Chapitre 2 Le retour de Sam

1

Quarante-deux jours plus tôt, le matin où tout avait commencé…

Warren partit travailler, le ventre plein, l'âme légère, l'esprit frivole. Il avait presque oublié que c'était le jour de son anniversaire et comprenait aisément que, après tout, son épouse eût pu commettre la même erreur. Il lui signalerait tranquillement ce soir, lorsque les jeunes se régaleraient de leur feuilleton favori, les nouvelles aventures de Zorro, en couleurs s'il vous plaît.

« Tiens, tu sais quoi ? Il paraît qu'aujourd'hui j'ai trente-huit ans, ils ont dit ça aux informations !! »

Une mise en scène en trois actes s'ébauchait déjà dans sa tête.

À peine eut-il disparu au coin de la ruelle que son épouse, intensément excitée à l'idée de l'étonnante surprise qu'elle lui réservait, s'activa fortement. La journée était chargée, le temps compté, le planning établi. Outre les tâches quotidiennes qui incombaient à toute maîtresse de maison qui se respecte, elle devait de surcroît préparer une belle table pour l'anniversaire de son mari, d'autant plus qu'un ami de marque, et c'était en cela que reposait toute l'excellence de son cadeau, se joindrait aux festivités.


Elle ne travaillait pas. Elle avait décidé d'élever elle-même les jumeaux tout en s'occupant du foyer. Les discours pompeux sur l'émancipation de la femme active qui doit être indépendante, elle les avait depuis bien longtemps balancés au placard et cadenassés à double tour. Elle était avant tout une poule protectrice qui n'aurait jamais supporté de confier sa progéniture à des mains étrangères. Son mari avait une situation plus que convenable, aussi pouvait-il aisément à lui seul subvenir à tous les besoins de sa famille. Elle s'arrangeait toujours pour que Warren retrouvât un habitat agréable, qu'il eût son repas servi quand il rentrait de ses journées harassantes, ou que ses costumes fussent toujours repassés en temps et en heure. Parfois donner double d'affection aux enfants se greffait sur la longue liste, pour compenser l'absence de leur père qui rentrait à des heures tardives. Qui aurait pu jouer ce rôle, si elle aussi s'absentait ? Personne. Ce style de vie à l'ancienne lui convenait, et plaisait au reste de la famille. C'était le plus important, et personne n'avait intérêt à dire quoi que ce soit.

2

Sam craignait de manquer de temps. S'il voulait arriver à l'heure chez Warren Wallace, seules rapidité et efficacité le sauveraient. Après quatre-vingts kilomètres de route, il s'engouffra dans une armurerie située au cœur de Paris pour y collecter trois matraques, genre bâtons de C.R.S. Cette maigre quantité suffirait pour les premières missions, il en ferait voler un arsenal dans les jours à venir. Cinquante minutes plus tard, il pénétrait dans un dépôt de bricolage pour s'enquérir de deux compas à la pointe de diamant, utilisés pour découper le carrelage, mais il leur réservait un tout autre usage. Il se procura les crans d'arrêt dans un magasin de pêche, où le vendeur avait jovialement précisé qu'il n'y avait pas de saisons ni d'endroits pour « se faire de belles truites. » Remplir les deux jerricans de vingt litres d'essence ne posa aucun problème, quant aux dosages, il les préparerait scrupuleusement chez lui plus tard. Il termina sa quête de matières premières au marché d'une bourgade voisine, Boudevrière, à soixante kilomètres au nord de la capitale, pour y bourrer son coffre d'une dizaine de lapins de garenne qu'il entassa pêle-mêle dans une cage commune, faute de place. Le soleil caressait déjà l'horizon, il s'embarqua donc en direction du pavillon de son ami, moment qu'il attendait avec impatience…

3

Warren avait projeté de quitter sa tour d'ivoire comme tous les jours vers dix-neuf heures. Il rentrait ainsi à Marles-les-eaux, son berceau de moins de deux cents habitants, entre vingt heures, dans le meilleur des cas, et vingt heures trente. Ancré dans sa Picardie natale comme une patelle sur un rocher, il préférait dévorer les nationales matin et soir plutôt que de côtoyer continuellement les banlieusards méchamment stressés.

Chanceux parce qu'il télé-travaillait depuis son domicile deux journées sur cinq, il pouvait se permettre de marier la campagne aux gratte-ciel, et ainsi de profiter à la fois du confort champêtre et du salaire parisien.

Il s'expulsa de son confortable siège en cuir luisant comme une luciole, puis lança un regard lassé au travers de l'immense baie vitrée juste avant de s'effacer. Un rayon lumineux éventrait diagonalement la pièce austère avant de s'écraser sur la moquette rouge-lucifer, réchauffant un tant soi peu cet inexpressif bureau. Il se pencha, appuyant sa tête fatiguée sur la vitre teintée. Ici, de son sommet himalayen, il dominait une large partie de l'agglomération, et se sentait maigrement à l'abri de cette populace acharnée . Encore une journée de passée, pensa-t-il à voix haute , tout passe si vite… si vite... Il s'enfonça les mains dans les poches, songeur, et considéra ces minuscules fourmis qui s'agitaient dans tous les sens, en bas, sans but apparent. D'imposants insectes monopolisaient le terrain, bousculant les plus faibles qui leur obstruaient le passage, alors que d'autres, scotchés au bitume, s'agitaient sur place, reniflant tout ce qui passait à leur portée. Deux longues colonnes de ces arthropodes s'étalaient de part et d'autre de l'allée centrale, où circulaient des scarabées de métal et des termites de plomb, et Warren tendit le regard pour voir jusqu'où s'étendaient les files régulières, mais il n'y parvint pas. Trop loin, beaucoup trop loin. Il reluqua l'horizon embrumé, les volets de ses paupières lourdes abaissés. La Tour Eiffel, noyée par les vapeurs toxiques, agonisait au fond. Les pupilles de Warren s'agrandirent, sa vue se troubla, son pouls ralentit. À demi endormi, il secoua la tête, s'empara de sa veste, claqua la porte, et alla en définitive se ranger à sa place dans la fourmilière.

Après tout, il en faisait partie, lui aussi…

Il passa dans l'entrecuisse de l'Arc de Triomphe, qui vomissait un flot ininterrompu de pots d'échappement bouillants. De souffreteuses vapeurs ondoyaient sur le cailloutis qui suait un goudron huileux et troublaient, à l'horizon, les courbes douceâtres d'un soleil rouge anormalement surdimensionné. Les relents d'essence, mélangés à ceux du monoxyde de carbone, lui pourrissaient les poumons et l'infectaient de haut-le-cœur. Dire que c'était comme ça tous les jours, en cette fin d'été infernale de 1999.

4

Deux mômes, jeans enfoncés dans des bottes en caoutchouc qui montaient jusqu'aux genoux, pointèrent leur bouille hors du profond fossé, en face de la ferme du nouveau propriétaire qui n'était personne d'autre que Sam.

— Tu crois qu'il est parti pour de bon ? chuchota David, retournant sa casquette à la manière d'un rappeur. J'ai un peu peur…

— Oui, sa poubelle à quatre roues n'est plus là, on peut y aller ! répondit Éric, sûr de lui. Suis-moi, on s'est pas tapé ces trois kilomètres dans les bois pour rien !!

Les deux gamins de onze ans enjambèrent la route, semant derrière eux des bouquets de gadoue sur le macadam, fondirent sous le porche, et s'adossèrent enfin au hangar, dans la cour intérieure. L'astre du jour disparaissait au ralenti à l'orée du bois, allongeant les ombres des arbres de la forêt environnante jusqu'à leurs pieds.

— Bon, on commence par l'abattoir, reprit Éric, à peine essoufflé. T'as toujours envie de le voir, j'espère ?

— Je sais pas trop… T'es… t'es sûr qu'il va pas revenir ?

— Oui, j'te dis ! Il est pas prêt de se pointer ! Allez, viens !

Ils traversèrent la cour obliquement, shootant dans les gravillons blancs dont les plus légers rebondissaient jusqu'au mur de briques rouges du long bâtiment. Éric avait déjà visité clandestinement le lugubre endroit, mais pour David, c'était la première fois.

— Merde ! C'est fermé ! ragea Éric, secouant la massive poignée. Le vieux, il ferme jamais, d'habitude !

— Fais chier… On fait quoi, maintenant, hein ?

— On reviendra pour l'abattoir… Faut vraiment que tu voies ça ! Ça fout bien les boules ! Bon, on retourne à la grange… Regarde, elles sont là-bas ! Tourne-toi !

