Certains faits étranges chiffonnaient Anna depuis nombre de séances. Quatre de ses patients s'étaient volatilisés sans qu'elle en comprît la cause. Yvan, le plus sérieux et le plus assidu de tous, n'avait plus jamais donné signe de vie. Puis Romuald, qui pourtant avait promis de suivre toutes les séances jusqu'à sa guérison, ne s'était présenté que deux fois. Et Sam, et Richard, qu'étaient-ils devenus ?
Elle avait fini par remarquer que Lionel, personnage inquiétant, s'entretenait avec des patients à chaque fin de réunions, puis disparaissait avec ceux que jamais elle ne revoyait. Difficile de croire à pure coïncidence. Aussi, en ce jeudi soir, avait-elle décidé de le surveiller. Il semblait si sincère durant les exercices, si paumé, quel fantastique acteur ! Puis, vers le milieu de la réunion, elle devina son manège. Il se plaçait toujours à proximité d'un patient nommé Éric, lui glissait de temps à autre un mot à l'oreille, le toisait de la tête aux pieds, lui envoyait des sourires, des clins d'œil malsains. Et ses yeux, si effrayants, si perfides, qui grossissaient comme des ballons lorsqu'elle éteignait la lampe pour les exercices de yoga, puis qui s'affinaient telles des lames de cutter lorsqu'elle rallumait ! Ils ressemblaient à des yeux d'animaux, de félin.
Quand en fin de séance, elle le vit s'effacer collé à Éric, elle se précipita vers la fenêtre : ils s'éloignèrent tous les deux dans une direction commune. À peine rentrée chez elle, elle fouilla dans ses notes des jours précédents. Oui, c'était bien ça !
Romuald, avant de disparaître : il avait fait les trois quarts de ses exercices avec Lionel ! Et ici, Yvan, idem. Et avec Sam…
Oui, ça coïncidait ! Elle eut soudain l'intime conviction qu'un lien étroit se tissait entre sa réunion et cette sombre histoire qui agitait les médias, et que Lionel était peut-être un de ces suppôts dont ils parlaient aux informations.
Le lendemain, elle appela le commissariat le plus proche, et lorsqu'elle vit débouler deux policiers endimanchés qui lui mataient plus les fesses qu'ils n'écoutaient ses dires, elle décida de s'adresser directement à la personne responsable de l'affaire.
Après être passée par une dizaine de standards différents, elle laissa un mot sur le répondeur de l'inspecteur Sharko. Puis, une fois enfermée à triple tour dans son appartement, elle se nicha au fond de sa chambre, se rendant brutalement compte qu'on se servait certainement de sa réunion comme d'un endroit de recrutement.
L'inspecteur, pourtant bénéficiaire de cinq jours pour faire le deuil de sa femme, avait refusé de se laisser abattre. À quoi bon pleurer la mort lorsqu'il était trop tard ? Agir, traquer, et tuer, telles étaient désormais ses obsessions. La haine et l'acharnement lui brûlaient l'esprit d'une flamme rouge, qui ne pourrait être éteinte que par la vengeance. Après une longue hésitation sur le pas de la porte, il largua ses affaires dans la cuisine sans prendre le temps de les déballer, puis gagna la route du funérarium, où sa femme ainsi que ses beaux-parents l'attendaient dans de belles petites urnes d'acajou.
Warren ne s'était pas encore réveillé. On lui avait déposé un plateau-repas à l'entrée de sa cellule capitonnée, et la purée, verdâtre, était déjà dure comme de la boue sèche. À 13 h 00, il s'agita graduellement pour ouvrir finalement les yeux. Pupilles dilatées, gorge asséchée et goût filandreux d'analgésiques l'accompagnèrent dans son retour à la réalité.
Il ne le remarqua pas tout de suite, mais uniquement quand il tourna la tête dans le coin de la pièce, derrière lui. Il sursauta, et son cœur à peine ragaillardi lui martyrisait déjà le thorax.
— V… v… vous ? Mais ?? Mais comment …
Il secoua la tête, se frotta les yeux. Sa vue se troubla un instant, puis ses rétines accommodèrent de nouveau. Oui, il était là…
Sacré bon sang !!!
À cette heure, Sharko se dandinait déjà avec Moulin à la porte de l'appartement de la psychologue. En fin de matinée, isolé dans le maigre bois qui s'étalait derrière le crématorium, il avait laissé les cendres s'égrener entre ses doigts comme du sable noir, en embrassant une dernière fois sa femme dans ses pensées.
De retour au bureau, une fois imprégné du message mystérieux sur son répondeur, il repoussa la conférence de presse en attendant de voir s'il tirerait le gros lot avec cette Anna.
La thérapeute résidait dans une banlieue huppée, à l'intérieur d'une habitation immensément grande pour une femme seule.
Le magnifique piano à queue qui souriait au milieu du séjour et la parfaite copie d'un Matisse rehaussé d'un cadre bordé d'or ne laissaient nul doute sur son goût pour les objets de grande valeur. Aux premiers abords choquantes, les couleurs ainsi que la décoration étaient si somptueusement agencées qu'elles seraient venues à bout des esprits les plus cartésiens de ce monde. Moulin roulait des yeux, impressionné à la fois par l'endroit mais surtout par la femme de l'Est.
— Mademoiselle Petrovik ? Bonjour, inspecteur Sharko, et voici l'agent Moulin.
