Lorsque son téléphone meugla le samedi à 8 h 25, l'inspecteur Sharko, arraché de ses cauchemars, grogna méchamment. Il s'était gracieusement offert une matinée pour récupérer les heures de sommeil que lui avait volées l'administration, et de toute apparence, on avait décidé de le pourchasser jusque dans ses retranchements. Il avait toujours promis de couper tout contact avec la tribu des moustachus en uniforme quand il était à la maison, mais sa conscience professionnelle, devenue moustachue elle aussi, réussissait toujours à reprendre le dessus.
— Oui !!
— Inspecteur Sharko ? Ici le commissaire Malabranche.
— Euh… excusez-moi commissaire, mais je… je suis un peu mal réveillé…
Il se grattait les cheveux, ou plutôt croyait se les gratter, n'ayant quasiment pas un poil sur le caillou. Stupide réflexe d'homme mal réveillé, tout simplement.
— Ce n'est rien, reprit le commissaire. C'est moi qui suis désolé d'avoir à vous appeler alors que vous êtes en repos. Mais notre homme a de nouveau frappé !
Éjecté hors de son lit, l'inspecteur se précipita dans la salle de bains, une main raclant efficacement les poils rebelles qui lui chatouillaient l'intérieur du caleçon.
— Comment ? Le tueur de l'affaire Sarradine ? s'inquiéta-t-il, oreille collée au récepteur.
— Oui ! Même millésime, mais en pire cette fois-ci. La victime n'a tout simplement plus de jambes. Arrachées…
— Fichtre ! Et ça s'est passé où ?
— À Radole-le-Lac. Il faut que vous vous rendiez sur les lieux. Les villageois sont déjà bien excités. Ils sont au courant pour l'affaire Sarradine, ils ont tout de suite fait le rapprochement, même si cinquante kilomètres séparent les deux endroits !
— Et qui a été tué, cette fois-ci ?
— Un homme du nom de Hussard. Il était huissier de justice sur Paris. Liquidé dans sa maison de campagne… Ce sont ses enfants qui ont découvert ce qui restait du corps en se levant le matin. Je ne vous raconte pas le spectacle !
— Quelle horreur… Et sa femme ? demanda-t-il à voix basse, entendant son épouse gigoter dans le lit.
— Je ne vous en dis pas plus. Partez dès que possible, le légiste et trois policiers sont déjà là-bas. Ils vous mettront au parfum. Je crois que nous sommes tombés sur une sale affaire.
— À qui le dites-vous !
— À bientôt Sharko, j'attends votre premier rapport dans la soirée ! dit-il avant de raccrocher.
L'inspecteur s'approcha du visage de sa moitié.
— Chérie, je dois y aller… Tu sais, cette histoire de meurtre, ça a repris. L'homme a tué pas trop loin d'ici…
— Dommage, soupira-t-elle. Je croyais qu'on allait rester ensemble toute la matinée, rien qu'à deux, avec ton métier aux vestiaires… Mais bon, vas-y… N'oublie pas de t'habiller quand même !
Après lui avoir déposé un baiser légal sur la joue, il s'effaça à reculons, tant enflammé par l'intérêt de l'affaire que dépité de devoir la laisser encore une fois seule.
Une heure plus tard, il arrivait aux abords de la capitale qui s'étendait telle une pieuvre. La journée s'annonçait exceptionnellement chaude pour une fin septembre, si bien qu'ils avaient prévu un indice de pollution à exploser tous les appareils de mesure. Aussi, à même pas 10 h 00, un nuage pâteux de dioxyde de carbone voilait la Tour Eiffel.
Ces parisiens sont vraiment des cinglés de vivre dans une merde pareille, pensa-t-il, les yeux levés vers le ciel.
Pour pénétrer dans la demeure, il dut se frayer un chemin au piolet entre la horde de journalistes affamés de scoops et les villageois devenus touristes d'un jour. Traumatisés à vie, la femme ainsi que les deux enfants avaient été emmenés d'urgence à l'hôpital pour y rencontrer une brochette de psychiatres et une armée de chasseurs d'idées noires, et, sans nul doute, ces pharmaciens de l'âme ne chômeraient pas.
Des effluves pesants de viande pas cuite ondulaient dans la maison tout en infectant les murs jusqu'à la dernière brique.
Une mer de sang avait tapissé le plancher, et seul un parachutage près du cadavre aurait pu éviter à l'inspecteur de se salir les bottes. Encore une fois c'était raté, c'était marée haute.
— Bonjour inspecteur… Pas beau à voir n'est-ce pas ? dit le légiste, qui retirait ses gants de plastique souillés pour en enfiler une nouvelle paire.
— Bonjour Monsieur Legal… En effet, la fois dernière c'était une partie de plaisir.
— Celui-là, on peut le ranger directement dans un colis de la poste pour l'envoyer à la morgue, annonça-t-il d'un regard malin.
— Cessons de plaisanter… il y a un temps pour tout. Alors, à quoi avons-nous affaire ?
— L'homme a encore été frappé à la tête, mais cette fois notre brute n'y est pas allée de main morte. Regardez, le pavé est encore enfoncé dans le crâne, nous n'y avons pas touché…
L'inspecteur ne l'avait pas vu. De la taille d'un poing fermé, la pierre n'était pas visible de devant, et il fallait faire le tour de l'homme tronc, semblable à un hêtre déraciné par une tempête, pour l'apercevoir sous un meilleur angle. Elle avait remplacé le cerveau, dénoyauté et éparpillé dans les rainures du sofa ainsi que sur l'écran de télévision 16/9ème encore allumé.
— Sacré nom de Dieu !
Il se colla la main devant la bouche, en guise de pelleteuse prête à parer les caprices son estomac.
— Excusez-moi un instant, souffla-t-il d'une voix troublée.
Il s'effaça dans les toilettes, puis se présenta le temps d'un vomissement plus tard, plus blanc qu'un albinos dans une chambre froide.
— Désolé, mais je sors du lit, je n'ai même pas pris une tasse de café ce matin, se justifia-t-il. Mon estomac me joue quelques tours. Mais ça va un peu mieux…
— On en a une thermos ici, vous en voulez ? Il est encore bien chaud…
Et même si vous n'aviez pas de tasse, vous pourriez vous servir d'un morceau de crâne en guise de coupole, pensa-t-il dégoûté.
