S.I.V. signifie Société d’Importation de Vins. C’est du moins ce que m’enseigne une plaque de cuivre vissée dans la porte du no 104, rue Lafayette.
Tout près, il y a un vaste entrepôt dont le sol est rougi par le vin répandu. Des gars en tablier de cuir manipulent des tonneaux.
Je renifle le puissant remugle de vinasse avant de frapper à un bureau vitré. Une voix revêche me dit d’entrer. Je pénètre dans cette espèce d’aquarium, mais je ne vois personne. Je regarde de partout et je finis par découvrir un truc noir, accroupi derrière le tiroir d’un classeur. Le truc noir se développe brusquement dans le sens de la hauteur. C’est une demoiselle d’une soixantaine d’années, fortement vierge, qui ressemble à une cigogne en grand deuil.
Elle a un pince-nez, comme sur les gravures anciennes et un chignon gros comme un ananas.
— Vous désirez ? me demande-t-elle d’un ton rogue.
— Un renseignement.
Je pose la bouteille de chianti.
— C’est à vous, ça ? je demande.
Elle flanque son nez pointu sur la bouteille et déclare :
— Parfaitement. Pourquoi ? Vous avez une réclamation à faire ?
Je sors ma plaque et la lui montre.
— Que se passe-t-il ? s’enquiert-elle, le souffle coupé.
— Je me suis mis dans l’idée de retrouver le gars qui a bu cette bouteille, figurez-vous…
Elle n’est pas ramollie de la calbombe, la vioque. Sans mot dire, elle regarde le numéro de rappel : puis, tout en le marmottant, elle va consulter un registre.
Elle feuillette son gigantesque bouxon en pointant une langue qui rendrait rêveur un caméléon.
— Cette bouteille a été livrée à l’épicerie franco-italienne, boulevard Barbès, dit-elle.
— Merci…
Je reprends ma bouteille.
Bonsoir, mademoiselle.
Au moment où je vais franchir la porte, elle n’y tient plus.
— Monsieur le commissaire, balbutie-t-elle.
— Oui ?
— Il s’agit d’un meurtre ? questionne la vieille fille avec des yeux gourmands.
— Non, dis-je, d’un viol…
Elle se trémousse.
— Quelle horreur ! Comment ça s’est-il passé ?
Soixante ans de refoulement se manifestent.
— Une vieille demoiselle, fais-je négligemment. Le sadique l’a déflorée avec un pic à glace… Ç’a été affreux…
Puis je les mets en réprimant une copieuse envie de me boyauter tandis que la vieille salive comme un escargot.
Le patron de l’épicerie est un gros type brun. Il parle avec un délicieux accent piémontais.
Je lui montre la bouteille. Je lui montre ma carte. Je lui montre mes yeux et tout ça le décide à collaborer énergiquement avec la police.
— Cesti bouteille, dit-il, jé savais : j’ai livré avec beaucoup 112, boulevard Rochechouart. Cesti clienté, boivait molti chianti. Tosta lé semaine jé livrais ouna grossa quantitate…
Il se met du baume dans le cœur, le mandolinier. S’il était rasé de frais je l’embrasserais.
— Le nom de ce client ?
— Doupone…
Il me faut quelques instants pour réaliser qu’il veut dire Dupont.
Dupont ! Angelino a l’imagination réduite lorsqu’il se francise.
— Vous le connaissez, ce zèbre ?
— Non. Jé né connais qué sa bonne. Oune vieille Italienne.
Il me le décrit, et je reconnais sans peine, dans le tableau qu’il m’en fait, notre bonne vieille Alda.
La voilà élue bonniche, à cette heure… Moi je veux bien.
— Ça colle, fais-je. Dites, vieux, vous devriez faire comme si vous ne m’aviez jamais vu ; j’ai dans l’idée que ça vous éviterait pas mal d’ennuis…
Il tourne au gris orange.
— Madonna, murmure-t-il.
Il est prêt à s’effondrer dans ses sacs de couscous.
Cette fois, je comprends que l’heure des grimaces a sonné. Angelino est bien dégourdoche, mais il commet des imprudences comme tout le monde, et sa bouteille de chianti lui aura attiré pas mal de soucis. C’est mon petit doigt qui me le dit, et, croyez-moi, mon petit doigt en connaît long sur cette question.
