Lundi matin. La nuit, Warren avait navigué entre imaginaire et réalité, à demi endormi, à demi conscient. Contraint d'abandonner l'oreiller plusieurs fois pour vérifier si ses poissons ne succombaient pas, il profitait de l'occasion pour contrôler l'état de Tom, qui avait la chance de dormir d'un sommeil de volcan éteint. Un repos réparateur l'enveloppa aux environs de trois heures. L'eau du bassin avait sûrement été contaminée par un microbe, mais maintenant le problème était réglé, semblait-il…
À son réveil, l'odeur langoureuse du lard lui confirma que les cubes d'une vie tranquille s'emboîtaient de nouveau les uns dans les autres. Il lorgna, yeux collés, le plafond immaculé en se levant. Pas d'araignée.
Araignée du matin, chagrin. Pas d'araignée, le pied ! pensa-t-il joyeusement.
En passant devant la chambre de Tom, il ne put que constater qu'il était encore souffrant, les yeux remplacés par de minuscules croissants de lune.
Mal parti le slogan, nota-t-il intérieurement.
— Bonjour papa, dit faiblement l'enfant à la voix qui semblait sortir d'une palourde fermée.
— Mon pauvre poussin… Toujours mal au ventre ?
Il lui caressait le front du dos de la main.
— Oui, j'ai eu mal tout à l'heure. C'est pas toujours, de temps en temps seulement…
Il se cacha sous les draps. Warren devina qu'il se distrayait avec des soldats de plomb, ce qui le porta à se demander si le rejeton ne simulait pas, puisqu'il l'avait déjà fait. Maman s'occupait si bien de lui, et bien peu malin eût été celui capable de refuser une journée de câlins si gracieusement offerts.
À voir le visage plombé de Beth, il comprit sur-le-champ. Il avait beau ne pas être très en forme, ses neurones, eux, ne chômaient pas, surtout quand il s'agissait d'un mauvais pressentiment. Ne prenant même pas la peine d'embrasser sa femme, il roula jusqu'à l'aquarium. Rien ne flottait.
Soulagement, il s'était trompé. Rapide tour d'inspection. Tout allait bien. Non ! Les tentacules d'une anémone, abandonnée de sa couleur rosée, peignaient sans vigueur les eaux fluides de cet univers de volupté ! Afflux de sang dans les joues et yeux éteints qui s'irradièrent l'éjectèrent de son état évasif.
— C'est pas vrai, merde !!! Bordel de merde !!!
Beth, qui croyait qu'un bolchevik armé d'une kalachnikov avait débarqué, tressaillit et craqua un jaune d'œuf. Bordé de rage, il arracha la bestiole scotchée à un rocher poreux pour fouiller dans les tentacules atones à la recherche de la marque.
La marque du diable, le triple six, pensa-t-il. Où te caches-tu, saloperie ?
Elle était bien là, juste en bordure du gouffre dentelé qui servait de gueule à l'actinie. Symptômes identiques, deux trous minuscules ! Ce matin-là, il n'eut pas le courage d'organiser un enterrement dans les règles de l'art. Pas de « De profundis », pas de couronne mortuaire ni de caveau. En plus, le ciel déversait un torrent de briques, la première fois depuis huit jours. Croqué par l'impuissance, il jeta la plante mollasse à la poubelle. Un quart d'heure de retard, repas froid, Tom malade, hécatombe avec ses protégés : la semaine démarrait mal, très mal.
— Mais qu'est-ce qui se passe avec mes poissons ? jeta-t-il, plus ennuyé qu'une péniche dans une mer de sable.
— Incompréhensible. L'un d'entre eux ne tuerait-il pas les autres ? Peut-être est-ce la période de… euh… enfin tu sais quoi ? dit Beth, gênée quand il s'agissait de parler de tout ce qui touchait au sexe.
— Non, rien de tout ça. J'y avais pensé. Mais qui se serait attaqué à l'anémone ? Et les deux points, tu en fais quoi ?
— Je sais pas trop…
— Pas grave, marmonna-t-il, s'escrimant sur une lamelle élastique de lard qui lui résistait. Cette nuit, je vais veiller. Il faut que je sache. Je vais quand même pas laisser deux ans d'élevage partir en fumée ?
Beth se glissa derrière lui pour lui passer les bras autour du cou.
— Tu vas trouver mon chéri. Je sais que tu vas trouver. J'emmène Tom à l'hôpital aujourd'hui. Là aussi il faut savoir. Il n'a mal que la journée, jamais la nuit. Étrange, non ?
— Justement, tu ne crois pas qu'il simule ?