— Non merci. À vrai dire, j'en n'ai plus trop envie pour le moment. Mais continuez, je vous prie.
— L'homme, et je pense que cela tombe sous le sens, n'a pas eu le temps de dire ouf ! Il est mort en moins de temps qu'il ne lui a fallu pour s'en rendre compte. Je le répète, il faut une force herculéenne pour perforer la boîte crânienne de la sorte… Regardons le bas du corps maintenant… Tout en se décalant, Legal poursuivit. Les membres inférieurs ont été coupés en utilisant une grosse tenaille, genre pince-monseigneur, on le voit ici aux traces de peinture. Et puis une scie ou tout autre instrument aurait réveillé sa famille…
Il tendit le bras.
— Regardez sur le mur du fond…
Les deux observateurs se tournèrent d'un quart de tour.
— Une giclée de sang ? Qu'est-ce qu'elle fait là-bas ? s'interrogea l'inspecteur, stupéfait par l'impressionnante distance qui séparait le corps de la trace.
— Notre boucher n'a pas réussi à couper la jambe d'un coup sec. Il a dû appuyer comme un forcené sur la pince pendant plusieurs secondes. La pression sanguine au niveau de l'artère fémorale a été de plus en plus forte, un peu comme quand on bouche un tuyau d'arrosage ouvert. Quand il eut finalement raison du membre, le sang a jailli, comme sorti tout droit d'une lance de pompier.
— Quel carnage… Quel carnage… Sacré nom d'un chien…
Il secouait la tête, les deux mains au niveau du front.
— Il n'y a quasiment plus une seule goutte de sang dans le corps. Les sept litres sont ici, autour de nous…
Vraisemblablement lestés par la fatigue, les yeux de l'inspecteur roulaient péniblement. Chaque fois qu'il lorgnait un endroit différent, il découvrait des traînées d'hémoglobine ou des fragments de cervelle supplémentaires, cachés comme des œufs de Pâques au milieu d'un grand jardin. On aurait dit que Zorro, Picasso et une tripotée de pigeons chieurs s'étaient coalisés pour décorer la pièce à leur goût, n'omettant de bombarder ni la table basse de pin massif, ni le tapis d'orient, ni les doubles-rideaux à fleurs guillerettes.
— Moulin, vous avez fouillé la maison ? Pas de traces des jambes, je suppose ?
Le première classe, qui prenait des notes près de la porte du salon, leva brusquement la tête.
— Non… Et aucune empreinte relevée, cette fois-ci. Juste ici, un morceau de semelle au bord de la flaque de sang. Ce ne sont pas les mêmes chaussures que la fois dernière, et impossible de connaître la taille, l'empreinte n'est pas complète ! Par contre, venez voir ici…
Tel un corbeau affamé qui fond sur un ver de terre, l'inspecteur se précipita, talonné par le légiste. Le roi du scalpel manqua de se retrouver les quatre fers en l'air, dérapant sur une flaque. Toutefois, par un subtil jeu de bras, il redressa la situation.
— Faites attention Monsieur Legal, il ne s'agit pas de vous tuer ! sourit l'inspecteur, oubliant le temps de cet aparté où il se trouvait.
— Regardez-moi ça, des traces d'oiseau, annonça Moulin, dirigeant l'index vers le sol. Il est passé par la porte ouverte, probablement. On les voit bien, elles ont séché dans le sang.
— Que voulez-vous que je fasse avec ça, Moulin ? répliqua l'inspecteur, déçu par la maigreur de l'indice et par sa flagrante inutilité.
— Rien… C'était ju… juste pour vous le signaler, bafouilla Moulin, gêné. Mais c'est quand même ahurissant qu'un oiseau rentre dans une maison comme ça…
— Oui, vous avez raison, c'est peut-être lui le meurtrier !
Le légiste pouffa, nez enfoncé dans sa blouse.
— Rien d'autre ? poursuivit l'inspecteur, la voix irritée.
— Non… Pas de témoins. La maison la plus proche est à trois cents mètres, c'est un couple de retraités, et ils n'ont rien vu, rien entendu.
— Pensez-vous, des vieux ! s'exclama Sharko en haussant ses épaules carrées. Ils dorment comme des loirs ceux-là. Un tremblement de terre ne les réveillerait même pas !
Aux abois, le légiste ne rata pas l'occasion d'en placer une.
— Un tremblement de terre, vous rigolez ? On pourrait faire traverser tout le carnaval de Dunkerque dans leur chambre, avec tambours et trompettes, ils continueraient à ronfler comme un troupeau de cochons !!
— Un troupeau de cochons !!
Le carnaval de Dunkerque dans leur chambre !! Elle est bien bonne !!
Les trois hommes se plièrent de rire, ils riaient, riaient à s'en rompre la rate. Leur raillerie, qui avait autant la place en cet endroit qu'une femme dans le lit du pape, leur procura un bien immense, même s'ils auraient probablement été suspendus si on les avait surpris de la sorte.
— Plus… plus sérieu…
L'inspecteur s'écroula de nouveau, accompagné par les complices qui reprirent de plus belle en un canon superbement cadencé. Tel un magicien, le légiste sortit des mouchoirs qu'il avait par centaines dans ses poches sans fond. Les yeux humides et gros comme des oignons, les trois compères se remirent finalement de leurs émotions.
— Plus… plus sérieusement… Je disais donc, avant que l'on soit interrompu… Il se contrôla, respirant un grand coup pour ne pas en remettre une couche.
— Il a emmené quelque chose d'autre que… les jambes avec lui ?
— Oui. Il a volé de l'argent. On a retrouvé le portefeuille vide de l'huissier. Il se promenait toujours avec mille ou deux mille francs sur lui. Pas de vols de bijoux, ou d'objets de valeur. Que l'argent.
— On ne tue pas de la sorte pour une pacotille. Pourquoi ce vol sans signification ? se demanda l'inspecteur, main au menton.
Le légiste releva, s'essuyant le coin des paupières.
— Bah ! Il aura profité de l'occasion pour se servir. Qui ne le ferait pas ?
— Oui, vous avez peut-être raison monsieur Legal. Moulin, comment est-il entré ?
