L'inspecteur Sharko fut catapulté sur l'affaire. Le poste de police était planté à même pas quinze kilomètres de l'endroit où s'était produit l'incident. La nouvelle ayant fusé plus vite qu'une savonnette sur une piste de bowling, le village de cent quarante-trois habitants — cent quarante-deux maintenant — était déjà en ébullition. Le corps mutilé avait été découvert par un chasseur à 7 h 00, les forces de l'ordre furent alertées à 7 h 30 et le quadrillage du secteur se terminait à 7 h 50. Curieuses et commères s'amassaient par groupuscules pour cancaner sur la place pavée de l'église au style baroque, tandis que les hommes, plus discrets, préféraient discuter de « l'affaire Sarradine » autour d'une effrénée partie de belote dans l'unique café du coin. Les ragots, lancés à la fronde pour animer des polémiques tumultueuses, se multipliaient et frappaient à toutes les portes du village en n'oubliant personne. À la boulangerie, les habitants achetaient leur baguette et campaient là, agglutinés par paquets difformes devant la vitrine à s'effrayer les uns les autres sur un potentiel malade mental qui avait décidé de les décimer tous autant qu'ils étaient. À la crémerie, deux cents mètres plus loin, Monsieur Sarradine avait été attaqué par une bête sauvage, une sorte de loup-garou, et dans la laverie, sa femme l'avait tué à coups de hache.
Noyés par des histoires à sortir des comateux de leur sommeil, poursuivis par une tripotée de pies fatigantes et une batterie de dindons survoltés, les journalistes, caméras et calepins au poing, regrettèrent vivement de s'être aventurés là.
L'inspecteur débarqua, encadré de son équipe restreinte, à proximité du corps. Le policier, impeccablement rasé et à la carrure de basketteur, plaçait en toute priorité un métier qu'il aimait plus que sa femme. Il était d'ailleurs réputé pour son enthousiasme à prendre de telles affaires en main, et surtout pour sa rigueur qui filtrait rien qu'en le regardant : chemise blanche ainsi que fine cravate noire, style agents du F.B.I., cheveux à peine plus longs qu'un ongle rongé et coiffés en brosse, et pantalon de flanelle impeccable. Depuis les vingt-cinq années qu'il exerçait, il avait toujours enlevé avec brio les affaires délicates qui étaient passées dans sa juridiction. Il connaissait le sens juste des mots honneur, loi et devoir, aussi il ne bouclait jamais un dossier sans qu'il fût irréprochable. Il se tenait près du cadavre au regard blafard et aux traits ravinés aux côtés d'un légiste, d'un photographe et d'un première classe.
— Tant pis pour mes chaussures, coassa-t-il, alors qu'il enfilait des gants de caoutchouc blancs trop étroits pour ses mains de géant.
Au fond, des curieux languissants et des amateurs de faits divers s'amassaient en grappes noirâtres, repoussés par des policiers de plus en plus impuissants. Le silence, bien que fendu par des cris perçants, était plus lourd que jamais et drainait une atmosphère en parfaite adéquation avec la gravité du meurtre.
Le légiste saisit un minuscule magnétophone rangé dans sa poche droite, vérifia que la cassette était rembobinée au début, puis s'accroupit à proximité de la masse inerte. De son pouce corné, il enfonça le bouton rouge d'enregistrement.
Manqueturne, 9 h 18 du matin, mercredi 13 septembre 1999.
Homme d'environ cinquante ans, un mètre quatre-vingts, quatre-vingts kilos. Retrouvé dans un champ, alors qu'il labourait en pleine nuit… Boîte crânienne fracturée de l'arcade sourcilière gauche jusqu'au sommet du crâne. Ecchymose à la tempe. Frappé avec un objet contondant. A probablement été tué sur le coup… Plaie profonde à la cuisse droite. Largeur d'environ cinq centimètres, sur une longueur de trente centimètres. Cause inconnue pour le moment. Tendons arrachés, fémur visible à plusieurs endroits… non fracturé.
Traces de ce qui semble être une dentition sur le contour de la plaie. À voir la coagulation du sang, la mort doit remonter à une dizaine d'heures. À déterminer précisément lors de l'autopsie… Pas d'autres plaies apparentes. Terminé.
Il stoppa le magnétophone.
— Alors inspecteur, qu'en pensez-vous ?
— Et bien, nous voilà avec un beau meurtre sur les bras ! Et pas un des plus classiques, en plus ! Moulin, venez ici !!
Le policier, grand échalas qui pesait la moitié moins que l'inspecteur, accourut en agitant latéralement la tête à la façon d'une vache normande.
— Oui, inspecteur Sharko ? dit le jeune homme, un poil essoufflé.
— Vos conclusions sur les empreintes ?
— Celles d'un homme, probablement. À voir leur enfoncement dans la boue, il doit peser dans les soixante-cinq kilos. J'en fais soixante et… regardez la profondeur… quasiment équivalente. Il doit chausser du quarante-trois, ce qui laisse entendre une taille moyenne. Quant au type de chaussures, à voir l'absence de dessin sur la semelle et la présence d'un talon, on peut affirmer qu'il portait des chaussures de ville. Je suis en train de mouler les empreintes, le labo nous donnera d'autres informations. Autre fait important… Regardez ici, à quatre mètres du corps…
Ils le suivirent, prenant soin de contourner la scène du crime.
— Il s'est arrêté ! s'exclama l'inspecteur d'un ton qui marquait l'excitation. Les pas sont plus profonds, et les uns à côté des autres… Et puis avant, l'espace entre les pas est petit, alors qu'après, il est beaucoup plus grand !
— Exactement inspecteur ! dit Moulin, mimant les mouvements. Le meurtrier devait être tenu en joue par le fermier, ce qu'il l'a fait s'arrêter et ce qui explique les traces plus enfoncées. Puis il a dû jaillir pour le tuer.
