Chapitre 9 L'homme-animal

1

À quatre kilomètres de Saint-Quentin… Un aigle suivi par un chat à l'apparence humaine pénétraient par la porte de devant d'une propriété privée. Habilement dissimulée à l'orée d'un maigre bois, la voiture était parquée à une lieue en aval. Ils avaient grillé à peine trois minutes à travers champs pour atteindre la demeure, Yvan le félin ayant gobé au passage deux souris nichées derrière des meules de foin. Selon un ordre strict de Sam, seule l'efficacité primait cette fois-ci. Finies les plaisanteries douteuses, place à la rigueur ainsi qu'à la rapidité.

L'opération complète, de A à Z, dura moins de cinq minutes.

Pour s'amuser, Lionel avait déclenché son chronomètre sur le perron. Une minute et douze secondes pour entrer ; vingt-huit secondes pour grimper jusqu'à la chambre ; femme assommée en premier, et pavé au travers des yeux du ronfleur en neuf secondes ; découpe des jambes puis rangement dans les sacs : cinquante-quatre secondes, la partie la plus consommatrice de temps consistant à les envelopper correctement pour ne pas répandre de sang partout. Ralenti par les côtes qui se brisaient trop facilement, il mit cinquante-huit interminables secondes pour lui arracher le cœur. Mais tel un habile jardinier, il rattrapa son retard et préleva les doigts en à peine dix-neuf secondes. Une fois le matériel rangé en seize secondes, il se décrassa dans la salle de bains en quarante-trois secondes. Il stoppa sa montre dans le jardin.

— Quatre minutes, cinquante-trois secondes !! aboya-t-il, levant les deux bras vers le ciel. T'as vu ça ! Sous la barre des cinq minutes !! Essaye donc faire mieux la prochaine fois !

Record du monde !

— Magnifique, tu m'as impressionné ! admit Yvan, qui en avait pris plein les yeux. J'aurais bien aimé essayer moi, je n'ai rien fait !

— Ce sera pour la demain, répliqua Lionel qui glissait déjà entre les cèdres à l'arrière du terrain. Là, tu ne faisais qu'apprendre ! Mais fais-moi confiance, quand tu agiras, tu n'auras jamais pris un pied pareil !

Après leur départ en trombe, un frêle oiseau coloré vint se garer sur le bord de la fenêtre de la chambre. Scotchant son bec contre la vitre, il lorgna à l'intérieur puis, en un léger battement d'ailes, voleta jusqu'à la porte de devant. Une fois un rapide tour d'inspection effectué, il comprit qu'il n'entrerait pas ce coup-ci, les as du meurtre en kit avaient bien fait leur travail. Il retourna se ranger à sa position initiale pour cogner contre le double vitrage. Non, intrusion impossible. Le torse gonflé, il se plongea le bec dans son plumage soyeux pour en arracher une douillette plume jaune qu'il coinça dans la rainure du bout des ongles. Il s'immobilisa un instant, avant de fondre dans l'obscurité. Il ne chantait pas, cette fois-ci…

2

Jeudi, 5 h 15. Isolé dans les toilettes, portable à l'oreille, Warren réveilla monsieur Neil, rongé par l'envie de savoir.

— Qu'est-ce que…

— Monsieur Neil, monsieur Wallace, murmura-t-il d'une voix éteinte. Je sais, il est tôt, excusez-moi… Mais je ne tiens plus… Dites-moi que vous avez trouvé quelque chose ! Je crois que j'ai encore frappé la nuit dernière… Et plus grave cette fois-ci…

— Oui, j'ai trouvé ! s'exclama Neil d'un ton dynamité. Mon absence d'hier en était la raison ! Je ne dormais pas, ne vous inquiétez pas. J'ai fini la traduction il y a une heure à peine… impossible de m'arrêter, c'était trop étrange… Je ne peux pas vous expliquer ça par téléphone ! Passez dans la matinée… J'aurai pour vous une bonne et… une mauvaise nouvelle…

— Mais…

— Venez à huit heures. À tout à l'heure !

— M… merde, il a raccroché !

Une bonne nouvelle… Une mauvaise nouvelle… Qu'est-ce qui peut être pire que maintenant ? C'est quoi, je vais être condamné à tuer comme ça toutes les nuits ? Mon Dieu, aidez-moi !

3

5 h 20. La sonnerie n'eut même pas le temps de retentir une demi-fois.

— Inspecteur Sharko ! Qu'est-ce que c'est ?

— Inspecteur ? Moulin à l'appareil ! On a quelque chose pour vous ! Je crois bien que nous le tenons ! Vous avez vraiment bien fait de le mettre sur écoute ! Écoutez-ça !

Au fur et à mesure que la bande défilait, les yeux de l'inspecteur grossissaient. Les dominos solidement enfoncés dans sa tête s'écroulèrent comme de coutume dans un grondement que lui seul pouvait entendre.

— Nom d'un chien, ça y est !! « Je crois que j'ai encore frappé. » Ça veut tout dire ! Moulin, prenez une voiture et venez me cueillir. Je vous attends dans trente minutes. Nous allons rendre une visite à ce mystérieux personnage qui était à l'autre bout du fil, et nous nous occuperons de Wallace sur place…

— D'accord inspecteur. À tout à l'heure !

Ivre de bonheur, l'inspecteur comprit que Wallace était le bâton de dynamite, l'illustre inconnu le détonateur, et que ces deux hommes étaient sans l'ombre d'un doute complices. Hier matin encore, il n'avait rien à se mettre sous la dent, et là, il s'apprêtait à être l'auteur de la plus belle prise de sa carrière.

Après s'être préparé silencieusement, il griffonna un mot sur la table pour sa femme puis disparut accompagné de Moulin, direction Paris-Sud, à quatre-vingts kilomètres de là…

— Je crois que nous tenons le bon bout, inspecteur ! s'exclama Moulin, qui s'imaginait déjà zébré de trois barrettes sur son uniforme. Il est temps ! Cette histoire est peut-être la plus courte, mais certainement la plus meurtrière en ce qui me concerne…

— Idem pour moi, ajouta l'inspecteur avec un ton qui marquait l'impatience. Mais je pense que Wallace n'est pas l'auteur du crime de Sarradine, et que c'est peut-être le gars à l'autre bout du fil. Pour les meurtres précédents, rien n'est moins sûr. J'attends dans l'après-midi le retour A.D.N. du labo concernant le massacre du notaire et de sa femme. Et là, nous saurons si nous avons affaire à la même personne. Nos deux individus cachent un lourd secret, et dans très peu de temps nous serons fixés.

En arrivant, ils se demandaient s'ils n'avaient pas glissé dans une dimension parallèle ou aux portes de l'Enfer. Éclairé par le soleil rouge qui se levait, l'endroit ne se différenciait pas de la surface brûlée de Mars.

— La vache ! C'est bien pourri ici, beugla Moulin. Qu'est-ce qu'un homme de la trempe de Wallace peut avoir à traiter avec quelqu'un qui habite dans ce taudis ? Ça confirme nos hypothèses…

Mains cimentées à la crosse de leur arme de service, ils se présentèrent devant le semblant de porte. L'inspecteur voyait le dessus du toit, le haut de l'entrée lui caressant le front. Tandis que la porte grinçait, il fléchit légèrement les jambes.

— Mais… il n'y a personne ? s'inquiéta Moulin, qui n'avait encore jamais vu de portes s'ouvrir toutes seules.

— Si… ici…

Ils baissèrent la tête, ôtant la main du métal froid de leur arme en découvrant que ce bout d'homme n'aurait pas pu écraser une mouche.

— Ex… excusez-nous monsieur, il ne fait pas très clair… Inspecteur Sharko, et voici le première classe Moulin.

Pour sûr, ce type ne chausse pas du quarante-trois !

— Mais… que… que voulez-vous, il n'est même pas sept heures ?

— Peut-on entrer ? demanda l'inspecteur, lançant une discrète œillade à l'intérieur de la piètre habitation.

Même à cette heure matinale, les rideaux encrassés des cabanes de derrière s'agitèrent pour laisser place à de bedonnantes ombres.

— Oui… Allez-y… Monsieur, vous allez devoir vous baisser un peu !

— Merci… J'avais remarqué…

Moulin se cassa en deux, l'inspecteur en trois, et ils se ruèrent sur les tabourets.

— Connaissez-vous un certain Wallace ? demanda l'inspecteur, découvrant avec stupeur la saleté des lieux.

— Une tasse de café ? dit Neil, se tournant vers un semblant de cafetière.

Il dissimula le livre posé près de l'évier sous une pile d'assiettes collées ensemble par de la nourriture séchée.

— Oui, s'il vous plaît, répondit illico l'inspecteur, qui n'avait pas eu le loisir d'en prendre une tasse chez lui.

Moulin hocha également la tête. Mais lorsqu'il découvrit l'alambic, il fronça les sourcils et colla son regard à celui de l'inspecteur, dissimulant des mimiques de dégoût.

— Oui, je le connais, rétorqua Neil, Je suis linguiste… Monsieur Wallace est venu me voir il y a quelques jours, pour que je lui traduise un recueil. C'est tout. Je n'avais jamais entendu parler de lui auparavant.

— Quel type de recueil ?

— Un livre ancien sur une tribu de Guyane. Il est passionné par les vieux bouquins. Il voulait simplement mon avis sur la chose…

— Pouvez-vous nous dire ce qui a justifié un appel tôt ce matin ? À 5 h 15, exactement ? répliqua l'inspecteur, qui voyait que le nabot tentait de protéger Wallace.