David s'exécuta, bras pendants. Éric dégrafa avec fougue les lanières du sac kaki démodé, sur lequel était inscrit grossièrement au marqueur « U.S. » Il en extirpa une fronde, soigneusement emballée à l'intérieur d'un chiffon propre.

Fabriqué par le frère d'Éric, l'instrument avait largement contribué à la soudaine chute de la population volatile du village. L'adolescent avait taillé dans une chambre à air de tracteur pour construire un puissant élastique, puis avait moulé le bois dans son atelier de menuiserie pour que la fourche fût parfaite. Elle était belle, et ils en prenaient soin comme un bijou rare. Éric ramassa un gravillon dans l'allée, se coucha sur le sol en appui sur les coudes, tendit l'élastique jusqu'à son visage, ferma un œil, et lâcha. Le caillou fusa, dégringola par petits bonds sur les tuiles ocre, avant de terminer sa course dans la gouttière de plastique gris avec de timides cliquetis.

— Fais gaffe, tu vas casser un carreau !! s'inquiéta David.

Pff… T'es un nullard, carrément à côté !!

— Ah Ouais !! Tiens, essaye, t'es si malin, toi ! répliqua sèchement Éric, le défiant du regard.

David arma. Sa réputation de tireur hors pair n'était plus à faire, aussi était-il certain de faire mouche du premier coup. Le gravier fendit l'air et vint s'enfoncer en pleine tête d'une poule, qui tomba raide morte, bec planté dans le sol. Ses congénères continuaient à picorer, nullement perturbées, agitant le cou d'avant en arrière chaque fois qu'elles avançaient d'un pas.

— Ouais, pleine gueule !! File-la, c'est mon tour ! s'exclama David, qui établissait déjà du bout de l'index une ligne de visée.

Dès qu'il toucha un dindon dans la gorge, le robuste volatile se mit à glousser tout en battant abusivement des ailes. Des grappes de plumes se détachèrent et excitèrent les oies qui se reposaient en paquets de six dans le coin, faisant désormais bec commun vers les agresseurs. Ça gueulait de partout, et la basse-cour entrait en ébullition. Tandis que la dinde repeignait le sol en rouge vif, les dames au long cou s'organisaient en V pour mener une attaque groupée, bien décidées à faire payer aux intrus pareille ignominie.

— Allez, viens, on s'barre ! s'écria Éric, déjà talonné par la plus imposante des oies.

David n'avait pas attendu l'ordre et se ruait sous le porche, sac ouvert en bandoulière sur une seule épaule. Sa casquette s'envola, Éric la rattrapa en plein vol, et ils décampèrent dans le bois. Ils s'étaient bien amusés aujourd'hui, et pour sûr, le nouveau propriétaire ne serait pas content…

5

Trois quarts d'heure plus tard, Warren accostait enfin à son port d'attache. Après qu'il eut parqué sa voiture dans le garage, il jeta, de l'extérieur, un regard furtif par la fenêtre de la cuisine, comme à son habitude. Beth, presque éternellement soudée à son manche de poêle à cet instant de la journée, ne s'y trouvait pas, remplacée par le cocker anglais enfermé dans la pièce.

Jappant jovialement, il grattait de ses palmes de devant le carrelage saumon, et Warren entendait son souffle saccadé se faufiler sous la porte. Il s'apprêtait à ouvrir pour saluer son compagnon, mais Beth le stoppa dans son élan.

— Non, par ici, dans le salon !

La voix suave de son épouse lui tinta agréablement jusqu'au fond des tympans, dépoussiérant définitivement les parcelles d'idées noires qui s'étaient amassées au cours de son interminable journée de labeur. Les enfants se précipitèrent et lui sautèrent au cou juste avant qu'il n'entrât dans le séjour.

— Bon anniversaire papa ! s'écrièrent d'une seule voix les jumeaux.

Ils lui tendirent un petit paquet, maladroitement emballé par leurs jolies menottes. Il avait oublié. Trente-huit ans…

— Merci mes poussins, merci beaucoup !

Il se courba, laissant traîner la langue de sa cravate sur le sol, et ils se pelotonnèrent dans ses bras. Beth se détacha du sombre arrière-plan, embellie d'une somptueuse robe légère sur laquelle s'étirait une farandole de pâquerettes aux couleurs chatoyantes.

Ses cheveux, clairs comme les blés moissonnés du meilleur des avrils, ondulaient dans une cascade de fils de soie et peignaient l'air d'un doux parfum fruité.

— Non tu vois, nous ne t'avons pas oublié, murmura-t-elle amoureusement à son oreille. Ça a été une horreur de simuler ce matin, tu sais…

Il l'étreignit aussi, tout en continuant à caresser la tête des bambins.

— Merci, merci à vous tous, je vous aime tant !

Une silhouette aux formes arrondies, plantée devant l'aquarium, se dressa au fond de la salle à manger. Un homme, probablement.

— Tu ne vas pas dire bonsoir à notre invité ? annonça Beth d'un ton laiteux.

Il passa la tête au-dessus de l'épaule de son épouse, et un contre-jour, qui se déversait dans la pièce tel un torrent de pièces d'or, l'empêcha de reconnaître le personnage. Glissant prudemment vers l'ombre immobile, il fondit dans les bras grands ouverts du convive à moment même où il le reconnut.

— Sam, Sam, mon Sam, enfin de retour !!

L'accolade chaleureuse dura plus d'une minute, une minute de vie, soixante secondes de partage, un instant magique, comme il en existe si peu. Ses yeux s'humidifièrent d'émotion.

Sam lui tapotait dans le dos, son regard émeraude enfoncé avec insistance sur le visage de Beth. Baignée par l'étrange impression qu'au loin, ses pupilles pulsaient bizarrement, la jeune femme éprouva un mal être qui s'estompa promptement.

Warren, qui avait senti comme un courant chaleureux le traverser le temps de l'étreinte, dévisagea le revenant.

— Quatre ans, quatre ans sans nouvelles, et te revoilà enfin parmi nous ! Oh ! Sam tu ne peux pas savoir, je… je…

— Warren ! Ha ! Ha !

Beth, encadrée de ses rejetons, s'approcha, ravie et attendrie par un spectacle d'une si mordante intensité. Le franc succès de son cadeau lui aurait presque valu une statue à son effigie dans un coin du salon, pour « causeuse de bonheur. » En réalité, Sam avait appelé dix jours plus tôt pour annoncer qu'il était de retour au bercail, et coup du sort ce soir-là son mari écumait encore les routes. Elle lui avait alors demandé de garder le silence, afin qu'elle pût organiser leurs retrouvailles en bonne et due forme.

Il était le meilleur ami de Warren, et vraisemblablement l'unique. Complices depuis leur plus tendre enfance, les deux hommes avaient, jadis, fait les pires âneries du système solaire et aussi certainement des autres planètes, exploitant au maximum la réserve de bêtises à laquelle ont droit les jeunes enfants. Ils ne s'étaient jamais quittés, soudés par des liens forgés à l'acier trempé. Parce que le destin tend à séparer ceux qui s'aiment, ils s'étaient, ces dernières années, côtoyés moins qu'à l'ancien temps. Néanmoins l'attachement intemporel qu'ils entretenaient n'avait en aucun cas été oxydé par les rouages de la vie.

Un beau jour, Sam s'était inopinément évanoui dans la nature. La raison de sa volatilisation, digne de la plus impressionnante des illusions, entretint pour le couple une lourde sensation d'incompréhension ainsi qu'une vive impression d'avoir manqué un épisode. Toutes les hypothèses leur avaient pourtant traversé l'esprit, sans qu'aucune ne tînt réellement la route. Sam exerçait en effet une profession qu'on ne trouve que dans le catalogue du Père Noël : pilote de ligne long-courrier. À vingt-neuf ans, il chevauchait déjà son premier albatros aux ailes d'argent. Fouler toutes les contrées de la planète l'enveloppait d'un plaisir brut, et il avait enivré mille femmes aux mille parfums dans mille pays. Il se rendait à Tahiti, aux Antilles, au Canada, aussi aisément que Warren s'engouffrait dans les sous-sols moroses du métro. En conséquence, son existence se découpait en un puzzle gigantesque d'une complexité à faire larmoyer les plus acharnés.

— Je ne comprends pas, s'interrogea Warren d'un claquement de doigts, pourquoi avoir tout plaqué, comme ça, d'un simple coup de tête ?

