Y a une chose tout de même qui me rassure, c’est que le diable ne m’a jamais fait peur. J’aurais même tendance à le posséder dans certaines occases.
En somme l’affaire est, jusqu’ici, d’une simplicité absolue, Angelino manigance un sale coup au Quai d’Orsay. Il y avait un traître chez nous qui le rencardait ; j’ai réglé son compte à ce zigoto. On va passer le ministère des Affaires étrangères au peigne fin et décupler le dispositif de sécurité et moi, comme un grand, je vais essayer d’avoir une petite conversation avec Angelino. J’adore parler aux terreurs. Le supergangster, c’est ma folie, parole ! Si j’étais aux as, je crois que j’en ferais la collection.
Le seul empoisonnement, c’est que Angelino se trouve quelque part dans l’univers et que je n’ai pas la moindre idée de ce que peut être ce quelque part.
Comme je passe devant le bar du matin — celui qui se trouve en face de la grande taule —, je pense à quelque chose. Je pense que Wolf avait dans ses fouilles un télégramme daté d’hier lui demandant d’appeler un certain Claude aujourd’hui à midi. Or, à midi aujourd’hui, Wolf était précisément occupé à feuilleter un annuaire téléphonique. Il y a gros à parier qu’il cherchait le numéro du Claude en question… Je peux me gourer, mais y a que le pape qui ne se met jamais le doigt dans l’œil.
Comme ma mémoire est ce qu’on fait de mieux dans le genre boîte enregistreuse, je me rappelle aussi que Wolf a renversé son verre de Cinzano sur la page d’annuaire qu’il était en train d’examiner.
J’entre dans le troquet. Emile, le patron, est en train de somnoler derrière sa caisse. Ce type-là a dû avoir une mouche tsé-tsé dans ses ascendants. A partir d’onze heures du matin, il somnole comme un boa qui vient de se taper toute une famille de planteurs, y compris la grand-mère. Il ne s’extrait de son coma que pour pousser des coups de gueule qui font trembler les bouteilles sur les rayonnages.
La bonniche appartient au genre de tordue qui se croit victime d’une erreur de distribution sociale et qui est persuadée que sa gâche serait dans une Delahaye au lieu d’un bistrot de seconde zone. Elle bat des cils comme Marlène dans une scène de campagne, et vous pourriez recrépir votre maison de séduction avec la couche de fond de teint qu’elle se met sur le visage.
— Vous désirez ? demande-t-elle en arrondissant les lèvres en issue d’œuf.
— Je viens ici pour tes yeux, je lui fais, mais si, par-dessus le marché, tu pouvais me donner l’annuaire des téléphones et une fine, on serait obligé de me mettre les jambes dans le plâtre pour les empêcher de se nouer…
Elle hausse les épaules et m’apporte l’opuscule des Postes. Je réfléchis. Si mes souvenirs sont précis, le bouquin était ouvert sur la fin.
Après une courte estimation, je l’écarte et je m’aperçois que je tombe en plein dans les abonnés de Versailles. Décidément, je brûle ; le télégramme de Wolf était posté de Versailles…
Je feuillette cette partie de l’annuaire, et je ne tarde pas à découvrir la page tachée. C’est celle des R et des S. Elle comporte deux cent vingt-trois noms. Je l’arrache et la fourre dans ma poche.
Le bruit du papier déchiré tire le patron de son sommeil larvé. Pour la seconde fois de la journée, il pousse une horrible beuglante à cause de ce sacré annuaire. Il ameute tout son estaminet en hurlant que des sans-gêne comme moi il ne peut pas en exister deux vu que le globe n’est pas assez grand pour ça, qu’il commence à en avoir plein les pantoufles de ce quartier à flics ; et qu’il attend le grand soir, derrière son zinc, en espérant qu’il nous verra tous suspendus à des crochets de bouchers. Après quoi, comme il a dû s’écorcher la gorge, il se verse un verre de fine et remplit le mien.
Nous trinquons.
Il est neuf heures du soir lorsque j’arrive à Versailles. Une petite pluie mesquine tombe doucettement sur la ville du Roi-Soleil.
J’arrête ma voiture dans une petite rue proche de la préfecture et j’entre dans un bar triste qui me paraît propice à la méditation.