— Peut-être. Les examens nous le diront…
Friand du moindre réconfort, Warren ne manqua pas au rituel quotidien qui consistait à embrasser sa femme avant de partir, et il le fit plus amoureusement que d'ordinaire.
— Ça va aller, ne t'inquiète pas, lui murmura-t-elle pour le rassurer totalement.
— Appelle-moi, pour Tom, s'il y a le moindre problème !
— Espérons que je n'aurai pas à le faire, alors…
Avant qu'il ne montât dans sa voiture, son voisin, planté au cœur de son potager, lui tendit un bouquet de thym.
— Bonjour monsieur Wallace !! Tenez, pour votre femme…
— Merci, monsieur Malagaux ! Très gentil de votre part !
Il s'éloignait déjà, mais le retraité le stoppa, main au menton.
— Dites-moi, vous n'auriez pas entendu des bruits ou des miaulements, cette nuit ?
— Non, pas spécialement ! Pourquoi ? rétorqua-t-il, un pied sur le perron.
— C'est mon potager de derrière. Il a été ravagé… Sûrement un chat… J'ai retrouvé deux rats gros comme ma main, la rate dévorée… En plus, mon grillage est esquinté ! Ça fait deux nuits de suite !! Ces saloperies de matous… Un d'ces quatre, je leur ferai la peau moi-même…
— C'est bien étrange… Bonne journée, monsieur Malagaux… Je suis un peu pressé…
À l'hôpital Saint Clément, Tom fut rapidement pris en charge. Une crise sévère l'avait encore agressé dans la matinée.
Beth expliqua que l'enfant se mettait en boule, gémissait périodiquement, et que son bas-ventre se compressait puis se relâchait un peu comme une poire de tensiomètre. N'ayant plus grand-chose dans l'estomac, il vomissait une bile verdâtre ou jaunâtre, et ça lui faisait un mal atroce.
— Nous lui donnons ce liquide à boire pour pouvoir photographier son système digestif. Pas très agréable au goût, mais c'est un passage obligé. Ça va aller, mon bonhomme ?
Le médecin, un grand maigre au visage creux et aux cheveux cendrés, plongea la moitié de ses bras dans les poches sans fond de sa blouse impeccable.
— Oui, docteur, répondit Tom, qui eut la force d'étendre un sourire artificiel.
Il ingurgita le liquide argenté aussi indigeste qu'une boule de pétanque. Sa mère, assise à ses côtés, caressait sa joue de pêche du bout des doigts. La radiographie ne révéla rien.
— Nous le gardons une nuit en observation. Nous devons lui faire un rapide lavement, pour le débarrasser du liquide qu'il a avalé tout à l'heure. Nous allons le placer sous scope, et lui faire un profond bilan de santé. Tout va bien madame, ne vous inquiétez pas… Il est entre bonnes mains.
Parce que les mots du spécialiste sortaient fluides et ensoleillés, Beth fut rassurée. L'homme connaissait son métier, ainsi que toute la mécanique parfois un peu grippée du corps humain. Son fils était en sécurité, ici…
Elle le couva jusqu'à 16 h 00, puis partit cueillir son frère à l'école. Le lendemain, à la première heure, elle serait à ses côtés.
Après que Beth fut partie se coucher, à 22 h 50, Warren organisa son bivouac. Il déplaça la banquette pour la mettre face à l'aquarium, et se chargea en munitions : cafetière, paquets de biscuits, soda, et le plus important, ordinateur. En bon métronome, il avait projeté de travailler jusqu'à trois heures du matin pour ensuite veiller jusqu'à l'arrivée de Beth. Portable soudé aux genoux, il se mit à tapoter le clavier, jetant de temps à autre une œillade vers ses nageurs qui se portaient à merveille et évoluaient dans une sérénité bienfaisante.
2 h 15. Les yeux remplacés par des ogives, le visage assombri de cernes aussi lourdes que des sacs de billes, il s'aventura jusqu'à la porte vitrée qui donnait sur la terrasse pour prendre l'air. L'obscurité qui dégoulinait sur les haies du fond, le roucoulement répétitif des tourterelles du voisin, de même que le bruissement du vent du nord au creux de la chevelure de son peuplier lui fichèrent la chair de poule. Il s'empressa de rentrer, s'emparant au passage de la batte de base-ball qui lézardait contre le mur.
4 h 00. Les lettres sur l'écran lui martelaient la tête, et deux énormes touches lui avaient remplacé les globes oculaires.
Après s'être définitivement arrêté de pianoter, il ingurgita, sans même réfléchir, une énième tasse de café. Toujours pas d'accident. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Et s'il ne se passait rien ?