— Rien de plus simple. La porte de derrière était ouverte. L'homme ne la fermait que quand il allait se coucher. Une erreur, une belle erreur…
— Oui, fatale. Et pas une seul empreinte… Hannibal a fait des progrès.
— Qui ça ? demanda le légiste, persuadé d'avoir manqué un épisode.
— Hannibal, Hannibal le cannibale ! Ça ne vous dit rien ?
« Le silence des agneaux », vous connaissez ?
— Ah oui, oui bien sûr, rétorqua-t-il, l'air idiot.
— Cette fois-ci, il ne nous a pas fait de cadeaux. Et dire que personne n'a vu un type se balader avec deux jambes en guise de béquilles. Mais j'hallucine ! Notre homme est invisible en plus ! Invisible, et extrêmement organisé.
— Et si ça n'était pas la même personne ?
Bien que balancée à la va-vite, la remarque de Moulin installa momentanément le silence.
— Fort juste ! admit l'inspecteur, honteux de ne s'être même pas posé la question. Les jambes coupées certes, mais pas dévorées… Le vol de l'argent… Un long temps mort se profila, puis l'inspecteur poursuivit, éliminant tout compte fait cette thèse. Quant à la manière dont il a été tué… Il y a tout de même la méthode identique. Personne n'est au courant. Avouez que c'est un grand hasard… Pourquoi ne pas tuer avec un couteau ?
Et puis, des meurtriers comme ça, ça ne pousse pas comme des champignons. Il faut avoir les roubignolles sérieusement bien accrochées pour pouvoir faire un truc pareil… Non, c'est forcément le même type… Bon, plus grand-chose à faire ici.
Faites entrer les gars du labo… Espérons qu'ils vont nous trouver un petit quelque chose. Un poil, une trace de doigt, une mouche qui n'a pas chié…
L'inspecteur était d'une humeur décapante, considérant pareils week-ends comme une punition du divin.
Warren s'était réveillé à 6 h 45 un goût saumâtre dans la bouche, un goût qu'il connaissait, maussade, désagréable, comme quand il se coupait la langue plus jeune en léchant des sucettes salées. Un ballot de poils drus logé au creux de sa joue, ainsi qu'une croûte de sang noirâtre étalée sur sa main droite le plongèrent instantanément dans la gravité de la situation.
Non ! Non ! Non ! Noooon !
Son épouse, ses enfants, qui était passé entre ses griffes ?
Nul souffle en haut. Pas de poisson mort. Aucune arme aux alentours. Que du vide, un vide immense. Panique.
Décontenance. Envie de mourir. Il n'osait pas monter. Trop haut, si loin, tellement dur. Pour voir quoi ? Deux trous dans la poitrine de sa femme ? Il savait qu'il les avait tués. Forcément.
Sinon il y aurait eu des murmures, des bruits, des cris, des hurlements. Beth aurait déjà appelé la police, ses fils auraient lancé l'alerte ! C'était les trois ou rien, pas de demi-mesure.
Quatrième marche de l'escalier… Interminable.
Un, deux, trois, nous irons au bois,
Quatre, cinq, six, cueillir des cerises,
Sept, huit, neuf, dans mon panier neuf,
Dix, onze, douze, elles seront toutes rouges.
Impossible de déraciner cette comptine aux relents amers de sa tête. On le persécutait de l'intérieur, on lui torpillait la cervelle. Si seulement il leur avait avoué la brutalité de ses actes, et qu'un jour il s'en prendrait irrévocablement à eux, comme ça, sans raison. La même raison qui anime les fous. On l'aurait emmuré pour le protéger, pour sauver sa femme, sa chérie, et ses enfants, sa chair. Il aurait fallu lui couper les bras, lui arracher les dents. Lui, irréprochable. Chef de vingt ingénieurs. Lui, gentil, tendre, attentionné. Serviable quand il le fallait. Un boucher, un sadique, un pervers.
Sixième marche… Demi-tour. Il avait oublié son tube de somnifères. Ses sauveurs, ceux qui le libèreraient. Si facile de mourir, tellement difficile de vivre. Il le sentait, au fond de lui-même, qu'il finirait comme ça. L'autre jour, il aurait dû vraiment le faire, tout avaler d'un coup. Franchir le pas, oser pour sauver. Qui ne tente rien ne récolte que les fruits de son inconvenance. Ils seraient encore en vie, au moins…
Il remonta lentement, lourdement, le cœur bombardé de chagrin. Le pin craquait, il avait toujours adoré qu'il craque.
Flashes sombres, souvenirs aveuglants. Si beaux, si purs. Beth enceinte, maladroite, qui tentait de descendre sans le réveiller.
Mais il l'entendait à chaque fois, et chaque fois il avait ri. Ses fils, mal dégourdis le jour où ils avaient escaladé les marches pour la première fois sans l'aide des mains. Il était aux aguets, derrière eux, curieux et protecteur, fier de sa petite famille, son sang. Ces bruits, il les entendait pour la dernière fois, et il s'en enivrait jusqu'au plus profond de son être. Pas de larmes sur son visage, plus de larmes. Juste un torrent de haine, un fleuve de honte, une mer de peur. Il mourrait sans avoir compris. Mais peu importait. Mieux valait y rester, maintenant. L'Enfer l'attendait les bras ouverts, est-il de mise de refuser si chaleureuse invitation ?
Quatre, cinq, six, cueillir des cerises.
Quoi de plus injuste ? Pourquoi des gens meurent-ils du cancer, sans comprendre ? Sans oublier ces enfants, qui partent à l'école pour en revenir les pieds devant. Qui décide de faire griller des innocents sur des chaises électriques, tandis qu'un public ignoble se régale du spectacle ? Pourquoi, pourquoi ?
Qui es-tu, Dieu ? Pourquoi tu nous fais ça, à nous ?
Encore huit marches… Les marches de l'oubli, les marches de la délivrance, les marches de la mort.
Dix, onze, douze, elles seront toutes rouges.
