontrer. Parmi ceux qui frappent, la moitié s'efface en me voyant. Si vous faites le bilan, il ne reste pas grand monde…

Je les comprends…

— Je vous sers un café ?

Warren ne voulait pas mourir maintenant en ingurgitant ce poison. Le farfadet n'avait pas de cafetière, ou plutôt si, tout dépend de la définition qu'on en donne. Papier-toilette en guise de filtre, marc déjà utilisé à la place du café, le tout baigné dans une eau calcifiée qui sortait d'un robinet rouillé. Pour sûr, ce tord-boyaux aurait fait fureur au bureau, et il l'offrirait accessoirement un jour aux gens qu'il n'aimait pas…

— Non, ça va aller ! En tout cas, moi, je vous remercie pour tout. Comment va se dérouler la suite des événements ?

— Très simple. Il plia son index sur la couverture. Je retrouve l'origine de ce langage, cela ne devrait pas être trop long, trois jours tout au plus. Ensuite j'attaque la traduction… Il feuilleta une nouvelle fois rapidement la centaine de pages. Il n'y a pas beaucoup de texte, cela devrait aller assez vite. Mais rien n'est sûr. Vous savez, il n'existe pas de dictionnaires qui font la traduction en français, il ne faut pas rêver ! Cette langue est peut-être parlée par cinquante individus dans le monde, alors vous comprenez…

Oui je comprends, tu veux faire monter les enchères…

— Faites-moi part de vos recherches au fur et à mesure ! Je vous appelle dès demain !

— Très bien, monsieur Wallace !

Sympathique le gars, tout de même, admit Warren, qui avait la mauvaise habitude de méjuger avec hâte.

Une fois les honoraires de ministre réglés, il s'envola direction la maison. Soulagé, il pressentait qu'ordre et logique guideraient sans tarder ses pas. Il truciderait encore une poignée de poissons, et après, retour probable à une mer calme. Pour protéger sa famille de ses intempestives humeurs, il avait déjà prévu de dormir sur le canapé. Faute d'étaler la vérité, il leur était redevable d'au moins ça…

3

Lionel arriva comme convenu aux alentours de 20 h 00 chez Sam. Lui aussi avait eu toutes les peines du monde pour trouver la fermette, mais heureusement, en bon dépressif qu'il était, il avait pris de la marge.

— Salut Lionel ! Je t'attendais, sourit Sam.

— Bonjour Sam… Il baissa les yeux et shoota dans une ribambelle de gravillons, mains avalées par ses poches. Tu sais, j'ai failli ne pas venir. Pas trop le moral ce soir… J'espère que ça va aller mieux, je ne voudrais pas gâcher la soirée…

Sam le fit entrer.

— Mais non, ça va aller, ne t'inquiète pas. Vodka ?

Sam était le serpent dans le jardin d'Eden, persuadé que ce mot magique aurait le même effet sur Lionel que le fruit défendu sur Ève. Avant même que l'invité eût le temps d'ouvrir la bouche, il l'avait déjà servi gracieusement.

— Merci ! Tu n'en prends pas ?

— Whisky plutôt pour moi… Santé ! Et n'oublions pas, nous sommes des êtres…

— Exceptionnels ! compléta-t-il, amusé.

Le sédatif léger que Sam avait dissout dans l'alcool plongea sans tarder la victime dans un état végétatif. Car, de toute évidence, même un paumé pris de court n'aurait sûrement pas accepté ce changement radical de vie. Dorénavant, il s'agissait de l'installer progressivement dans l'ambiance pour le préparer psychologiquement à subir une lobotomie salvatrice. Après un quatrième verre bien tassé, Sam apporta des tranches de rôti accompagnées de pommes de terre trop cuites. Pour la viande, il ne s'était pas foulé. Il avait pioché dans le congélateur et découpé ce qui restait de jambe au vieux fermier. Cuite à thermostat moyen, la chair humaine s'identifiait ni plus ni moins à du sanglier, avec un goût légèrement plus prononcé, mais le gangrené de l'âme, imbibé de vodka et prêt à s'embraser telle la flamme olympique, ne s'en apercevrait pas.