Il se pavana comme au temps des romains, allongé sur le côté, mâchouillant avec nonchalance une grappe de raisin. Puis il permit à ses paupières de baisser l'écran, pas pour dormir, juste pour régénérer une parcelle de motivation. Un calme de cimetière lunaire plantait ses tombes dans le salon, aussi ne put-il s'empêcher de serrer son arme encore plus fort, soudainement enroulé d'une vibrante impression d'être dévisagé…
5 h 00. Le soleil sortit de son duvet, les cheveux en brosse.
Warren lorgna une dernière fois le bassin, avant que les volets ne se fermassent. Il avait été traîné de force dans un sommeil plombé.
5 h 33. Un cauchemar lui fendit le crâne. Une histoire de centaure à trois pattes et sans tête. Incompréhensible, comme d'habitude, et effrayant, mais ça c'était normal… Un autre cadavre ! Un deuxième poisson-clown ! Il se retourna, scruta autour de lui. Personne. Il s'arma de sa batte, galopa jusqu'à la porte d'entrée, puis celle de derrière… Toutes fermées… Ici, au bas de la cave, là, dans le débarras ! Pas âme qui vive ! Il grimpa les marches, mais ils ronflaient, tous. Il dévala, s'enferma dans la salle de bains, et se mit à pleurer. De rage, de peur, d'impuissance. Aveugle, sourd, impotent, voilà ce qu'il était devenu. Il goba sans eau un antidépresseur dans la pharmacie, l'accompagna d'un somnifère, avant de s'affaler sur la banquette telle une glace à trois boules qui fond au soleil. On se jouait de lui, on le narguait, on cherchait à le rendre marteau.
Et son relâchement, aussi minime fût-il, lui avait coûté une nuit blanche, un poisson, ainsi qu'une cuisante défaite face à son adversaire invisible.
La chose avait attendu que je dorme pour agir. Comment ça la chose ? Quelle chose ? Qui fait ça ? Et ces deux trous, monstrueux… Araignées… Couper les têtes… Trois pattes…
Oiseaux… Linotte… Un sommeil artificiel, médicamenteux, le guida à travers le dédale complexe des cauchemars qui, sans nul doute, l'accompagneraient encore pendant de nombreuses nuits…
14 h 08. Il émergea, le crâne en bouillie, les yeux englués, le cœur ramolli. Quel jour ? Ah oui mardi ! Que faisait-il là ?
Confusion. Trouble. Il s'arracha de la banquette, puis se servit un grand verre d'eau de robinet, paresseux au point de ne pas aller chercher une bouteille à la cave. Il n'oublia pas d'y noyer une, non, deux aspirines. Sur la table, un gribouillis de Beth.
« Suis à l'hôpital. Retour vers 16 h 00. T'M »
Ses idées fusionnaient en un magma brûlant, tumultueux. Il se perdit sous la douche, réparatrice, libératrice. Enroulé sur le sol, tête entre les jambes, il se laissa marteler la nuque par les gouttelettes qui drainèrent une sensation de béatitude.
Beth fut de retour beaucoup plus tôt que prévu. À 15 h 07 exactement. Son visage avait enfin refleuri. Bon signe, très bon signe. Il serra le petit dans ses bras.
— Ses examens sont terminés, dit-elle d'un ton vif.
— Et alors ? répliqua-t-il, curieux et revigoré.
— Tout va bien ! Mais il faut que je te raconte… Va jouer dans ta chambre, Tom ! Je viendrai te voir tout à l'heure. On ira chercher ton frère à l'école, d'accord ?
— Très bien maman, répondit le convalescent qui s'esquivait déjà.
Elle se régala de le voir monter l'escalier. Son bébé, ses bébés. Elle les adorait, et mourrait pour eux…
— Vas-y Beth ! Dis-moi ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
Il se grattait les cheveux, encore mouillés et en bataille.
— Intoxication au digodril ! Un voile écliptique avait obscurci son visage. Attends-moi deux secondes… Après un aller et retour jusqu'à l'armoire à pharmacie, elle jeta la boîte ouverte sur la table.
— La boîte était neuve… Regarde, il manque trois cachets ! Un par nuit. Vendredi, samedi, dimanche !
Elle se gavait de digodril assez régulièrement. Elle avait des problèmes avec son foie, qui se mettait aux trente-cinq heures de temps à autre. Ce médicament permettait à l'organe de retrouver un taux de régulation normal.