— Pourquoi l'autre n'aurait-il pas ouvert le feu, dans ce cas ? lança le légiste, interloqué par de si justes conclusions.
Ils retournèrent aux abords du corps, les pas lestés par une glaise couinant sous leurs semelles. L'inspecteur, qui avait plongé ses bottes de cuir dans une fondrière, pestait plus qu'un cobra royal. Il s'abaissa finalement pour constater.
— Regardez ici ! Ce renfoncement dans la boue… Celui d'un objet contondant… Il a dû être lancé au visage du fermier, sinon, on n'aurait pas retrouvé son empreinte sur le sol…
— Judicieux, inspecteur ! s'exclama le légiste. J'ajoute même que notre cadavre avait la tête tournée au moment du choc. Vous voyez ce trou au niveau de la tempe ? Il entoura la plaie du doigt.
Fin limier qu'il était, pas moins ravi d'avoir compris un processus que même un caillou aurait deviné, Moulin conclut fièrement.
— Notre assassin aurait détourné l'attention de la victime, lui aurait lancé un marteau ou quelque chose de similaire en pleine tête, et se serait précipité sur lui pour l'achever !
— Bien Moulin, bien ! Un sourire moqueur et élastique étira les lèvres de l'inspecteur. Nous avons bien progressé… Il faut dire que notre assassin n'a pas été trop judicieux, en laissant plus d'empreintes ici que sur le visage de la Sainte Vierge à Lourdes. Mais reste le plus important à découvrir… Le mobile !
Il appela un second policier qui fouinait du côté du chemin de terre. Le moustachu accourut en peinant autant qu'un cosmonaute, tellement ses galoches engrangeaient de bourbe sous chaque foulée.
— Alors, quoi de neuf, là-bas ? demanda l'inspecteur, tendant un furtif regard vers la meute qui s'agitait le long de la communale.
— Intéressant… La voiture venait de notre droite… On le voit aux traces de boue, à l'entrée du chemin. Après le meurtre, elle a fait marche arrière, et est repartie dans la même direction.
Le dessin et l'épaisseur des pneus sont ceux d'un véhicule tout ce qu'il y a de plus classique. J'ai plâtré des empreintes pour le labo. Rien d'autre…
— L'homme connaissait la victime ! avança le légiste, sûr de lui.
— Nous vous écoutons, monsieur Legal !
— Mais oui, il est venu spécialement dans ce trou paumé pour trouver notre homme. Il l'a tué, et est tranquillement reparti d'où il venait, comme si de rien n'était ! Sinon, pourquoi serait-il venu comme par hasard jusqu'à ce champ, pour ensuite rebrousser chemin ? Non, il voulait régler ses comptes.
Cette hypothèse justifiée plaisait au commissaire. Les maillons s'enchaînaient logiquement, seul manquait le fermoir.
— Ce qui me chiffonne, c'est cette jambe, à moitié déchiquetée. Vous avez noté des traces de mâchoire. À quoi cela rime-t-il ? Si notre assassin voulait simplement tuer la victime, le coup à la tête était amplement suffisant, non ? Là, on dirait du cannibalisme ! Je pense que nous avons affaire à un sacré malade… Photographiez-moi en gros plan la blessure s'il vous plaît… Bon OK, ça suffit pour le moment…
Il siffla et fit signe à deux ambulanciers au faciès patibulaire de rappliquer. Ils allongèrent presque banalement le corps sur un brancard sans prendre la peine de le couvrir, piétinant son champ de la même façon qu'ils piétinaient son droit à reposer en paix dans un beau cercueil. L'équipe quitta l'endroit, tandis que des policiers restaient pour le baliser. Midi pointait, aussi l'inspecteur s'offrit-il une omelette paysanne au café…
Dans l'après-midi, la pauvre veuve fut moins bavarde qu'un muet à la bouche cousue. Les événements lui échappaient complètement, et sa raison de femme pastorale avait préféré lui dissimuler la triste nouvelle que de la lui divulguer ouvertement. Enracinée dans de profondes habitudes, elle avait préparé un repas pour son mari, une revigorante assiette d'endives, et se régalait de son retour, assise seule sur une imposante table qui aurait pu accueillir vingt personnes. Son regard hagard en disait long sur ce qu'elle deviendrait sans sa moitié.
Encore une malheureuse qui va finir enfermée dans une maison de fous, pensa-t-il, blessé par une telle injustice.
Il sillonna à la manière d'un troubadour sans un liard les ruelles du village meurtri, s'évertuant à glaner çà et là des renseignements plus significatifs. Tant amoureux que respectueux d'une nature si ouvertement dénigrée par la société, les Sarradine menaient une existence paisible de labeur, accueillant comme une grâce de Dieu chacune des récoltes que la terre leur confiait. Somme toute, ces paysans ne pouvaient pas avoir d'ennemis. La moisson d'indices de l'inspecteur ressemblait à celle d'un champ de blé incendié. Personne n'avait vu de voiture suspecte ou entendu quoi que ce soit, à part une horde de chats se battre pour une femelle engrossée.
Pensez-vous, un meurtre qui se produit en pleine nuit, au milieu d'un terrain sans vie, à deux kilomètres d'un village fantôme.