— Ce n'était pas un coup de tête, corrigea Sam, en équilibre sur les deux pieds arrière de sa chaise. J'y avais réfléchi. Oh oui, croyez-moi ! J'en avais plus qu'assez de me faire diriger, ne pas être maître de mon destin, de ma vie. Marre de rester trois jours par-ci, deux par-là, sans que je ne puisse décider de quoi que ce soit. Oh ! Pour sûr, je me suis amusé, j'ai gagné énormément d'argent, mais cette existence-là, ce n'était pas moi, vous comprenez ?

— Pas vraiment, lança Warren, qui s'allégeait délicatement de sa veste beige froissée.

Beth tendait l'oreille. Elle avait cloisonné le rôti dans le four, et les enfants, eux, jonglaient avec les mignons éléphants d'ébène ramenés par Sam de son odyssée. Elle s'humecta les lèvres dans un verre de Bordeaux de 1995. Sa langue clappa au passage du nectar et un faible bruit, entretenu par le ruissellement divin, s'échappa du fond de sa gorge dans un gargouillis musical.

— Tu te souviens, Warren, quand nous étions plus jeunes ? poursuivit Sam. Qui nous dirigeait ? Personne, nous étions les maîtres du monde, de notre monde ! Pas de contraintes, pas de « Tu feras ça, puis ça ! » On était libre, finis les soucis, terminé le train-train quotidien ! Chaque journée offrait une aventure nouvelle à dévorer à pleines dents ! On aimait ça, hein ?

Warren acquiesça sans conteste, une nuée de flashes de jeunesse, enfouis dans des cellules rouillées, flottaient de nouveau à la surface.

— Je voulais retrouver cette époque, vivre ma vie, mon destin à moi. Marre de ces charognards qui vous tournent autour pour vous voler la moindre parcelle d'espoir et de liberté. Une pointe d'agacement lui froissa le ton, mais la douceur remit du miel dans sa voix. Sortir du moule, découvrir des sensations, sucer la moelle de la vie jusqu'à l'os, c'était ça, ce que je voulais !

— C'est vrai que toi, tu as toujours été un peu comme ça, admit Beth, qui serrait dans ses deux mains celles de son chéri, les inondant d'une ribambelle de bisous. En un sens, elle le comprenait. Elle se leva, pinça l'arrière de sa robe, avant de s'effacer dans la cuisine. Warren resservit un verre de vin, qui colora le cristal de sa flamboyante tenue de soirée.

— Quel vin ! jeta Sam. S'il y a une chose qui m'a manqué, c'est bien ça, la bonne bouffe !

Warren faisait tournoyer la mer enivrante dans son verre ballon, le regard translucide. Une question le brûlait depuis le début.

— Mais dis-moi, où étais-tu pendant ces quatre années ? Pourquoi aucune nouvelle, même pas une carte postale ?

Un nuage de rancœur justifié accompagna ses questions.

Sam allait ouvrir la bouche, mais les mots s'évanouirent à la vue de la maîtresse de maison qui revenait, un plat aux saveurs campagnardes à la main. Un intense fumet invisible parfuma la pièce de son arôme pastoral. Subitement tenaillé par une faim injustifiée, Sam ne tenait plus intérieurement.

— Nous en reparlerons tout à l'heure, dit-il calmement tout en s'emparant d'une fourchette.

Tom glissa jusqu'à son père et lui souleva le poignet.

— Alors, elle te plaît ta montre, papa ?

— Elle est splendide, absolument splendide, merci les enfants !!

Il les embrassa derechef, chacun leur tour. Oui, elle était sublime. À gros cadran, avec plus d'aiguilles que sur un sapin.

Chronomètre, phases de la lune, et autres gadgets s'agençaient astucieusement sur la surface argentée.

Beth se présenta devant Sam, armée du plat de viande. Il en pinça sans réfléchir deux tranches bien rouges. Ses doigts tremblotaient, détail qui n'échappa pas au couple qui se croisa furtivement du regard.

— Merci Beth ! s'exclama-t-il, fin heureux d'avoir si appétissantes victuailles à se mettre sous la dent.

Elle servit copieusement les enfants, son mari, puis déposa un court morceau dans son assiette. Couteaux et fourchettes cliquetaient joyeusement contre la vaisselle en Vieux Rouen, et les couleurs d'une table bien faite donnaient à la soirée un air de fête.

— Alors Sam, dis-nous, où étais-tu ces derniers temps ? lança Beth, juste avant de mener une pièce de bœuf impeccablement découpée à la bouche.

Il engloutit son médaillon de viande, puis se tamponna rapidement les lèvres avant de répondre.

— Guyane française, du côté de Saint Laurent du Maroni plus précisément. Ça faisait un an que j'y étais.

Il goba entre deux mots la moitié d'une tranche, d'un coup.

Les enfants écarquillèrent les yeux.

Du calme Sam, du calme ! gronda-t-il intérieurement, avant de reprendre.

— Un pays génial, plein de surprises et d'inattendu. J'avais passé les trois années précédentes en Afrique. Forêt équatoriale… Du rêve à l'état pur, enfin, le rêve au sens où je l'entends, bien sûr ! Personne pour me diriger, pas de loyer à payer tous les mois, pas de flics sur le dos dès le moindre écart, non, que des avantages ! Une nostalgie toute récente berçait ses mots. Il continua. Un peuple très riche dans le cœur, qui connaît les vraies valeurs de la vie. Je suis resté plus de neuf mois dans une tribu de pygmées. Une soixantaine d'individus. J'ai tout connu avec eux. La joie, l'honneur, le partage, et surtout la peur, la peur à l'état brut, sauvage…

Il tendit un doigt frissonnant en direction du plat en inox avant de se servir gracieusement.

— Délicieux, vraiment délicieux, ne cessait-il de rabâcher, tandis que sa langue effectuait une sortie de reconnaissance sur tout le contour de ses lèvres. Avec ce peuple, j'ai appris plus le temps de mon aventure que tout ce que je connaissais jusqu'à présent. J'ai vécu des moments extraordinaires, déments même. Les soirs, les nuits, je les attendais, teinté impatience. Il se passait toujours des spectacles surprenants. J'ai assisté à des événements dont vous ne soupçonneriez même pas l'existence ! Le Bien et le Mal existent, croyez-moi, ils existent, et on peut les contrôler !

Son récit s'enflammait. Les lettres, tirées à l'arbalète, s'enchaînaient à une vitesse impressionnante. Les enfants tendirent une oreille indiscrète, la curiosité attisée par ces élévations de voix. Sam, dont les pupilles s'étaient élargies sans nul doute à cause de l'obscurité naissante à l'arrière-salle, se rendit brutalement compte qu'il en disait trop.

— Bref c'était super ! reprit-il pour rompre un silence à peine installé.

Ses pupilles retrouvèrent une forme plus raisonnable. Il changea de sujet maladroitement, sans pour autant lâcher du regard les cinq tranches qui se pavanaient entre les petits pois et les salsifis.

— Vous voyez les enfants, voyager c'est bien quand même, on peut ramener des cadeaux ! s'exclama-t-il, découvrant un sourire de baleine à fanons. Ils vous plaisent vos éléphants ? On dit, là-bas, qu'ils apportent le bonheur dans la maison dans laquelle ils se trouvent !

Ils acquiescèrent, tout en disposant leurs animaux d'ébène de chaque côté de leur assiette, par ordre croissant. Tandis que Beth s'éclipsait dans l'autre pièce, Sam piqua dans le plat une tranche épaisse et bien rose.

— Eh bien, quel appétit mon vieux !

— Délicieux, vraiment délicieux, répéta Sam. Ce rôti est un régal ! Quelle cuisinière tu fais, Beth !! s'écria-t-il.

Warren trouvait son comportement insolite. Comment pouvait-on s'empiffrer autant ? Gargantua s'enfilait les morceaux découpés hâtivement, presque arrachés, avec plus de hargne qu'un chien sauvage.

Après que Beth eut alité sa jeune équipe, Warren se leva et empoigna une bouteille de calvados enfouie dans un globe terrestre, assimilable à un bar portatif. Du carafon émanait une forte senteur de pomme acidulée. Il remplit au quart les deux récipients, en proposa un à Sam, puis pencha la tête en arrière pour laisser ruisseler sur sa langue la cascade brunie par les méandres du temps. La coulée liquoreuse imprégna de son caractère viril son palais, puis enivra le reste de son être par des vapeurs intenses aux arômes complexes.

— Je reviens, je vais aux toilettes, lança Sam. Toujours au même endroit, je suppose ?

Il souriait.