— Regarde sur la notice ! poursuivit-elle. Là ! « Ne pas laisser à portée des enfants. » Et ici, un peu plus bas ! « Ce médicament vous a été personnellement prescrit et délivré dans une situation précise. Il ne peut être adapté à un autre cas. » Les mots se reflétaient à la surface de son ongle vernis. « Ne pas administrer à des enfants de moins de douze ans. » Tu te rends compte, douze ans !! Il n'en a que huit !
— Pourquoi tu lui en as donné, dans ce cas ? demanda Warren, qui n'avait pas tout compris.
— Mais… Mais non, ce n'est pas moi ! clama-t-elle sèchement. Écoute la suite, avant de tirer tes conclusions parachutées ! À voir les crises, le médecin m'a dit qu'il les avait ingurgités la nuit. Ce médicament est un régulateur. Le foie ne les fixe pas immédiatement après ingestion, il faut attendre six heures. Chez l'enfant de moins de douze ans, le foie ne sécrète pas la… enfin bref, une enzyme capable d'assimiler le médicament. D'où le rejet, et son mal de ventre régulier. Voilà en gros pour les explications…
— Il les aurait avalés la nuit, alors ?
— Oui, inconsciemment. Un spécialiste du sommeil, là-bas, m'a appris qu'une minorité d'enfants font des actes la nuit indépendamment de leur volonté. Une espèce de noctambulisme actif. Certains sont retrouvés le matin, endormis dans la caisse de leur chien. D'autres ouvrent toutes les fenêtres du salon, de la cuisine, avant d'aller se recoucher !
— Incroyable ! Ils ne s'en rendent pas compte ? demanda Warren, s'enfournant un coton-tige au creux de l'oreille.
— Non ! Il m'a dit que les enfants reproduisent la nuit certains actes qui leur sont soit interdits, soit que leurs parents ont l'habitude de faire. Écoute ça ! Il a déjà rencontré des cas d'automutilation !! Leurs parents les retrouvaient le matin, entaillés de partout… Jamais de couteau ou quoi que ce soit dans le lit ! L'enfant se charcutait, nettoyait l'arme, et la rangeait soigneusement dans le tiroir de la cuisine ! Impensable, complètement impensable ! J'avais la chair de poule en sortant de là !!
— Je veux bien te croire ! s'exclama-t-il, frissonnant. Tom a donc voulu t'imiter ! Il voyait que tu cachais cette boîte dans la pharmacie. Il t'observait en train de prendre ces cachets, tout en sachant que lui n'avait pas le droit d'y toucher !
— Exactement ! J'avoue que tout cela me fait un peu peur… Imagine, il aurait pu se tuer… Prendre un autre médicament, ou boire du mercurochrome !
— Heureusement que tu ne travailles pas dans un cirque, comme avaleuse de sabres et de lames de rasoir !
Il se voulut rassurant, mais constatant qu'une panique aigre s'empara d'elle à rebrousse-poil, il l'enveloppa de ses bras de singe. Cimenté par les années, forgé par les aléas de l'amour, leur couple avait toujours su surmonter les murs perfides dressés par ce bien piètre maçon qu'est la vie.
— Ça va aller ma chérie… Ne t'inquiète pas…
Elle s'écarta un peu, mains jointes au niveau de la pomme d'Adam.
— Tu pourras relever l'armoire de la pharmacie, la mettre un peu plus haut, hors d'atteinte pour nos petits ?
— Oui, bien sûr… J'aurais dû le faire depuis bien longtemps… Elle est trop basse, c'est trop dangereux. Les enfants peuvent se servir comme ils veulent…
— Moi, je vais cacher mes boîtes au-dessus du meuble de cuisine. Précaution supplémentaire. Il va aussi falloir le surveiller au début. Il n'y a pas de médicaments contre ça, ni de recette miracle. Le meilleur moyen, m'a dit le spécialiste, est de prendre la main de l'enfant quand il se lève, et de le rediriger vers son lit. Sans le traîner, ni le réveiller, ne surtout pas le réveiller…
— Pas de problèmes pour ça. Je n'ai pas encore résolu mon casse-tête avec les poissons. Mea-culpa, je me suis un peu endormi cette nuit, et bien sûr ça s'est produit pendant ce moment-là. Pas de chance… Je remets ça ce soir…
— Mais tu vas sur Paris demain ! Tu vas être fatigué !
— Tu sais, j'ai dormi mes heures cette nuit… Ou plutôt cette journée. Huit heures de sommeil, plus qu'il n'en faut…
Laisse-moi juste lui faire la peau !! pensa-t-il.
Ils s'embrassèrent sans se lasser. Le problème de Tom à moitié résolu, c'était une écharde de moins dans le pied.