Enfin face à la chambre, le tube dans la main, prêt à être liquidé. Les cachets viendraient doucement lui asphyxier les cellules, lui dévorer les neurones, ensuite ils les tueraient, lui et sa mauvaise partie. Il poussa la porte, celle qui séparait la vie de la mort, le Paradis de l'Enfer, la rose du chardon. Suspense malsain. Pensées morbides. Imagination défectueuse. Elle ne s'ouvrit pas. Son cœur était en sueur, son front battait. Il tourna la poignée. Elle ne s'ouvrit pas. Il donna un coup d'épaule. Elle ne s'ouvrit pas.
— Attends chéri, j'arrive !
Baisse de tension. Dilatation des artères. Afflux de sang.
Une voix. La vie.
— Qu… qu… quoi ?
Des sons, du bruit, des pas. Légers, courts, doux. Lointains, proches. Ceux de sa femme ! Vivante ou fantôme ? Vivante !
Une clé s'enclencha au ralenti dans la serrure. Il plongea le tube dans sa poche, peut-être n'en aurait-il pas besoin. Elle était là !
Bien réel, son corps était dur comme de la pierre ! Il s'écrasa dans ses bras.
— Eh bien ! Déjà levé ? Bien dormi ? demanda-t-elle.
Les jumeaux ! Les yeux ouverts ! La peau rose comme les joues de Marry Poppins ! Il la serrait, la soulevait de terre.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? T'es bien amoureux ? se réjouit-elle, embellie par un magnifique sourire.
— Je… je t'aime tant ! Tu peux pas savoir combien je t'aime ! Bonjour mes canards !
— Bonjour papa !
L'instant était magique, un moment de tous les jours, pourtant. Il dissimula ses doigts ensanglantés. Ne pas leur faire peur. Ils sont tous si heureux, si beaux, rayonnant d'une telle joie de vivre ! Mains dans le dos, il s'éloigna à reculons.
— Je… je redescends. Je voulais juste vous dire un petit bonjour…
Le pin craquait toujours…
Qu'avait-il tué ? Plus de chien. Un poisson n'a pas de poils.
Il avait dévoré de la chair. Quoi ? Rien dans le frigidaire. Aucun cadavre dans l'allée de devant. Là !! Sur la terrasse ! Un rat !
Immonde, charbonneux, puant ! La rate dévorée ! Peint des mêmes poils que ceux qui traînaient au fond de sa gorge. Il vomit immédiatement, proprement, derrière un buisson.
Discrétion avant tout. Sueur sèche sur le front, pensées humides lui pourrissant l'esprit, air moite circulant dans ses poumons. Il revint à lui. Ça allait mieux. Un rat, ce n'était qu'un vulgaire rat, après tout. Ça n'était pas la tête de sa femme, ni les cheveux de ses enfants. Direction le lavabo. Une coutume désormais.
Rinçage de crâne pour se purger momentanément et superficiellement de cette saleté qui l'envahissait un peu chaque jour. Il fallait que le court-sur-pattes eût trouvé. Il le fallait ! Il ne tiendrait pas une nuit de plus…
Il avait grillé sa matinée à essayer d'appeler Tom Pouce, celui qui lui dirait peut-être comment enrayer cette espèce de malédiction qui traînait dans un brouillard confus tout autour de lui et qui lui incendiait la cervelle. Pas de réponse, le pire cas envisagé, semblable au neurologue qui vous annonce que votre femme est atteinte d'une tumeur au cerveau sans vous dire si elle va y rester ou pas. Il ne tenait plus. Cette sonnerie de téléphone, cri d'un enfant qu'on égorge, allait le rendre dingue.
Il s'avança jusqu'à la véranda pour y découvrir que le soleil, brûlant et haut perché, invitait au voyage.
— Chérie, tout à l'heure je vais venir avec toi chercher les enfants à l'école. Et on part à la mer directement !
— Mais… Mais je suis en train de préparer à manger !
— Pas bien grave ! On pourra manger ça ce soir ! T'as vu le temps qu'il fait ? J'ai vraiment besoin de prendre l'air. J'ai eu une sale semaine. Et puis, ça leur fera extrêmement de bien à eux aussi. Ils adorent la plage, tu le sais bien !
— Oui, tu as raison ! répondit-elle, glissant un regard clair au travers des rideaux de la cuisine. Je vais préparer une glacière. J'ai du pain et du jambon. Oui… Ça va être bien, ça fait longtemps qu'on n'y est pas allé… Voyant qu'il filait déjà, elle l'interpella. Au fait, en faisant le ménage ce matin, j'ai trouvé des éléphants de bois sous le lit des enfants. Ils me disent qu'ils ne savent pas d'où ils viennent. C'est toi qui les leur as donnés ?
— Non, ça ne me dit rien…
Elle désigna le fourre-tout du coin de la cuisine.
— Regarde, ils en ont cinq chacun…
— Mais c'est de l'ébène ! Ça coûte assez cher ça… Où ils ont bien pu les dégoter ?
— J'en sais fichtre rien, mais il faudra régler ce problème…
Avant de grimper dans la voiture, il passa en revue coins et recoins, une habitude depuis peu. Une peur bleue des araignées l'avait gagné, et il en ignorait la raison…
Lionel s'était affalé doigts de pieds en éventail dans le sofa-lit de son F2 de Sarcelles, sirotant un jus de tomates à la couleur qu'il connaissait bien désormais. Dure journée en perspective.
À peine dévissé de son oreiller, il avait planifié de roupiller derechef jusqu'au coucher du soleil. Avoir trucidé un être humain ne l'avait pas particulièrement perturbé. Ni chaud, ni froid. Solidement cloisonnée derrière la barrière de sa conscience et gardée par le Sphinx intransigeant de sa raison, cette scène était lointaine et floue. Il n'ignorait pas qu'il avait commis un meurtre. Il savait aussi qu'il allait faire ses courses deux fois par semaine, qu'il ne se rendait jamais à la messe, et qu'il urinait trois fois par jour. Et alors, qu'est-ce que cela changeait ? Rien. Juste une habitude à prendre. Sam lui avait indiqué exactement la marche à suivre pour que ce fût propre et sans bavures. Sam… Celui qui l'avait débarrassé de cette pourriture qui lui rongeait les os jusqu'à la moelle. Cet homme-là était un Dieu, son Dieu ! Il lui avait trouvé un travail, disons plutôt une distraction nocturne, lui avait rendu ses illusions envolées, ses joies enfermées et sa vigueur de gamin de quinze ans. Oh, qu'il l'avait bien choisie, cette saloperie d'huissier !