Le petit homme laissa tomber une tasse vide qui ne cassa même pas, amortie par les champignons de poussière.

— Com… comment vous savez ça ? Qu'est… qu'est-ce qui se passe ici ? bafouilla-t-il, animé d'un puissant sentiment de s'engager dans une entourloupe à sens unique.

Pourtant brillants, les yeux de Moulin ne rivalisaient pas avec ceux de Sharko qui flamboyaient.

— Allons, du calme monsieur… Vous n'êtes pas sans savoir…

Avant de terminer sa phrase, l'inspecteur roula des yeux, et eut vite fait le tour… Pas de télévision ni de radio. Que des grimoires, et… un téléphone, seule marque de modernisme dans ce gourbi. Il se reprit.

— Vous ignorez peut-être qu'un meurtrier frappe dans une bonne partie de la région… Et monsieur Wallace semble directement impacté dans l'histoire… Nous sommes pour le moment remontés jusqu'à lui. Son voisin a été assassiné !

— Bon sang ! Et… de quelle façon ?

Encore un qui me demande ça… Je vais devoir ferrer le poisson !

— Pour quelle raison voulez-vous savoir ? répliqua-t-il en fouillant dans le regard de Neil.

— Par… par simple curiosité, répondit le nain, cherchant des mots qui ne venaient pas.

Parce que croiser le fer avec des types de la trempe de Sharko ne l'attirait pas particulièrement, et n'ayant pas de comptes à rendre à ce Wallace, il se décida à lâcher du lest.

— Monsieur Wallace m'a avoué faire des actes insensés dans la nuit…

Il servit du café. Des grappes de marc se décollèrent des parois, et bien pâle eût paru un morceau de charbon à côté de cette potion visqueuse. Aux aguets, l'inspecteur piaffait d'envie de savoir, alors que Moulin comparait de loin ses mains à celles du nain, monstrueuses et deux fois plus grosses que les siennes.

— De quel genre ? s'impatienta l'inspecteur.

— Quoi donc ? répondit Neil, devenu subitement distrait.

— Et bien, les actes insensés ! Vous venez de me dire « Monsieur Wallace m'a avoué faire des actes insensés dans la nuit », et moi je vous demande « de quel genre ? »

— Excusez-moi… Il se lève la nuit, sans être conscient de ce qu'il fait…

Vas-y, débite plus vite que ça, pensa l'inspecteur, pressé d'en finir.

Il prenait un temps phénoménal, cependant Sharko n'osait rien ajouter, tant que ce rase-bitume crachait la vérité.

— Il a tué ses poissons, dans un premier temps… Puis son chien, qu'il a bourré d'eau de javel !

L'inspecteur s'éjecta de son tabouret qui était à la limite de se rompre, et un bruit sec et fort, genre tête de bélier sur un tronc d'arbre, fit trembler les murs. Il se fracassa le dessus du crâne au plafond, provoquant une pluie fine de lamelles de plâtre. Tête dans les épaules, mains poussant pour empêcher une bosse de germer, il se rassit lourdement. Il ne saignait pas, mais hurlait silencieusement de douleur. Moulin, qui avait son café criblé de fragments, trouva enfin une belle excuse pour arrêter de siroter ce poison.

— Ça va aller, inspecteur ? s'inquiéta tout de même le jeune policier.

— Ouarg ! Oui… Ça peut aller… Ça réveille…

— Vous voulez une compresse, monsieur ?

Il va me donner quoi, la serpillière des chiottes ?

— Non, j'ai connu pire… Vous… vous nous avez bien dit qu'il avait tué son chien ?

— Oui, et il a même failli empoisonner son fils aussi, se prit-il la peine de rajouter.

C'était plus de preuves qu'il n'en fallait.

— On le tient ce fumier, mon cher Moulin ! Nous allons le cueillir ici… Notre homme est dangereux, pas besoin de vous faire un dessin… Allez ranger la voiture dans une rue voisine. Il devrait arriver d'ici une demi-heure. On va lui préparer un accueil digne d'un ministre…

4

Parce qu'aujourd'hui, il était censé travailler à la maison, Warren était conscient qu'il aurait toutes les difficultés du monde pour expliquer à Beth la raison de son départ.

Néanmoins un subterfuge germa dans son esprit aussi rapidement qu'une ortie. Il fit retentir son téléphone portable, feignit d'avoir quelqu'un en ligne, et se plaça bien en évidence devant sa femme, un peu trop même.

— Comment ça, Gravaux est malade ? Un rendez-vous important ? Mais… vous ne pouvez pas trouver une autre personne ? …Pour la matinée uniquement ? …Bon, très bien, j'arrive… D'ici deux heures…

Il raccrocha, mimant un dégoût profond.

— Tu as entendu chérie ? Je vais devoir y aller…

— Tu as un rendez-vous ? répéta-t-elle, même si elle avait entendu.

— Oui, en fait, ça n'est pas moi. Mais je connais bien le dossier, et la personne concernée est clouée au lit, gastro-entérite… Il inventait au fur et à mesure qu'il parlait.

— Et ta dent, tu as vu ta tête ?

Il avait oublié, et c'est vrai que sa bouche ressemblait à une façade de manoir aux carreaux cassés.

— Écoute, ça peut arriver à tout le monde ! Je connais bien ce client, il n'y a pas de problèmes !! Si je te le dis !!

Son ton devint rugueux et marbré, Beth le voyait rarement s'énerver de la sorte.

— Mais qu'est-ce qui ne va pas ? embraya-t-elle, haussant la voix à son tour.

— Rien du tout ! C'est tout ce qui arrive ici, autour de nous ! Tu ne crois pas que c'est suffisant pour expliquer mon humeur ?

Il s'éclipsa sans attendre d'explications en retour.

Plus il s'approchait du lieu maudit, plus son cœur montait en rythme, persuadé que si le lilliputien avait la solution, alors ce perfide cauchemar s'estomperait instantanément.

J'ai aussi une mauvaise nouvelle…

Cette phrase qui le harcelait sans relâche lui fendait le crâne.

Lorsqu'il se gara devant le galetas du petit aux mains de Goliath, il vit le rideau, opaque mur de poussière, remuer, puis aperçut le crâne d'une montagne courbée par un toit trop bas.

La même que celle qui lui repeignait le plafond la veille. Il tourna la tête aux alentours. Armés d'yeux perforants, des spectres s'évanouissaient derrière leurs fenêtres.

C'est… c'est pas possible ! Comment… comment ils ont pu savoir ?

Poussé par la panique, tyrannisé par l'effroi, il accéléra sans réfléchir, s'apercevant trop tard que cette option n'était pas des plus judicieuses.

— Merde ! jacassa l'inspecteur, il nous a vus ! Moulin, vite, on fonce !! Et faites gaffe, ce type est un malade !

Les deux embusqués surgirent de leur tanière. Dans son mouvement, l'inspecteur faillit se décalotter tel un melon coupé en deux. Arme au poing, Moulin lui colla le train.

— Il n'ira pas loin, c'est une impasse au bout ! Lança Neil, ébahi par tant d'action.

Des quilles ventrues commençaient à se planter devant leur porte d'entrée, le visage noir comme de la poudre de silice et mâchouillant des mégots de trois jours. Pas rasés depuis des lustres, exhibant une panse de baleine nourrie à la levure de bière, certains s'appuyaient dos au mur et pieds en avant.

— Rentrez chez vous ! aboya l'inspecteur. Ça peut être dangereux ! Allez, dégagez !

Comme sortis d'un saloon, les spectateurs, le visage peint d'un rire pourri et allongeant un regard de défi, ne bougeaient pas d'un millimètre. L'inspecteur se planta en plein milieu de la route, donnant l'impression qu'un arbre humain avait soudainement poussé au travers du goudron. Au loin, des pneus crissèrent. Le moteur gronda, faisant résonner son cœur aux artères de métal et au sang de plomb. Les yeux vengeurs affûtés, la dentition d'acier impeccable, le monstre réapparut au ralenti au bout de la rue puis stoppa net, découvrant au volant une ombre aux yeux jaunis par le soleil levant. L'inspecteur, à la manière d'un arbalétrier, braqua lentement son magnum quarante-cinq en direction de la gueule du mastodonte. La bête rugissait, oscillant de haut en bas et d'avant en arrière, dégageant un nuage de fumée grise. Dans l'avenue de terre, des tourbillons de poussière balayaient les bas-côtés avec un souffle strident avant de disparaître à l'angle de la rue, tandis que les chiens sauvages, prudents, s'effaçaient derrière les poubelles.

Le monstre gueula de plus belle, avançant de quelques mètres à chaque fois tel un taureau qui gratte du sabot. Moulin se précipitait déjà dans sa direction, longeant de parallèles caniveaux malodorants. Le conducteur fou colla l'accélérateur au plancher, et les roues tournoyèrent longuement sur place avant que la masse d'acier ne fondit à grande vitesse en direction de l'inspecteur. Planté contre une palissade, Moulin explosa un pneu d'un coup de revolver bien ajusté, tandis que Sharko se chargea de l'autre roue. Le véhicule zigzagua dangereusement, traversa un grillage avant de s'enfoncer dans un immeuble d'ordures. Le moteur finit par se taire dans un ultime vomissement. Blanc comme de la poudre d'os, Warren en sortit, mains levées vers le ciel. Moulin et l'inspecteur se ruèrent, vifs et prêts à ouvrir le feu.