Ce soir-là, tandis que Warren attendait de pied ferme son fantôme, Sam ne chôma pas, tout émoustillé à l'idée d'appâter ses premières proies. Il se rendit à la R.D.A., Réunion des Dépressifs Anonymes. Les mots de cette phrase teintaient à ses oreilles comme les cloches du traîneau du Père Noël.
Anonymes : aucun papier ne l'identifiait, pas un seul formulaire à remplir.
Dépressifs : sans aucun doute son mot préféré. Des malades envahis par le désespoir et la peur, des âmes malléables et spongieuses, exactement ce qui lui fallait.
Réunion : « assemblée de personnes. » Il n'aurait qu'à se servir dans ce réservoir, et y puiser jusqu'à plus soif. Aurait-il pu mieux espérer ? On lui livrait tout cela dans un seul et même paquet cadeau, quelconque refus était-il de mise ?
Les assemblées avaient lieu en plein Paris le mardi ainsi que le jeudi, et toute gloire nécessitant sacrifice, il s'efforcerait d'avaler deux fois par semaine les quatre-vingts kilomètres qui le séparaient de la capitale. Il effaça avec brio l'entretien bidon avec un psychologue, ultime obstacle avant de s'immiscer dans le cercle des paumés. Sans avoir réellement pris le temps de réfléchir mais laissant libre cours à son esprit machiavélique, il avait inventé qu'il était professeur dans un quartier difficile du sud de Paris, et que sa femme ainsi que son unique fille avaient été tuées par un chauffard. Un soupçon de larmes, une pincée d'idées noires et un zeste d'anxiété chloroformèrent le spécialiste, pas plus malin qu'une truite qui avale un hameçon.
Si bien que deux jours plus tard, on l'appelait pour participer à une cérémonie.
Les réunions se déroulaient à 21 h 00, suffisamment tard pour ne pas tomber dans les flots hurlants des embouteillages. Une fois à l'intérieur de la pièce ovale située à l'étage d'un bâtiment vétuste, il s'avachit, peu soucieux de son attitude déplacée, sur une des chaises en bois poli disposées en un cercle approximatif. Trois victimes potentielles, — ou trois associés potentiels, tout dépend du point de vue — étaient déjà en place, sages comme des troncs pourris et s'auto-alimentant de ragots de basse-cour. Il leur adressa un hochement de tête forcé, salut hautement rendu par un chaleureux « Bonjour » collégial. Alain, Léa et Roland, pouvait-il déchiffrer sur leur badge de plastique.
Il roula des yeux, découvrant que la moitié arrière de la pièce était peinte au charbon de bois et l'autre aux couleurs des îles.
Une moquette vermillon, assurément neuve, ornait le sol, tandis que sur le tableau d'ardoise du mur d'en face, on pouvait lire :
« Bienvenue à Sam et Lionel »
et juste en dessous, « Vous êtes tous des êtres exceptionnels. »
Légères telles des montgolfières, les boucles des P et des L laissaient supposer que ces mots avaient été déposés là par une femme.
La salle se gonfla de monde à un rythme soutenu : des costumes-cravates maigrichons aux cheveux pelliculés ; de gros sans-gêne avec des boudins à la place des jambes et des jambonneaux en guise de bras, fagotés de fanfreluches invendables ; de grands escogriffes à l'air niais, au regard creux, et au caractère fantasque ; Des excentriques fofolles, aux faux nichons et fardées jusqu'à l'os ; et des rabougris freluquets mal rasés. En ces dix-neuf spécimens, difficile d'imaginer plus piètre échantillonnage de la déchéance française, dire que ça existait, que ça pourrissait nos rues, et que ça faisait traverser nos enfants. En chiens bien dressés qu'ils étaient, les uns se serraient la main sobrement avec la rigueur d'un colonel d'infanterie, alors que les autres, plus expressifs mais tout aussi mal dans leur peau, s'embrassaient et affichaient un sourire dynamité qui n'avait pas sa place là. Sam balaya discrètement l'assemblée de ses émeraudes translucides et chargées de haine, s'intéressant plus particulièrement à un membre qui ne portait pas de badge : Lionel, probablement. Moins rassuré qu'un enfant dans les bras d'un lépreux, le petit moustachu au crâne de marbre se rongeait les ongles ainsi que les doigts qui allaient avec. Savant calculateur, illustre négociateur, Sam avait déjà planifié qu'il en ferait son premier embauché, même si, à première vue, cet abandonné de la vie ressemblait plutôt à un arriéré qu'à une lumière. Mais s'accaparer sa confiance ramollie serait tâche aisée, puisqu'il était nouveau.