Le plus surprenant était cette blessure à la jambe, aberration non négligeable qui tombait là comme un morceau de verre sur un disque de Mozart. Comptant sur la perspicacité du légiste, et parce que, pour l'heure, il estimait en avoir assez fait, il contacta le poste, signalant qu'il rentrait chez lui. C'était le jour de leur douzième anniversaire de mariage, et une table dans un trois étoiles, « Les Colombes Bleues », leur était réservée. Ce soir, pour une fois, il avait décidé de s'amuser…
Resté les yeux grands ouverts la nuit précédente, Warren avait planifié de plonger directement sous la couette après sa journée de labeur. Mais tout compte fait, conscient qu'il ne pouvait pas continuellement traverser les journées de Beth comme un fantôme sans substance, il préféra profiter de sa famille. Tous s'installèrent dans le salon, les jeunes devant la télévision et les deux tourtereaux sur le canapé. Il glissa amoureusement le bras autour de sa femme, un peu comme on le fait au cinéma pour un premier rencard. Ce qu'il aurait aimé revenir quelques années en arrière, quand ils s'étendaient rien qu'à deux sous une épaisse couverture au pied de la cheminée, et qu'ils se racontaient leurs rêves d'enfants à la lueur délicieusement chatoyante des flammes coquines. Le visage de Beth, plus pur qu'une mine de diamant, s'éclairait alors tel un lampion de nouvel-an. Pourtant pas si loin que cela, cette tranche de bonheur avait sombré au fin fond de ses souvenirs évanescents, et avait été remplacée par les espérances chimériques de retrouver un jour pareil plaisir. Pupilles soudainement rétractées, il replongea dans la réalité, décroché de ses pensées par un éclat de rire des jumeaux.
— Je suis bien content pour Tom tu sais. J'ai décidé de passer une bonne nuit. J'en ai besoin… Après le film, je me couche… Tant pis pour les poissons…
— C'est peut-être fini cette histoire, non ? dit-elle en regroupant ses deux mains pour simuler un oreiller sur l'épaule de son époux. Regarde, rien la nuit dernière, c'est plutôt bon signe ?
— Espérons… Mais tu sais, c'est parce que j'étais là. J'en suis sûr ! Je n'ai pas dormi, et bien entendu… que dalle…
Les paupières marines de Beth noyaient le plafond de leurs reflets cristallins. Pensive elle aussi, elle se recroquevilla, déposant ses jambes fragilisées par l'angoisse sur la banquette.
Warren lui caressa le dos. Sa peau, de la douceur du lait de coco, était pourtant glacée comme un iceberg. Elle frissonnait.
— Qu'est-ce qui ne va pas, ma chérie ? s'inquiéta-t-il.
— Cette histoire de poissons… Elle me donne la chair de poule. C'est si étrange…
Un calme olympien s'ensuivit. Le cocker, chargé de vie, débordant de bonne humeur, vint se joindre à la troupe presque endormie. Il installa son museau de laine sur le bord du fauteuil, ses babines huileuses s'étalèrent alors en crêpes de chaque côté.
Malignes, chaleureuses, ses agates de cacao quémandaient une caresse. Beth l'aimait, elle se confiait à lui chaque fois qu'elle se sentait seule, et il comprenait toujours. Elle passa la main sur sa truffe en chocolat, qu'il renifla et embrassa à sa manière.
— Si cela recommence, je prends demain après-midi une journée de congé, dit Warren, chatouillant à l'aveugle les flancs du fringant animal. J'emmènerai le poisson mort chez le vétérinaire. J'aurais dû le faire depuis le début. Il fera… je sais pas trop… une sorte d'autopsie, et on saura…
Il mordilla l'oreille de son épouse, sachant qu'elle frémissait à chaque fois. Alors que les enfants montaient se déshabiller d'eux-mêmes, Warren en profita pour zapper sur les informations régionales. Il s'assoupit un instant et fut réveillé par le nom de ManqueTurne, village qu'il connaissait bien.
— Beth, viens voir, vite !
Elle prit le T.E.R. cuisine-salon, une serviette à la main.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Chut, écoute ça !
…bitants ne comprennent pas les raisons d'une pareille atrocité. Monsieur Sarradine menait une existence paisible sans histoires. Les habitants du village, choqués, ont perdu l'un des leurs aujourd'hui. Une chapelle ardente aura lieu demain dans la soirée. La police refuse d'en dire plus sur les circonstances du crime à l'heure qu'il est. Jean-Marie Mitard, en direct de ManqueTurne, à vous les studios.
— Je passe par-là tous les jours ! Incroyable, non ? C'est vrai que ce matin, il y avait pas mal de remue-ménage, là-bas…
— J'ai manqué le début, que s'est-il passé ?
— J'ai pas tout vu non plus. Un fermier a été assassiné, alors qu'il labourait en pleine nuit. Un règlement de comptes.
— Il labourait en pleine nuit ? A-t-on idée, à des heures pareilles ? dit-elle en secouant avec lassitude la tête.
— Un fou de travail. Tu vois, il y a pire que moi ! Pauvre type…
Faute de sujets mordants et de stars à traquer à coups d'objectifs trois cents millimètres, l'affaire fut aussi diffusée aux informations nationales. Les enfants n'en manquèrent pas une miette, la bouche bée telle une tanche échouée sur une berge de galets. Warren, entretenant une attention toute particulière à ne pas les laisser visualiser ce genre d'images, se leva.
— Allez, au lit les jeunes ! Demain école. En avant, mauvaise troupe ! Une, deux ! Une, deux !
Ils marchaient au pas, bras tendus et prêts pour un défilé du quatorze juillet.
— Halte !
Ils stoppèrent net, regard fixe, menton relevé, pieds serrés.
— Saluez ! Demi-tour, droite ! Une, deux ! Une, deux !
Enfin une bonne soirée, pensa-t-il.
Un cri effroyable déchira la nuit.
— Mon dieu, c'est Tom !! beugla Beth, arrachée de son sommeil de granit.
— Tooom !!! hurla à son tour Warren, s'irritant les cordes vocales.