— Entrez, je vous en prie…
Elle passa sa tête dans le couloir, à gauche, puis à droite, avant de fermer la porte. Elle leur expliqua ses doutes, après leur avoir proposé un verre qu'ils avaient tout naturellement refusé. L'inspecteur sortit le portrait-robot de sa pochette pour le lui planter sous les yeux. L'effroi s'empara d'elle instantanément, l'inondant d'une sueur froide.
— Il… il était à ma réunion au début. Ce sont ses yeux, si étranges… et… et ce nez… Oui, c'est bien lui ! Mais… quel est le rapport ? Ne… ne me dites pas…
Elle se mit les bras en croix sur le corps, comme pour se réchauffer.
— C'est bien lui qui est à la tête de cette tuerie que l'on peut voir aux informations !
Une parcelle d'espoir filtra par une toute petite lucarne laissée ouverte dans la tête de l'inspecteur. Anna, quant à elle, avait viré au blanc, malgré le fond de teint. Envahie jusqu'au bout des ongles par une anxiété palpable, elle allongea un regard hagard qui en disait long sur la terreur qui s'était installée.
L'inspecteur, impatient, poursuivit.
— Et vous savez où il habite ?
— Non… j'anime une réunion pour dépressifs… Ils sont tous anonymes… Je ne sais rien d'eux, à part leur prénom… Mon Dieu, lui !! Sam !!
Il nota : « Sam. »
Elle continua d'elle-même, rangeant ses deux mains jointes dans l'entrecuisse de son pantalon de cuir moulant.
— De… depuis une dizaine de séances, des gens disparaissent de ma réunion… Ils… ils peuvent s'arrêter quand ils veulent, mais… mais là, c'est bizarre, ils s'évanouissent comme ça, sans donner de nouvelles… Et ce Sam, Il ne vient plus… Pourtant des personnes disparaissent encore… à cause de Lionel…
Il nota : « Lionel », avant d'intervenir.
— Oui, ce doit être un complice. Ce Sam n'agit pas seul, il est aidé… Il avait énormément de questions à poser, mais ne passa pas par quatre chemins. Je… je peux vous montrer des photos de… cadavres ? Peut-être reconnaîtrez-vous ces gens…
Attention, ça n'est pas beau à voir, se devait-il d'ajouter.
Elle se leva, sortit un mouchoir d'un tiroir avant de retourner s'asseoir, se tamponnant les pommettes à la peau d'olive.
— Oui, allez-y… Donnez-les-moi…
Il lui tendit le portfolio contenant les photos de ceux qui avaient tenté de l'éliminer juste avant son départ pour la Guyane. Parce que ses yeux cristallins étaient encore vierges de si sordides images, elle tourna avec une vive appréhension la couverture de papier carton. Le premier tirage apparut, teinté de la cruelle réalité qui accompagnait chaque grain de pellicule.
— Mon Dieu !!
Elle plaça ses longues mains sur le visage, comme si le fait de cacher cette image de sa vue dissimulerait la véracité des faits. Elle respira un grand coup en s'essuyant le front.
— C… c'est Yvan !!
Moulin et Sharko se regardèrent. Ils avaient trouvé l'origine de la filière, le lieu où leur bête noire piochait ses victimes.
— Il… il a disparu… comme ça… sans…
— Prenez votre temps, mademoiselle, lança Moulin, qui voyait qu'elle avait du mal.
Courageusement, elle se baissa pour s'imprégner de la palette de clichés.
— Lui… je ne le connais pas… Ces… ces deux-là, ils sont du groupe…
L'inspecteur ne lui avait pas montré le portrait de celui au visage brûlé, qui, de toute façon, était méconnaissable. Elle referma le dossier, avant de le rendre fébrilement à l'inspecteur.
— Merci, mademoiselle… Vous pouvez nous donner d'autres informations ? Je sais que c'est difficile, mais nous devons le coincer… Il… il a tué ma femme… et la famille d'un de mes amis…
Il parlait de Warren. Perturbée par les flashes qui s'amassaient dans sa tête, choquée par le simple fait d'avoir enlacé ces hommes-là, elle était à deux doigts de craquer, cependant, témoignant une nouvelle fois de sa force mentale remarquable, elle se ressaisit.
— Je… je veux vous aider à le coincer. La prochaine réunion est mardi. Pas avant… Lui ne vient plus, mais Lionel si… Il était parti avec ces gens-là, sur les photos… Et hier encore, il a emmené un autre membre…
— On le tient presque, dit Moulin d'un air grave qui ne lui était pas habituel. Inspecteur, on va l'avoir…
— Cette fois-ci, il ne doit pas nous filer entre les mains ! confirma Sharko d'une voix qui ne laissait pas de place au doute. Mademoiselle, vous… vous êtes certaine de vouloir continuer ?
En temps normal, il lui aurait interdit de poursuivre, la remplaçant par un appât de la police. Mais beaucoup trop malins, les arrache-cœur auraient immédiatement flairé le piège.