L'animatrice, qui avait déboulé sans prévenir, se glissa au centre du cercle et embauma, sans excès, la pièce d'une senteur orientale au subtil mélange de fruits rares et de fleurs précieuses. Sa chevelure d'or, regroupée en un chignon à la confection japonaise impeccable, contrastait avec un regard améthyste qui filtrait une intelligence évidente ainsi qu'une force mentale à soulever un guéridon. Son tailleur grande marque de femme active, aux lignes pourtant droites et sévères, amplifiait les courbes harmonieuses de sa silhouette de statue vénitienne. Par son unique présence, elle avait calfeutré à jamais les idées de suicide qui pouvaient régner par kilos dans cette pièce.
Sam, en bon faux dépressif qu'il s'affichait, ne faillit pas à la tradition. Il dut se présenter, étaler ses problèmes sur la table de même que la raison de sa venue dans le cercle. La simulation s'avérait plus délicate devant un tel public de spécialistes en la matière, néanmoins il s'en tira avec l'habilité d'une anguille nageant dans une mer d'huile. Dans les dix premières minutes de son récit fictif mais si réel, deux femmes versaient tellement de larmes qu'elles auraient pu remplir sans peine le bénitier de la cathédrale d'Orléans. Exploité de main de maître par le narrateur qui jubilait intérieurement, le phénomène de groupe se chargea du reste. Il aurait fait un producteur hors pair, car tous les éléments du mélodrame, qui a pour unique dessein de mener les fleuves à la mer, y passèrent : idées suicidaires, médecine impuissante, volonté de s'en sortir, et, fraise dans le champagne, aucun ami ni famille. Seule Anna, imperturbable et professionnelle, regard carré et main d'acier, alourdissait son calepin de notes fichtrement inutiles.
L'histoire de Lionel figurait sans l'ombre d'un doute dans le top dix des êtres les plus malheureux de la planète, et ce pour encore au moins trois éternités successives. Le début de son récit aurait été largement suffisant pour faire pleurer le pape, et d'ailleurs l'applaudimètre, qui se mesurait ici en litres de sanglots, avait déjà atteint un niveau de crue historique. Mais la suite valait vraiment le déplacement. Sa femme, dix ans auparavant, avait réussi à le faire interner dans un hôpital psychiatrique de niveau trois, pour « Malades mentaux légers, associaux, et dangereux pour autrui. » Elle l'avait persuadé qu'il avait essayé de la tuer à plusieurs reprises, alors qu'en fait, c'était plutôt l'inverse. Il, ou plutôt elle, laissait le gaz allumé avant de quitter la maison, pendant que lui roupillait encore.
Confrontée à l'inefficacité probante de son stratagème et en manque total d'inspiration, elle coupa au plus simple en le bourrant d'anxiolytiques avant qu'il prît le volant pour aller travailler. Il s'ajouterait ainsi à la collection morbide des accidentés de la route, alors l'assurance-vie finirait enfin au fond de sa poche. Un jour, il avait fait trois tonneaux dans un champ de maïs, mais s'accrochait à la vie plus coriace une sangsue. Hors d'elle devant pareil fiasco, elle décida d'enclencher la vitesse supérieure. Ainsi, pendant qu'il ronflait, elle se lacérait la poitrine puis le réveillait en hurlant, prétendant qu'il tentait de la scarifier. Il avait alors sombré dans la spirale des antidépresseurs et la flopée des médicaments abrutissants, alors que cette peste, en fourmi avisée, conservait précieusement les factures. Pour clore le spectacle, une nuit, elle s'infligea le coup de grâce. Elle se fit joliment planter une lame de couteau de cuisine dans le bas du dos par son amant diabolique, remonta avec la lenteur d'une limace coupée en deux jusqu'à son lit, imprégna l'arme des empreintes de son mari, puis appela police et ambulance. Il s'était alors réveillé bave aux lèvres entre quatre murs capitonnés. Neuf années plus tard, après lui avoir aspiré et désinfecté son compte en banque, cette idiote remettait le paquet à huit cents kilomètres de là, pensant que le temps combiné à la distance la protégeaient.
Mais c'était sans compter sur l'informatique qui fit le rapprochement immédiat. Elle hérita sans testament ni notaire de quinze ans de prison ferme, où elle allait apprendre à se faire mater à coups de pied dans les fesses, tandis que lui retrouvait la civilisation des fous en liberté, complètement démoli et abruti par le système hospitalier. Tout juste sevré de ses injections quotidiennes de drogues dures, il maria son pare-brise à un motard dont le casque termina sa course en tournoyant sur la banquette arrière. À la limite de sombrer dans l'alcoolisme, il avait auparavant tenté sa chance ici. Pour la vodka, il verrait plus tard.