— Ne bougez pas ! Surtout ne bougez pas, gardez bien les mains en l'air !!

Warren pleurait tel un pommeau de douche. On le braquait, lui ! Criminel, violeur d'enfants ? Non, et pourtant on le braquait ! Agenouillé, tête baissée, il fut empoigné par un étau qui lui passa les menottes.

— Monsieur Wallace, vous avez le droit de garder le silence. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Vous avez droit à la présence d'un avocat. Si vous n'en avez pas les moyens, un avocat vous sera commis d'office.

— Non, noon, nooooon !!

Il le releva violemment, le tirant par le bras.

— Allez, espèce de salopard, entre là-dedans !

Moulin s'installa à ses côtés à l'arrière du véhicule, en lui pinçant méchamment le cou puis en lui glissant malencontreusement un violent coup de coude.

— É… écoutez-moi, gloussa-t-il, décomposé.

— Je vous conseillerais de garder le silence et d'attendre votre avocat, dit tranquillement l'inspecteur, décoré d'un léger sourire.

— Je… je n'ai pas commis tous ces crimes…

— Bien joué dans le champ, avec le premier cadavre. Judicieux, le coup des pompes du quarante-trois, vous l'avez fait exprès de laisser ces traces dans la boue ? Mais le test A.D.N. aura vite fait de nous fixer ! Espèce de malade !! Le test A.D.N., celui qui le disculperait.

— Oui, vous verrez bien ! Vous vous trompez ! Ça n'est pas moi, et vous en aurez la preuve !

— Ah oui ? Et comment expliquez-vous votre coup de fil de ce matin ? Ce « J'ai encore frappé cette nuit », vous en faites quoi ?

Assidu fan de films policiers, Warren la connaissait par cœur, cette scène du téléphone sur écoute. Et il avait sauté dans le piège pieds joints, corde au cou.

— Je… j…

Il était ferré comme une anguille, aucune parade ne venait, de surcroît le saligaud de farfadet avait dû tout déballer : la situation était un tant soit peu inconfortable.

— Alors, on fait moins le malin maintenant ? lança Moulin, le regard malicieux.

Warren n'avait jamais avoué qu'il avait tué quelqu'un. Il fonça, débitant une parcelle de la vérité.

— Je… je me lève la nuit, inconscient de mes actes. Oui, j'ai tué mon chien, mes poissons… La nuit dernière, j'ai tué un rat dans le jardin… Un simple rat. Ça n'est pas un meurtre, ça ? Vous pourrez vérifier, il se trouve encore au fond de ma poubelle ! Vous… vous n'avez pas le droit de m'arrêter comme ça ! Pour quoi je vais passer moi ? Je… n'avertissez pas ma femme, je vous en prie… Mes enfants, nooon !

Plus imperméable qu'un dessus de cercueil, l'inspecteur ne faiblit pas, surtout pas devant un si sadique boucher.

— Si, il le faut. Vous aurez tout le temps d'expliquer ça au poste. Vraiment tout le temps, croyez-moi !

Warren était passé de glousser à brailler, conscient que son avenir était loin de se présenter sous les meilleurs auspices.

5

Au commissariat, il avait droit à un appel de deux minutes.

Englouti par un gigantesque tremblement de terre, son monde s'écroulait et emporterait probablement sa femme et ses enfants.

Ce moment pendant lequel la sonnerie retentit, acerbe et stridente, fut le pire instant de sa vie.

— Oui ?

La voix de Beth, si douce…

— Ch… chérie, c'est moi… Je… je t'appelle du poste de police…

— Mon Dieu ! Qu'est-ce qui est arrivé ? s'écria-t-elle, déjà gagnée par la panique.

— Ils… ils m'ont arrêté…

Beth avait le cœur au bord de la bouche. Il continua.

— Ils… ils me soupçonnent de tous ces meurtres… Ils… ils me croient responsable… Ils vont m'enfermer…

— Nooon ! Mais c'est pas possible ! Warren, dis-moi que c'est pas vrai ! Je t'en supplie ! Warreeen !

Elle craquait, fort légitimement.

— Chérie !! Chérie, écoute-moi ! Écoute-moi… Ça… ça n'est pas moi, ils se trompent… Tu sais… les poissons, le chien… c'était… moi… mais pas ces meurtres !

Elle était la dernière à savoir pour les bêtes.

— Qu… qu… q…

— Oui, je dois être malade… Je… je me lève la nuit, inconscient… et j'ai fait ces actes… C'est ignoble… mais… je ne suis pas un assassin !

Beth n'arrivait plus à écouter. Un microscopique maçon lui briquetait la raison, et chaque syllabe prononcée par son mari lui perforait le cœur. Elle lâcha le combiné, qui se fendit en deux sur le sol.

— Chérie !! Chérie !! Allô !!

— C'est terminé, Wallace ! Au trou !!

On lui arracha le téléphone des mains, puis on l'enferma, seul, au fond de ce commissariat miteux…

6

Dos contre la tapisserie, tête entre les jambes, Beth s'enroula sur le carrelage. Une fine flaque salée s'esquissait sur le sol, et le maquillage qui coulait la faisait ressembler à un carré d'as.

Son cœur, entaillé par la déception, la peur et l'incompréhension, saignait de chagrin, alors qu'un essaim d'ondes néfastes gagnait ses pensées les plus pures. Son mari, l'homme qui dormait à ses côtés, celui qui adorait ses enfants plus que sa propre chair, celui qui n'osait même pas écraser une chenille, celui-là, un meurtrier ? Non, bien sûr que non ! Ils se trompaient ! Ces idiots commettaient la plus grosse erreur de toute leur vie, et elle saurait le leur faire payer. Mais pour le chien, les poissons, ses propres poissons, ses chéris. Pourquoi ?

Et son gentil cocker, qu'il aimait tant ! Il leur avait demandé de s'enfermer dans la chambre, alors qu'il savait que c'était lui l'auteur de ces actes insensés ! Il aurait osé les toucher, eux, sa famille ? Qu'est-ce qui lui arrivait ? Elle s'étendit de plus belle sur le sol, agonisante. La Terre s'était soudainement arrêtée de tourner.

La fragile linotte peina pour se faufiler par la fenêtre mi-ouverte. Elle vint se planter en plein milieu de la table du salon, puis se mit à piailler de tout son saoul, se dandinant comme une otarie de spectacle qui attend qu'on lui jette ses poissons. Ces cris n'avaient pas leur place ici, pas maintenant en tous cas.

Bien que plus rien n'eût d'importance, Beth leva tout de même la tête, et laissa son regard fondre dans ces deux petits grains de café qui l'observaient sans démordre. L'oiseau perdait du sang de dessous de son aile, incapable d'empêcher de poisseuses gouttes de tacher ses jolies plumes. Poussant de ses deux mains sur le carrelage gelé, Beth se dressa pour s'approcher du volatile qui ne bougeait pas d'une once. Elle tendit une main discrète, pensant qu'il allait s'envoler, mais il rebondit en quatre sauts improvisés pour venir se loger dans le creux de sa paume.

Après avoir doublé de volume en gonflant son plumage, il abrita ses brindilles de pattes sous son duvet huileux, se donnant un air de martyre.

— Oh ! Mon pauvre bébé ! Tu as mal ?

Elle souleva méticuleusement l'aile blessée, et aussi appliquée fût-elle, la linotte poussa un cri faible, une plainte de douleur. Un plomb de chasseur lui chatouillait méchamment les fragiles ramilles qui lui servaient de côtes.

— Ne bouge pas, je vais chercher un désinfectant et une pince. Je vais m'occuper de toi… Attends-moi ici, d'accord ?

L'animal émit un son aigu en guise de réponse. Elle l'installa sur le canapé, bizarrement elle savait qu'il ne s'envolerait pas. Une fois le nécessaire rassemblé, elle ôta, adroite chirurgienne, l'objet intrus de son corps, puis appuya longuement avec un coton imbibé d'alcool à soixante-dix degrés. L'acrobate des airs avait les yeux mi-clos, signe incontestable d'une sensation de bien-être. Elle lui caressait du bout de l'auriculaire le dessus de la tête, pas plus grosse qu'un dé à coudre.

— Voilà… Ça va aller ma petite…

Afin d'éviter que les saignements ne reprissent, elle colla un adhésif sur le plumage. Le malingre volatile se dressa fièrement et courut, de ses minuscules enjambées, s'installer à côté d'elle dans le sofa.

— Hé ! Mais c'est que tu y prends goût à ce qu'on s'occupe de toi !

Le frêle ténor lui répondit par un petit claquement de bec. Il recommença à piailler, laissant jaillir des vocalises nuancées qui avaient presque le ton d'un monologue. Même ses yeux prenaient différentes expressions, passant d'une forme en amande à celle d'un quartier de lune. Beth en resta perplexe. Il continuait, continuait, haussant le ton, s'agitant sur une patte, puis l'autre, comme un soldat qui marque le pas.

— Mais… mais… qu'est-ce que tu veux ? Tu…

Il se glissa sur son épaule d'un vol précis, si proche de son visage qu'elle pouvait voir son image inversée dans ses billes noires. En lui pinçant le chemisier, il émit des battements d'ailes tellement saccadés que des plumes volèrent en fouillis dans toute la pièce. Il la tirait juste pour qu'elle se levât, ce qu'elle fut forcée de faire.

— Mais qu'est-ce que tu veux exactement ?