— Oui… Il faut qu'il paie, répondit-elle, tapant de son minuscule poing sur l'accoudoir de son fauteuil. Pour tout ce qu'il a fait à ces pauvres personnes… Dites-moi ce que je dois faire…
— Rien, vous animerez votre réunion, comme d'habitude ! dit l'inspecteur, se levant de son siège mais gardant les deux mains à plat sur la table. Pendant qu'il sera avec vous, nous placerons un émetteur sous sa voiture. Il nous mènera directement vers la ruche… Il n'y aura plus qu'à tomber sur la reine…
Moulin intervint, enrichi d'une idée.
— Je pourrais me mêler au groupe ? Je pourrais le surveiller de près !
— Non, trop risqué, répondit l'inspecteur en secouant sèchement la tête. Il pourrait se douter de l'arnaque… Nous vous mettrons un micro, mademoiselle, et nous serons en bas, pas loin… Dommage que ce ne soit que mardi, quatre nuits complètes nous en séparent. Et Dieu seul sait le mal qu'il va encore faire autour de lui… Merci mademoiselle ! Merci pour tout ! Grâce à vous, nous allons les coincer. Nous allons vous placer sous surveillance policière… Voici mon numéro direct, chez moi… N'hésitez pas à m'appeler en cas de besoin…
Elle les raccompagna sans oublier de se cloisonner. La pensée que ces assassins l'avaient approchée tapissait de toute sa force son appartement devenu incroyablement froid.
En sortant de l'ascenseur, Sharko fit un signe de la main au jeune policier.
— Moulin, je vous abandonne… Je passe prendre Neil à l'hôpital… Après, nous allons voir Wallace… Lui aussi, il a besoin de soutien… Nous y aurons laissé une sacrée partie de nous-mêmes dans cette histoire…
Warren croyait toujours halluciner.
— Comment êtes-vous entré ?
L'homme tendit son doigt noueux et crochu, sans pour autant décrocher une syllabe.
— Par-là ? Mais… mais comment est-ce possible ? balbutia Warren, sur le qui-vive.
Un tas de petites plumes — les plumes jaunes de la superbe linotte —, étaient éparpillées tout autour de lui. Les yeux ronds, Warren poursuivit son monologue.
— Mais… La linotte, elle… elle est où ? Elle… elle vous appartient ?
L'homme ne se leva pas. Il ouvrit la bouche, arborant encore moins de dents que la fois dernière, dans la bibliothèque. Il avait l'air d'avoir dix ans de plus, et portait encore ce fameux pull rubis, toujours aussi impeccable. D'une voix sage et mourante, l'octogénaire annonça :
— Je suis la linoooote…
Les lettres qui sortaient écorchées de sa gorge indiquaient qu'il n'en avait plus pour longtemps. Aussi aberrant que cela pût paraître, Warren le crut sur-le-champ. Les cris d'oiseau mêlés aux grognements de la réceptionniste, dans la bibliothèque, c'était lui !!
— Mais… mais comment c'est possible ? Pour… pourquoi ces livres ? Pourquoi avoir disparu ? Vous… vous saviez… Vous auriez pu éviter tout ça… Pourquoi ?
Les pupilles de l'homme-oiseau abandonnaient leur pigmentation pour se transformer en une infinité de minuscules points blancs et gris.
— Je… je maîtrise le pouvoir de cet homme… Il s'en sert pour faire le mal… Je… fais le bien avec… Les… les oiseaux… emmènent… les âmes des défunts… au Paradis… C'est leur mission… Ce sont des… guides… Ils…
À presque chaque mot, il s'efforçait de reprendre sa respiration. Le sang ne circulait plus sur son visage.
— Tuez-le… Vous… vous libérerez… tous les autres… J'ai… tenté de sauver ces âmes… J'ai… échoué parfois… J'arrivais… trop tard… A… approchez-vous…
Il leva le bras, grimaçant de douleur. Warren se courba lentement. Dès lors le vieillard, qui se faisait doucettement caresser par la mort, l'enlaça.
— Je… vieillis… si vite… quand… je… suis… humain…
À une vitesse ahurissante, ses fossettes se mirent à se creuser, ses globes oculaires à sécher. Puis la peau sur ses lèvres se fendit en quartiers, tandis que ses cheveux tombaient par paquets sur le sol. Il cloua sa bouche ouverte sur celle de Warren, qui l'ouvrit mécaniquement, et posa sa main sur son crâne. Une boule compacte, poilue, remonta le larynx de Warren qui était incapable de respirer, à la limite de l'étouffement. Il essaya de se détacher des lèvres de ce fantôme, mais le pseudo-squelette avait rassemblé ses dernières forces pour l'immobiliser. La masse traversa le fond de sa gorge avant d'être aspirée par le vieillard. Warren se roula sur le sol, les deux mains sur la pomme d'Adam et crachant tel un noyé qui revient à la vie après un bouche-à-bouche.
— V… vo… tre… femme… et… vos… enfants… vous aiment… Ils… sont bien…
Warren rouvrit les yeux pour découvrir un frêle oiseau qui gisait sur le sol à la place de l'envoyé de Dieu. Il passa délicatement le bout de ses doigts sur les petites billes noires sans vie, qui furent recouvertes par de menues paupières de peau. Ensuite, formant un nid avec le creux de ses mains, il y déposa le mince corps tout chaud puis le serra contre son cœur, versant de silencieuses larmes. Ce frêle messager, c'était le bien ! Il le déposa délicatement au milieu de son lit, continuant à lui caresser son crâne, fine coquille d'œuf. Son plumage se mit soudain à frissonner. Warren s'approcha, main sur la gorge.