— Tu sais, dit Sam en lui servant un épais morceau de ce qui s'apparentait à un quadriceps, j'ai une méthode pour chasser les dépressions. Une recette de grand-mère, mais ça marche !

— Ah… Ah bon, j'en aurais bien besoin tu sais… C'est quoi, une infusion au tilleul ?

Il se mit à rire et frôla l'étranglement, un morceau s'étant rangé dans son larynx. Le mélange d'alcool et de cachets était une bombe, et Dieu seul sait les dégâts qu'il pouvait lui causer dans l'organisme.

— Non, non, ce n'est pas ce genre de recette ! objecta-t-il à voix basse, en secouant le tête. Je te montrerai tout à l'heure, tu verras, c'est extraordinaire ! À la tienne !

Servis par Dionysos en personne, les deux verres de vin tintèrent jusqu'aux oreilles de la tête de sanglier.

À la fin du repas qui fut, malgré de justifiés a priori, un véritable régal, Sam traîna Lionel par le bras. Le moment tant attendu était sur le point d'éclore.

— Allez suis-moi, il est grand temps de te guérir de ce mal qui te ronge depuis longtemps. Et après, j'aurai une surprise pour toi !

— Je… je te suis… C'est… c'est bon… tu peux me lâcher…

Il le guida jusqu'à l'abattoir fin paré pour reprendre du service. Les quatre fers regroupés et fagotés, deux lapins de Garenne remuaient sur les tables de métal telles des truites dans une bourriche. Le glas avait sonné, et les bêtes ne l'ignoraient pas.

— Je t'ai promis que je te sortirais de là, mais il va falloir que tu me fasses confiance. Si tu fais exactement ce que je te dis, ce mal qui t'emprisonne et te dévore comme un cancer sera chassé à tout jamais.

— Ça… ça consiste en quoi ? bafouilla Lionel, impressionné par la rudesse de l'endroit. Et c'est quoi ces… ces lapins ? Tu… tu vas les tuer ?

— Oui, ça fait partie de la guérison. Sam se colla l'index sur les lèvres. Chut… Laisse-moi t'expliquer, il faut que tu me croies, car c'est la vérité…

— Je… je t'écoute…

— Quand un animal meurt, son âme, constituée de toutes sortes d'instincts primitifs, cherche à quitter son enveloppe physique pour se réfugier dans un autre animal. Elle ne peut s'évader que si elle a un endroit où aller, car comprends bien qu'elle ne peut pas flotter dans l'air comme ça !

— O… oui… se contenta-t-il de répondre, à la limite d'éclater de rire.

— Si elle ne trouve pas d'hôte, elle meurt avec l'enveloppe corporelle au bout de quelques secondes. Il suffit donc de mettre en relation le mourant avec une autre bête, et l'âme déchue retrouve enfin un « foyer » pour l'accueillir. Toi, tu vas servir en quelque sorte de catalyseur entre ces deux animaux, tu vas les mettre en relation, tu vas guider l'âme de l'un vers le corps de l'autre.

Pièces de cinq francs vues de face, les pupilles de Lionel contrastaient avec celles de Sam, pièces de dix centimes vues de profil. Il poursuivit.

— L'âme déchue va circuler dans ton corps avant d'atteindre le second animal, à la manière d'un courant électrique. Tu vas servir d'interrupteur, tu me suis toujours ?

— Euh… oui, mais il faut avouer que c'est étrange…

Une ampoule, qui chuintait depuis le début, claqua sans prévenir. Le bruit de pétard fit frémir Lionel, qui avait subitement dessaoulé. Froid et peur judicieusement combinés sont de bien meilleurs remèdes que l'aspirine.