Il gazouilla de plus belle puis s'éclipsa par la fenêtre, en marche arrière. Beth accourut derrière lui, et elle l'aperçut, niché sur sa voiture. Il sautillait, exprimant grâce aux clapotis de ses ongles sur la carrosserie un authentique sentiment d'impatience.

Pendant ces dix minutes, elle avait oublié l'enfer qu'elle vivait. La seule différence était que désormais, elle se sentait d'attaque à affronter la réalité, comme revigorée par ce délicat être de chair.

Non ! Mon mari n'y est pour rien. Je vais le sortir de là.

Mon pauvre chéri, seul avec ces salauds.

Dès sa fine veste enfilée, elle s'enfourna dans sa voiture. La reine du ciel se plomba sur un fil électrique, toujours sans la lâcher du regard, laissa le véhicule s'éloigner, puis s'empressa de s'enfouir au sommet du peuplier de Warren en attendant la suite des événements.

Une bonne quarantaine de minutes plus tard, Beth se fit gentiment refouler à l'entrée. On lui expliquait qu'elle ne pourrait pas rencontrer son mari avant le lendemain, parce qu'il était en interrogatoire, et que l'on n'entrait pas dans cette cage à poules comme dans un moulin. Cimenté derrière son comptoir, le chien de l'accueil aboyait hargneusement et empêchait toute incursion, même forcée. Heureusement Sharko intervint, aggravant sa voix déjà naturellement basse.

— Laissez-là ! Suivez-moi, madame Wallace !

Il l'emmena dans son vaste bureau, rangé tel un intérieur de funérarium. Pas un papier ne traînait, et même la poubelle vide aurait pu servir de garde-manger. Elle s'assit face à l'homme, sac à main sur les genoux.

— Inspecteur, dites-moi ce qui se passe ici, je vous en prie !

— Navré d'avoir à vous apprendre cela, mais votre mari est soupçonné d'être l'auteur d'une partie des crimes dont vous avez pu entendre parler…

C'était donc bien réel, on l'accusait vraiment.

— Mais… pourquoi ? Comment est-ce possible ?

— Votre voisin. Votre mari l'a tué de la même façon qu'il a achevé votre chien… On ne peut pas nier cela. Pour les autres crimes, il reste certaines choses à vérifier. Mais il y a quand même de grosses similitudes.

Hors d'elle par de si crus propos prononcés d'une façon tellement commune, elle se dressa sans s'en rendre compte.

— Vous… vous n'allez tout de même pas l'inculper, comme cela, sans preuves ?

Parfois, il détestait son métier, et cette femme était l'exemple même de l'injustice qui frappait sans prévenir.

— Nous… nous attendons un retour A.D.N. du labo dans les heures qui suivent. Des fragments trouvés sur les victimes.

Demain dans la soirée, les résultats des tests pour votre mari seront de retour. Nous aurons alors la confirmation.

— Et… et s'ils sont différents ? demanda-t-elle, encore percutée de plein fouet par l'idée que sa moitié allait peut-être croupir dans un trou.

— Franchement madame, il y a très peu de chances, il faut que vous compreniez bien ça. Je ne voudrais pas vous donner de faux espoirs.

— En l'occurrence, que se passerait-il ? insista-t-elle, ensevelie dans une crise de larmes.

— Nous garderions votre mari sous surveillance tout de même. Nous devons y voir plus clair dans cette histoire de dingues. Vous comprenez ? Personne n'est au courant de son identité, et personne ne le sera tant que nous n'aurons pas toutes les preuves.

— Je… je comprends… Je… je peux le voir ?

— Désolé madame, mais vous ne pourrez pas aujourd'hui. Il est en interrogatoire, et sous haute surveillance. Je… je suis vraiment désolé… Si je puis faire quelque chose pour vous…

Il baissa les yeux.

— Oui, relâchez mon mari !!

Elle s'effaça, un mouchoir sur le visage. L'inspecteur eut un pincement de cœur de voir une si jolie famille finir de la sorte.

7

Sam n'en croyait pas ses oreilles, ni ses yeux.

Mais qu'est-ce qu'ils racontent, ces espèces de crétins ?

Les faits relatés par les informations furent que le meurtrier avait été interpellé dans la matinée, sans donner plus de détails comme de coutume ni sur l'identité, ni sur la façon dont les événements s'étaient déroulés. Afin de s'assurer que l'inculpé n'était pas un de ses employés, il téléphona chez Yvan et Lionel puis raccrocha sans parler, s'interdisant tout contact téléphonique.

Les crétins !! Ils sont carrément à côté de la plaque ! Ha !

Ha ! Mais c'est pas croyable d'entendre des conneries pareilles ! Ils n'ont pas encore compris ! Ces espèces d'idiots n'ont pas encore compris !!! Ils croient avoir à faire à un débutant !! Ils pensent que c'est fini, ça vient tout juste de commencer ! Je m'amuse à peine ! Ha ! Ha ! Ha !

Après ce pamphlet d'un comique peu commun, il s'endormit, serein et heureux telle une colombe le jour d'un mariage.

8

L'inspecteur, sur le point de se rendre dans la salle d'interrogatoire, plongea sur son téléphone qui hululait.

— Inspecteur Sharko ? Commissaire Malabranche ! Je vous appelle de mon portable. On en a encore un, à côté de Saint-Quentin cette fois-ci !

Un grain de sable grippa quelques engrenages dans la tête de l'inspecteur : ce ne pouvait pas être Wallace, ni Neil bien sûr.

— Mais… quand est-ce arrivé ?

— Ils ont découvert le corps il y a une heure à peine. Grâce aux doigts éparpillés sur la route… Le légiste estime l'heure de la mort aux alentours de quatre heures du matin. Je crois que votre homme n'est pas seul, ça tombe sous le sens maintenant… Je me rends sur les lieux à l'heure qu'il est… C'est une histoire de dingues… Essayez de bien me le tartiner, il faut qu'il avoue… Le divisionnaire est sur les dents, et l'affaire risque de remonter assez haut. Pas de bavures, surtout avec ce Wallace !

— Bien commissaire… Je vous laisse, j'ai un appel sur l'autre ligne… Sûrement les résultats A.D.N.

— Inspecteur Sharko, à qui ai-je l'honneur ?

— Docteur Marchand, de l'institut médico-légal. Nous avons eu le retour des échantillons d'A.D.N. concernant le double carnage du notaire et de sa femme. Accrochez-vous bien, je crois que vous allez tomber de haut !

— Allez-y, annoncez la couleur, je suis prêt à tout ! Vous savez, tous ces meurtres…

— Il y avait deux hommes ! Deux séquences d'A.D.N. différentes ! Les cheveux trouvés dans le salon appartiennent à la même personne que celle qui a tué le fermier, et les fragments de peau, découverts dans la dentition de la femme ou plutôt ce qu'il en restait, sont ceux d'une autre personne !

L'inspecteur garda son calme d'iceberg, il avait déjà anticipé cette confirmation depuis le récent appel du commissaire.

— J'étais quasiment certain qu'il devait avoir un complice. Le commissaire vient de m'appeler à l'instant. Ils ont un autre meurtre sur les épaules, à Saint-Quentin. Ça ne pouvait pas être notre homme. Il était sous surveillance toute la nuit, et il a passé un coup de fil aux alentours de l'heure du meurtre… Il y a pas loin de deux heures de route d'ici. Impossible que ce soit lui !

— Écoutez-moi inspecteur, je n'ai pas fini, c'est maintenant le plus intéressant… Nous n'avons pas besoin d'attendre le retour A.D.N. de Wallace pour le moment…

Une main sur le dossier, Sharko se leva de son siège.

— Comment ça ?

— C'est tout simple. Wallace est du groupe O négatif. Les deux autres sont B positif !!

— La vache !!

— Comme vous dites !! Ou alors Wallace a deux complices, ou il est innocent !

Deux complices… Mais dans quel but, bordel ? Ça n'a aucun sens, absolument aucun sens… Je vais péter les plombs moi si ça cont…

— Inspecteur, vous êtes là ? s'impatienta la voix.

— Euh… Oui, excusez-moi, c'est tellement hallucinant… Bon, nous voilà dans de beaux draps maintenant. Je vous laisse, il faut absolument que l'on sache avec Wallace…

Sans réfléchir, il se rua derrière la vitre sans teint de la salle d'interrogatoire. Enguirlandé telle une pimbêche d'Hollywood Boulevard, Wallace exhibait des électrodes à la place des bagues et une calotte de métal en guise de chapeau.

— Alors, qu'est-ce que ça donne ? demanda-t-il aux trois observateurs scotchés au miroir telles des mouches sur un caramel.

— Que dalle ! Regardez le tracé, on dirait qu'il a été dessiné à la règle ! Plat comme les seins de ma femme ! Ou cet homme est un menteur hors pair, ou il dit la vérité !

Sharko s'approcha de la vitre, puis il se tourna brusquement, générant un léger courant d'air.

— Nous avons des éléments nouveaux. Il faut en tenir compte dans l'interrogatoire. Faites revenir Dumortier ici, que je lui explique.

Bien qu'il sût qu'on décortiquait ses faits et gestes de l'autre côté — il l'avait déjà vu faire à maintes et maintes reprises à la télévision —, Warren maîtrisait comme jamais la situation.

Guidé par un calme à endormir un carnaval complet, piloté par une force inconnue, il détournait avec aisance la batterie de questions pièges. Aucune hausse du rythme cardiaque, pas la moindre suée ni hésitation. Pensant plutôt craquer à ce moment, il se délecta au contraire de répéter purement et simplement ce que son subconscient lui dictait.