Une sélection excellente, judicieuse, un grand cru dans la cave des pourritures ! Un charognard putride, dont l'unique mission se résumait à clouer des malheureux à la porte, à leur voler leur espoir, opium des pauvres. Il l'imaginait, étalant un sourire plus large que le clavier d'un piano, déguisé de son costume queue-de-pie luisant comme une carapace de cancrelat, éjecter des familles complètes de chez elles à l'aide de ses deux longues pelles à merde. Oui, à pareil cafard si triste sort. Et tout cela grâce à Sam…
Ici, en cet instant, agir de la sorte eût été impensable. Le jour, une légion de sentiments artificiels s'installait, et nombre infini de barbelés lui embourbaient sa véritable identité. Mais la nuit, quand il sentait l'aigle déployer ses ailes, lorsqu'il voyait ses sens se démultiplier, puis dès que naissait cette inoxydable envie de chair humaine, il savait que même un régiment d'infanterie ne pouvait le stopper. Il dominait le monde, avait une longueur d'avance sur n'importe qui. Il était cette semelle de militaire, capable d'écraser des fourmis par centaines, par milliers, d'un simple geste. Cet aigle majestueux, si puissant, sommeillait en lui depuis quarante ans sans avoir pu s'exprimer ! Tout était si limpide désormais, le tunnel entre une conscience ramollie et un subconscient brûlant était enfin creusé. Désormais, de trépidantes nuits l'attendraient bras ouverts.
Une fois dans les bras de Morphée, il s'envola dans ses rêves après s'être régalé des informations de 13 h 00, où, indirectement, on parlait de lui. D'illustre inconnu, il passerait bientôt à star…
Un cerf-volant, fascinant oiseau, dessina dans l'éther azuré des figurines couleur pastèque et coco, qui s'élevaient en tourbillonnant dans un vent chaud parfumé par les vers de Baudelaire. Sur l'horizon, ligne parfaite entre deux bleus magnifiques, une colonie de nuages floconneux partait en randonnée, poussée par les doux chants des albatros énigmatiques ainsi que par les rires abusifs d'une cavalerie de goélands sans soucis. Un chien au museau affiné, une tortue à la carapace d'albâtre, et même un hippopotame un peu traînard, gueule ouverte, constituaient la joyeuse troupe. Tout autour, des flonflons légers mêlés à des comptines imaginaires ondulaient avec la grâce d'un premier jour de printemps, berçant les oreilles malicieuses des chanceux qui savaient les écouter. Sur l'esplanade aux pavés brûlants ensablés d'or, derrière, les cris de bonheur des enfants, perchés sur des chevaux de bois, installés dans des tasses à café, ou cochers dans des carrosses de Cendrillon, s'élevaient sans peine pour rendre le moment plus magique encore. Les yeux emplis de joies ineffables et d'amours saintes, des couples rêveurs longeaient la plage en s'inondant de bisous aux ailes de papier. Warren somnolait, les mains plongées dans le sable aux grains de bonheur, massé dans le dos par les rayons tièdes du soleil et caressé aussi dans la nuque par une bise molle qui volait ses rimes au poète. La mer qui écumait au loin, faisant le bonheur des baigneurs, le berçait délicatement de sa chansonnette perpétuelle.
Il était bien, heureux comme du sirop de menthe dans un grand verre d'eau. Cet instant devrait durer toujours, il ne devrait pas exister de lendemain, ni de lois, ni de travail. Que les odeurs des barbes à papa d'autrefois, les glaces à l'eau d'antan, que des marmots qui courent et qui dansent.
Il repensait à sa jeunesse, jadis, lorsqu'il s'amusait dans les immenses champs de blé blonds, infinis, les épis valsant sur des airs soufflés par Éole et lui chatouillant le dessous des bras.
Sam et lui constituaient leurs réserves de maïs, ils en enfournaient dans les poches de leur salopette, dans leur tee-shirt, dans leur culotte, les engrangeant tels d'habiles écureuils pour ensuite déclencher une bataille magistrale sur terrain neutre, nichés derrière des meules de foin qui sentaient bon la campagne. Puis le fermier, cimenté à ses gros godillots, soudé à sa casquette de pêcheur, les poursuivait, une pierre de granit à la place du poing. Mais il était bien trop lent pour les inquiéter, et alors ils riaient, avec des rires qui s'élevaient plus hauts que ne pourraient jamais se hisser ceux de tous les adultes réunis. Il se rappelait aussi à la saison des marrons, quand ils en amassaient des sacs et des sacs à ne plus savoir qu'en faire, le soir en revenant de l'école. Leurs cartables bourrés de parpaings de connaissance ne les empêchaient pas de faire leurs emplettes, minutieusement, religieusement. Ils les camouflaient dans leurs endroits secrets, dissimulés avec précaution derrière des paquets de feuilles rousses ou des champignons complices au milieu du bois de la mairie. Puis ils les ressortaient trois mois plus tard, en plein hiver, les exhibant devant leurs camarades comme des pièces de collection, pour ensuite les vendre dix centimes pièce.
Si vous aviez vu la queue qui s'impatientait pour dégotter ne serait-ce qu'une poignée de ces perles rares !
Oui, c'était ça, la vraie vie, pas de gratte-ciel, pas de pots d'échappement, pas de sonneries de téléphone. Il se demandait entre quelles eaux pouvait bien naviguer Sam à ce moment.
Sans doute se prélassait-il au milieu d'une île paradisiaque, bercé par des vahinés à la peau de rose et aux senteurs exotiques. Qu'est-ce qu'il aimerait le rejoindre, ils pourraient ainsi jouer, comme avant…
22 h 08. Lionel s'imprégnait attentivement des instructions que lui dictait Sam. Il était déçu, ce soir-là, il ne tuerait pas. Une faim aiguë lui grignotait déjà les intestins.
— Donc, ta mission consiste à me repérer deux ou trois victimes potentielles, dit Sam, lui posant une main sur l'épaule.
Tu sais que c'est un travail de confiance, ce que je te demande là ?
— Oui Sam, je le sais.