La réunion s'étala sur deux heures qui en parurent dix pour Sam. L'échelle de la débilité manquait de graduations pour mesurer la stupidité des exercices, et pourtant il s'évertuait à se plier aux règles et à jouer le jeu, la partie en valait la peine.
L'un des plus stupides, et a fortiori des plus difficiles pour lui, consistait à se coller avec un de ces ronds-de-cuir, le prendre dans ses bras, et pleurer comme la fontaine d'Hippocrène. Tant attentive que passionnée, la médiatrice oscillait alors entre les couples avant d'annoncer, de sa voix enchanteresse, « Il faut vous libérer. Relâchez toutes les émotions que vous avez en vous, toutes les mauvaises vibrations… Laissez-vous aller…
Pleurez… Pleurez toutes les larmes de votre corps. »
Quelle décadence humaine, pensa Sam. Regardez-moi tous ces triples crétins. Mais je vais vous sortir de là moi, et vous me remercierez ! Et toi aussi Anna, je te réserve quelque chose de spécial !
Il n'avait pas réussi, au cours de la soirée, à se placer avec Lionel. Les plus anciens enveloppaient toujours de leur aile protectrice mais surtout déplumée les nouveaux timbrés, telle était la règle. Mais il avait pu jauger, profitant de l'occasion, la force mentale de chacun.
Après la réunion, tous eurent droit à une boisson de l'amitié, une sorte de cocktail pour les pauvres. Il s'approcha de Lionel, puis entama une discussion préparée à l'avance et mûrie par ses réflexions à but unique. Il finit par lui proposer d'aller manger un morceau en sa compagnie.
— Tu sais Sam, j'ai dîné avant de venir. Et puis, je n'ai pas trop le cœur à sortir en ce moment. C'est déjà dur pour moi de venir ici, et il est tard… Non, je préfère rentrer !
Sam sentait qu'il était à point, il ne restait plus qu'à saler et poivrer, il prit cependant son mal en patience.
— Je comprends… Mais tu sais, moi aussi j'ai besoin d'aide et de soutien. J'aimerais tant avoir un ami tel que toi ! J'espère que ça sera pour une prochaine fois !
— Compte sur moi, et à jeudi ! N'oublie surtout pas. Tu es un être exceptionnel !
Il sourit, salua l'assemblée dispersée et distraite, s'effaçant finalement sans se retourner.
À peine arrivé au coin de la rue, Sam écrasa la rose de bienvenue du talon, tenaillé par la rage du léopard qui a couru après sa proie sans succès. Il revenait bredouille, le filet de pêche vierge. Mais qu'espérait-il au fait ? Qu'on se jetât dans ses bras dès la première rencontre ? L'affaire allait être légèrement plus longue, une question de jours. L'entreprise devrait attendre encore un peu avant d'ouvrir ses portes…
Une faim de loup sorti d'hibernation le grignotait. Après vingt kilomètres, il ne tenait plus. Exigeant et capricieux, son estomac lui zébrait le ventre de coups de cutter à répétition.
L'envie de chair humaine urgeait, ses instincts de bête prenant un large ascendant sur sa raison dès qu'il était question de nourriture. Au début, il se contentait d'animaux. Lapins de ferme, chèvres naines ou autres poules élevées au grain le comblaient. Mais depuis qu'il s'était régalé de ce fermier refroidi, se passer de ce mets aux saveurs infinies n'était même pas envisageable. Chaque partie présentait une sapidité exceptionnelle. Prenez le cœur par exemple. Il l'avait dégusté en premier, alors qu'il était chaud et qu'un fumet s'épanouissait des entrailles. Tout simplement exquis. La viande glissait dans la bouche pour fondre sous la langue sans la moindre mastication. Saucé au sang, un régal ! Les muscles des membres, aussi difficiles à arracher que l'enveloppe d'une noix de coco, étaient beaucoup plus consistants, et ne comportaient pas une once de gras. Très bons pour la santé, à attaquer en premier en cas de faim pressante. Même les intestins à l'odeur de cuivre oxydé se mangeaient, mais plus en guise de dessert à cause du goût trop sucré. Des stocks s'amoncelaient dans son congélateur, mais en emporter dans le coffre de sa voiture n'était pas encore dans ses habitudes. Dorénavant, agir devenait une absolue nécessité. Tant pis, il frapperait au hasard, sans remords. Il quitta la nationale puis bifurqua par une étroite route sinueuse et bosselée à travers les champs endormis, où des lièvres imprudents croisaient parfois la lumière de ses feux.