Le psychologue, enrichi des derniers éléments, se présenta épaules baissées dans la pièce qui ressemblait sommairement à une salle d'exécution.

— Monsieur Wallace, reprenons où nous en étions…

Les yeux enfoncés sur les tracés, les quatre policiers se rongeaient les ongles. Aucune secousse. Les stylos s'ennuyaient sur le papier millimétré, et leur crissement monotone ne faisait qu'amplifier la sensation d'incompréhension totale qui régnait.

L'inspecteur aurait ridiculisé une pivoine tellement il était rouge. De rage probablement, à voir sa réaction.

— Merde ! Merde !! Merde !!!

Les observateurs s'écartèrent, craignant de recevoir une manchette perdue dans le menton. Ils étaient persuadés que la mâchoire de Wallace, allégée d'une dent, avait eu affaire au poing de l'inspecteur lors de l'arrestation.

— On ne va quand même pas le relâcher, inspecteur ?

— Non. On va le garder quarante-huit heures, le temps maximum, puis on trouvera un autre motif pour le coffrer…

Il réfléchit un instant. Il n'était plus sûr de rien, et cette machine bonne à jeter à la poubelle ne l'aidait pas.

— On a peut-être fait une erreur en l'arrêtant… Il… Ça m'embête de dire ça, mais il n'y est peut-être pour rien… Il a dit qu'il savait qu'il avait tué son chien, c'est tout. Pourquoi, parce que dans sa tête, il est persuadé que c'est lui. Et c'est compréhensible, pas d'effraction, pas un bruit. Quelqu'un veut certainement le rendre maboul… En tout cas, ne le lâchez pas ! Faites venir des médecins, psychologues, et toute la tripotée de chirurgiens de la cervelle ! Il me faut des réponses… C'est parti, au boulot !

Il n'avait pas fini de claquer dans ses mains que les trois acolytes s'étaient déjà plaqués à leurs bureaux.

Quant à moi, direction Saint-Quentin.

9

La chance était du côté de Sam. Trois transformations, trois succès. Crocodile la nuit, le petit dernier promettait également à un bel avenir. Lionel, devenu subitement malin, avait eu une sacrée idée pour éviter les blessures. Remarquable ! Il s'était procuré un de ces costumes de sumotori de foire dans lequel on se glisse avant de le gonfler, si bien que Romuald, nouveau venu, n'avait même pas récolté une égratignure. Il avait rebondi à la manière d'un ballon de baudruche que l'on gonfle à bloc puis que l'on lâche d'un coup sec, mais aucun dégât n'avait été constaté, ni pour l'abattoir, ni pour lui. Doté d'une force dans la mâchoire incroyable, le reptile aux dents d'acier ne fit qu'une bouchée de « La jambe de la bienvenue », se régalant plus des os que de la chair. Une bonne affaire, la délicate tâche de se débarrasser des restes se trouvait ainsi considérablement simplifiée.

Cette nuit, ils frapperaient à deux endroits en même temps.

Des lieux à deux cent cinquante kilomètres d'écart, choisis la veille en lançant une pointe de compas sur une carte. Aucune logique, de quoi déstabiliser de plus belle.

Le lendemain, deux employés viendraient s'ajouter aux rangs, l'un ramené par Sam, l'autre par Lionel. Yvan le chat avait déjà lui aussi un rendez-vous ailleurs dans les jours à venir. Les tentacules de l'entreprise se déployaient sur le pays à la vitesse d'une coulée de lave, et le volcan, tout jeune, n'était pas près de s'éteindre.

Sam fit un dernier rappel à son tiercé infernal.

— Donc, chacun a bien compris ce qu'il avait à faire ? Yvan, résume-moi tout ça, si tu le veux bien ! Les autres, écoutez !

— Oui patron ! Il sortit du groupe et se plaça devant eux, genre professeur de français. Je pars avec Lionel à Senlis. On va dans la maison de l'huissier. Je le tue, vite fait, et on fout le camp en quatrième vitesse. Si l'un de nous se fait prendre, il se brûle le visage et s'éventre comme un cochon ! Toi et Romuald, vous allez de votre côté, et tu lui montres ce qu'il faut faire. Tu te charges par la même occasion de cette avocate. Nous déposons les jambes et le cœur dans la grange, et nous rentrons chez nous jusqu'à demain soir, en attendant la prochaine mission. C'est bien ça ?

— Exact ! jubila Sam, fier de voir que ses efforts portaient finalement leurs fruits. Et n'oubliez jamais de bien vous nettoyer, si vous avez des taches sur le visage ou ailleurs ! Lionel, tu avais plein de sang sur toi la nuit dernière, il aurait suffi que quelqu'un le remarque, et tu étais bon ! Et l'argent ! Comment voulez-vous que je vous paie, si vous ne volez pas l'argent là où il y en a ? Allez, à tout à l'heure ! Bon amusement !

— Tu sais Sam, ça n'est pas pour l'argent qu'on le fait, compléta Lionel.

— Oui, mais autant se servir ! Et il faut toujours une trésorerie pour une entreprise, vous savez, en cas de coup dur…

Six heures plus tard, notre quatuor méphistophélique se regroupa dans la grange. Lionel et Yvan se distrayaient en mitraillant de graviers le grand-duc qui s'était réfugié en se dandinant latéralement derrière une poutrelle, hors d'atteinte des projectiles qui sifflaient dans l'air tels des feux d'artifices.

Ils déposèrent soigneusement les quatre jambes et les deux cœurs. On se serait cru sur un étalage de supérette.

Lionel le comique improvisa un petit numéro. Déjà le sourire aux lèvres, Sam se recula, entraînant les deux associés contre le mur du fond. Le bouffon vola chercher la banderole de L'Arrache-Cœur et se la plaça en bandoulière, imitant une Miss France. Il se colla un fin brin de paille derrière l'oreille en guise de stylo, puis se glissa derrière son stand.

— Mesdames, messieurs ! Qui veut des bons jambons ! Regardez-moi cette fraîcheur, cent pour cent français, pas de vache folle ici !

Des rires discrets s'élevèrent en phase. Lionel, en haussant le ton, gesticula à la manière des commerçants.

— Et oui, vous madame ! (il pointait Romuald) Sentez-moi ça ! Vous avez le choix ! Qu'est-ce que vous préférez ? Huissier, avocate ? Non madame, je n'ai pas dit avocat, j'ai dit A-V-O-C-A-T-E ! Vous êtes un peu dure de la feuille, madame ! Voulez-vous que je vous arrange ça ?

Des rires plus poussés bondissaient sur les lambris et dans les meules de foin. L'acteur désopilant poursuivit de plus belle, se bouchant le nez pour imiter une voix de vieille dame.

— Regardez-moi les jambons ! Elle devait pas être terrible l'avocate !! Regardez-moi ce gras-double !! Ça suinte comme dans le cul d'un cochon !! Mais c'est bon !! Essayez madame, avant de faire cet air de fromage moisi ! Hé, ne partez pas ! Madame ! Madame !

Il clôtura le court spectacle par un salut, il était grand temps de passer à table. Les complices essuyèrent leurs larmes, et finalement Sam intervint, encore effondré.

— Messieurs, voici de la femme, et c'est la première fois qu'on va en manger. C'est vrai que ça a l'air un peu grassouillet, mais ça doit pas être mauvais au fond ! Bon appétit !!

10

Warren ne trouvait pas le sommeil. Il était allongé, mains derrière la tête en guise d'oreiller et regard évasif vers le ciel de béton. Deux gardiens s'imbibaient des émissions nocturnes, et le bruit de l'alcool qui ruisselait dans leur gorge résonnait en fines gouttelettes le long du carrelage bleu et crème.

— Eh ! Wallace ! Regarde, t'es célèbre ! aboya l'un des ivrognes de service.

Warren leva la tête. C'était l'édition de minuit.

Heureusement, durant tout le reportage, on ne prononça pas son nom, on ne voyait pas non plus son visage. Après tout, l'inspecteur le lui avait promis. Il reprit sa position initiale, préférant écouter les robustes chevaux de Camargue qui trottaient dans sa tête. Crinière au vent, il les voyait chevaucher les infinies plages vierges de sable blanc, pour ensuite fondre vers l'horizon, juste à côté d'un splendide soleil rosé coupé en deux par une mer indigo.

— Eh ! Wallace ! Qu'est-ce que t'en as fait des jambes ? Tu joues au mikado avec ?

Le deuxième benêt gloussa comme un dindon. Warren ne bougea pas, abruti par tant de sottises. Où en était-il dans ses pensées ? Ah oui… Naseaux écumants, les chevaux disparaissaient donc, emportés par le soleil qui flamboyait en vaguelettes nuancées de rouge, jaune et noir, derrière le sourire de l'horizon. Il ne les distinguait plus, mais il percevait encore le quatre temps de leurs sabots foulant le sol humide et chaud.

La liberté les appelait, là-bas, à un endroit connu d'eux seuls.

Les…

Une bombe lui explosa à l'intérieur de la tête. Au travers des barreaux, un gardien lui avait brisé une bouteille de vin vide sur le coin du crâne.

— Alors, enculé, ça fait quoi de se prendre un coup comme celui-là en pleine gueule ? beugla le plus costaud des deux. Ça fait mal, fumier ? Te plains pas, c'était pas un pavé !

Le tortionnaire racla tout ce qui pouvait traîner en goudron et déchets dans sa gorge, et lui cracha une morve épaisse, chaude, dans les cheveux. Elle ne dégoulina même pas. Un sourire d'orgue de Barbarie fendit le visage de l'autre grouillot.