Il jaillit hors du lit, éjectant la lampe de chevet dont l'ampoule explosa en mille éclats cristallisés sur les lames du plancher. Effondrée et en sanglots, Beth priait mains jointes, oscillant d'avant en arrière. Il dévala l'escalier quatre à quatre, tandis que Tim en pleurs s'enfonçait dans les menus bras de sa mère. Les gloussements de Tom émanaient de la cuisine. Au passage, Warren cueillit le cendrier de marbre, premier objet qui lui lécha les doigts. Il est là, ce vicelard de tueur de poissons est là, dans ma maison, et il s'en prend à mon fils !!!
La lumière allumée des toilettes projetait une ellipse crue aux bords nets à l'entrée de la salle. Son fils geignait, en phase avec le tic-tac effréné de l'horloge du salon. Mais Warren ne le voyait pas, il l'entendait juste. Pas d'autres murmures, l'ignoble intrus se parquait quelque part, immobile, à une épaisseur de plâtre d'où il se trouvait. Dos plaqué au mur extérieur de la cuisine, il s'avança sans bruit, évoluant à la manière d'un crabe.
Ses traces de pieds s'esquissaient furtivement sur le carrelage gelé puis s'évanouissaient au fur et à mesure qu'il progressait.
Suffisamment rageur pour affronter ce salaud, dut-il y laisser sa peau, il bondit bras tendus par-dessus la tête, en position pour fracasser tout crâne étranger. Personne… Tom, en boule sur les genoux, caressait la truffe sèche du gentil cocker noir et blanc.
Il eût été parfaitement légitime de croire que l'animal, enroulé sur le sol, dormait paisiblement. Mais pour la première fois de sa vie, Warren vit que le chien ne souriait plus de sa bouille sympathique. Son âme avait fait son baluchon, et était partie faire une longue promenade au pays des animaux.
— Mon Dieu, Tom, qu'est-ce que tu as fait ? ne put-il se retenir de crier, encore tiraillé par la peur de sa vie.
Terrorisé par l'inactivité forcée de son compagnon, le petit était incapable d'aligner deux mots. Après une grosse respiration emplie de tristesse, il se justifia.
— C'est… c'est… c'est pas moi… Une averse de larmes lui creusait ses pommettes de bébé. Il… il était déjà comme ça…
— C'est pas grave, mon grand… viens ici, ça va aller…
Après avoir ouvert son cœur pour étreindre son fils, il abandonna, bras pendants, lorsqu'il comprit que le marmot ne lâcherait pas sa peluche défunte, presque née en même temps que lui.
— Warreeen !!! rugit Beth, perchée sur la rampe d'escalier.
— Beth ! Descends !
Il s'écroula aux côtés de son fils. Son ami de huit ans l'avait quitté sans lui adresser un dernier salut. Il le voyait encore lui mordiller les orteils de ses dents arrondies, quand Beth l'avait ramené dans un énorme paquet cadeau. Pavoisé d'un gros nœud rose autour du cou, le chiot avait passé son museau d'albâtre puis avait aboyé jovialement pour lui souhaiter un joyeux anniversaire.
Beth et Tim se mêlèrent à la funeste symphonie. La terreur et l'angoisse s'étaient invitées à un bien piètre moment.
Toutefois le petit animal, celui qui apportait toujours la vie et la joie de vivre quand ça allait mal, leur souriait quand même.
Bien que teinté d'un désespoir profond, Warren s'efforça de reprendre les rennes, sinon les racines de sa famille, attaquées par un pesticide qui les empoisonnait la nuit, pourriraient fatalement. Il prit les enfants dans ses bras, les serra fort contre sa poitrine tout en les éloignant de la chambre mortuaire.
Affolée, Beth était hors jeu. Possédée par le sourire que le chien lui avait adressé la veille, elle gloussait à s'en rompre le larynx avec une respiration saccadée et douloureuse. Warren avait consolé les enfants, du moins, ils ne pleuraient presque plus. Il allongea les deux jumeaux dans son lit, alluma lumière et télévision portative, bien qu'à de si tardives heures le programme ne soit pas ce qu'il y a de mieux pour de jeunes enfants. Il leur promit qu'il reviendrait au bras de maman dans quelques minutes. Restait un point à élucider : la façon dont Tom, celui qui avait de dangereuses crises d'insomnie, avait tué Pepsi. Les yeux de Beth, boules de billard colorées, s'infectaient de larmes sèches qui bullaient d'un réservoir quasi épuisé. Il tira, bouche serrée, sur les deux pattes arrière du chien, et une traînée cramoisie, comme laissée par les patins d'un traîneau traversant une rivière de sang, se dessina avec une réelle cruauté. Le regard plissé, il bascula son compagnon sur le dos puis s'agenouilla lourdement sur le sol, assailli d'un malaise. Un désarroi complet, solidement incrusté, se devinait aux ridules de son front, et des pétards à la mèche allumée lui remplaçaient les yeux.
— Re… regarde !! bafouilla-t-il, une main devant la bouche.
— Mon dieu, deux trous !! s'exclama-t-elle en vacillant légèrement. Ce… ce n'est pas Tom, alors ?
— On dirait que non… Même quand il était à l'hôpital, mes poissons… avaient quand même été tués… et il y avait ces deux putains de trous !!
— Mais… mais Warreeen, dis-moi ce que c'est !! Dis-le-moi, je t'en prie !!
Lestés par des balises de détresse, ses mots coulaient dans un océan d'effroi. À de si rudes instants, elle avait besoin de lui, et Dieu merci, il était là. Elle continua, effrayée.
— Il faudrait appeler la police, j'ai peur ! Oui !! Appelle la police !! Appelle-la !!