Il s'esquiva derrière la porte, direction la cuisine. Il enfourna une tranche complète de rôti dans sa bouche, en glissa une autre dans son mouchoir, puis fondit dans les toilettes pour déguster à son aise. Cette faim, extrêmement perturbatrice, ne le lâchait plus d'une semelle…

Le jovial trio se remémora les exploits passés ainsi que les souvenirs de jeunesse, qui remontèrent à la surface par le simple fait de reparler de la « belle époque. » Ils revécurent la façon dont Sam avait orchestré en parfait maestro la première rencontre du couple, ou encore comment les deux amis, à dix-sept ans, avaient mis le feu à la moquette de la mère de Beth.

Éclats de rire et mélancolie s'accaparèrent une bonne partie de la soirée. Après le café (café-calvados pour les hommes), Beth, les yeux attaqués par la fatigue, monta se coucher. Laisser l'opportunité aux deux copains de partager leurs secrets de mâles constituait de toute évidence le clou de son cadeau d'anniversaire. Elle grimpa d'un pas de panthère noire les marches de l'escalier en bois, afin de ne pas réveiller les enfants déjà enlevés par le marchand de sable. Empêcher le pin de craquer était mission impossible, mais elle s'appliquait à se faire plus légère qu'une plume. Menu coup d'épaule dans la porte de sa chambre, fine lumière dorée pour l'accompagner jusqu'à la descente de lit. Elle ôta délicatement, avec la grâce d'une demoiselle d'honneur, sa robe qui respirait l'été ainsi que les beaux jours. Un jeu d'ombres tout à fait surprenant prenait forme tout autour d'elle, et bienheureux eussent été les privilégiés qui auraient pu assister au spectacle depuis le milieu du jardin. Des formes spectrales plus ou moins nuancées tournoyaient dans la pièce autour d'une silhouette de Geisha affriolante, qui menait l'opéra avec la maestria d'une diva. Les muses valsaient, alors que Sapho jouait de la lyre, en attendant qu'un poète grec vînt immortaliser l'instant présent. À l'arrière de la pelouse s'épousaient des senteurs de jasmin et de menthe, qui offraient à la scène un caractère féerique, envoûtant l'air ambiant de leurs milliers de paillettes odorantes. Et le rideau s'abaissa lentement. Beth sombra dans un sommeil de satin, les lèvres décorées par un magnifique sourire. Ce diamant de bonheur qu'elle avait taillé pour son époux l'emplissait d'une ivresse immaculée. Elle avait rudement bien fait d'inviter Sam, une riche idée !

6

Les deux acolytes, pendant ce temps, s'étaient allumé un cigare plus long qu'une carotte. Warren les avait sortis de sa boîte en ronce de noyer, nichée au fond du meuble du salon. Il se goudronnait les poumons rarement, uniquement pour les grandes occasions, et celle-ci en était une.

— Moi aussi, j'aurais aimé vivre une telle aventure, mais tu sais, le boulot, les enfants… pas toujours facile.

— Ne bouge pas, je reviens dans deux secondes ! le coupa Sam.

Il posa le barreau de chaise à peine entamé sur le rebord du cendrier en marbre, saisit les clés de voiture dans sa houppelande, avant de disparaître dans le couloir.

Warren profita de ce temps mort pour fermer la baie vitrée de la véranda. Les portes de l'automne, pas loin de s'ouvrir, laissaient filtrer un froid mordant à de si tardives heures. Le chant des grillons cessa de baigner la pièce de son deux-temps parfaitement orchestré. Puis il se réinstalla dans le profond fauteuil en cuir, agitant d'un côté le verre de Calvados, menant de l'autre le Havane à sa bouche. Sam réapparut, une boîte de carton percée de toutes parts entre les mains.

— Mon cher ami, je te présente Lucie !

Les yeux écarquillés, Warren approcha prudemment son visage aux abords du carton. Il observa un brusque geste de recul, tapissant d'une gerbe d'alcool la vitre de la table basse.

— Nom d'une pipe ! Elle… elle est venimeuse ? demanda-t-il d'une voix flûte.

— Non, elle est inoffensive, je lui ai extrait son venin après l'avoir trouvée. Beau spécimen, n'est-ce pas ?

— Superbe !

— Vas-y, prends-la, mais pas de gestes brusques…

Warren, légitimement, hésita. Il ramassa avec le doigté d'un pianiste la petite boîte et pencha scrupuleusement le carton, en tapotant avec douceur l'arrière. Une paire de pattes velues, bordées de rose, vint explorer timidement la terre inconnue.

Après une myriade de tâtonnements aveugles, l'araignée fit son apparition ; madame la Star avait décidé de montrer le bout de son nez… Warren se divertit avec insouciance, l'autorisant à fouler le bas de son avant-bras puis à remonter jusqu'au niveau de sa nuque. À ce moment, il ne craignait pas encore ces bestioles, alors que le lendemain soir il en aurait horreur…

— Tu sais Warren, j'ai vécu des instants vraiment extraordinaires !

Son teint s'était illuminé, enflammé presque. Warren continuait à taquiner celle qui avait élu domicile dans le creux de sa main. Sam, excité à l'idée de conter ses tribulations peu communes, poursuivit.

— En Guyane, j'ai rencontré, au fil des mois, trois personnes qui étaient devenues d'excellents amis. À quatre, nous formions une bonne équipe. Chaque week-end, ou chaque fois que nous trouvions le temps, nous organisions d'étonnantes soirées, ou des sorties un peu particulières…

— Comment ça ?

— Et bien, nous nous amusions à nous faire peur !! De la vraie peur, du pur frisson, brut de brut !

Warren, qui avait barricadé Miss Huit Pattes dans son nid, s'étala mollement dans son fauteuil.

— Je… je ne comprends pas bien !

Sam s'envoya une lampée de calvados avant de peaufiner son introduction.

— Et bien voilà, j'étais tombé sur des gens exceptionnels, tous amateurs de sensations fortes. Comme moi, exactement mon style. Oh ! Tu sais, j'ai connu beaucoup de monde tout au long de mes voyages, mais nous avions, à quatre, un intérêt commun : un goût plus que prononcé pour l'adrénaline…

Il enroula sa manche et exhiba son poignet, telle une pièce de collection.

— Mince ! La vache, c'est quoi ? s'interrogea Warren, abasourdi.

— Mon gars, écoute bien ce que je vais te raconter, baisse un peu la lumière, et accroche-toi…

7

Sam se plongea dans son histoire.

Le jeu avait débuté par hasard lors d'une soirée chez l'un d'entre eux, Tommy, le plus jeune, mais aussi certainement le plus boute-en-train de la bande. Il extirpa de la cabane logée au fond de son jardin, après un repas plutôt léger, un sac de jute noué. Il posa la besace de bohème sur la table, l'ouvrit prudemment, et agita à la manière d'un chef d'orchestre l'ouverture irrégulière. Ce qui s'identifiait, au premier abord, à une tige de bambou séchée et couchée par les vents, se dressa. Il fallut moins d'un clignement de paupières au reptile pour fuser hors de sa prison. La haine d'être resté séquestré une bonne partie de la journée planait comme un orage sans éclairs au-dessus de sa tête plate et trapézoïdale. Le mouvement de recul collectif observé par les convives eut pour don d'exciter de plus belle l'animal. Son regard de pierre vida alors un chargeur de mitraillette sur le visage provocateur de Tommy, puis balaya toute l'assemblée, tel un périscope qui sonde un milieu hostile.

Les torpilles étaient armées, et prêtes à être enclenchées à la moindre alerte.

En Guyane, on le surnommait le serpent-minute, un nom tout trouvé. Son venin, d'une efficacité à faire pâlir un peau-rouge, foudroyait en moins de cinq minutes. Chaque invité l'avait bien entendu identifié, et même à l'école, là-bas, on apprenait à le discerner des autres espèces. Seul un daltonien ne l'aurait pas reconnu : couleur prairie, les yeux plus blancs qu'un carrelage d'hôpital, surtout assorti d'un aspect général qu'on ne débusquerait même pas dans la boutique des horreurs.

— T'es malade ou quoi !! s'écria l'un des apeurés. Tu m'as fichu une de ces trouilles !

— Ceci est bien le but de notre soirée, non ? ricana Tommy. Laissez-moi d'abord vous rappeler brièvement les conséquences d'une morsure de notre cher ami, pour vous rafraîchir la mémoire.

La troupe, piquée au vif, se réorganisa en un groupe compact, tant attentive à rester hors de portée de crocs du reptile qu'aux explications de ce malade de Tommy. L'organisateur poursuivit.