Je me rends au 112 du boulevard Rochechouart. Cela se trouve à côté d’un grand café. La concierge me dit que M. Dupont demeure au premier.
Probable qu’il est asthmatique, Angelino, car il a la spécialité des appartements peu élevés. Ou alors c’est qu’il tient à ne pas être loin de la sortie.
Je monte et je tire carrément la sonnette.
Un court instant s’écoule avant que la porte ne s’ouvre. Je m’attends à me retrouver nez à nez, soit avec Alda, soit avec un chourineur du genre Mallox. Erreur profonde.
Dans notre métier, il faut s’attendre à tout, et à rien de défini.
La personne qui tient le battant de la lourde écarté est un petit lot de première. Je ne sais pas si vous avez aperçu sur les canards la photo de miss Univers ? Eh bien, cette fille, c’est miss Univers multipliée par dix mille. La regarder équivaut à un voyage à Capri.
Imaginez une souris de taille moyenne mais roulée d’une façon que Léonard de Vinci n’aurait pu prévoir. Elle a une poitrine qui vous ferait traiter de « touche-à-tout », des yeux ardents comme de la braise, une bouche prête à consommer, brillante de salive, des cheveux d’un noir de jais et surtout un teint bistre formidable. Elle est ambrée. Ses joues ont la couleur de certaines faïences provençales. Elle porte une robe rouge et elle a un parfum qu’on doit lui expédier directement du Paradis.
— Qu’est-ce que c’est ? me demande-t-elle.
Un léger sourire fleurit sur ses lèvres charnues.
Quand j’ai une poupée ainsi baraquée dans mon espace vital, je sens ma moelle épinière se liquéfier et je ne me rappelle plus si la Seine coule d’Ouest en Est ou du Sud au Nord…
— Monsieur Angelino, fais-je.
J’avale ma salive. C’est comme si je gobais un paquet de coton hydrophile.
Elle accentue son sourire.
— Vous devez vous tromper d’étage, dit-elle. En tout cas je ne connais personne de ce nom.
— Vous êtes sûre ?
Son sourire s’évanouit brusquement.
— Mais, monsieur, fait-elle, sévère.
— Bon, dis-je précipitamment, en ce cas j’aimerais dire un mot à M. Dupont.
— De la part de qui ?
— Dé la part du beau-frère de la brouette à Lucas, celui dont le vélo perd de la valve, vous voyez qui je veux dire ?
Son visage antique s’empourpre.
Elle s’apprête à refermer assez violemment la porte, mais j’ai l’habitude de ces réactions et mon pied gauche bloque l’huis.
— Ah ça ! s’écrie-t-elle courroucée, vous avez des façons !
Elle se retourne et appelle :
— Charles !
Un grand gaillard paraît.
Il est tout pareil à un goal de football et, comme un goal, porte un pull à col roulé.
Ses cheveux sont taillés en brosse, son nez un peu de travers, ses yeux peu expressifs.
— Voilà, dit-il.
— Occupe-toi de cet homme, dit la beauté brune, il a des manières qui ne me plaisent pas…
Elle s’écarte de la porte et s’éloigne dans le vestibule.
Le goal me regarde.
— Que voulez-vous ?
— M. Dupont.
— C’est moi, dit-il.
— Je l’aurais parié, ricané-je.
— Dites donc, fait-il.
— On peut causer ?
— C’est à quel sujet ?
— Au sujet de ce que vous savez, et c’est pour parler de qui vous pensez, que je suis là…
Le ricanement, le persiflage c’est pas son turbin. Il fronce le sourcil en se demandant si je le prends pour une cruche ou quoi.
Je franchis le seuil.
— Entrez, dit-il enfin.
— J’ai un besoin urgent de parler à Angelino, dis-je. Et plus tôt je me trouverai en face de lui, plus vite vous serez débarrassé de ma petite personne.
— Angelino ! qui c’est ça ? dit-il.
La petite beauté a su comme toutes les donzelles, camoufler sa surprise, mais pour lui, ce pauvre endoffé, il n’en va pas de même. Il joue la surprise comme un nourrisson joue à la belote.
— Faites pas l’étonné, je ronchonne. Galopez prévenir le Rital qu’un de ses bons aminches a quelque chose d’ultra-confidentiel à lui dire.