— Oui… mais tu nous vois leur expliquer ça, toi, ils vont nous rire au nez… pas de porte fracturée, pas de vitre brisée, c'est impensable… le chien aurait au moins dû aboyer, si un étranger s'était introduit dans la maison, à moins qu'il le connaisse… Regarde ces trous, ils sont plus gros ! Et puis cette odeur…
Il plongea son doigt, non sans un dégoût amer, dans le puits asséché. Ses phalanges s'emboîtaient dans le trou telles des poupées russes gigognes.
— On… on dirait… que ça sent l'eau de javel, sens-moi ça…
Beth, à la vue du chirurgien boucher qui travaillait sans outils, avait déjà dégobillé sur le carrelage.
— Excuse-moi, ma chérie… Allons rejoindre les enfants, on ne peut plus faire grand-chose pour lui, tu sais… Demain, j'emmènerai son corps chez le vétérinaire, il faut qu'on sache, ou je vais devenir dingue… Il marqua une pause, le regard blême. Je ne prendrai même pas de jour de congé. Je suis censé être à la maison, mais ils ne le sauront pas…
Ils rejoignirent les enfants, blottis telles deux frêles souris blanches dans une boîte d'allumettes remplie d'ouate. La nuit ne fut pas des plus gaies, mais ils étaient là, à quatre, sains et saufs. Et rien au monde ne pouvait être plus important…
L'inspecteur Sharko s'était, lui aussi, amusé moins que prévu. Cette histoire de jambe dévorée lui avait torturé les méninges toute la nuit. Aussi, à 7 h 30, était-il déjà enraciné aux portes de l'institut médico-légal, les yeux assombris par de lourdes cernes. Lorsqu'il pénétra dans la salle d'opération où se mêlaient de tenaces odeurs d'éther et de phénol, le médecin des morts recousait le corps éventré qui s'identifiait à une moule pas fraîche. La vue du rouge dans des récipients souillés, sur des bistouris incisifs, et l'éclat cinglant des forceps maculés jusqu'au manche éjectèrent définitivement l'inspecteur de son état vaseux.
— Alors, monsieur Legal, quoi de neuf ?
— Bonjour, inspecteur… Il croqua avec vigueur dans son sandwich au jambon, posé sur la balance qui servait à peser les organes. Alors voilà… Notre homme a été tué entre 22 h et 1 h 00 dans la nuit de mardi. Le coup à la tête l'a tué immédiatement…
Pour provoquer un tel enfoncement crânien, l'objet devait peser son poids, ou alors a été lancé avec une force colossale. On dirait la trace d'un marteau ou d'une masse. Mais voici le plus intéressant, ici, au niveau de la jambe…
Il fit glisser son doigt sur le corps albinos jusqu'au membre.
Le gouffre ovale, qui souriait du haut de la cuisse jusqu'au genou, laissait apparaître une chair froide et bleutée en surface, et qui rosissait graduellement en s'approchant de l'os. En bordure, nerfs et tendons, rétractés tels de minuscules ressorts, témoignaient de la rapidité avec laquelle le temps digérait son festin. Dur d'apparence mais homme avant tout, l'inspecteur reluqua la plaie non sans observer un mouvement de recul. Le légiste s'essuya un verre de lunette sali par une goutte de sang, et reprit.
— La chair a été arrachée par une mâchoire… d'humain !
La courbure et la forme de la dentition le prouvent.
— Nom de Dieu !!! s'exclama l'inspecteur qui, même s'il s'en doutait, n'avait pas éliminé l'hypothèse d'un quelconque animal qui serait passé après le tueur.
— Comme vous dites ! Trois kilos et quatre cents grammes de viande ont été prélevés, pas un de moins !!
Le policier n'eut pas besoin de lui demander comment il savait ça. L'ancien fermier était devenu le frère de Pinocchio, privé de ses deux membres qui avaient été découpés par le médecin à la scie électrique. Legal, qui avait attendu un court instant que l'inspecteur fût de nouveau dans la partie, continua.
— J'ai bien entendu récolté des échantillons de salive qui sont déjà partis pour le labo. Ça permettra d'avoir la séquence A.D.N. de notre tueur…
— Voilà une bonne nouvelle !
— Tout à fait ! Mais cela n'explique pas les raisons d'un tel acte. Jamais de ma carrière, je n'ai vu un cas pareil. Qu'a fait notre malade des morceaux de viande ? Je vous le confirme, aucune personne sur Terre de soixante-cinq kilos n'est capable d'ingurgiter plus de six livres de viande, crue de surcroît !
— Et humaine, ne l'oublions pas… il les a peut-être arrachés pour les garder, ou faire je ne sais quoi avec, une sorte de fétichiste… Il décloua son regard du macchabée, avant de reprendre. Et cela me gêne énormément. Ça remet en cause la thèse du règlement de comptes. Si encore il n'avait pas été tué sur le coup, on aurait pu comprendre que son tortionnaire voulait le faire souffrir et mourir à petit feu, mais là, c'est purement incompréhensible. Rien d'autre ?
— Non c'est tout. Aucun cheveu ou fibre textile, et pas d'autres indices.
— Gênant… Car l'A.D.N., c'est bien beau, mais encore faut-il avoir des suspects ! Mes policiers continuent à balayer la région au peigne fin, nous verrons bien… Bon, je pars pour le labo, à bientôt… et ne vous étouffez pas à croquer comme ça votre sandwich !
— Ne vous inquiétez pas ! Je finis ça, et je vais me coucher…
Le laboratoire d'analyses, une mine d'or d'ordinaire inépuisable, n'apporta pas non plus la solution miracle. Le policier, sur les lieux du crime, avait déjà tout dit : automobile des plus classiques, et chaussures de ville de monsieur tout le monde. L'inspecteur remit un peu d'huile de coude dans ses cellules grises, un peu ramollies ce matin-là.
Réfléchissons : un homme se pointe en chaussures de ville au milieu d'un champ. Il veut tuer, un marteau à la main.