Dame Providence était au rendez-vous, lui offrant un exploitant qui labourait une parcelle exiguë de betteraves. Ces gens-là ne dorment jamais et travaillent toujours, ils sont nés pour être les esclaves d'ogres à l'appétit infini. Encore un fermier…
Dommage, ce sont de braves gens… Mais je n'ai pas le choix…Tant pis pour lui !
Phares éteints, il rangea son véhicule dans un chemin perdu qui longeait la terre roussâtre éventrée par les lames du tracteur, puis sortit sans claquer la porte. La lune, pleine comme une chatte, submergeait de sa chevelure pailletée la campagne brune aux courbes douceâtres et harmonieuses. La lumière ambrée était suffisante pour qu'on pût le voir déguster son plat.
Prudence et rapidité d'exécution draineraient donc son intervention. Un cric oxydé collé à la main, il s'aventura vers le mastodonte insomniaque qui crachait le sang de la terre dans une benne. Le moteur du monstre vomissant se coupa. Avec ses phares ronds et son sourire niais, il ressemblait à une soucoupe volante tout droit sortie d'un film de science-fiction. L'homme au volant braqua les faisceaux acerbes sur le visage blanchi et malveillant de Sam. Ses pupilles, réduites à la taille de têtes de punaise, ne l'empêchèrent pas de s'apercevoir que le colosse aux bottines solidement ancrées dans la bourbe tendait un fusil dans sa direction.
— Qu'est-ce que vous voulez ? Fichez-moi l'camp d'ici, et vite !! pesta-t-il.
— Monsieur… Je suis tombé en panne au bord de la route ! Juste là… Tout ce que je veux, c'est passer un coup de fil à une dépanneuse !! dit Sam d'un air faussement dépité.
— Vous voyez un téléphone ici ? Et pis, vous foutez quoi avec vot' cric dans vot' main ?
Sam glissait vers sa proie avec l'agilité et l'aisance d'un anaconda à l'affût, chevauchant sans difficultés les ornières parallèles. Costaud comme un charolais, le cultivateur constituerait sans aucun doute un dîner d'exception.
— Arrêtez-vous ! Arrêtez j'vous dis ! Ou j'vous mets une volée de plombs dans l' buffet. Com' une perdrix !
L'homme leva plus haut le fusil, à hauteur d'yeux cette fois-ci, doigt sur la gâchette.
— Mais monsieur… je…
Il s'avançait encore.
— J'compte jusqu'à trois, à trois, j'tire ! gueula-t-il sans plaisanter.
— Très bien, monsieur… Je pars… Mais j'ai oublié de vous dire… Sa voix devint métallique et dissonante. J'ai tué ta femme, connard !!!
— Qu… quoi ? Qu'est… quoi que vous racontez ? Il balbutiait, décontenancé.
— J'ai buté ta femme, ducon !! Et j'ai vraiment pris mon pied avec cette sale pute !! Je t'ai ramené la grognasse par les cheveux, pour que tu puisses profiter du spectacle toi aussi !! Regarde, là… Juste sur le côté, dans les fourrés…
Gratifié d'un cerveau de coton à la naissance, le laboureur ne devina pas l'arnaque. Tout juste eut-il tourné la tête que le cric vint lui chatouiller méchamment l'arcade sourcilière. Il s'écroula, plus lourd qu'une charrue, et son crâne déformé s'enfonça de vingt centimètres dans la boue. Sam se précipita pour éteindre les phares du coude puis fondit sur le corps immobile, gueule en avant. En moins de temps qu'il ne le faut à de l'eau pour bouillir, il lui dévora une partie non négligeable de la cuisse. Les morceaux, arrachés à la va-vite, s'amoncelaient tout juste mâchés dans la poche de son estomac gargouillant et enfin satisfait. La viande était plus tendre et indéniablement plus savoureuse que celle du vieux . Et encore, il doit y avoir mieux, une jolie jeune femme, la psychologue par exemple ! pensa-t-il, le visage empourpré jusqu'au front ainsi que les cheveux bigarrés par l'hémoglobine. Il se frotta proprement sur l'épaisse chemise à carreaux du boucanier, remonta la fermeture de son fin blouson jusqu'au col, avant de regagner tranquillement la nationale. Entraîné par un air de « Yellow Submarine » qui passait à la radio, il se trémoussa sur son siège, alors que la musique sonnait comme une petite voix au loin dans la campagne somnolente qui ne témoignerait jamais de ce qu'elle avait vu…