— Il faut être extrêmement discret et prudent. Tu vas te rendre de l'autre côté de Paris, banlieue sud. Suffisamment loin du village d'hier pour ne pas prendre de risques. Ton but : trouver l'endroit le plus accessible et le plus isolé, pour qu'on puisse se charger de la pourriture qui y habite.
— Ouais ! On va se la faire cette sangsue ! Je lui arracherai les boyaux !
Sans attendre, Sam lui allongea une gifle, sèche et détonante.
Lionel, ou plutôt la partie animale de Lionel, était un peu trop volatile à son goût. Surtout, montrer dès le premier jour qui était le valet de trèfle et qui était le roi de pique était une priorité, sinon il ne le contrôlerait plus, il ne les contrôlerait plus. Promis à un bel avenir, Lionel était un bon élément, par conséquent le perdre contrecarrerait ses projets à court terme. De surcroît, il commençait à l'apprécier.
— Écoute-moi bien ! On n'est pas à DisneyLand ici ! On tue pour de vrai, on ne fait pas semblant ! Tu fais ce que je te dis !
Pas plus, pas moins. Comprends bien que moi aussi, j'ai envie de tuer, mais qu'on ne peut pas faire ça quand on veut, où on veut. La police aurait vite fait de nous tomber dessus ! Nous sommes une entreprise, et toute société demande de l'organisation, de la logistique, de la préparation. Les à-peu-près n'ont pas leur place ici ! Suis-je bien clair ?
Lionel se frottait la joue, grimaçant. Toutefois ses yeux, deux châtaignes qui germaient, brillaient toujours, de compassion, de respect, de redevance.
— Oui patron ! riposta-t-il du tac au tac.
— Très bien ! Je continue… Voici les pages jaunes, un annuaire et un guide des métiers. Comme tu peux constater, il y a le choix. Notaires, fonctionnaires de police, inspecteurs des impôts, et tout le tralala. Tu pioches des adresses là-dedans, tu te rends sur les lieux, et tu étudies la manière dont on peut entrer, l'isolement de la maison, présence ou pas d'autres personnes… Voici une grille que j'ai élaborée. Tu cocheras les cases comme il faut, et rempliras les zones si nécessaire. Est-ce que cela te paraît clair ?
— Oui, c'est bien clair, j'ai compris, répéta Lionel qui retrouvait son entrain.
— Voilà qui est une bonne chose ! Suis-moi, tu as bien mérité ton repas !
D'un pas pressé, il se dirigèrent vers la grange. La tête du hibou, péché à son endroit habituel, jouait les gyrophares de police. Sam s'empara d'un sac-poubelle de dessous des lattes de bois, pour en ôter une jambe d'huissier complète, encore intacte, qui aurait presque pu être greffée sur un cul-de-jatte.
Elle pesait son poids, et cet idiot de Lionel n'avait même pas pris le temps de lui enlever le soulier verni.
— Tiens, coupe-moi ça en deux, je prends la cuisse, toi tu n'as qu'à te charger du mollet !
— Super ! Regarde-moi ça ce beau morceau !
De sa force titanesque, il arracha le membre devenu dur comme une coque de noix. La rotule explosa dans un craquement moisi avant de rouler sottement sur les planches pour terminer sa course contre le mur. Le grand-duc, spectateur émérite, hulula des pics à glace pour montrer que lui aussi aurait bien participé au festin. Sam s'empara de sa pièce de choix, facilement assimilable à un jarret de porc, puis la renifla à la manière d'un œnologue qui s'attaque à un Châteauneuf-du-Pape. Moins puriste, Lionel ne se souciait pas de ces détails, arrachant les muscles jumeaux aussi simplement que lorsque l'on décortique des cuisses de grenouille. Après tout, c'était l'identique en un peu plus gros. Il s'appliqua tout de même à déchausser le pied, il avait faim, mais pas au point de mâcher du cuir.
— Qu'est-ce qu'il pue des pieds celui-là ! Il aurait pu faire un effort, quand même !
Le visage empourpré, Sam esquissa un sourire de citrouille d'Halloween, avant d'intervenir.
— Nous en aurons encore une pour demain. Lundi soir, tu auras une nouvelle mission. Je viendrai avec toi pour voir comment tu te débrouilles, mais je ne te dirai rien, je regarderai, juste !
— Oui, tu verras, tu ne seras pas déçu ! répondit Lionel en sautillant de joie.
La nécessité engendrant l'efficacité, Lionel apprenait, en roulant, les règles essentielles à tenir sous peine de sanction immédiate. Elles étaient justifiées, et en plus, pas très difficiles à appliquer.
Règle numéro 1, et cela tombait sous le sens : ne jamais parler de quoi que ce soit à personne. De toute façon, lui le paumé délaissé du monde, n'avait pas âme à qui en causer.
Règle numéro 2 : toujours porter sur soi le petit bidon d'essence, le briquet et le couteau que Sam lui avait donnés. En cas de fuite impossible, il avait pour consignes de se mettre le feu au visage, puis de se faire hara-kiri du haut du thorax jusqu'au bas du ventre. Bien sûr qu'il s'exécuterait, sans aucune hésitation ! Les animaux n'ont jamais peur de mourir, ils ont juste peur de perdre.
Règle numéro 3 : ne pas oublier le cœur. Cet organe était le meilleur morceau de l'homme, donc il était pour Sam, pour lui seul. Et surtout, c'était l'image de marque de la société, sa signature inimitable, sa charte graphique.
Règle numéro 4 : Ne pas agir si l'on soupçonnait une entourloupe, où si les circonstances ne le permettaient pas.
Les règles suivantes, enfantines, étaient faciles à retenir.
Deux grosses heures plus tard, il errait à quarante kilomètres au sud de Paris, à Fontenay-le-Vicomte plus précisément. Plutôt habité par une clientèle huppée, l'endroit pullulait sans nul doute de ces insectes odieux qui ne demandaient qu'à être écrasés du talon. Il s'était déjà rendu à trois adresses, sans qu'aucune ne remplît les critères. La première demeure, celle d'un banquier, était plantée en plein centre ville. Il n'avait même pas rempli la fiche, se contentant de biffer la ligne dans l'annuaire. Plus en périphérie, la deuxième se situait à trois cents mètres d'un poste de gendarmerie. Bien que toujours possible, toute intervention houleuse était proscrite, la présence des moustachus à casquette bleue à proximité constituant de toute façon un critère de non-sélection. Simplicité et risque zéro avant tout.