Beaucoup plus astucieux qu'un fusil, car aucune possibilité d'exploiter la filière des détenteurs d'armes. Notre homme est malin. Pourquoi des chaussures pareilles pour un endroit si boueux ? Il comptait peut-être le tuer directement à sa maison, et voyant qu'il n'était pas là, s'était rendu dans ce champ.
L'autre le tient en joue, il doit donc le connaître. Pourquoi diable se promènerait-il armé d'un fusil dans son tracteur ?
Creuser cette piste… Les hommes ont une discussion mouvementée, le fermier se fait assassiner, et est ensuite mutilé par son agresseur. Pourquoi cet acte odieux ? Avec la bouche en plus ! Plus de trois kilos ! Hallucinant ! Bien sûr, notre homme a tout son temps, il fait noir, personne ne peut le voir.
Je patauge ! Je patauge ! Je patauge !
Si Warren avait rencontré l'inspecteur à ce moment-là, ils se seraient vidé une bonne bière et seraient sans l'ombre d'un doute arrivés à une conclusion commune : ils n'y comprenaient absolument rien. Warren comptait sur le vétérinaire. Après une attente infernale d'une bonne heure dans une salle où le plus récent des livres à bouquiner datait de l'avant-guerre, comme toujours dans ces endroits, le médecin l'invita dans son cabinet.
Préférant garder, de bon droit, l'image de la boule de poils souriante plutôt que celle de la chair à saucisses étalée sur une table de dissection, il n'avait pas assisté à l'autopsie de son défunt compagnon. Le spécialiste, respectueux de ce choix, avait tout nettoyé avant qu'il n'entrât.
— Alors, dites-moi, docteur ? demanda Warren d'un ton autant soucieux qu'impatient.
L'ami des bêtes, avec un bon demi-siècle qui lui courait derrière, se nettoyait les lunettes à l'aide d'une peau de chamois qui salissait plus qu'elle ne nettoyait. Warren chercha les restes de son chien, en vain.
— Bien étrange, monsieur, dit-il calmement, s'adossant contre une espèce de moquette ocre qui tapissait les murs. Voici mes conclusions. Votre chien a été tué avec quelque chose comme… des aiguilles à tricoter !
Warren écarquilla les yeux, dressa les oreilles et releva ses babines, comme l'aurait fait Pepsi.
— Les pointes ont traversé le cœur, qui s'est immédiatement arrêté de battre. Pensez-vous, avec un coup pareil ! Une honte…
Pauvre bête, pensa-t-il à voix haute.
— Mais… mais c'est immonde ! dit Warren, se cachant les yeux de ses mains grandes ouvertes.
— Attendez, ce n'est pas tout, se permit d'ajouter le spécialiste, dépité par l'état de dégoût avancé de Warren. J'ai retrouvé une quantité énorme d'eau de javel dans le corps du chien. Un bon litre et demi. La dose lui a été administrée par la bouche…
Warren sentit sa tête, remplacée par une enclume depuis quelques jours, partir vers l'arrière. Il planta une main hésitante sur la table d'opération pour éviter de s'effondrer. Le vétérinaire, professionnel avant tout, s'enfonça dans ses explications.
— La javel a immédiatement commencé son travail. Elle a tout brûlé et digéré sur son passage. Désolé de vous dire ça, mais votre animal n'avait plus d'intestins, ni d'estomac, ni de foie ! Si on l'avait laissé un jour de plus comme ça, il se serait craqué comme une outre dès que vous auriez essayé de le porter, totalement liquéfié de l'intérieur. Je suis navré monsieur, mais quelqu'un vous veut du mal…
Des étoiles pétillantes s'accumulaient puis se dandinaient à l'arrière du crâne de Warren, et sa cervelle, phare breton au milieu des flots déchaînés, pulsait. Dans un infime moment de lucidité, les grains de café qui lui servaient d'yeux aperçurent, malgré un épais marc qui lui voilait la vue, un passereau sur le bord extérieur de la fenêtre teintée. Il crut reconnaître la magnifique linotte de la fois dernière, qui le fixait de ses deux gouttes d'huile. Le volatile impatient tapait de son bec de chêne contre le carreau, entamant un ouvrage improvisé de démolition. Le vétérinaire, qui l'avait vu aussi, se dirigea vers la vitre et claqua dans ses mains noueuses en houspillant. Rien n'y fit, l'oiseau cogna de plus belle, poinçonna le verre pour y graver sa signature. Telle la libellule, il voleta une poignée de secondes sur place, puis finit par s'effacer en piaillant avec rage.
Merde, mais c'est quoi cet oiseau ? Qu'est-ce qu'il me veut ? pensa Warren, nourri par la vive impression d'être surveillé par l'indiscret volatile depuis quelques jours.
— Incroyable ça, on se fait attaquer par des oiseaux maintenant ! gronda le vétérinaire, poing collé à la vitre.
Regardez mon carreau, je vais devoir le changer… Il s'installa derrière son bureau. Monsieur, vous pourrez repasser pour prendre l'urne cinéraire de votre chien dès demain, si vous le désirez. Je vous souhaite du courage, beaucoup de courage, et une bonne journée quand même…
Après avoir réglé, Warren disparut sans ajouter un mot, qui de toute façon aurait été une plainte. Qu'allait-il faire maintenant ? Qui serait le prochain ? Ses fils, sa femme ? Il en avait assez d'errer de Charybde en Scylla, aussi décida-t-il d'avertir la police. Comme prévu, on lui rit ouvertement au nez, lui conseillant avec ironie d'aller voir la S.P.A. ou une diseuse de bonne aventure. C'est alors dans ces odieux moments où l'on a envie de crier à l'aide qu'on se retrouve la bouche cousue.
Le soir déboulait, de son pas certain, implacable, et il était impossible pour le couple d'enrayer la mécanique du temps.