— Tu vas me ramasser ça, fils de pute ! Et je veux plus voir un seul morceau, t'as compris ? Ou je te matraque la gueule, et même ta mère, elle te reconnaîtra plus !

Affichant sa dent en moins, Warren le dévisagea. Le badaud crut qu'il avait un sourire niais et qu'il se moquait de lui, d'autant plus que Warren ajouta une remarque qui le plongea dans un état de hargne absolu.

— Ma mère est morte ! Laissez-la en paix !

— Mais il se fout de ma gueule en plus !! Biff, file-moi la clé ! T'es mort, fumier !!!

Voyant que la blague tournait mal, le simplet jaunit.

— T'es… T'es sûr ?

— Ouais, je vais lui foutre une trempe à cette merde ! Il le mérite, non ? Qu'en pense le jury ?

Le nigaud hésita et lui tendit les clés.

— Le jury croit que oui !

— Non, monsieur, je vous en prie ! cria Warren, les bras lui protégeant le visage. Laissez-moi ! Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser !

— M'offenser ! M'offenser ! T'as vu comme il parle bien cet enculé, ce bouffeur de cœurs ? M'offenser !! Lève-toi, bras le long du corps !!!

Warren, pétrifié et couvert de postillons alcoolisés, ne bronchait pas. Il se fit greffer un premier coup, lourd, sur la cuisse.

— Haaaa !! Noon, arrêtez !!

— Biff, tiens-le par-derrière !!

L'esclave à l'haleine de raisin trop mûr l'empoigna pour lui coller un bras autour du cou. L'exécuteur leva sa matraque jusque derrière sa tête, puis le frappa dans les reins à cinq reprises, les yeux étincelants.

— Enculé, enculé, enculé !!!

Warren s'effondra, cassé en deux. Le veilleur cognait toujours plus fort, plus sauvagement. Ses dents étaient presque devenues pointues, celles du haut s'emboîtant dans celles du bas comme les deux parties d'une pince-crocodile.

— C'est bon, laisse-le ! Tu vas finir par le crever ! Il a son compte, laisse-le !

Rouge telle une cerise griotte, le matraqueur ramassa son képi et allongea un dernier coup de pied dans le ventre de Warren, qui gisait. Puis il tourna lentement la clé avant de s'avachir, pieds sur le bureau, devant le petit écran. Cinq secondes plus tard, il riait comme un sot devant une rediffusion de Mister Bean.

Les chevaux ne gambadaient plus, il les avait laissé filer, et ils étaient loin maintenant, beaucoup trop loin…

11

Si Senlis, d'ordinaire magnifique, avait eu une âme, elle aurait été honteuse de ce qu'elle était devenue : un dépotoir pour journalistes à sensations. Une colonie de paparazzis américains s'était installée autour de la maison de l'huissier, tandis que sept touristes japonais, venus spécialement de Paris, bombardaient de photos des murs sans relief et du goudron à peine taché.

Moulin vagabondait à l'intérieur depuis plus d'une heure.

— Mais qu'est-ce qu'ils font ? demanda l'inspecteur, étonné par l'imposante meute.

— Les japs ? J'en sais rien. Ils doivent être au courant pour le tueur en série. Ils emportent des souvenirs ! Pensez-vous ! Du macadam, ça c'est le pied !

— Et c'est quoi ces ricains devant l'entrée ? s'interrogea-t-il, glissant sa tête entre les doubles rideaux.

— C'est Channel One. Ils sont friands de toutes ces horreurs. Même là-bas, ils n'ont jamais connu ça. Vous vous rendez compte, ils ont fait le déplacement ! Ils envahissent les hôtels, et demandent à manger du bacon au petit-déjeuner ! Tous ces meurtres qui s'enchaînent si rapidement ! On tourne à deux cadavres par jour maintenant, vous imaginez ?

— Deux cadavres par jour… Un ici, un à Chartres… Deux personnes, deux innocents… Ce qui est sûr, c'est que Wallace n'y est pour rien là-dedans.

Au fond, Sharko éprouvait de la sympathie pour Warren. Ce pauvre homme semblait sincère, même si l'inspecteur savait plus que tout le monde que sincérité rime la plupart du temps avec perversité.

— Bon, je suppose que c'est le même cinéma que d'habitude, demanda-t-il à Moulin, mains enfoncées dans les poches de son pardessus.

— Oui, jambes coupées, cœur enlevé, doigts sur la route… Un pavé en pleine tête…

— Vous… vous les avez vues, cette fois-ci ?

— Quoi donc ? répliqua Moulin, approchant son oreille de l'inspecteur qui lui faisait signe de parler moins fort.

— Les…

Il baissa la voix, s'abritant de la quinzaine de personnes qui bourdonnaient autour d'eux.

— Les traces de moineau…

Momentanément interloqué par cette requête peu commune, Moulin écarquilla les yeux. Et pourtant, cette pensée lui avait chatouillé l'esprit, à lui aussi.

— Non… non, pas d'empreintes d'oiseau…

— Bon, je monte…

Ça n'était pas le cadavre à la tête fendue qui intéressait l'inspecteur, bien qu'il fût tout de même sauvagement remué en voyant le corps dépecé. Quand bien même pense-t-on avoir l'habitude, chaque œuvre est toujours différente de la précédente et unique en son genre. Il balaya la pièce des yeux.

Pas de sang par terre, nulle trace de pattes de volatile. Il examina méticuleusement chacune des lattes du plancher, sous le lit… Rien… Une simple coïncidence la fois dernière, et plus qu'étrange, il faut l'avouer. Non, hors de question de croire au hasard, pas dans cette affaire. Cependant il se résigna, se rendant compte qu'il en était amené à chercher des traces de passereau pour tenter de grappiller ne serait-ce qu'un semblant de réponse. Balayé par une profonde amertume, il redescendit.

— Moulin, nous avons quand même un indice…

— Et quoi donc ?

— Encore un huissier. Et une avocate, puis un notaire l'autre fois. Le retraité, le voisin de Wallace, était un ancien inspecteur des impôts. Mis à part le fermier du début, nos assassins ne semblent s'attaquer qu'à des représentants de l'ordre ou de la loi.

— Oui, deux agents parlaient de ça tout à l'heure. C'est vrai que c'est un point commun, qui, malheureusement, risque d'être confirmé dans les prochains jours.

— Au moins, il y a une sorte de mobile ou tout au moins une piste à suivre…

Il se reprit.

— Une piste… Pensez-vous, on se croirait en plein désert à la recherche d'une oasis !

— Et l'oiseau, vous avez trouvé quelque chose ? demanda Moulin, qui avait tout comme Sharko de mystérieux pressentiments avec ces traces de pattes.

— Non, rien… Mais oubliez-ça… Et sa femme ?

— À l'hôpital. Ils lui ont mis des points de suture. Mais elle va bien. Elle n'a absolument rien vu, ni rien entendu ! Elle s'est réveillée le crâne défoncé à côté du corps de son mari. Vous imaginez la scène ?

— Oui, j'imagine, souffla l'inspecteur, tenaillé par un infernal sentiment d'impuissance. Bon… Je retourne voir ce pygmée… Wallace nous a parlé d'une solution possible le concernant dans le bouquin, et l'autre s'est bien caché de nous en parler ! La vache, je tourne pratiquement à trois cents kilomètres par jour en voiture, je commence à en avoir ras le bol !

— Courage, inspecteur ! lança Moulin en lui serrant la main. On n'est pas au bout de nos peines… Je reste ici pour finir de prendre des notes. Je vous laisserai tout cela sur votre bureau. À ce soir !

12

— Inspecteur ? Que me vaut votre visite ?

— Bonjour, monsieur Neil… Vous nous aviez parlé d'un bouquin étrange hier, raison de l'appel de Wallace ce fameux matin. Il nous en a parlé. Vous avez ce livre sous la main ?

— Euh… je… je ne sais pas, bafouilla Neil, décidément pas très doué pour le mensonge.

— Allons, monsieur Neil… Je vous en prie… Ne jouez pas au malin… Donnez-le-moi…

— Je crois que tout cela va vous échapper totalement inspecteur… Mais… entrez donc… et faites attention à votre tête, cette fois-ci !

— Merci de m'en informer, sourit l'inspecteur.

Il passa la main dans sa pelouse de cheveux plus courte qu'un jardin taillé à l'anglaise. Sa bosse, écueil inébranlable, luisait, plus grosse que jamais.

— Voici le bouquin.

L'inspecteur le feuilleta, une grimace plantée sur son visage.

— Et… Et la traduction ?

— Ici ! s'exclama Neil d'un sourire malin, se tapotant la tempe de l'index. Tout dormait à l'intérieur de ce crâne difforme.

— Et… et alors, vous allez me le dire ! grommela l'inspecteur, fronçant les sourcils. Ses traits, aux formes géométriques rigoureuses, se tendirent.

— Je… je suis pas obligé… Non, rien ne m'y oblige…

Il se recula, pour se mettre hors de portée d'un geste malencontreux de la montagne de muscles.

— Bien sûr que si, vous êtes obligé ! aboya l'inspecteur, pas loin de sortir de ses gonds. Vous n'avez pas dû tout saisir ! Il s'agit là d'une des affaires les plus dévastatrices qui aient jamais existé, et Jack l'Éventreur doit se retourner dans sa tombe à l'heure qu'il est ! Alors vous allez bien gentiment me le traduire ce bouquin, ou je vous coffre pour complicité !