Une nouvelle surprise se tramait à l'intérieur du volatile ! Son ventre se gonfla, puis se craqua sans un bruit. Enveloppées d'une maigre pellicule de placenta, deux longues pattes velues tâtèrent le terrain. Warren s'éloigna, happé par une terreur aigre.
Le corps continua à se craqueler sur toute sa longueur, pour finalement s'ouvrir en deux, tel un oeuf en chocolat. Une araignée difforme, noire, enfantée par les entrailles du volatile, en sortit. Son abdomen monstrueux, luisant comme s'il venait d'être lustré, exposait une fine croix blanche qui faisait ressembler le corps au drapeau d'un bateau pirate. De minuscules bulles de salive s'organisaient entre ses deux mandibules qui s'agitaient latéralement comme le feraient les lames d'un sécateur. Elle lorgna durement Warren, prête à jaillir, mais avait toujours les pattes arrière coincées à l'intérieur du moineau. Acculé contre le mur, gélifié et à la limite de la crise cardiaque, il se sentait incapable d'affronter sa peur, emmurée à ses côtés dans cette pièce. Il tambourina de toutes ses forces sur la porte en hurlant, effort vain puisque les tronçons coupe-feu étouffaient ses cris. Il cognait, cognait, désespérément. Il ne la quittait pas des yeux, cherchant un ustensile pour l'écraser. Pas une arme dans ce caveau, à part le plateau-repas sur le sol. Faute de mieux, il ôta une de ses claquettes. Outillé si maigrement et paraplégique de ses moyens, il s'avança cependant d'un pas. Le répugnant arthropode, qui grossissait à vue d'œil pour atteindre pratiquement la taille d'un poing, crachait une sorte de mousse blanchâtre, propulsant un puissant jet parfaitement ajusté qui lui atteignit presque le visage. L'esquivant de justesse, il se scotcha derechef contre le mur, bras écartés. Le liquide expulsé par la couturière à ses heures attaqua la moquette pour la digérer en moins de dix secondes, générant une émanation acide qui emplit instantanément le cageot à lapins de toute sa puanteur.
Warren hurlait toujours, contrairement à ses deux voisins qui imitaient ses cris et se moquaient de lui, en explosant de leurs bonds les ressorts de leur lit. Il lança la sandale qui la frôla. En riposte, l'arachnide lui allongea un filet de poison qui lui lécha presque les pieds. Sûre d'elle, la tisseuse bondit jusqu'au rebord du lit pour l'atteindre plus facilement, tandis que ses mandibules oscillaient de plus en plus rapidement comme pour générer une nouvelle réserve de venin. Dos dans le coin formé par le mur et la porte, il ne pouvait s'éloigner plus. S'il n'agissait pas dans l'immédiat, elle le consommerait à distance.
Il s'approcha, courbé et utilisant le plateau-repas comme bouclier. Déjà rechargée en munitions, elle essaya de lui vomir sur la jambe, giclée qu'il para de peu à l'aide de sa protection providentielle. Le plastique se troua aussitôt, émettant un bruit de pneu qui crève. Warren avait dix secondes, le temps qu'elle recharge, aussi il jaillit, bras levés. Au moment où il allait frapper de toute sa hargne, la massive boule à huit pattes s'éjecta pour glisser dans les plis des couvertures du lit. Tel un détraqué, il cogna partout sur le matelas aux endroits où le tissu ondoyait. Il leva les draps, elle n'était plus là. En un plongeon, il se plaqua sur le sol pour lorgner sous le lit, serrant le plateau par la tranche pour l'utiliser comme couperet. La fille du Mal courait sur la moquette dans sa direction, les deux mandibules à ras du sol comme un chasse-neige ! Le dévorant du regard de ses dizaines d'yeux globuleux, elle lui sauta au visage, et il eut à peine le temps de rouler sur le côté pour l'éviter. Elle revenait à la charge, plus furieuse que jamais, désormais aussi grosse qu'une boule de bowling ! Ses huit pattes de la taille de pinces de crabes se synchronisaient parfaitement, alors que ses griffes, semblables à des crocs de loup, arrachaient sur leur passage des mailles de moquette. Il feignit de ne pas bouger, et, comme lorsqu'on fait un coup droit au tennis, lui administra un coup de plateau alors qu'elle était en plein vol. Il réussit à peine à la décaler sur le côté, tellement elle était lourde ! Il se plaça sur le matelas, et dès que son corps, monstrueuse boule de suif, réapparut de dessous le lit, il sauta pieds joints sur la croix blanche. L'abdomen ne craqua pas tout de suite, exploitant son maximum d'élasticité tel un ballon de baudruche. Puis finalement, troué en son centre comme une bouée, le monstre au baiser empoisonné explosa. Un jus épais s'incrusta dans la moquette, tandis que les pattes restèrent plantées exactement là où elles se trouvaient avant l'impact.
— Je t'ai eue, sale putain !! maugréa-t-il en se relevant.
Il piétinait encore, de la même façon que le font les vendangeurs dans une volumineuse bassine de raisin. Ses pieds semblaient tout droit sortis d'un bain de lait, criblés d'espèces de pelures de peau. Après s'être abondamment rincé les orteils, il retourna auprès de la carcasse de l'oiseau pour finalement l'envelopper dans une serviette en papier. Il le déposa tendrement au fond de sa poubelle, avant de s'allonger pour reprendre son souffle.