Beth et Warren redoutaient désormais de s'assoupir. Les deux aiguilles de l'horloge s'étaient coalisées pour recommencer un nouveau tour de manège, alors qu'ils s'étalaient tous les deux dans leur lit, télévision allumée et deux battes de base-ball sur la moquette en guise de livre de chevet. Ils avaient installé les lits des jumeaux dans leur chambre, suffisamment spacieuse pour accueillir une colonie de vacances. Les marmots caressaient les étoiles, Beth bouquinait ou plutôt tournait les pages, tandis que lui fixait le plafond de son regard vitreux. Il cherchait. Quoi, il ne le savait pas, mais il cherchait. Une idée, la première depuis cinq jours, lui foudroya miraculeusement son esprit embourbé.
— Mon caméscope !! aboya-t-il, surprenant Beth qui en laissa tomber son roman sur les hanches.
Comment ne pouvait-il pas y avoir songé avant ? C'était si trivial ! N'importe qui de moitié moins intelligent que lui aurait eu ce réflexe dès la première nuit.
— Quoi, ton caméscope ? répondit-elle, lorgnant les enfants pour voir s'il ne les avait pas arrachés de leur sommeil.
— Beth, tu n'aurais pas pu me donner l'idée ? Je vais le planquer en bas, le mettre dans la vitrine face à l'aquarium ! Le fumier ne s'y attendra pas. On aura ensuite qu'à amener la preuve à la police ! Il est cuit !
Il dévala en trombe sans même attendre qu'elle ne lui répondît. Il sortit l'engin d'un des meubles du salon : une caméra numérique dernier cri, un bijou capable de filmer pas moins de six heures de suite. La batterie était chargée à bloc, il prenait toujours cette précaution à chaque fois qu'il avait utilisé l'appareil. Le stratège installa son piège minutieusement. Il laissa la lumière baigner le salon — cela n'avait jamais empêché l'intrus d'agir de toute façon —, grimpa puis ferma la porte de sa chambre à clé, téléphone et armes à portée de main. Le petit écran et la lampe de chevet éteints, il se blottit contre Beth, et ils finirent enfin par sombrer…
Pour Sam, la R.D.A. du jeudi soir touchait à sa fin. Usant tant de méthodes judicieuses que d'artifices imparables, il avait finement bluffé Lionel, si bien que le lendemain soir, ce paumé viendrait manger chez lui, sur quoi il pourrait déclarer officiellement son entreprise ouverte. Son ambition n'ayant d'égale que sa classe, ses objectifs à court terme auraient effaré plus d'un grand patron. Déjà orchestrée comme une horloge atomique dans sa tête, la suite des événements entraînerait immanquablement les cochons et vautours qui pourrissaient la planète vers une issue fatale.
À peine à dix kilomètres du centre, il s'invita dans une route de campagne et s'autorisa une pause déjeuner. Cette fois, il s'était armé de réserves dans son coffre. Il était vraiment temps que sa société démarrât, il en avait marre de mâchouiller du petit vieux et de faire lui-même le sale boulot…
6 h 15. La sonnerie stridente et malvenue de sa montre éjecta Warren du lit. Il s'était réservé trois quarts d'heure pour visualiser le film de la délivrance, espérant pour la première fois que « Le Horla » se serait manifesté. Il ne leva les yeux vers l'aquarium qu'au dernier moment, pour entretenir un suspens malsain. Il flottait ! Un cadavre flottait ! Le visage empourpré, les yeux incendiés, il se rua sur sa caméra. Elle ne filmait plus.
Normal, ça faisait plus de six heures… Faites que ça ait marché, je vous en supplie !
Il brancha le système sur la télévision qui vomissait un flot ininterrompu de parasites bleutés, puis déclencha l'appareil. On apercevait parfaitement l'aquarium, l'heure en bas de l'écran indiquait
00h25mn32s
. Le tueur était quelque part sur la bande, pris au piège. Il appuya sur « pause », le temps d'aller vérifier que toutes les portes étaient correctement verrouillées, simple précaution. Paré pour visionner le film le plus monotone et paradoxalement le plus effrayant de toute sa vie, il enfonça le bouton « avance rapide. » Le chiffre des secondes tournait à un bon rythme. Warren avalait les images, attentif au moindre détail, même si on peut dire que le film ne présentait pas un casting de rêve. Six heures de défilement, le même aquarium, les mêmes poissons, et ce satané silence de mort… Tu vas te pointer ? Allez viens ! Je t'attends mon salopard. Viens dire bonjour à tonton Warren !
04h24mn52s
: une esquisse furtive et difforme glissa devant la caméra. Le cœur de Warren manqua de se mettre en grève, la salive se faisait rare, et sa tête bouillait, à deux doigts d'imploser. Il poussa le bouton « retour. »
« Lecture »… Un bruit de pas lourds et réguliers dérangea un silence bordé de stalactites de glace. Warren s'approcha de l'écran pour mieux voir. Quelqu'un est dans ma maison… dans ma maison, pendant que nous, on dort tranquillement en haut, nom de Dieu…Il aurait pu nous tuer, comme ça, d'un simple geste… Sacré bon sang ! L'ombre spectrale fendit le champ de la caméra. Trop près, image floue donc inutile. Mais il va revenir, forcément. Allez, amène-toi mon salaud !! Un grincement de porte… Il ouvre le buffet, mais qu'est-ce qu'il fout ? Tu connais les lieux, hein, sale fumier ? Tu te crois chez toi, tu penses que tu vas me faire chier longtemps comme ça, hein ? Une sérénade de sons métalliques, tout juste audibles…
Les pas reprirent, la forme s'ébaucha de nouveau dans le visuel.