— Supposons qu'il vous morde à la main. Dans un premier temps, au bout de… disons vingt secondes, une sensation de picotement se propage dans tout le membre, démangeaison qui se transforme à peine quelques instants plus tard en une brûlure maléfique. Dès lors, vous prenez conscience que la Faucheuse commence à tâter le terrain et à planter sa tente. Puis votre rythme cardiaque passe soudainement de soixante-dix à cent trente pulsations par minute, pour monter aux environs des cent quatre-vingts battements. Tout ceci en moins de deux minutes messieurs, montre en main !!

Il aurait fait un parfait présentateur d'un spectacle de guignols. L'équipée, bouche pendante, ne ratait pas une miette de ses explications. Pourquoi diable leur racontait-il cela ?

— Mais le calvaire n'est pas terminé, loin de là ! On aurait presque voulu mourir plus vite ! Votre cou se met à enfler comme une montgolfière, et respirer devient un véritable supplice ! Il suffit de supposer qu'on vous met la tête dans un sac plastique, vous voyez, genre les petits sachets pour congeler les aliments ? Conscient que son discours ardent marquait leur esprit au fer rouge, il persévéra, imageant ses propos d'une ample gestuelle. Vous vous écroulez sur le sol, vous savez que votre cœur va finir par vous exploser à la gueule. Croyez-moi !

À cet instant, le mieux aurait été qu'on vous tire une balle dans la tête ! On dirait que les quatre minutes pendant lesquelles dure l'agonie sont habilement dosées, trop courtes pour que vous ayez le temps d'en réchapper, mais suffisamment longues pour vous faire endurer en si peu de temps toutes les douleurs du monde. Finalement, c'est le soulagement, votre cœur s'arrête net, vous voilà alors parti faire une très longue et charmante promenade au bras de Madame la Mort. Même Buck — ils le surnommaient ainsi car une montagne de granit avait l'air ridicule à côté de ce costaud guyanais — succomberait en moins de trois cents secondes, face à un adversaire de combien, un kilo à peine ?

Nul ne releva. Buck profila tout de même un sourire de coupe-coupe rouillé.

— Merci pour la petite histoire, rétorqua-t-il d'une voix d'un grave naturel, mais que veux-tu faire exactement de ce… monstre ?

On pouvait deviner, à ses mots écrasés, son dégoût justifié pour la machine à tuer. Nombre d'humains avaient eu la triste occasion de goûter à son terrassant venin, et le cousin germain du cobra avait signé bonne quantité d'autographes du côté de Saint Laurent du Maroni.

— Patience, Bucky ! dit Tommy en clignant d'un œil. Voici les règles du jeu.

— Comment ça, un jeu ?

— Laissez-moi continuer ! Tout d'abord, votre Joker…

Il retira d'une boîte cartonnée une seringue, terminée par une aiguille largement plus longue à elle seule que l'index de Buck.

Il s'enfonça dans ses indications.

— L'antidote !

Du bout de l'ongle, il tapota l'extrémité du tube en plastique, avant d'émettre une poussée sur le pressoir. Un fin filet du liquide jaunâtre, en tous points semblable à de l'huile d'olive, gicla de l'aiguille pour se déposer en gouttelettes bombées et poisseuses sur la nappe de papier.

— On pique direct dans le cœur, on balance la sauce, et en quelques secondes, vous voilà retapés comme un homme tout neuf ! Ni vu ni connu !

Les traits du visage à la géométrie euclidienne de Buck se froissèrent. Le simple fait de planter cette aiguille à tricoter dans sa poitrine l'irradiait de la tête aux pieds.

— Maintenant, les conditions du « contrat », continua-t-il en s'emballant. Chacun d'entre nous, s'il le désire bien sûr — il sonda sa tribu des yeux, défiant chaque participant potentiel — doit simplement donner une tape sèche derrière ce qui sert de tête à notre ami. Avouez que comme règles, il n'y a pas plus simple, non ?

Les observateurs croyaient halluciner, c'était stupide, mais si stimulant. Qui oserait ? Qui se défilerait ? Tommy termina en fanfare, fier d'avoir imaginé un défi si relevé.

— Et enfin, la récompense ! La fierté et la gloire d'avoir vaincu l'appareil à tuer le plus performant de la planète !

Sam craqua une allumette et raviva son cigare. La flamme vacillante donnait à son faciès impassible l'aspect d'un spectre malveillant en lui éclaircissant les courbes du visage sans lui éclairer les yeux.

— Si quelqu'un nous avait vus à ce soir-là, il nous aurait pris pour une bande d'allumés, ce que nous étions, après tout.

Warren s'imprégnait avec l'attention du premier de la classe du récit, et avait déjà, inconsciemment, les doigts crispés sur les accoudoirs. Plus un bruit ne régnait dans le salon, si ce n'est celui du moteur du frigidaire qui ronflait de temps à autre, et le clapotis des molles vaguelettes qui s'écrasaient sur le bord de l'aquarium. Il rafla la bouteille de calvados, versa le liquide ambré dans les deux verres, puis en engloutit une longueur. Il continuait à fixer l'avant-bras de Sam, le regard nébuleux.

— Et alors, et alors ! Vas-y, raconte ! Tu en pensais quoi toi, de ce jeu ? Ça devait être extrêmement excitant !

— J'avais trouvé cette idée géniale dès le départ, sourit Sam, le cigare entre deux doigts. Car Tommy s'était lancé, il avait osé pousser le bouchon plus loin que nous l'avions tous fait jusqu'à présent. Il ne s'agissait plus de faire un simple saut en parachute depuis une montagne, mais bien de flirter directement avec la mort, sans aucun artifice. C'était si différent, si effrayant, mais si exaltant !

— Tu dis que tu caressais la mort du bout des doigts, mais il y avait le contrepoison, tout de même ? fit remarquer Warren, qui, intimement, se demandait ce qui pouvait pousser un groupe à faire de tels actes. Ça enlève un peu de « charme », si je puis m'exprimer ainsi !

— Oui, mais tu sais, on n'était sûr de rien du tout ! répondit Sam, les yeux scintillants. Qu'est-ce qui dit que l'antidote ferait effectivement son effet ? Tu as déjà vu ça, toi, s'injecter une seringue contenant on ne sait trop quoi, directement dans le cœur, sans médecin, sans contrôles, sans rien autour ?

— Ma foi non, admit Warren. Mais vas-y, balance-moi la suite !!

Enveloppé d'un léger frisson, il se blottit sous le pull de laine qui traînait sur un dossier de chaise. Sam se rinça la gorge avec une lampée de calvados, pompa trois fois sur le Havane, et s'immergea dans son passé, la voix à peine perturbée par la fumée qui glissait entre ses dents écartées de devant.

— Je me lance, pour montrer l'exemple, continua Tommy. Admirez la technique du maître !

La bande se rapprocha en un demi-cercle tassé autour du premier suicidaire. L'ambiance constituant une partie clé du numéro, Tommy avait baissé, presque éteint même, l'halogène de la terrasse, si bien que la paire d'yeux blancs fendus de rayures noires contrastaient avec l'obscurité avoisinante.

Derrière, la nuit recouvrait de son voile de satin le reste du paysage, tandis que le ciel accrochait ses étoiles, comme tous les soirs dans ces pays tropicaux. Il était une heure du matin, pourtant le thermomètre n'avait toujours pas eu l'occasion de se reposer. Une atmosphère plus lourde qu'un éléphant et un air humide sorti tout droit d'une centrale à vapeur s'étaient déposés sur leurs épaules. Du bout du jardin, les bruissements des iguanes se frayant un chemin dans la flore touffue s'élevaient jusque dans les palmiers verdoyants et les taxodiums feuillus, tandis que sur les murs en crépi de la villa, les margouillats imperturbables avaient depuis bien longtemps entamé leur moisson de moustiques. Tommy ôta son ample chemise de corsaire pour être à ses aises lors de sa démonstration. Il ne fallait pas rater son coup, car le serpent, lui, ne le manquerait pas.

— C'est parti ! annonça-t-il avec l'entrain d'un forain.

— Attends, l'interrompit Mattews, la voix teintée d'un accent British à la Hercule Poirot. Comment on fait si tu es mordu ? Où planter la seringue ?

Tommy s'éloigna en douceur du reptile, raide comme une colonne d'amphithéâtre, puis mima un coup de couteau en pleine poitrine.

— Rien de plus simple, tu la plantes en plein cœur, juste ici ! Prends juste garde de ne pas casser l'aiguille contre une côte !

Les complices portèrent la main au niveau du pectoral gauche, enfonçant leurs index à divers endroits aux alentours du myocarde pour s'apprêter à jouer les médecins d'un jour.