La troisième fut la bonne. Il remplit soigneusement la fiche fournie par Sam. Il y indiqua l'adresse, le métier (notaire), ainsi que les informations suivantes.
Environnement : campagne.
Type d'habitation : chalet de bois.
Maison la plus proche : il cocha 400 mètres.
Sources lumineuses : Aucune.
Manière d'entrer : Par-derrière, baie vitrée de véranda.
Chiens : pas en apparence (il n'avait pas coché non, bien qu'il n'eût rien flairé.)
Nombre de personnes dans le foyer : il ne savait pas quoi noter là non plus. Il entendait l'homme parler, ce qui signifiait qu'il était avec quelqu'un. Il entoura Au moins 2.
Possibilité de sortir sans être vu : bonne. La maison donnait sur une départementale, mais l'arrivée d'un véhicule pouvait largement être anticipée, la campagne étant plate comme une galette des rois.
En revenant chez Sam, après avoir fait un plein d'essence — il avait fait pas moins de trois cent cinquante kilomètres dans la nuit —, il était fier tel un cheval de bois sur un manège. Les deux aiguilles de sa montre pointaient en direction du sol, et l'aube timide poignait. Sam piaffait d'impatience, mains sur les hanches.
— Alors dis-moi, que nous as-tu ramené là ?
— J'ai quatre personnes qui sont OK ! Bien situées, juste ce qu'il nous faut !
Sam frappa dans les mains pour témoigner de son contentement.
— Un notaire… un procureur… un détective privé… et un avocat… Oui, bon travail ! Je crois que nous allons faire de bonnes choses tous les deux !
— Je le crois aussi ! Je suis vraiment pressé de passer à l'acte, ça va être génial !
— Demain nous irons refaire un tour d'inspection, et je viendrai avec toi. Je veux jauger par moi-même, voir si tu as bien travaillé. Tu peux rentrer chez toi. Va te coucher, et à demain soir… Tu m'aideras aussi à trouver un moyen d'entreposer la viande. Car quand nous serons vingt, il faudra bien nourrir tout le monde… Ha ! Ha ! Ha !
Ce rire amer eut pour don d'énerver le grand-duc, qui décidément avait du mal à couler des nuits tranquilles ces derniers temps.
Warren, cloué dans l'ignorance par son incapacité à joindre le linguiste, avait dû jouer de fins artifices pour convaincre Beth qu'il dormirait encore dans le salon. Après avoir longuement préparé le terrain, il avait avancé qu'il préférait s'assurer que le danger ne rôdait plus, et surtout qu'il n'aurait jamais supporté qu'un malheur pût de nouveau les frapper. L'échéance de la dernière chance était mardi, et après, si rien n'avait été résolu, il devrait forcément expliquer la raison de son mariage avec le canapé. Une fois son épouse couchée, il déposa dans une assiette juste au pied du sofa une généreuse côte de bœuf, ainsi qu'un de ses poissons dans une soupière d'eau salée. Il y plongea une sonde chauffante, histoire que le roi de la mer eût tout de même une chance de vivre, même s'il finirait probablement au fond de son estomac. L'idée était d'une élémentaire simplicité : ces leurres plantés devant son nez lui éviteraient peut-être de ravager son jardin à la recherche de viande fraîche. Il avait dévoré un rat, sûrement parce qu'endormi ou dans un état secondaire, il n'avait pas eu le réflexe de se servir dans le réfrigérateur. Là, en ayant cette trousse de première nécessité à portée de main, son alter ego, celui qui agissait en traître, se laisserait sans doute berner. Il se serait bien collé les poings en pleine figure pour se punir, mais à quoi bon ? Il ne sombra pas avant trois heures du matin, et de toute façon, cela ne le dérangeait pas. Dormir était devenu son pire calvaire…
L'éternel 6 h 45, toujours là, fringant et pile à l'heure.
Pas de goût de sang dans la bouche… Absence de traces suspectes sur ses mains… Assiette vide par terre !! Poisson vivant, tellement heureux de nager !! Le traquenard, son propre traquenard envers lui-même, avait fonctionné ! Cet attrape-nigaud, auquel même un mouton de Panurge ne se serait pas laissé prendre, avait été d'une efficacité remarquable. Une joie démesurée, incontrôlée, l'embauma soudain. Un morceau de viande, un simple, un ridicule, un stupide morceau de viande avait suffi ! Hurlant intérieurement de bonheur, libérant des paquets de pensées malsaines, il monta sans faire de bruit puis tourna lentement la poignée. Porte fermée, paupières sûrement closes ! C'était parfait, tout allait pour le mieux ! Il alluma la télévision, l'esprit en paix, avant de se rendormir. Il avait gagné la revanche, restait la belle…
Dimanche, 14 h 12.
— Monsieur Wallace à l'appareil ! Dieu merci vous êtes enfin là, monsieur Neil !
— Oui, monsieur Wallace. Ça y est, j'ai mis la main sur ce fichu langage ! Du mongue !
— Du quoi ? beugla-t-il, fronçant les sourcils.
— Du mongue ! Parlé par une centaine d'individus en Guyane. En fait, ils ne vivent pas en Guyane à proprement parler. Ils résident quelque part dans l'Amazonie, en pleine brousse. Mais on en a recensé une partie aux frontières guyanaises, du côté de Saint Laurent du Maroni.
— Comment en avez-vous trouvé l'origine ?
— De vieilles connaissances… Mais là n'est pas réellement la question… J'ai sous la main la phonétique complète de ce langage. J'ai traduit les deux premières pages, difficilement, mais j'y suis parvenu… Pas évident, c'est mal écrit, pas facile de décrypter des inscriptions faites de sang et de boue… Ça n'est pas un livre des morts comme je le pensais. C'est un recueil d'expériences… Des gens y racontent probablement des aventures surnaturelles qui leur sont arrivées.
— Expliquez-vous ! De quoi s'agit-il exactement ? s'impatienta Warren, les flancs alourdis posés sur la cuvette des toilettes.