Cette chose, qui est sortie de ma bouche… C'était… elle, c'était l'araignée !! C'est… c'est elle qui m'envahissait, toutes les nuits !! Oui ! L'eau de javel, pour dissoudre les corps ! Les araignées digèrent leurs proies de l'extérieur, avant de les manger ! Elles les remplissent de venin, et ensuite, elles les aspirent ! Les deux trous, c'était pour l'injection, comme deux crocs !! Ma peur soudaine des araignées !! Elles… elles se dévorent entre elles, elles se redoutent !!
Profondément dégoûté par l'idée de savoir que ce monstre avait été en lui, il se grattait à sang, comme si le fait de se stigmatiser de la sorte le nettoierait de l'intérieur. Il savait qu'elle n'était pas physiquement en lui, du moins l'espérait-il, mais le petit vieux, l'oiseau, avait réussi à la faire se matérialiser pour pouvoir finalement l'extraire. Quand il se rendit compte qu'il empourprait les draps et que des morceaux de peau s'accumulaient sous ses ongles, il s'arrêta brusquement.
Une clé tournait dans la porte.
— Monsieur Wallace, vous avez de la visite ! Qu'est-ce que c'est que ça ??
L'infirmier pointa son doigt en direction du mont visqueux.
— C'est… c'est une araignée… Je l'ai écrasée… Elle était monstrueuse…
Écœuré, le mastodonte fronça les sourcils.
— Vous rigolez ou pas ? C'est… impossible !! Il considéra la double rangée de pattes, encore plantées tels des piquets de tente. Mais d'où ça sort, bon sang ??
Warren l'attendait déjà dans le couloir. La blouse blanche, encore toute retournée, l'emmena dans une salle de repos où Sharko et Neil l'attendaient, la bouche semblable à une fine cicatrice.
— Bonjour messieurs… Inspecteur… je… je suis désolé pour votre femme… J'ai appris… Les infirmiers me l'ont dit…
L'inspecteur se leva pour le prendre dans ses bras, tandis que Neil lui caressait la main.
— Je suis désolé pour vous… Tout… tout ce qui vous arrive… Votre femme… vos enfants…
— Je vous présente mes sincères condoléances, compléta Neil, abattu. Je suis de tout cœur avec vous…
L'accompagnateur, qui se rendit compte qu'il était de trop, disparut dans le couloir, puis s'enfonça discrètement dans la chambre de Warren pour lorgner d'un peu plus près la bizarrerie éclatée sur la moquette. Les deux hommes, veufs, ne purent s'empêcher de verser une larme. Après une longue étreinte, qui fit un bien incommensurable, ils s'assirent autour de la table ronde.
— Il… il faut le crever, ce salopard, murmura Warren, balayant les alentours pour voir si personne n'écoutait. Je… je veux le tuer de mes propres mains… Je veux lui faire tout ce qu'il a pu faire aux autres…
— Nous tenons une piste, dit calmement l'inspecteur qui n'en pensait pas moins. Nous ne sommes pas loin de le coincer… Mardi, nous serons fixés…
— Expliquez-moi…
— Il pioche ses exécutants dans des réunions de dépressifs. Ces gens-là n'ont pas de famille, ils sont faibles, et peuvent se laisser facilement intimider. En Guyane, nous avons appris que cet homme possédait le pouvoir de faire ressortir la partie animale de chaque être humain… Il les transforme, et ils tuent pour lui… Ils éliminent des représentants de l'ordre, de la loi, et ils se nourrissent de leur chair…
— Écoutez-moi, inspecteur, le coupa Warren. J'ai quelque chose à vous dire…
Il leur narra l'épisode qui venait de se produire avec l'oiseau. Comment il était parvenu à chasser, du moins le pensait-il, l'animal qui dormait en lui et qui se manifestait durant la nuit. Neil, qui n'avait pas encore pleuré aujourd'hui, avait versé une larme à la fin du récit.
— Cet homme était sur Terre pour faire le bien autour de lui, vous comprenez ? termina Warren.
— Les traces d'oiseau, sur les lieux du crime… Moulin me les avait fait remarquer, la première fois. Puis l'autre fois, chez le notaire ! C'était lui ! Il venait libérer ces âmes ! Vous… vous croyez qu'il…
Il baissa les yeux, puis les releva, humides.
— … qu'il est venu aussi, pour ma femme ?
— Je pense que oui… Il m'a dit qu'il mourait heureux, parce qu'il avait réussi sa mission…
L'inspecteur se redressa un peu, s'essuyant le coin des yeux du bout de la manche. Il se sentait soulagé, un bien maigre soulagement.
— Il… il va falloir attendre mardi pour avoir une chance de le coincer ? se rendit compte Warren, prêt à semer une nouvelle série de gouttes salées.
— Malheureusement oui… La réunion n'a pas lieu avant… Il… va encore avoir le temps de frapper…
— Le… petit vieux m'a dit une phrase importante… que si on le tuait, on libérait tous les autres… Je pense qu'il est une espèce de générateur, et qu'il réussit à entretenir leur état animal…
— Ce serait une chance pour nous… Sinon, nous n'en viendrons jamais à bout… Tuez-en un, il y en a cinquante autres derrière… Prions, prions pour que ça marche… Ce… Sam… on va le coincer.