— C'est bon, plus de questions, je peux y aller ? Il attendit quelques instants. Go !

Il s'approcha alors à une longueur de bras de son adversaire du moment. L'homme et le Démon Tentateur avaient entamé un combat psychologique d'intimidation. Le reptile pestait un nuage d'insultes que lui seul comprenait, avec la gueule tellement ouverte qu'on aurait pu lui faire gober une balle de golf sans toucher aucune de ses mâchoires. Ses crocs, fines aiguilles de couturière, présentaient de petits trous en leurs extrémités d'où fusait le liquide ravageur. Tommy leva la main gauche, théoriquement à l'abri d'une attaque-éclair. En agitant harmonieusement le bout de ses doigts, il captiva toute l'attention du prédateur. Cela lui permit de se décaler timidement sur la droite, sans que l'animal aux yeux hypnotiques et au regard de marbre ne s'en aperçût. Une goutte de sueur suinta de son front nervuré de ridules naissantes, avant de rouler le long de sa joue. À ce stade, trembler était synonyme d'échec, et affolement rimait avec enterrement. Il leva son membre droit, et plus fébrilement qu'un escargot malade, le plia en arc de cercle pour longer par derrière la tête du monstre, probablement aplatie par une poêle dans un monde antérieur. À l'instant où sa main frôla la cible, il asséna un bref coup à l'endroit prévu. Dans le même mouvement, il se recula, afin d'éviter toutes représailles. La machine mystérieuse à l'alchimie dévastatrice, qui avait déjà pivoté d'un quart de tour pour se trouver face au traître, cracha de plus belle, en s'agitant d'avant en arrière tel un autiste. Puis elle regagna sa position d'attaque, balayant l'assemblée d'un regard qui lançait des lames de rasoir.

— Ha ! Ha ! Je t'ai eu, connard, jubila Tommy, inondant son mouchoir de sueur, on est moins fier maintenant, hein ?

Il postillonnait des billes de plomb en direction du futur sac à main, nullement perturbé par ce torrent d'insultes et déjà armé pour affronter son prochain rival. Le vainqueur se recula encore d'un pas avant de vanter son intervention.

— Vous avez vu ça les gars, comment je l'ai maté, moi ? On ne me la fait pas à moi ! À qui le tour maintenant ? Qui veut se le faire ?

Les convives se regardèrent, profondément interloqués par la scène qu'ils venaient de vivre aux premières loges. Parce que ce périlleux exercice laissait plus la place à l'action qu'à la réflexion, Buck s'avança d'un pas d'escrimeur.

— J'y vais, grommela-t-il d'un air assuré. Je vais lui faire la peau moi, à ce fumier !!

— La place est toute chaude, répliqua Tommy qui se tamponnait son front luisant d'une serviette citron.

La main lourde et incertaine de Buck, énorme masse d'acier, tremblait. Il n'opéra pas tout à fait de la même façon que Tommy, même si le principe de base était semblable. Il se faufila dès le départ sur le côté du serpent, qui le matraquait de ses yeux à glacer une boule de feu. Il arma ensuite le bras gauche, vers l'arrière puis sur le côté, préparant dans un même souffle le champ libre pour sa main droite. Le mystique animal, roi des idiots, se laissa berner d'une jolie manière. Il bénéficia gratuitement d'un revers lifté plus sévère qui le fit goûter aux planches de la table. Buck retenait rarement sa force, et c'est vrai qu'il avait frappé avec fougue le crâne du sac à venin.

— S'il n'y avait pas eu les autres derrière moi, je t'aurais foutu une sacrée raclée, moi ! Sous-merde ! Mais il faut en laisser pour tout le monde !

Calme et sérénité drainèrent l'intervention de l'Anglais. Ce jeu dénué de tout sens moral, qui durait à peine plus de trois minutes, lui avait provoqué des sensations hors du commun. Il n'avait pas eu besoin d'une morsure pour friser la crise cardiaque.

Sam, lui, adopta une technique différente, motivé par l'unique dessein d'impressionner la galerie et de démontrer qu'encore une fois, créativité et bravoure l'élèveraient au rang de star. Il avait parié de remporter son challenge, mais en utilisant une et une seule main. Il n'exposa son idée à personne, préférant garder l'effet de surprise.

— Allez, sale enfoiré ! T'es prêt à recevoir une bonne correction ?

Le tube venimeux avait déjà digéré sa raclée. Il se dressa, droit comme une barre à mine. Sam agita, comme ses prédécesseurs, sa main devant lui, laissant courir ses doigts dans l'air. Puis il amplifia son geste à la manière d'une danseuse du ventre, afin de tester la bête qui pulsait. Tantôt, il feignait de partir à droite, puis changeait brusquement de direction pour sonder la rapidité de l'opposant. Le serpent, plus teigneux qu'un missile à tête chercheuse, ne décrochait pas. L'affaire allait être plus difficile que prévu. Il décida qu'il passerait par-dessus. Un scénario s'élaborait dans son esprit tordu. Oui, l'idée n'était pas si idiote ! Il partirait vers la droite, puis monterait le bras en un éclair pour venir faire mouche. Même si le rival avait le temps de réagir, il ne pourrait pas s'élever plus haut qu'il ne l'était, puisqu'il flottait déjà quasiment au-dessus du sol ! Il enferma cinq litres d'air dans ses poumons. Des gouttelettes de sel dégoulinaient le long de sa nuque, alors que deux imposants cercles s'ébauchaient sur son tee-shirt au niveau des aisselles.

S'imbibant d'un verre de rhum amplement mérité, les trois spectateurs profitaient pleinement du face-à-face pire qu'un Karpov — Kasparov. Sam se colla à son plan, mais juste avant l'impact, le serpent se cabra à s'en rompre les anneaux, puis rangea proprement les deux crocs du haut dans le poignet de l'agresseur. Ceux du bas vinrent sans peine perforer une des veines de dessous, bleutée comme de l'encre de Chine. Le bruit, cerise trop mûre qui craque, ne fut perçu que par Sam. Lors de l'injection libératrice tant attendue par le tueur, les fentes noires qui lui servaient d'yeux s'épaissirent furtivement, on pouvait alors aisément y deviner une sensation de jouissance extrême.

Lorsqu'il se retira de lui-même, un filet de salive mélangé au venin se tendit tel un pont à haubans entre la plaie et sa gueule rocailleuse. Empourprés par le sang frais au goût sucré, ses crocs lui donnaient la satisfaction de l'acte enfin accompli, précis et calculé, tandis que la peau élastique entre ses mâchoires supérieure et inférieure lui offrait un sourire de polichinelle hébété. Sam s'écroula sur le rebord de la table à tréteaux, les deux mains en avant. La planche se souleva puis catapulta, assistée par l'effet de levier, vaisselle, noix de coco, et alcool agricole sur le carrelage ainsi qu'en bordure de pelouse. Le serpent glissa sur le sol, fier de lui, en oubliant sa tête, incrustée dans le ciment par le talon ferré de Buck. Le corps continua à s'agiter désespérément, formant des S rapides, pour finalement s'immobiliser. Durant cet infime laps de temps, la panique avait délié ses tentacules.

— Il m'a eu… Nom d'une pipe, il m'a eu ! Aidez-moi, vite, ça pique !

Il se roulait par terre à la manière d'un chiot qui veut s'amuser. La veine, qui distribuait malgré elle le liquide mortel au reste du corps, avait doublé de volume, désormais à deux doigts de se rompre.

— Merde, où est la seringue, bafouilla Tommy, où est cette putain de seringue ? Buck, aide-moi à la retrouver, bordel !! Mattews !! Appuie de toutes tes forces sur son biceps !! Sers-toi de tes deux mains ! Il faut ralentir la progression du poison. Buck, tu trouves ? Vite ! Cherche sur la terrasse ! Je regarde au bord du jardin ! La lumière, vite, il faut de la lumière, j'y vois rien !!

Buck se précipita sur l'halogène, qu'il manqua de renverser, et tourna le bouton à fond. Il semait derrière ses pas d'ours brun des îlots de sang ainsi que des virgules de cervelle. Mattews, lèvres suturées, allongea Sam pour encercler son biceps.

— Tiens bon mon vieux, on va te sortir de là, chuchota-t-il d'une voix qui se voulait rassurante.

— La piqûre !! Faites-moi la piqûre !! Ça brûle, mon bras me brûle !! jacassa-t-il, frigorifié par la mort qui s'invitait.