— Les émotions de ce lapin, ses douleurs, ses craintes, vont toutes te traverser. Et elles vont emporter tout ce qu'il y a de mauvais en toi, un peu à la manière d'un vent violent qui arrache tout ce qui se trouve sur son passage… Ne me demande pas pourquoi, c'est comme ça, c'est tout… Un miracle de la nature…

Le clair-obscur des lampes ramifiait les traits de son visage et créait d'inquiétantes zones d'ombres sous ses pommettes saillantes. Souillé par une mousse verdâtre due aux sédatifs à la commissure des lèvres, Lionel fut malgré tout enveloppé par la panique.

— Je… je trouve ça bizarre. Ça me fait peur, tout ce que tu me racontes… Je… je sais pas trop…

— Tu ne veux pas être guéri, bien dans ta peau, comme quelqu'un de normal qui aime la vie ?

— Si, si… Qui ne le voudrait pas… Mais explique-moi… Pourquoi tu es venu au cercle alors, si tu n'es pas malade ?

Au temps des grecs, Sam aurait été de toute évidence un stratège de référence, largement plus malin qu'Ulysse caché dans son cheval de Troie. Mûrie depuis des lustres, sa réponse fusa.

— C'est pour Anna, l'animatrice ! Je suis amoureux d'elle ! Je n'ai jamais réussi à l'approcher, je suis timide, tu comprends ? Le cercle, c'était pour moi une occasion inespérée. Et puis, je me suis aussi dit que je pourrais faire le bien autour de moi, en te guérissant, pourquoi pas. Je t'apprécie comme un frère…

Tant soupçonneux que perturbé, Lionel ne démordait pas.

— Et l'accident de ta femme, de ta fille ? C'est du bidon ?

— Non, c'est vrai…

Il posa son regard sur le plafond.

— C'est un ami qui m'a sorti de là. Il revenait d'une tribu d'Afrique, et il m'a transmis ce pouvoir de guérison. Sans lui, je serai déjà mort, tu sais… J'avais fait plusieurs tentatives de suicide… Regarde mon bras !

Il souleva sa manche, et deux trous, déposés par un certain serpent-minute, souriaient… L'argument fut convaincant.

— Je… je veux m'en sortir. Et puis ce ne sont que deux lapins, ils ne peuvent pas me faire de mal… Je veux essayer, mais il faut que je te dise : je suis franchement sceptique…

— Fais-moi confiance ! se réjouit Sam en serrant les poings en cachette. Tu veux que je te bande les yeux, car ça risque d'être assez sanglant, je vais devoir éventrer un des lapins !

— Ça va aller… Je fermerai les yeux… Allons-y, il fait froid ici… Tes pupilles sont vraiment bizarres…

— Je sais, c'est la lumière… C'est parti !

Il souleva les deux bêtes par la croupe, comme avait dû le faire leur mère quand elles étaient petites. Les peluches aux yeux noisette et aux oreilles plaquées à l'arrière crottaient de peur. Imperméable à un quelconque sentiment de pitié, il planta les mammifères sur les crochets, se régalant de voir les pointes glacées de laiton craquer sans effort leur peau d'une douceur de nouveau-né. Ils essayaient de crier, mais le son fut silencieux.

La langue tournoyant de bonheur et les yeux miroitants, le futur écorcheur s'empressa de s'emparer d'un couteau classique sur l'armurerie du fond, tandis que Lionel regardait sans sourciller ces macabres préparatifs.

— Maintenant tu vas faire exactement ce que je te dis, reprit Sam d'un ton teinté d'une fiévreuse excitation. Saisis leur crâne dans la paume de ta main, comme pour leur faire un casque…

Les attraper à deux en même temps ne fut pas une partie de plaisir. Les martyres s'agitaient légitimement et s'arrachaient un peu plus de peau et de muscles à chaque impulsion.

— Fais vite Sam, je t'en prie ! aboya-t-il.

— Je vais maintenant citer des paroles que tu ne comprendras pas. Ne m'interromps surtout pas, quoi qu'il arrive… Ferme les yeux, et ne bouge plus !