Une fois installé devant un grog fumant, je consulte la page d’annuaire arrachée. Je ne vais pas rendre visite aux deux cent vingt-trois pèlerins qui sont cités là-dessus ! Je me souviens alors que le télégramme de Wolf était signé Claude. Je bigle mon morcif de papier et, au bout de quatre minutes d’examen, je finis par constater que sur tous ces mecs, un seul s’appelle Claude. Le reste de son blaze c’est Rynx. Claude Rynx ! Et comme profession, on a porté sculpteur…
Ce détail me fait tiquer. Je ne vois pas, mais pas du tout ce qu’un sculpteur pourrait venir fiche dans une affaire comme celle qui me préoccupe. Un artiste, en général, n’a aucun rapport avec des ouistitis comme Wolf ou Angelino… Peut-être s’agit-il tout simplement d’un copain à Wolf et n’a-t-il rien à voir du tout avec les louches combines de ce dernier.
Enfin, comme je n’ai pas d’autre lueur d’espérance dans mon obscurité et comme, d’autre part, je suis à Versailles, je décide d’entrer en communication avec le Rynx.
Seulement, m’est avis qu’il convient d’y aller mollo car je m’apprête à porter mes pieds sur un terrain tout à fait inconnu.
Je vais au téléphone et je fais le numéro de Rynx.
Une voix suave demande : « Allô ? »
— Je voudrais parler à M. Claude Rynx, je dis.
La voix suave m’affirme qu’il n’existe pas de Claude Rynx masculin et que c’est elle Claude Rynx. C’est alors que je réalise que Claude est un prénom qui prête à confusion.
— Oh ! excusez-moi, dis-je, pourrais-je vous entretenir, madame Rynx ?
— Mademoiselle… C’est à quel sujet ?
— Mettons que ce soit personnel…
— Vous voulez demain ?
— Mettons que ce soit personnel et urgent…
— Qui êtes-vous ?
J’y vais carrément.
— Un ami de Wolf… mon nom ne vous dirait rien.
Il y a un silence.
— Qui est Wolf ? demande la voix.
Une sincère curiosité perce dans le ton de mon interlocutrice. Je me dis que j’ai fait fausse route, je m’apprête à raccrocher sur de vagues excuses mais ma petite sonnette d’alarme se met à carillonner sauvagement sous mon crâne. Et quand cette petite sonnette carillonne, ça veut dire qu’il y a du mou dans la corde à nœuds.
— Si je vous voyais, je vous l’expliquerais de vive voix, fais-je en réponse à sa dernière question.
Un nouveau silence.
— Je suis à deux pas de chez vous, continué-je…
— C’est bon, venez : j’habite au dernier étage.
J’attends qu’elle ait coupé, puis je pose doucement l’écouteur sur sa fourche. Je suis méditatif genre « Penseur » de Rodin. Mon trouble est si grand que j’en oublie de finir mon verre, c’est vous dire… Je m’en aperçois une fois dehors. Je rentre pour réparer cet oubli, mais il est trop tard : le patron a déjà reversé mon restant de fine dans la bouteille.
La maison est cossue, il y a un escalier de bois monumental avec un tapis rouge et des barres de cuivre.
Je grimpe trois étages et je me trouve au terminus de l’immeuble, devant une large porte peinte en vert émeraude.
Au moment où je tends la main vers la sonnette, la porte s’ouvre. Un rectangle de lumière orangée tombe sur mes épaules et, juste au milieu de ce rectangle lumineux, se tient une souris qui couperait les bras à un manchot.
Elle est assez grande, mince, bien roulée et blonde. Ses lourds cheveux dorés sont noués derrière la tête en crinière — coupe genre Attila. Elle est drapée dans une robe de chambre de satin bleu et ses yeux noirs me fixent intensément.
Je fais un effort pour avaler ma salive et j’ôte mon bada.
— Mademoiselle Rynx ?
— Soi-même…
Je m’incline.
— Commissaire San-Antonio.
Je crois que j’ai été modeste en lui assurant, au téléphone, que mon blaze ne lui dirait rien.
Elle a un sursaut et son regard change d’expression. De curieux, il devient méfiant.
— Entrez, dit-elle.
Je pénètre dans un atelier de sculpteur arrangé avec un goût infaillible. Il y a des statues dans tous les coins, des draperies aux couleurs vives, des meubles en citronnier. Il fait bon. Un feu de bûches flambe dans une monumentale cheminée en brique vernie.
Elle me désigne un siège.
— De quoi s’agit-il, monsieur le commissaire ?
— De Wolf…
Je la regarde, elle cille légèrement, j’ai eu raison d’insister. Je suis prêt à parier une brosse à dents usagée contre une tonne de caviar que cette poupée connaît Wolf. Je décide de ne pas lui laisser le temps de mentir. Je pousse mon avantage et je me lance à fond dans le bluff…
— Wolf est mort, lâché-je brutalement.
Elle pâlit affreusement et murmure :
— Mort ?
— Il a été tué en fin d’après-midi par un trafiquant que nous cernions dans son repaire.