— Calme-toi, ne t'énerve pas, ça va aller ! dit Mattews d'un ton faussement calme, avant de tourner la tête. Alors ça vient la seringue ?

— J'y vois rien, fichus arbustes !!

Agenouillé sur la pelouse, remuant la terre autour de l'azalée, Tommy avançait par tâtonnements, sans aucune méthode, parce que penser, c'était griller des cartouches de vie.

Un morceau de canette brisée lui fendit la paume de la main, mais il ne sentit pas la douleur, anesthésié par la panique.

Chaque seconde comptait. Les grains du sablier de l'existence de Sam coulaient avec une impressionnante fluidité, et ce sablier-là, à sens unique, ne pouvait plus être retourné.

— Vite les mecs, vite !! s'écria Mattews, qui commençait légitimement à perdre son calme.

— Pitié aidez-moi… Me laissez pas mourir merde, aidez-moi !!

Ses phrases étaient saccadées, les mots, empoisonnés eux aussi, mouraient au bord de ses lèvres. Mattews maintint son effort en pinçant le bras de plus belle.

— Rien par ici !! s'exclama Buck. J'arrive Tommy !!

Les deux hommes rampaient maintenant le long de la cour, côté jardin. Buck, à quatre pattes, ressemblait à une table d'ébène, alors que Tommy, allongé, à un poisson échoué sur une plage de galets. L'épaisse bordure de béton de la terrasse projetait un mur d'ombre sur toute la longueur, compliquant la tâche de façon significative.

— Pousse-toi Buck, nom d'un chien, tu me gênes ! Pousse-toi, bordel ! barrit Tommy, lui infligeant des coups de coude dans les flancs.

Buck s'écarta. Tommy explora les abords des dalles de grès, agitant ses paumes sur le sol afin de couvrir le maximum de surface. Le sablier était maintenant à moitié vide. Les grains de sable s'organisaient en un maigre tas, et la cavalcade de ceux qui continuaient à dévaler touchait à son apogée.

— Non, tu ne vas pas nous laisser mon gars, Oh que non ! On a encore tant de projets à réaliser. Bats-toi, tiens le coup !

Une mousse marécageuse, verdâtre, fleurissait à la commissure des lèvres de la victime. La veine conductrice atteignait désormais d'une taille démesurée pour donner à l'avant-bras l'allure d'une racine d'arbre. Ses paupières imitaient le battement des ailes d'un papillon en plein vol, et parfois son regard vide disparaissait pour laisser place à deux globes blanc-crème.

— Je l'ai, je l'ai !! beugla Buck, brandissant l'objet telle une pépite d'or. L'antidote avait roulé beaucoup plus loin que l'endroit où cherchait Tommy.

— Donne-moi ça, vite ! Donne !!!

Tommy, seringue entre les dents, glissa genoux en avant jusque Sam.

— Pousse-toi Mattews, dégage !!!

Mattews s'écarta et lâcha le bras, s'apercevant enfin que le poison n'avait pas attendu son accord pour contaminer les organes vitaux. Tommy planta avec violence l'aiguille qui perfora la peau puis pénétra les différentes strates de chair jusqu'à atteindre le cœur. Sam couina dans un gargouillis étouffé, tandis que Tommy injectait dans la foulée le liquide salvateur.

La seringue ôtée, une guillerette fontaine d'hémoglobine s'épancha avant de s'essouffler prestement.

Tommy porta sa main sur la poitrine tiède du miraculé. Ce fameux sablier avait pu tout compte fait être retourné dans le sens de la vie. Le muscle cardiaque de Sam, au bout d'une trentaine de secondes, retrouva son sourire, et sa cadence respiratoire refleurit enfin.

— T'es tiré d'affaire mon vieux ! souffla Tommy en nage.

— Eh bien, je crois que pour ce soir nous avons été servis en terme de sensations fortes ! rétorqua Buck. Du jamais vu !

Des rires, accompagnés de poches de stress gonflées à bloc, éclatèrent…

8

Les poils drus des avant-bras de Warren s'étaient hérissés en brosse, tandis qu'un courant imaginaire émanant du fond de la pièce lui bombardait l'échine.

— La vache, je n'aurais pas aimé être à ta place !! s'exclama Warren, déclouant finalement son regard des deux trous tatoués sur le bras de Sam. Ça alors, tu as dû te voir mourir !!

— Oui, et c'était en cela que c'était génial !! Et si je te disais qu'avec le recul, j'ai réellement apprécié ce qui m'était arrivé ? Car il faut avouer que si je ne m'étais pas fait mordre, la soirée aurait été assez « monotone », non ?

— Tu appelles ça monotone, toi, foutre des claques à un serpent mortel ? releva Warren, sidéré par une si flagrante inconscience. Mais vous étiez vraiment allumés ! Et l'autre qui dit qu'il avait aimé ça ! Tu serais pas un peu malade, toi ?

Des vapeurs distillées d'alcool étourdissaient les molécules d'oxygène.

— Mais non ! répondit Sam, s'enfonçant les deux index sur les tempes. Imagine, je me suis vraiment vu mourir ! J'ai eu la frousse de ma vie. Sensationnel je trouve !! Tu comprendras ça un jour… Regarde, tout à l'heure, tu t'es amusé avec ma Lucie. Tu as pris du plaisir à jouer avec elle, parce que tu te sentais à l'abri, bien protégé. Jamais tu n'aurais pu la caresser si elle avait encore son poison, n'est-ce pas ?

— Non, je ne suis pas fou !! On ne sait jamais, tu sais…

— De quoi avais-tu peur ?

— Mais qu'elle me pique ! Ça me paraît évident !

— Elle n'attaque que si elle se sent en danger ! Et puis tu sais, tu aurais eu droit à une fièvre pas bien méchante, c'est tout. Tu n'aurais pas couru le risque de la prendre tout de même ? Son ton de voix s'éleva d'une octave.

— Non… Non, sûrement pas ! Il secouait la tête comme si elle était prise dans une centrifugeuse.

— Mais pourquoi, nom d'un chien ? Tu n'as pas envie, de temps en temps, de sortir du moule ? De vivre des sensations uniques, qui pourraient te distinguer de la masse grouillante des porcs qui t'entourent ? De surprendre ?

Expédiés telles des flèches par les cordes vocales, les mots s'accéléraient en sortant de sa bouche. Warren se sentit oppressé. Certes, s'évader de la fourmilière était l'un de ses souhaits les plus chers, mais là, le risque était trop important. Sa famille, sa situation… sa vie si monotone…

— Pourquoi ne pas prendre de risques ? compléta Sam.

Warren eut l'inexplicable impression que ses pensées avaient filtré jusqu'aux oreilles de Sam. Il se braqua, se refusant de passer pour un apeuré devant son aventurier d'ami.

— Si, si, je l'aurais fait ! Rien que pour emmerder les autres, je me serais lancé. Je n'ai pas peur, moi !!

Il bafouillait. Les lettres s'emmêlaient, les mots se chevauchaient, les phrases bourdonnaient. Les effets de l'alcool, probablement. Un essaim de postillons dévorait la table basse.

— Tu as raison, oui, je l'aurais fait ! Je ne suis pas un vulgaire insecte, comme eux ! Eux n'auraient pas osé ! Tous ces poltrons en costume trois pièces ! Ils me harcèlent à longueur de journée, ils se croient forts. Eux faire ça ? Tu parles, ces trouillards finis… Pff… Mais moi si, et je me serais bien foutu de leur gueule, à ces empoisonneurs !

Un sourire moqueur balafra lentement le visage de Sam.

Warren arborait en effet la même tenue que ceux contre qui il pestait avec pareille véhémence. Odieuse cravate de soie impeccablement repassée, pantalon de flanelle d'une tristesse à faire pleurer un clown en fin de carrière, et chemise que n'aurait même pas endossé un représentant en aspirateurs. Mais Warren ne s'en aperçut pas, et ses yeux incandescents avaient laissé la place à des boulets de charbon ardents.

— Chut Warren, du calme… Tu vas réveiller ta belle famille. Ils dorment si bien, si paisiblement. Allons… Non, tu n'es pas comme eux. Tu es différent. Oui tu l'aurais fait, alors tu vas reprendre Lucie dans tes mains. Et tu vas le faire de nouveau…

— Qu… quoi ?

— Lucie est venimeuse ! Jamais je ne lui ai ôté son venin ! Prends-la ! ordonna-t-il d'un ton incisif.