Les neurones de Warren connectèrent séance tenante ce qu'il venait d'entendre à des zones de mémoire encore endormies.
— Sam ? Vous… vous avez dit Sam ? J'ai… j'ai connu un Sam, autrefois !
L'inspecteur sortit une feuille plastifiée.
— Ça vous rappelle quelqu'un ?
Sa tête s'alourdit soudainement. Des flashes, des centaines de flashes, vinrent faire écran au fond de ses rétines.
Marronniers… champs de blé… rires… bagarres… école…
— C'est… C'est lui, c'est lui bon sang !! Sam, Sam Pradigton !! C'est lui !!
L'inspecteur nota, excité : « Pradigton. » Warren termina de faire le rapprochement.
— Ne… Ne me dites pas que…
— Si, c'est lui, le coupa l'inspecteur, c'est bien lui ! L'homme blanc, dans le livre… Le tueur, l'assassin, c'est lui !!
— Il… il a osé tuer ma femme !! Beth, il la connaissait, il l'adorait !! Pas lui !! Mes enfants !! Il les a achevés comme ça, comme des animaux !!
Il ne pleura pas, dominé par une intense colère. Cette haine qu'il avait cherchée depuis si longtemps était désormais solidement enracinée dans ses pensées.
— Je… Je veux le tuer…
Il serra les dents, elles grincèrent.
— Vous ne vous souvenez pas s'il est venu vous voir ? demanda Neil, toujours à l'écoute.
— Non, rien… Rien du tout… Il serait venu chez moi, ce salaud…
— Neil, vous…
Agité de spasmes violents, Neil baignait dans une grosse flaque de vomi qui avait recouvert la moitié de la table. Warren se jeta à ses côtés pour le relever.
— Mais, qu'est-ce…
— Il a le paludisme ! clama l'inspecteur. Il l'a chopé là-bas, en Guyane. Il a des crises comme ça au moins une fois dans la journée… À l'hôpital, ils ont dit qu'il avait une chance sur deux d'y rester un de ces quatre… Mais dans tous les cas, il aura droit à ça jusqu'à la fin de sa vie…
— Bon sang… Pauvre homme… Il n'y est pour rien dans cette histoire…
— Il ne nous a apporté que de bonnes choses, dit l'inspecteur qui le tenait sous les bras. C'est grâce à lui si on en est là aujourd'hui… Je ne l'abandonnerai jamais…
Il allongea la peluche sur un fauteuil en lui caressant le front.
Alerté par les bruits, un infirmier accouru et resta figé en bordure de salle. Neil retrouva ses esprits après cinq bonnes minutes. L'inspecteur lui tapotait les joues.
— Heureux de vous revoir, Neil…
— Je… ça déménage ! On se croirait dans un train fantôme !
Comment réussit-il à garder le sourire avec ce qui lui arrive ? pensèrent simultanément l'inspecteur et Warren.
Sharko tourna la tête vers Wallace.
— Vous allez rester ici encore en observation quelques jours… S'il s'avère que vous n'avez plus rien, vous serez libre…
— J'ai… j'ai pourtant tué un homme, rappela Warren, qui n'avait de toute façon plus grand-chose à perdre.
— Tous les chercheurs qui ont étudié votre cas sont d'un avis commun, favorable. Vous n'êtes pas responsable. Vous serez tout de même jugé, et votre cas fera jurisprudence. Ils vous auraient gardé ici, si vous n'aviez pas guéri. Mais si vous n'avez plus aucun symptôme, ils n'ont aucune raison de vous retenir. Passez encore quelques bonnes nuits ici, retapez-vous, et mardi soir, vous serez de la partie pour tuer ce salaud. Quant à la presse, on va leur faire croire qu'on n'a ramené que dalle de là-bas. Le fumier se sentira en sécurité et plus puissant que jamais…
— Merci, inspecteur.
Sam soufflait. Ces crétins, même pas capables mettre la main sur la tribu, n'avaient ramené que du vent de Guyane.
Privés du moindre morceau de gruyère à se mettre sous la dent, ils lui laissaient champ libre pour agir, semblant même l'encourager, par si hurlante incompétence, à sévir de plus belle.
Fort, malin et suffisamment autonome, Lionel partait seul en mission désormais. Ce que Sam ignorait, c'est qu'en plus de son « travail », il faisait, en ouvrier appliqué, des heures supplémentaires. Ce samedi soir, il alla massacrer son juge d'application des peines sereinement, sans se presser, puis écuma les villages voisins à la recherche de pénates isolés. Rien que l'idée de savoir qu'à l'intérieur l'attendaient peut-être de jolies femmes l'excitait encore plus. Il pénétrait par-derrière à chaque fois et montait, comme d'habitude. Il lorgnait depuis l'entrée de la chambre dans le lit, et si elle ne lui plaisait pas ou si son ami d'en bas manquait de rigidité, il ressortait puis allait butiner ailleurs. Il ne tuait qu'en cas de nécessité, car Sam, si tatillon et organisé, s'apercevrait que le nombre de morts rapporté par les informations ne collait pas à ses objectifs. Ce soir-là, la troisième maison fut la bonne. La proie était seule, un cas d'école ! Pas spécialement belle, elle invitait cependant au plaisir en s'étalant nue langoureusement au-dessus de ses draps.