— Écoutez ceci… Première page… Attention, la traduction n'est qu'approximative, et il manque des mots. J'ai tenté de le rapprocher au maximum de notre manière de dialoguer.
— Oui, allez-y !
— « Je vois le noir… J'arrive attraper animal à poils. Moi plus fort. Moi tuer dieu du fleuve, je n'ai pas peur… » Voilà pour la première page.
— Comment, c'est tout ? dit Warren, déçu par la maigreur de l'information. Et ensuite ? Que voulez-vous que je fasse avec ceci, ça ne ressemble à rien ?
— Pas de panique. Vous avez bien vu comme moi qu'il n'y a qu'une trentaine de mots par page… La suite doit être beaucoup plus intéressante. Écoutez ça, c'est encore la même personne qui parle… Page 2… « Je mange animal moi avoir tué. Je dévore tout. J'ai faim, toujours faim. J'ai besoin de tuer animal. Pour moi survivre. Je suis pas dangereux pour femmes et enfants quand je mange. » Voilà, j'en suis arrivé à ce point.
Derrière, c'est une autre écriture, il va falloir que je déchiffre de nouveau… J'ai commencé la traduction aujourd'hui, vous comprenez…
— Sacré nom de Dieu ! Je crois que c'est exactement ce qui m'arrive ! Je vous avais expliqué que je me levais la nuit, et que je faisais des actes insensés sans m'en rendre compte ?
— Oui, je me souviens…
— Moi aussi, j'étais dangereux pour ma famille, j'ai bien cru que j'allais péter un plomb. La nuit dernière, j'ai mangé un rat dans le jardin ! Vous imaginez, un ragondin ! Je ne sais même pas comment j'ai réussi à l'attraper ! Et puis, cette nuit, j'avais placé bien en évidence une escalope de veau. Quand je me suis réveillé ce matin, je l'avais dévorée, et pour la première fois depuis une semaine je n'ai pas fait, permettez-moi l'expression, de conneries. Pourquoi ? Parce que j'avais mangé, je pense…
— Oui, c'est vrai que c'est similaire, quand on y regarde de près… Mais difficile de tirer des conclusions avec seulement deux pages. Le livre en comporte quatre-vingt-dix-neuf, je les ai comptées. J'ai aussi recensé treize écritures différentes, ce qui laisse présager treize expériences distinctes. Certains témoignages font six ou sept pages, peut-être découvrirons-nous à l'intérieur les chaînons qui vous manquent…
— Je… je vais vous laisser, ma femme descend… Je vous contacte demain, d'accord ?
— Non, plutôt mercredi, dans trois jours. Cela me permettra d'avancer, et demain je ne suis pas là…
— Très bien, nous verrons. À bientôt…
Sam avait passé son dimanche à rêvasser, jouant, grand enfant sage qu'il était, avec Miss huit pattes. Durant les journées, qu'il trouvait maussades et sans vie, l'inactivité, unique moyen pour se revigorer de ses nuits éreintantes et agitées, guidait son train de vie. Jaillissant d'une tanière logée au fond de son psychisme, l'animal exigeant lui pompait une bonne partie de ses ressources tant physiques que morales. Il savait qu'il était un loup. Non, il n'avait pas de crocs à la Dracula qui poussaient ou de poils qui lui germaient dans le dos pour le faire ressembler à une brosse de chiendent, et il ne hurlait pas non plus sous la pleine lune. En revanche, ses sens s'affinaient, sa force grandissait, et il était capable de faire des bonds incroyables. Les loups sont conscients qu'ils sont des loups, tout comme les humains savent qu'ils sont humains. Ils ont une âme, des pensées, des instincts, ressentent le danger, la rage, la peur, d'une façon beaucoup plus intense que ce que l'on peut se l'imaginer. Tellement ramollie par les lois qui régissent ce monde, la conscience n'est même pas capable de comprendre que c'est elle seule qui, pourtant, est à l'origine de ce phénomène.
Lui, il était les deux, homme le jour, homme-animal la nuit, ce qui le rendait aussi redoutable qu'un requin dans un bassin d'otaries. Une pure merveille de génie, d'intelligence, de force.
L'exaltation de vivre une telle aventure était si intense, que l'existence, la vraie, reprenait un sens. Il était capable de deviner que quelqu'un se trouvait derrière lui à cent mètres, sans même se retourner, il pouvait renifler des présences derrière des murs, il savait retrouver la maison de quelqu'un rien qu'en sentant son odeur sur le trottoir. Et tuer d'un simple mouvement de « griffes » faisait partie intégrante de ses nouvelles capacités. Au fond, il avait eu de la chance d'être cet animal, tout comme Lionel et l'aigle. Ils étaient si gracieux, malins, solides, et de redoutables prédateurs, des machines à tuer. Mais il était persuadé qu'un jour ou l'autre, parmi ses recrues, il engendrerait des crapauds baveux ou des lapins juste bons à se reproduire. Il s'était longtemps posé la question de ce qu'il réserverait à ces déchets. Il ne les tuerait pas, ou tout au moins pas sans une raison valable. Il les cantonnerait à des tâches de planification ou d'organisation, à condition qu'un crapaud soit capable de planifier quoi que ce soit.
Dans un avenir proche, quand la société prendrait de l'ampleur, il faudrait redoubler de prudence pour s'interdire les erreurs. Il ne sous-estimait pas le pouvoir de la police, ses systèmes performants pour trouver un poil pubien à trois kilomètres d'un cadavre ou son art de fouiller dans les excréments de mouche pour récolter une portion d'indice. Mais lui, il planait au-dessus de ces tueurs en série tout droit sortis de séries B à peine regardables. Ils étaient si peu à côté de lui, si insignifiants. Il était l'océan, ils étaient les grains de sable, il était la forêt, et eux les arbres. Oui, il allait laisser son empreinte marquée au fer rouge dans l'histoire, on le considèrerait, on le respecterait, même si, au fond, on le détesterait.
Tous les tuer, emmener les corps complets sans jamais laisser aucune marque, pour ensuite préparer un festin de roi autour d'une bonne table aurait été tâche aisée. Mais cela aurait-il eu tant de classe ? Là, après pareille démonstration, le nom de Sam Pradigton resterait forcément gravé à tout jamais dans les annales.