Neil devint couleur iceberg.

— D… d'accord, mais Wallace a le droit de savoir… Ce recueil tend à prouver qu'il n'est pour rien dans cette histoire… Tout au moins sa partie consciente…

— Très bien… Je vous promets de tout lui raconter… Vous avez ma parole ! s'exclama-t-il, levant la main droite.

Il sortit un magnétophone de sa poche et le déclencha.

— Je vous écoute…

— Voilà. Ce livre rapporte des témoignages d'une tribu de Guyane. Des Mongs. Ils vivent cachés dans la jungle et sont difficilement approchables. Allons aux faits. Page quatorze ! À doigts léchés, pages tournées.

— En gros, ça veut dire ceci, mais j'ai remplacé certains mots par d'autres, pour que ça ait un sens pour vous.

— Très bien, continuez, s'impatienta l'inspecteur.

— « Je suis un chasseur exceptionnel. J'attrape les singes, je les dévore jusqu'à l'os. Pas de restes. Un par nuit. »

Changement de page, crissement du papier. Enseveli par l'obscurité, hypnotisé par le glouglou monotone du robinet, l'inspecteur s'approcha, comme mal à l'aise, du visage de Neil.

Dehors, la température avait chuté — ils annonçaient des orages —, et un courant frais balaya la colonne vertébrale du policier. Alors que le ciel s'assombrissait sérieusement, au loin, une cavalerie de nuages hargneux chargés de mauvaises intentions déboulait. Nichés près des fenêtres et sur le toit, des passereaux noirs s'envolèrent dans un tourbillon de marasmes.

Neil poursuivit.

— « Je suis bien. Fort, plus fort. Je n'ai plus peur de mourir. Je ne crains plus rien. »

Il changea de nouveau de page.

On ne peut pas dire qu'il y ait beaucoup de texte par page !

J'aurais vite fait d'écrire un livre comme ça, moi aussi !

Malgré un scepticisme certain, l'inspecteur se laissa bercer par ces récits grand-guignolesques.

— Encore deux pages, je continue. « Je sais que je suis comme ça. Je suis heureux. Ma vie a un sens. J'aime mon animal. Il est puissant. » « Je remercie l'homme blanc. Il m'a guéri. Il m'a sauvé. »

— Voilà pour ce premier témoignage… Il laissa l'inspecteur s'imprégner de ses derniers dires. Qu'en pensez-vous ?

— Je dois avouer que je n'y ai pas compris grand-chose. C'est… ça se passe la nuit. Il dévore des singes entiers ? Il remercie qui ?

— Je ne vous en dis pas plus. Écoutez celui-là. Il fait cinq pages. Si peu et tellement à la fois. Chaque mot a son importance.

Il compta… Page trente-deux. « Je n'avais pas compris au début. Les autres me suivaient. Je tuais des animaux. » « Je les dévorais. Ils ne me disaient rien. Je me réveillais. Je ne savais pas. » « J'avais oublié. Maintenant je sais. Je me vois. Je me lève dans la nuit. » « Souple, agile. Je vois tout autour de moi.

Sans soleil. Sans lune. Je tue, je sais que je tue. » « Et je ne m'arrête jamais. Toutes les nuits… »

Neil se leva pour éclairer la pièce devenue sombre telle une cave à vins. Un raffut d'électrons malades vint s'ajouter à la symphonie, tandis que la lumière crue du néon blanchissait leurs visages comme du maquillage de clown. Chaque ride de l'inspecteur, approfondie par les soucis de ces derniers jours, ravinait le dessous de ses yeux.

— Alors inspecteur, ça se précise un peu ?

— O… oui… Ces gens sont différents la nuit et le jour. Ils tuent des animaux la nuit. Ils s'en nourrissent. Et le jour, ils redeviennent normaux. C'est bien ça ?

— Parfaitement ! Exactement ce qui arrive avec Wallace. La nuit, il fait des actes incontrôlés, et il ne s'en souvient jamais dans la journée. Dans ces récits, presque tous les gens sont conscients dès le départ de ce qui leur arrive. Mais pour certains, comme celui que je viens de vous lire, ils ne le savent pas.

— Celui-là le sait tout de même, à la fin ? dit le policier, qui, curieusement, croyait à ces sornettes. L'ambiance sordide du taudis y était certainement pour beaucoup… Et ce ciel qui noircissait… Ça grondait à l'horizon…

— Oui, mais nulle part c'est expliqué comment ils savent. Les autres probablement ont un rôle pour le rendre conscient de ses actes. Maintenant regardez ceci.

Il tourna les pages une à une, désignant à certains endroits un ensemble de hiéroglyphes qui semblaient constituer une phrase.

— Regardez-ici… Puis ici… Et encore ici…

— Toujours les mêmes caractères, constata l'inspecteur, léchant du bout des phalanges les inscriptions froides et rugueuses. À l'extérieur, la pluie se mit à battre avec une force inouïe, provoquant de l'agitation dans la rue de même qu'un écoulement de gouttes salies dans des bassines disposées sur le sol.

— Vous… vous saviez qu'il allait pleuvoir ? L'autre fois, il n'y avait pas ces bassines. Vous n'avez ni la télé, ni la radio… Comment saviez-vous ?

— Dieu ne m'a pas doté du physique, mais de beaucoup d'autres qualités. Celle-ci, qui consiste à pressentir le temps qu'il va faire, en fait partie… Alors inspecteur, ces caractères ?

— Oui… toujours les mêmes, en fin de page… Ça veut dire quoi ?

— « Merci à l'homme blanc, notre sauveur ! »

— Sacré bon sang. Qui… qui est-il ?

— Si on lit tout le livre, on se rend compte qu'il a le pouvoir de rendre ces gens comme ils sont. C'est lui ! C'est lui qui les transmue de la sorte. Animaux la nuit, humains le jour ! Dites-moi, les corps que vous retrouvez, ce ne sont pas de simples cadavres. On leur dévore de la chair ?

Lui, coupé du monde dans son trou à rats, savait, alors que même les paparazzis les plus acharnés l'ignoraient.

— Oui !

— Comme dans le livre. Sauf qu'en guise d'animaux, ce sont des humains !

— Sacré nom de Dieu !!

Le reste des dominos s'écroula d'un seul coup, au moment où des éclairs déchiraient le ciel et le vent gémissait à arracher des arbres. Bizarrement, cette bicoque tenait le coup, comme épargnée par la colère de Dieu. La voiture de l'inspecteur n'eut pas cette chance, un morceau de tôle déchirée traversa la rue avant de s'encastrer dans son pare-brise, qui explosa dans un vacarme effroyable. Toujours en restant courbé, il jaillit jusqu'à la fenêtre. Le dessus de son crâne frôla le plafond.

— Merde !! Ma voiture !! Fais chier !

Il retrouva graduellement son calme, guidé par un professionnalisme à toute épreuve.

— Vous… vous pensez que ce sont… des hommes-animaux qui font ça ?

— Je crois que quelqu'un abuse d'un pouvoir occulte, et s'en sert pour contaminer d'autres personnes à sa guise !

— Mais… on nage en pleine science-fiction !

— Peut-être. Je ne vous demande pas de me croire, après tout. Mais jugez par vous-même. Un type comme Wallace, fringué comme un chef d'orchestre, qui charcute son chien en pleine nuit et qui avoue qu'il ne se souvient de rien. Et puis ces meurtres, qui se multiplient plus vite que des lapins, ça sent la secte à plein nez. Jamais de témoins, je suppose ? Des cadavres déchiquetés, des bras arrachés, non ? Une force hors du commun ?

— Oui… oui, tout cela est exact ! Et… et pour le voisin de Wallace ?

— Je crois que c'est lui… Chaque animal a sa technique de chasse. Lui il perfore… Par contre, pourquoi il les remplit de poison pour les dissoudre, j'en sais trop rien… Quel animal ferait ça ?

— Je… Je sais pas… Mince, c'est trop louche !!

Des parpaings avaient pris la place des dominos, provoquant un grondement ahurissant dans sa tête.

— Mais je ne sais pas ce que prévoit la loi dans un tel cas… Il n'est pas coupable, même s'il a tué ! affirma Neil.

— Vous parlez d'un homme blanc… Il a dû nécessairement le rencontrer, puisque lui aussi, il se transforme en animal ?

— Peut-être pas… Dans le livre, ils ne disent pas de quelle façon cela s'est fait. Ce peut être par la pensée, le toucher, le travail à distance… J'en sais rien. Ce que je peux vous assurer en revanche, c'est que vous allez avoir toutes les peines du monde à mettre la main sur ces types. Normaux le jour, futés, agiles, et forts la nuit… Ça risque d'être difficile… Dire qu'ils peuvent être n'importe qui, c'est bien là le pire. Ils n'ont pas forcément la gueule de l'emploi, si vous voyez ce que je veux dire.

L'inspecteur coupa l'enregistrement, il avait oublié…

— Monsieur Neil, il faut que vous m'accompagniez au poste. Vous allez faire une déposition sur tout ce que vous savez de Wallace. Quant à ce livre, je l'emmène, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

— Euh… Il n'est pas à moi… Mais prenez-le… Vous n'en ferez pas grand-chose, de toute façon…

— Très bien… Mais dites-moi, il y a un fait qui me chiffonne… Qu'est-ce que pouvait bien faire un livre avec une telle reliure, de telles pages de papier précieux, au milieu de la jungle ? Et comment est-il tombé entre les mains de Wallace ?