Sexe en avant, il se jeta sur elle tel un artiste de cirque qui vole vers son trapèze. Ensuite, il ouvrait le bal en lui allongeant trois claques en pleine figure, avant de la pilonner en ronronnant de bonheur, tandis qu'elle hurlait de douleur. À chaque fois qu'il sentait que le flot allait venir, il se retirait pour entretenir ce fugitif moment de bonheur, avant de la piquer de nouveau plus fort, plus vite. Puis l'instant magique venait, le foudroyant d'une cascade de plaisir. Une fois l'acte accompli, il lui défonçait le crâne de ses poings et la prenait sur ses épaules tel un sac de pommes de terre, soit pour la cacher dans le grenier, soit dans la cave.
En rentrant, profitant de sa notoriété, il ne justifiait jamais ses retards. Sam plaçait en lui une entière confiance, et en fait, il ne le trahissait pas, se récompensant juste lui-même pour son dévouement. Il avait autant pris goût au fruit défendu qu'à la chair humaine. Pourquoi le patron n'embauchait-il jamais de femmes ? Ils pourraient ainsi, d'animal à animal, s'offrir du bon temps à volonté sans prendre le moindre risque. Parce qu'il était incapable de se passer d'une nuit sans grimper au septième ciel et que, forcément, le chef finirait par s'en apercevoir, il lui fit part de son avis.
— Oui, pourquoi pas, dit Sam naturellement. Anna me plairait bien… Je me demande bien quel animal elle cache. Tu dis que quand tu as arrosé la femme de Sharko, t'avais encore jamais connu ça avant ? C'est… beaucoup mieux ?
— Ça n'a rien à voir… Sam, il faut que tu goûtes à ça !
— Bon… Nous verrons… Ça ne faisait pas partie de mes objectifs pour le moment… Ne précipitons pas les choses… Mardi, tu suivras Anna, pour voir où elle habite… Comme ça, on pourra aller lui rendre une petite visite sympathique, un jour ou l'autre… On vérifiera si tes dires sont exacts… Et si jamais c'était le cas, alors j'inclurai ce nouveau loisir dans nos activités…
Aiguisé par l'impatience de voir Anna à ses côtés, Lionel partit se coucher, se créant une collection de fantasmes qu'il s'efforcerait, dans les jours à venir, de rendre réels.
Warren ne portait plus sa croix de pénitent. Les nuits, il écrasait le traversin comme jamais, tout en s'enivrant du parfum suave des rêves dont il ne se rappelait même plus l'odeur. Il s'était réveillé presque heureux, ses enfants et sa femme étaient venus lui rendre visite dans son sommeil. Descendant de tout là-haut, leurs visages s'étaient approchés pour l'arroser de rires et de câlins. Quand il revint à la réalité, il n'exprima qu'un souhait : refaire le même rêve les soirs suivants. Une fois habillé, il se rendit aux abords de l'étang situé au fond de l'aire de promenade, une serviette en papier dans la main. Il se planta au pied d'un chêne, et creusa dans la terre souple un trou peu profond, pour y allonger le cercueil de son compagnon défunt.
Son bec cuivré dépassait légèrement, et il le remercia une dernière fois. Puis, lentement, il prit la terre dans ses mains, pour l'égrener en flocons au-dessus du caveau. D'un morceau de ficelle, de deux brindilles, il construisit une croix qu'il posa sur le petit mont de terre, laissant l'une de ses larmes s'enfoncer dans le sol. S'éloignant à reculons, il alla s'installer, seul, sur le banc où il avait embrassé pour la dernière fois sa famille. Le parfum de Beth flottait encore, les rires des enfants étaient accrochés dans le ciel. Il caressa les lattes de bois qui constituaient le banc rustique, s'esquissant le visage de sa femme dans la tête. Les enfants étaient lourds sur ses genoux !
Et ils n'arrêtaient pas de gigoter ! Arrêtez de bouger comme ça, les enfants ! Beth, dis-leur ! Puis ils avaient sauté pour courser les canards, alors les volatiles s'étaient envolés, couinant de rage ! Réchauffé par les derniers rayons de soleil de la belle arrière-saison, Warren se recueillit de longues heures. Demain, il rentrait chez lui. Bien qu'on lui eût trouvé un logement de remplacement, il avait insisté, plus entêté qu'un âne, pour ne jamais quitter la demeure qui avait abrité sa joyeuse tribu. Ça lui permettrait surtout de mûrir sa vengeance envers l'assassin qui, un jour, avait été son ami…
Sharko avait tout aménagé pour que Neil vînt habiter chez lui. Par politesse et parce que sa fierté le lui interdisait, l'homme à la taille réduite avait d'abord refusé, cependant lorsqu'il vit qu'en fait le policier avait autant besoin de son amitié que lui de la sienne, il se résigna. Chargé de deux maigres sacs de vêtements ainsi que de sa tonne de livres, il s'installa dans la chambre d'amis qui, en fait, n'avait jamais reçu âme qui vive.
— Alors, ça n'a pas été trop dur de quitter votre… pardonnez-moi l'expression… ruine ? sourit l'inspecteur.
— Vous savez, cette maison, elle était toute ma vie… Je suis né là-dedans, et puis j'y étais bien, moi… Son regard était teinté d'une mélancolie superficielle. Mais je dois avouer… Je serai quand même mieux ici !