Sam se mit à prononcer des incantations dont les sons ne sortaient ni de sa bouche, ni de son nez, mais de son ventre.

Pointes d'aiguille enfoncées dans de la ouate, ses pupilles furent rapidement rejointes par un réseau nervuré de canaux sanguins.

Les bêtes se cabraient dans une souffrance indicible. Sam égorgea le lapin de droite dans le même geste qu'un lanceur de frisbee. Avant que la rivière de vie ne s'épanouît sur la fourrure immaculée du pauvre lapereau, l'électrode humaine s'arc-bouta à la manière d'un condamné qui grille sur une chaise électrique.

Sa colonne vertébrale, peu habituée à ce genre de figure, frôla la rupture dans un craquement aigu. Tandis qu'il urinait, laissant le liquide jaunâtre s'épancher le long de sa jambe et se ranger dans sa chaussure, les veines de ses mains et de son cou gonflaient pour atteindre leur limite d'élasticité. Il balbutiait des propos dépourvus de sens de son haleine devenue fétide. Le maître de cérémonie saigna dans la foulée le lapin de gauche, et instantanément le cobaye humain commença à tournoyer en dégageant la puissance d'un typhon au milieu du Pacifique. Il avait littéralement arraché les condamnés de leur potence et continuait à les tenir par leur tête quasiment démanchée. Des écharpes d'hémoglobine voletaient en gerbes légères sur les murs, les tables et le pantalon de Sam. Pourtant méchamment >écorchée par les crochets ensanglantés, la tornade grossissait en ravageant monts et vallées sur son passage. Une nouvelle série de bocaux, décidément mal placée, vola en giboulées dans un vacarme de baie vitrée qui explose. La trombe tourbillonnait si rapidement que Sam distinguait à peine le visage de Lionel, déformé par la force centrifuge. Brusquement plus rien, il chuta et s'évanouit, se percutant au passage l'arcade sourcilière sur le béton.

Ça a marché ! Ça a marché !! jubila Sam.

Sans mal, il le trimbala d'un bras jusqu'au salon, se délectant à l'avance de l'instant où son futur serviteur se réveillerait. Il ne maîtrisait pas encore tous les paramètres, ignorant par exemple à quel moment tuer l'animal récepteur pour que le mélange fût parfaite copie d'Hiroshima.

Les vertus salvatrices de ce procédé étaient véritablement réelles et bienfaisantes. En Afrique équatoriale, une minorité pygmée, perdue aux confins de la brousse, l'utilisait pour soigner les malades qui pleuvaient chaque jour, infectés par des virus et autres microbes tropicaux. Par un subtil mélange de sorcellerie, de vaudou et de rites, ils entretenaient santé ainsi que prospérité au sein de la communauté, et Sam l'opportuniste avait eu la chance d'être de la partie. En avisé observateur, il s'était gorgé de toute la science pour contrôler le processus, puis tomba, plus tard en Guyane, sur des gens suffisamment idiots pour expérimenter ses trouvailles. Après moult dégâts, à force d'entraînement et de cobayes, il se constitua une arme redoutable. Son raisonnement avait été enfantin : il possédait une batterie d'ingrédients, à lui de composer des recettes à l'infini. En conclusion, il découvrit qu'en empêchant le flux animal de sortir du catalyseur, et mieux, en tuant la deuxième bête pour créer une sorte de conflit inexplicable au sein même de l'être humain, il réveillait une conscience animale endormie au tréfonds de l'âme. En fait, le processus n'avait fait que défoncer une porte scellée par la raison humaine pour une cause inconnue depuis des éternités. Une fois qu'il maîtrisait la technique, il se l'était appliquée à lui-même. Dès lors, un deuxième Sam, ovulé par les entrailles de l'Enfer, avait vu le jour. Sens incomparablement plus performants, intelligence décuplée, sans omettre une irrésistible envie de chasser s'installaient en lui à la manière de l'animal qui l'envahissait petit à petit. Ce qu'il n'avait toujours pas saisi, c'est pourquoi cet état ne se manifestait qu'une fois le soleil couché, et tout compte fait, ça l'arrangeait bien. Grâce à la part animale de Lionel, son entreprise prometteuse allait-elle enfin s'ouvrir ?