Warren devint aussi blanc qu'un vin de Bourgogne. Bordé par l'impression que ses artères allaient se vider, comme pompées de l'intérieur par une paille sans fin, il tenta de s'expulser de son fauteuil, vacilla, et retomba lourdement dans le cuir. Son regard, englué à la petite boîte qui plastronnait à même pas un mètre de lui, s'embourba.

— Tu n'as pas fait ça ? Dis-moi que c'est faux !! Tu ne me l'aurais pas laissée entre les mains ?

Il comprit, à son regard reptilien, que Sam ne plaisantait pas.

Les deux fentes de jade qui le fixaient l'arrosèrent d'un franc frisson.

— Tes yeux sont bizarres, tu as l'air bizarre Sam, ça ne va pas ? Tu… tu me fais peur !!

— Si, ça va parfaitement !! Prends cette fichue araignée, montre à ces idiots que tu n'as peur de rien !!

Warren eut la conviction, nourrie par une forte dose de Calvados, que des rétines invisibles le dévisageaient. Le public absent se moquerait de lui s'il ne se jetait pas dans la gueule du loup. De toute façon, impossible de reculer maintenant. À la façon dont il ramassa la tanière de la tricoteuse, on aurait fort légitimement pu penser qu'il avait contracté la maladie de Parkinson. Son visage bouillait, pendant qu'un volcan entrait en éruption dans sa poitrine, répandant une lave noircie par la haine jusqu'aux tréfonds de son cœur.

— Vas-y, fais-le ! Fais-le ! répétait méchamment Sam.

Les prunelles de ses yeux étaient presque aussi fines qu'un fil à beurre. Il était penché par-dessus les épaules de Warren qui inclina mécaniquement le carton. La meneuse de revue, cette fois, bondit d'elle-même. Elle s'autorisa quelques foulées sur le bras frémissant, et comme le paysage avait un goût de déjà-vu, elle tira sa révérence. La belle connaissait la route, pas la peine de lui montrer le chemin ! Elle disparut en marche arrière dans son antre, sans saluer cette fois-ci, certainement mécontente de s'être déplacée pour amuser deux ivrognes en mal d'aventures.

— T'as vu, t'as vu, je l'ai fait ! Ha ! Ha ! Ha ! J'ai osé ! T'as vu ça ? Il rageait, irrigué d'un profond sentiment de puissance, alors qu'à peine cinq minutes plus tôt, il dédaignait de tels comportements primitifs.

— Oui, parfait, vraiment parfait, dit posément Sam en lui massant les trapèzes. T'es vraiment un as ! Je t'aime, tu sais !

Il leva la tête. Son estomac sonnait les cloches, tel un nourrisson qui attend la tétée.

— Déjà cette heure ? Je vais y aller, demain je me lève tôt. Un peu de travail dans ma nouvelle « maison. » Et puis tu sais, je dois réfléchir à ma nouvelle entreprise…

Sam avait expliqué qu'il avait racheté une ferme séculaire pour une bouchée de pain à une trentaine de kilomètres de là, afin de se préparer à la nouvelle société qu'il allait créer.

L'ancien propriétaire était parti finir ses jours dans un foyer, et Sam avait sauté sur l'occasion. « Cette vieille bicoque me rappellera l'Afrique », avait-il alors précisé.

— Passe me voir demain, ça me fera plaisir ! Tu découvriras mon somptueux palais ! J'ai une pièce étonnante à te montrer !

— Oui, d'accord, je viendrai accompagné de Beth, ça ne te dérange pas ? demanda Warren, ravi de l'invitation spontanée.

Son tremblement atteignait bien encore cinq sur l'échelle de Richter, mais il retrouvait peu à peu ses esprits.

— Non, bien sûr que non. Si elle n'est pas occupée… Ça a été une bonne soirée, merci pour ce succulent repas !!

— Quel plaisir de s'être retrouvés ! J'en reviens pas encore. Le « Grand Capitaine » est de retour !!

— À demain, donc ! sourit Sam, s'enfonçant dans sa voiture. Au fait, pour l'araignée et pour le serpent, n'en parle pas à Beth, elle pourrait me prendre pour un dingue !!

— Non, je garde ça pour moi. Génial le coup de l'araignée, génial !

Sam fondit dans l'obscurité. Il ne klaxonna pas, pour ne pas réveiller les agneaux endormis. Ils rêvaient tous si bien…

Il aimait vraiment Warren, comme un frère. À lui, il ne lui ferait pas de mal, jamais. Du moins, espérait-il ne pas en arriver là…

9

Il traversa la cour intérieure de sa ferme, puis poussa la gueule grinçante de la grange sordide, haute de deux étages.

Adossé contre la tôle, allongeant les jambes avec dédain dans la poussière, le fermier, âgé et pourtant vigoureux, s'impatientait.

L'absence de formes sous la partie gauche de son épaisse chemise de coton portait à penser qu'il lui manquait un bras, ce qui n'empêchait pas la ferme d'être impeccablement entretenue.

— Salut duschnock, t'as passé une bonne soirée ? lui demanda Sam en s'approchant mains dans le dos.

L'homme de la terre à l'allure décontractée, les yeux rivés vers le plafond comme subjugués par tierce présence, ne répondit pas, à peine offensé par ce surnom inapproprié. Il y faisait un noir d'encre, mais Sam voyait distinctement, même les détails. L'intérieur, immensément vide, servait de dépotoir au fond pour des chevrons transformés en termitières, des barbelés garnis de touffes de poils et de la ferraille roussâtre plus encombrante qu'utile. Un grand-duc, à la tête démesurément grosse, s'était invité au croisement de deux solides poutres poussiéreuses qui soutenaient le toit en lambeaux, et ululait sans relâche, tournant la tête telle une toupie. Son cri rugueux, souvent annonciateur d'un malheur proche, surgit de l'obscurité pour faire écho sur les pans de lambris gangrenés et de tôles rouillées. Deux yeux fluorescents, sans paupières et éclairant autant que des phares sur une route perdue, surveillaient d'en haut. Il tiraillait les boyaux élastiques d'un surmulot de son bec de pierre, aussi tranchant qu'un couperet sorti d'usine.

Sam s'empara d'un outil appuyé contre un ballot de paille, puis le brandit, bras tendus. La hache fendit l'air sec de sa lame émoussée pour venir entailler la partie supérieure de la jambe du vieux bougre, qui ne geignit même pas. Les deux épais morceaux de peau et de chair s'écartèrent de part et d'autre du métal avant d'étaler un sourire forcé. Le sang, caillouteux et poisseux, ne gicla pas, préférant dégouliner en nappes pourpres et ovales. Parfaitement ajusté, un deuxième coup s'enfonça commodément dans le fémur déjà fendu par les attaques des jours précédents. Une vibration due au choc se propagea jusque dans l'avant-bras de l'apprenti bûcheron, qui affichait déjà une technique correcte. Le bruit ressemblait à deux boules de pétanque qui s'entrechoquent, bref et intense à la fois. Une pléiade de tendons rebelles, regroupés en troupeau, l'empêchait d'arracher le morceau pendouillant de membre déchiqueté.

Agenouillé, outil jusque derrière la tête, il abattit l'instrument des deux mains avec une hargne inouïe, si bien qu'un filet de bave joignait sa bouche et le sol. La lame, chatouillée par les nerfs qui s'agitaient comme des spaghettis qu'on aspire avec la bouche, termina sa course folle enfoncée dans les lattes. Il planta ses doigts dans la tendre pièce de viande, puis croqua avec fougue dans la chair humaine à l'odeur de sauvagin. La tête à la renverse, il fixa, de ses deux énormes biscaïens de silice, le croissant difforme de lune rousse qui osait s'exhiber au travers des trous de la toiture. Pauvre vieux, murmura-t-il à l'oreille violacée du paysan d'où émanaient de dérangeants miasmes, ne t'inquiète pas, je vais bien m'occuper de tes animaux. Il caressa tendrement son visage de rocaille, rongé par l'âge et les asticots, puis longea de son ongle jauni une fente abyssale bien régulière, admirablement taillée, qui sillonnait du haut du front jusque le bas de la joue droite, donnant à la tête albinos une allure de mange-disques. Il inclina une nouvelle fois la tête, avant de ricaner sans se lasser. Deux sons giclaient en même temps de sa gorge, un grave et un aigu, offrant à ce rire morbide un éclat métallique que seul le blessant frottement d'une fraise de dentiste s'acharnant sur une dent gâtée pouvait imiter. Troublés dans leur somnolence, les animaux de la basse-cour s'agitèrent un bref instant, puis le calme et la tendresse de la belle nuit d'été enveloppa de sa robe marine la ferme ainsi que le village endormis. Quelle soirée magnifique…

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