— Vous… vous n'avez pas eu de crise, aujourd'hui ?
— Non, pas encore… Hier après-midi non plus… Je… je sais pas comment, mais je la sens en moi, cette maladie… Et je crois que je vais pouvoir la vaincre…
— Mais… mais c'est incurable, se prit la peine de rappeler l'inspecteur, pas plus défaitiste que réaliste.
— Je le sais… Mais je crois que le Monsieur, là-haut, il est avec moi…
Même si les diagnostics de l'hôpital, alarmants, barraient tout espoir, l'inspecteur en était arrivé à croire plus aux faits extraordinaires qu'à la science qui, de toute façon, n'avait pas sa place dans cette affaire.
— Et… pourquoi ce métier, traducteur ? C'est peu commun !
— C'est venu comme ça. J'ai toujours adoré les livres, les bibliothèques. Avec ma taille réduite, je n'ai jamais pu jouer comme les autres enfants, alors je me réfugiais au milieu de tous ces livres que vous voyez ici, autour de vous. Ils m'ont tant appris… Je les comprenais tous, même ceux qui n'étaient pas écrits dans notre langue… En fait, ce sont eux qui me parlaient…
L'inspecteur était admiratif, néanmoins la cruelle réalité ne laissait pas de place aux états d'âme.
— Bon… Il va falloir rester sur nos gardes cette nuit. On ne sait jamais, ils pourraient tenter de s'acharner sur moi…
— Non, ils vont vous laisser tranquille, répondit Neil d'un air plus que certain. Ils vous ont fait mal, c'était leur but… Et puis, ils croient que vous n'êtes sur aucune piste, alors il n'y a pas de raison. J'imagine qu'en ce moment, ils ont malheureusement d'autres chats à fouetter…
— Quand je pense que cette nuit encore une trentaine d'innocents vont y rester… Je… j'abattrai cet homme… Il ne s'en sortira pas comme ça… La prison, ce serait trop facile… J'aimerais tellement le voir griller sur une chaise électrique… Oui… faute de peine de mort, je l'éliminerai de mes propres mains…
Warren se retrouva enfin libre, une liberté qui l'emprisonnait à l'extérieur, sans famille. Une ambulance le déposa discrètement dans son allée avant de s'évanouir. Quand il passa devant la fenêtre de la cuisine, de l'extérieur, il jeta un œil mécaniquement pour voir si Beth s'y trouvait. Personne. Il poussa la porte. Fermée. Elle n'est jamais close quand il entrait, d'habitude. Il sortit la clé de sa poche puis s'avança, essayant d'entendre les cris des enfants qui d'ordinaire jouaient dans le jardin. La cuisine était froide, le salon aussi. Toutes les pièces, en fait. Il jeta son sac de vêtements sur le sofa, découvrant avec stupeur qu'un quart de ses poissons étaient morts de faim. Il les avait oubliés. Il se précipita pour nourrir ceux qui survivaient.
Ils étaient encore là, eux, au moins. Comme avant, ils dansèrent.
— Beth, viens voir !
Personne ne répondit. Il ôta les corps sans vie pour les placer dans un sachet, délicatement. Il les enterrerait plus tard. Il s'installa quelques instants dans le canapé devant la cheminée éteinte, presque austère. Juste pour se rappeler un peu, il se précipita pour l'allumer. Peut-être le visage de Beth se reflèterait-il dans les flammes. Les enfants ne couraient pas sur les lattes au-dessus de lui, ils ne gambaderaient plus jamais. Et le chien, où était-il ?
— Pepsi ! Pepsi !
Pas de jappements, plus de jappements… Le plus difficile fut de monter. Le bois craquait toujours. Ah, ces marches qui craquent ! Désormais, il serait seul à les entendre, pour l'éternité. Il grimpa, on lui avait dit que la chambre avait été… nettoyée… Il poussa la porte. Pourquoi diable s'attendait-il à ce qu'on lui sautât au cou ? C'était si vide, si silencieux, c'était simplement un cimetière sans tombes. Il s'assit sur le lit, à la place où dormait Beth, et pensa encore de longues heures, la tête dans les mains. En se levant, il vit au fond, dans le coin, un objet brillant. Sa bague ! Celle qu'il lui avait offerte à leur première rencontre ! Il la ramassa, l'embrassa, et l'anneau lui réchauffa le cœur. Elle avait promis que jamais elle ne l'enlèverait, et elle la lui avait laissée, à lui, pour qu'il pensât toujours à elle. Il ouvrit le fermoir de la chaîne en or qu'il avait autour du cou, puis la passa avec méditation à l'intérieur. Il ne la quitterait jamais désormais. Encore une cascade de souvenirs qui lui envahirent l'esprit. De bons souvenirs, cette fois. Il considéra aussi sa montre, sa belle montre, dardée d'une forêt d'aiguilles. Tim, Tom, ils la lui avaient offerte avec une joie si immaculée ! Elle était magnifique ! C'était il y a un mois !
Tout allait si bien alors… Comment en était-il arrivé là en si peu de temps ? La vie est si cruelle, la mort si perverse quand elle s'acharne sur vous sans raison. Il n'entra pas dans la chambre des enfants. Pas aujourd'hui, c'était trop dur. Demain, peut-être… Il se retrouvait seul au monde, avec tant d'amour à donner…