4

Loin de se douter de ce qui se tramait chez l'ami de toujours de son mari, Beth ainsi que les enfants sommeillaient depuis longtemps, contrairement à l'inspecteur Sharko qui pataugeait dans une fosse à purin avec cette histoire de jambe dévorée.

Warren, quant à lui, n'avait pas encore trouvé la sérénité, dévoré par l'insatiable envie de déranger le rase-mottes en pleine nuit rien que pour savoir à quel stade il en était avec le livre. Il était persuadé que la clef de l'énigme se cachait dans ce mystique bouquin. Absorbé par des histoires qui lui ressassaient sans cesse sa propre expérience, il avala le recueil de nouvelles jusqu'au bout et s'assoupit dans le canapé, n'ignorant pas qu'une pesante épée de Damoclès se balançait au-dessus de sa tête. Il mit sa montre à sonner à 6 h 45, un quart d'heure avant que Beth, enfermée dans la chambre, ne se levât. Il pourrait ainsi dissimuler le poisson mort, et laisser couler le long fleuve tranquille de sa vie…

5

Lionel émergea enfin de sa sieste forcée. Quand la première phrase sortie de sa bouche fut « J'ai faim », Sam s'envola au septième ciel.

— Tu te sens comment ? lui demanda-t-il, impatient.

— Je… j'entends le sang couler dans mes artères ! J'entends mon cœur battre ! Il résonne dans mes oreilles !! Il se leva sans s'aider de ses bras. J'arrive même à voir dehors, dans le noir ! Regarde la souris là-bas, tu la vois ?

Sam, qui pourtant considérait sa vue comme l'un de ses meilleurs atouts, ne l'apercevait pas.

— Non ! Et toi, tu en vois une, t'es sûr ?

— Suis-moi !

Il bondit dans la cour extérieure puis aplatit le mulot avant même que la bête n'eût le temps de lever les moustaches. Il le ramassa avant de l'engloutir d'un trait, s'amusant de voir la queue s'agiter hors de sa bouche.

— T'as vu, tu me crois maintenant ! J'ai faim !

— Excellent, excellent ! T'es un chef ! Viens avec moi dans la grange !

À l'intérieur de ce vétuste bâtiment, il brandit une banderole plastifiée au-dessus de la tête.

— Lionel, je te présente ma nouvelle entreprise ! Tu es mon premier embauché ! Bienvenue !

— L'Arrache-Cœur ? Amusant comme nom ! Et ça consiste en quoi ?

— Viens d'abord te rassasier, j'ai faim moi aussi, je ne tiens plus. Je t'expliquerai une fois le ventre plein.

Il extirpa de son frigidaire deux bras presque intacts, assimilables à des baguettes de pain. Lionel se jeta crocs en avant sur le membre sans poser de questions. Alors que Sam entamait à peine le coude, lui l'avait déjà dévoré jusqu'à l'os.

— Quel délice ! Tu ne peux pas savoir comme je me suis régalé ! s'exclama-t-il en se léchant les doigts bruyamment.

— Heureux que ce repas te plaise ! Et encore, ce n'est qu'un vieux schnock à moitié pourri. Attends de goûter à du jeune ou de la femme ! Mais va un peu te nettoyer, tu as du sang partout… Il va falloir que tu apprennes à te contrôler et à rester discret. Après tu viendras avec moi apprendre les rouages du métier… Je suis sûr que cela te plaira…

Son rire, rejoint par celui de Lionel, fit décamper une grappe de passereaux qui s'étaient posés au sommet de la cheminée.

L'Arrache-Cœur venait d'ouvrir ses portes, et était promise à un avenir des plus prospères.

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