— Mystère total. Il faut le lui demander…

13

Buste relevé, badge bien en évidence, l'inspecteur se présenta au poste de détention et s'approcha d'un des deux tortionnaires, toujours cimentés à la télévision. Quand il vit son supérieur entrer, le bourreau de Warren lui lança du regard des boules de feu, simplement pour lui rappeler que s'il l'ouvrait un peu trop, il aurait encore droit au bon goût acidulé de sa semelle. Le prisonnier ne se décolla pas de son lit, le dos raboté et les jambes enflées.

— Monsieur Wallace ! Il faut que je vous cause. J'ai quelques informations intéressantes pour vous…

Le regard morne de Warren ne s'éclaira pas pour autant.

— Vous, passez-lui les menottes, je l'emmène dans la salle d'interrogatoire.

À l'approche de l'agent, Warren eut un geste de repli, détail qui n'échappa pas à l'inspecteur.

— Qu'est-ce qui s'est passé ici ? demanda-t-il fermement.

— Rien, inspecteur Sharko, rien du tout. Dites-lui, vous !

— Non… non, rien du tout, mentit Warren.

Il se leva, et même si la brute au fond tapotait dans le creux de sa paume avec sa matraque, il ne put se retenir de grimacer.

L'inspecteur l'emmena dans une salle voisine.

— Excusez-moi pour les menottes, mais vous savez, je ne peux pas me balader comme ça avec vous sans prendre de précautions, surtout vis-à-vis de mes collègues. Tournez-vous ! Voilà… Asseyez-vous maintenant…

Encore sous le choc, Warren s'exécuta. L'inspecteur sortit le livre de sa pochette puis le posa devant lui, ouvert.

— Vous reconnaissez ceci ?

— Oui ! C'est le fameux livre que j'ai donné à ce traducteur ! Il avait oublié qu'il avait mal. Il vous a traduit ?

— Oui, et j'avoue qu'il y a certaines choses qui m'échappent, répondit l'inspecteur, pensif.

— Expliquez-moi inspecteur, qu'est-ce qui se passe là-dedans ?

— Dans ce livre, ils expliquent que des gens se transforment en animaux durant la nuit. Pas physiquement, mais intérieurement. Ils sont plus forts, plus vifs, et surtout ils dévorent tout ce qui leur tombe sous le nez… Il… il semblerait que vous soyez atteint par ce symptôme, et j'avoue que même si j'ai du mal à y croire, il n'y a pas que des stupidités dans ces histoires. Cela expliquerait pas mal d'événements…

— Vous… vous voulez dire que je me transforme en animal ? Mais, comment ça c'est produit pour ces gens ? Pourquoi ? Pourquoi moi ?

— Ils semblent tous avoir été en contact avec un homme blanc. Dans presque toutes les histoires, ils le remercient de leur avoir offert ce… don. Vous n'avez pas rencontré ce type d'individu, ces derniers temps ? Quelqu'un qui vous aurait paru suspect, qui vous aurait touché, ou je ne sais pas moi ! Dites-moi !

Warren se constitua un masque de ses deux mains.

— …Non, non… je ne vois pas… Ça a commencé samedi dernier… Pas ce samedi-ci, mais l'autre d'avant… Le… le lendemain de mon anniversaire… Oui… Mon fils a commencé à être malade, et j'avais retrouvé mon premier poisson mort… Oui, c'était bien ce samedi-là !

— Et donc, le jour de votre anniversaire, rien de particulier ? Le vendredi ?

Warren entama les fouilles dans ce qui lui restait de lucidité, dépilant des boîtes de souvenirs, des blocs de mémoire.

Vendredi…

— Non, je suis allé travailler, comme tous les jours… Je n'ai pas quitté mon bureau de la journée… Tout un tas de devis à écrire… Puis je suis rentré, et là, ma femme m'avait préparé un bon repas pour mon anniversaire… Les enfants m'ont offert une montre, regardez comme elle est belle !

Sa voix cassée et celle du vilain petit canard ne faisaient qu'une. Cette montre, symbole de l'amour de sa famille, comptait tellement pour lui. Touché intérieurement, l'inspecteur resta cependant de marbre. Pas de sentiments ici, pas maintenant. D'ailleurs, il reprit d'un ton assez rude pour cacher une profonde émotion.

— En effet, elle est belle. Et ensuite ? Vous êtes sorti, quelqu'un est venu ? Des amis ?

Warren se trouvait face à un puits noir sans fond. Il pouvait détailler exactement ce qu'il avait mangé, mais était incapable d'expliquer pourquoi il s'était endormi si tard…

— Je… je me suis couché à une heure du matin… Mais, entre le repas et cette heure, je ne me souviens pas de ce que j'ai fait ! Il creusait désormais à grandes pelletées dans sa tête. Non ! Impossible de savoir ! Inspecteur, je ne me souviens pas de ce que j'ai fait entre 21 h et 1 h du matin ! Il… il faudrait demander à ma femme ! Elle doit savoir, elle, forcément !

L'inspecteur se propulsa jusqu'au téléphone accroché au mur. Le suspense était insoutenable.

— Madame Wallace ? Inspecteur Sharko… Non, il va bien… Il est ici, dans une salle avec moi… Oui…

Le récepteur bloqué entre menton et épaule, il poursuivit, sans omettre de lorgner Warren du coin de l'œil.

— J'ai besoin de connaître un détail… Vous souvenez-vous de ce qu'a fait votre mari le jour de son anniversaire ?… Parfait… Oui… Et le soir ?

À voir le visage incendié de l'inspecteur, Warren sut que c'était peine perdue.

— Vous êtes sûre ? … De rien du tout ? … Bon… Si des souvenirs vous revenaient, tenez-moi informé… Non, pas pour le moment… Nous allons le garder encore… Vous pourrez le voir peut-être dans deux jours… Très bien… Je passerai en fin de journée… À tout à l'heure…

— Comment va-t-elle ? se soucia Warren.

— Je vous mentirais si je vous disais bien… Je vais passer la voir… Pour lui expliquer, avec ce livre, et ce qui vous arrive…

— Alors, elle ne sait rien du tout ?

— Non, elle ne se souvient absolument de rien… Elle ne sait même plus à quelle heure elle s'est couchée… Ni si c'était avec ou sans vous… Faites un effort, essayez de vous rappeler !

Il ferma les yeux, les deux index enfoncés dans les tempes cette fois. Le noir complet, un mur de briques.

— Non, impossible… Désolé inspecteur…

— Jouez franc jeu avec moi, dit l'inspecteur, un poing sur la table. Vous savez que c'est vous qui avez tué ce petit vieux ?

— Je… je pense que c'est mon autre moi qui l'a fait… Vous savez, avec mon chien et mes poissons, j'ai su parce que j'avais déclenché mon caméscope… Sinon, je serais encore ignorant à l'heure qu'il est… Croyez-moi inspecteur, je ne suis pas coupable de ces meurtres… Je… je ne ferais pas de mal à une mouche !

— Je sais que vous êtes sincère, admit l'inspecteur, qui devinait au fond des yeux de ce pauvre homme une détresse profonde. Pour les autres crimes, nous savons que ça n'est pas vous. Mais pour celui-là… Je suis avec vous, monsieur Wallace… Je crois à cette histoire, aussi absurde que cela puisse paraître… Nous allons devoir vous garder, malheureusement… Le temps de tirer cette affaire au clair…

— Mais… Ça peut prendre des semaines ? dit Warren en paniquant.

— Je sais… Mais comprenez bien que vous êtes soupçonné de meurtre, et que la loi, pour l'heure, n'en a rien à faire de ces histoires à dormir debout. Dans l'après-midi, vous serez transféré à la maison d'arrêt de Sortaz…

— Non ! Je ne veux pas finir là-dedans inspecteur, je vous en supplie ! Je ne tiendrai pas le coup !! Ma femme, mes enfants…

Il pleurnichait, et ses yeux ressemblaient à ceux de son cocker.

Le pauvre homme, la pauvre femme, pensa l'inspecteur.

— Vous n'allez pas rester là-bas longtemps. Je vais demander à ce qu'on vous emmène au centre spécialisé de Longueline. Ils pourront certainement étudier votre cas… Enfin vous savez, votre état animal… Il y aura peut-être moyen de prouver que vous n'y êtes pour rien, que vous n'étiez pas conscient de tout cela… Vous pourrez voir votre femme et vos enfants. Il y a des horaires de visite. N'oubliez pas, vous auriez pu vous en prendre à votre famille ! Au moins, là, ils seront en sécurité le temps qu'on trouve la solution de ce sac de nœuds…

— Vous avez raison inspecteur, se résigna Warren, qui voyait peut-être, un jour, une issue à cette galère. Je dois bien m'avouer vaincu. Les neurones ne tournent pas rond chez moi… Ce que vous voulez, sauf la prison, c'est tout ce que je demande. On peut m'utiliser, faire toutes les analyses que l'on veut sur moi, mais pas ça !

— Je vous soutiendrai, comptez sur moi ! Et je sais que votre famille sera derrière vous. Je dois vous remettre ces menottes… Désolé…

Bien que rude au début de l'entretien, son ton avait désormais la douceur de pétales de rose. Warren coopéra sans ciller.

— Faites, inspecteur… Merci pour votre aide…

Les fers passés, on le rangea dans son cachot. L'inspecteur était un peu honteux de ses actes, sachant pertinemment que cet homme n'avait pas à être ici…

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