Trop vite, pas le temps d'accommoder, arrêt sur image inexploitable. Un déclic d'interrupteur… Un claquement de porte, une petite porte… Il est dans la salle de bains maintenant, nom d'un chien ! Qu'est-ce que tu fous dans la pharmacie, sale cochon ? Vas-y sers-toi !! Encore ces bruits de pas, effrayants, macabres, insoutenables… L'escalier qui grince ! Mais…il monte !!! Mon Dieu !! Beth, les enfants !! Non… Ils sont bien vivants… je crois…
Il se précipita dans la chambre, stoppant préalablement le film, et Dieu merci, ils respiraient tous. Il vérifia tous les placards de la chambre des jumeaux, s'assurant que personne ne s'y camouflait.
Bouton « Marche »… Le visiteur ne descend toujours pas, les secondes s'égrènent, presque bruyantes. Deux minutes qu'il est là-haut ! Allez, viens !!! Enfin de sinistres craquements de marches. Plein champ, un homme apparaît de dos, puis de profil, net comme de l'eau de source !!
Au même instant, Warren reçut de l'arrière de la salle une lance impeccablement plantée entre les omoplates. En silence, l'arme s'enfonça jusqu'au cœur, qui se bloqua instantanément, et durant cette période de souffrance interminable, l'air ne circula plus dans ses poumons. Il dégobilla un filet de glaires sur son pyjama avant de s'écraser pesamment dans le canapé, nez entre deux coussins, bouche ouverte. Le film défilait toujours, inlassablement. Sur la bande, l'intrus cueillit un poisson par la queue, lui planta deux aiguilles de couturière dans le corps, et les tourna à la manière d'une cuisinière qui bat des œufs en neige. Ensuite, il se lava probablement les mains dans la salle de bains — on entendait l'eau ruisseler sur la cassette — et rangea soigneusement les aiguilles à leur place avant de disparaître. Celui qui habitait cette maison remonta tranquillement se coucher, et la lance qui s'était rangée dans son dos n'était rien d'autre qu'une lance de honte.
Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce qui m'arrive ? Dites-moi mon Dieu ? Pourquoi ?
Deux traînées de lave salée inondèrent son visage puis se creusèrent un lit pour mieux couler, tandis que son mal de crâne, qui aurait pu réveiller un mort, s'amplifia. Oui, il avait trucidé ses poissons ainsi que son pauvre chien ! Heureux de ce câlin tant surprise que bienvenu, le fidèle animal avait dû se réveiller et l'avait probablement salué, avant qu'il ne l'achevât en bourreau sanguinaire qu'il était devenu.
Je suis cinglé, je suis un malade mental !
Comment en était-il arrivé là ? Pourquoi ? Que signifiait cette eau de javel ? Et ces aiguilles, ces deux trous, qu'est-ce qui se cachait là-derrière ? Le pire, c'était cette absence totale de souvenirs, ainsi que cette impression qu'il avait de se sentir étranger à lui-même. Une nouvelle fois sans prévenir, un couperet lui cisailla la cervelle, avant de libérer une pensée qui tambourinait maladivement depuis le début pour éclore.
Tom ? Mais oui Tom ! C'est moi aussi ! Le digodril !
Nooon ! C'est moi qui lui faisais bouffer cette merde !!
Il vola jusqu'à la pharmacie pour ingurgiter le tube complet de somnifères, il n'avait pas le choix, plus le choix… Pour lui, pour eux, pour les sortir de ses griffes… La farandole de petits cachets blancs roula silencieusement et s'installa dans le creux de sa paume. Mais sa famille dévalait déjà ! Il devinait les pas légers des enfants, si caractéristiques, et ceux de Beth qui suivait ! Paniqué, décontenancé, il rangea une à une les pilules du désespoir dans leur flacon, reposa le poison à sa place, se plongeant en définitive la tête sous l'eau.
— Tu es là, mon chéri ? s'inquiéta Beth, n'apercevant personne dans les autres pièces.
— O… oui, dans… dans la salle de bains… Je me lave… j… j'arrive…
Tandis qu'elle trônait dans sa cuisine, casserole à la main, il s'aventura sur la pointe des pieds dans le living, stoppa discrètement le caméscope, et déroba le poisson inerte. Garder ce lourd secret était, pour l'heure, la plus judicieuse des options, car compromettre son couple, risquer de perdre ses jumeaux, était pire bêtise que de s'ouvrir les veines. Aujourd'hui, pas question d'aller travailler. Il ne se lamenterait pas à la maison non plus, il se rendrait chez un hypnotiseur que Beth avait déjà rencontré pour ses problèmes de foie. Peut-être qu'en lui triturant le subconscient, le spécialiste réussirait à glaner quelque information. Il s'approcha de sa moitié, se scotchant un sourire artificiel comme tiré par d'invisibles ficelles.
— Alors, qu'est-ce que ça a donné la caméra ? Tu as trouvé quelque chose ou pas ? demanda Beth, qui sortait deux beaux œufs du réfrigérateur.
— Non, il ne s'est rien passé cette nuit… Il réfléchit un bref instant. Peut-être a-t-on décidé de nous laisser tranquilles, maintenant. Je pense que c'est fini ma chérie, nous ne devrions plus être embêtés…
— Espérons… J'avoue que s'il se passe encore d'étranges faits, je vais craquer. Cette maison me fait si peur, désormais… Oui, encore un coup comme ça, et on quitte cette ville, hein, Warren ? On partirait ?
Gendarme intransigeant et impresario de sa vie, sa raison lui ordonnait de tout avouer. Mais quelque chose d'autre, de fort, d'immuable, d'incontrôlé, faisait obstacle.
— Oui, on partirait d'ici… Mais ça ne se reproduira plus…
— Comment peux-tu être aussi affirmatif ?
— Je le sens, c'est tout…