— Ça… c’est un peu raide, dit-il.
Je n’y tiens plus, mes nerfs prennent l’initiative.
— Ça aussi, je lui dis en lui mettant un pain dans le bureau.
Le goal se casse en deux. Il ne s’attendait pas à ce que la conversation prenne cette tournure-là.
Sans lui laisser le temps de récupérer, je lui propulse mon genou à l’endroit crucial de sa personne. Il hurle comme un goret et s’écroule. Je finis de le réparer avec un coup de talon au cou.
Cette petite séance, bien que rapide, a fait un certain chahut. D’autant que mon goal, en s’effondrant, a renversé le porte-parapluies.
La sirène aux prunelles ardentes réapparaît.
Elle tient un pistolet à la main et elle semble décidée à l’utiliser contre moi.
— Stop ! je crie. Y a du trèfle dans le secteur, fillette. Un coup de seringue ameuterait les populations et vous causerait bien des ennuis, surtout s’il arrivait à destination.
Elle demeure immobile, le doigt sur la détente. Si cette dernière est sensible, il va m’arriver un petit malheur avant longtemps.
Je plonge brusquement à plat ventre.
Elle tire, la balle ricoche contre le mur.
Je roule comme un tonneau dans sa direction et je la fais basculer. Ceci au moment précis où elle ouvre le feu.
Une torsion et le feu lui échappe des paluches.
Je réussis à lui saisir le bras.
C’est le carrelage qui écope.
— Bon, on va peut-être avoir une conversation, fais-je.
Elle ne répond pas et se mord le poignet en regardant d’un œil épouvanté un point précis du vestibule. Je suis son regard et je m’aperçois qu’une de ses balles est allée se perdre dans la nuque du goal. Quand je dis se perdre, c’est une manière de parler, car vous admettrez qu’elle n’est pas perdue pour tout le monde…
— Je l’ai tué, fait-elle, incrédule.
— Un peu sur les bords, dis-je. Voilà ce que c’est, lorsqu’on est une vamp, de vouloir jouer avec des armes à feu.
— Charles, balbutie-t-elle.
— Inutile de l’appeler, lui fais-je, je n’ai encore jamais vu un mort discuter le bout de gras.
J’empoche son rigolo et me remets sur mes pieds. Galamment je lui tends la main pour l’aider à se relever. Elle accepte ma dextre sans réfléchir, puis, une fois debout, la lâche vivement, comme si c’était un serpent à sonnettes qu’elle tenait serré.
— Je vous arrête sous l’inculpation de meurtre, dis-je de mon ton le plus professionnel.
Je me dis que la fillette est seule dans la cambuse. S’il y avait du populo, il se serait forcément manifesté après une bataille navale de cette ampleur. Or, si elle est seule, je dois en profiter pour la confesser.
— Où est Angelino ? je lui demande.
— Je ne sais pas… de quoi vous parlez, balbutie-t-elle.
Bien rattrapé.
— Je veux parler du gros Rital qui a une femme délicieusement prénommée Alda.
— Je ne connais pas.
Alors le foutre me prend, et quand le foutre me prend, c’est comme quand la Garonne est en crue : ça fait du dégât.
Oubliant le sexe et la beauté de mon interlocutrice, je lui mets un double soufflet aller-retour qui l’étourdit et la fait vaciller. Je la cramponne par les épaules au moment où elle titube.
— Où est Angelino ? répété-je.
Elle secoue la tête.
Elle a du cran, la gamine.
— O.K., je fais, je connais des trucs amusants pour rendre les belles filles loquaces.
La tenant par le bras, je visite la turne.
Elle comprend deux chambres à coucher, une cuisine, une salle à manger, un salon, une salle de bains.
Il y a des bouteilles de chianti dans la cuisine et sur la desserte de la salle à manger.
En cherchant bien, je dégauchis une paire de ciseaux.
— Remets-toi, dis-je à la gosseline, et ouvre grand tes étiquettes. Je te propose un petit marché. Voilà : ou tu réponds à mes questions ou je te coupe les tifs au ras du bocal. Je suppose que t’as déjà vu une grognace tondue ? Si tu n’en as pas vu, je peux t’assurer que c’est pas jojo.
Je saisis la gnère par les crins.
— Non, non, fait-elle, épouvantée… je… je vais tout vous dire.