« Vous aurez tous les détails sur les journaux de demain matin… »
Elle passe sa main sur son front. Elle semble sur le bord de la pâmoison.
— Ça ne va pas ?
Elle fait un signe de tête affirmatif.
Elle a du cran. Je préfère ça. J’ai une sainte horreur des gonzesses qui se croient obligées de tomber en digue-digue pour montrer l’étendue de leur désespoir.
— Avant de mourir, Wolf, qui était un bon copain à moi, m’a murmuré : « Va voir Claude Rynx… Versailles… » Il n’a pu en dire plus long. Voilà. Je me suis fait un devoir de venir, vous comprenez ? J’ignorais que vous étiez une femme…
Je laisse passer un silence, le temps qu’elle s’imprègne bien de tout ça.
Puis je lui pose la question qui me titille la langue :
— Pourquoi, tout à l’heure, m’avez-vous dit que vous ne le connaissiez pas ?
Elle hausse les épaules.
— Je ne sais pas, fait-elle. Votre coup de fil, à ces heures, me semblait insolite… Je… je n’ai pas réfléchi…
Je la regarde.
— Vous étiez très liée avec Wolf ?
— C’était un ami d’enfance… Nous nous sommes perdus de vue ; puis, il y a deux mois, je l’ai rencontré à Saint-Germain-des-Prés. Nous nous sommes reconnus… Nous avons passé la soirée ensemble. A quelque temps de là, il est venu ici. Il avait un travail à me commander…
— Un travail ?
— Il voulait que je lui exécute une copie d’un buste de Montesquieu…
Je suis obligé de me pincer pour m’assurer que je ne rêve pas. Wolf, le sournois, le vachard, le traître Wolf et ses sales combines, Wolf s’intéressant à la sculpture et à Montesquieu, voilà qui me laisse baba…
Je regarde la môme Rynx afin de vérifier si elle ne prend pas ma hure pour une portion de choucroute, mais non. Elle est là, très sérieuse, triste et jolie sur son fauteuil.
— Le buste de Montesquieu ? je murmure.
— Oui.
— Et vous le lui avez fait ?
— Oui.
— C’était pour lui ?
— Non, pour un de ses amis, m’avait-il dit.
— Une copie ?
— Exactement…
— Une copie de quoi ?
— Du buste exécuté par Fillet.
— Et où est-il ce buste ?
— Au Louvre.
Je ne comprends pas. Peut-être était-ce réellement un travail destiné à un amateur. Après tout je ne savais rien de la vie privée de Wolf, non plus que de ses relations. Je me lève…
— Je ne comprends pas pourquoi Wolf m’a demandé de venir vous voir.
Je regarde Claude.
— Pardonnez-moi, mais étiez-vous…
— Sa maîtresse ? Non ! Une simple amie. Une bonne copine, c’est tout…
Elle me paraît sincère, cette môme. In petto, je pense que Wolf a été un drôle de locdu s’il n’a pas tenté l’abordage d’une caravelle pareille. Cette petite artiste, c’est exactement le genre de fille qui me ferait marcher au plafond.
Je lui jette un regard tellement appuyé qu’il ferait presque un trou dans sa peau délicate. Elle en rougit, la gosse.
— Je vais vous laisser, dis-je, pardonnez-moi, mademoiselle, pour cette visite tardive…
— Vous avez été gentil, au contraire, de venir tout de suite, balbutie-t-elle. Je suis très touchée… Et très peinée… Voulez-vous boire quelque chose ?
— Je serais bien capable d’accepter, je lui dis.
Elle a un pâle sourire…
— Eh bien alors, asseyez-vous.
J’obéis. Elle va à une cave à liqueur et chope une bouteille de whisky.
— Vous aimez ça ?
— Je l’adore. On en mettait dans mes biberons, autrefois, alors vous pensez…
Cette fois elle rit franchement. Je constate que ma présence lui apporte ce qu’en langage châtié on appelle : un heureux dérivatif.
Nous restons là, à bavarder comme deux bons copains… On est bien et j’aime le bien-être.
— Voyez-vous, lui dis-je tout à coup, moi aussi il faudra que je vous commande un buste…
— Vraiment, fait-elle. Un buste de qui ?
— Devinez…
— De Montesquieu ?
— Non : de vous. Ça ne doit pas être désagréable d’avoir ça sur sa cheminée et d’y porter son premier regard le matin en s’éveillant.
— Vous êtes chou, dit-elle gentiment.
Rappelez-vous qu’aucune souris ne reste insensible à un compliment bien tourné. Et je ne sais pas si vous avez remarqué, mais celui-là l’est un peu sur les bords !
— Notez : j’ajoute que, malgré tout votre talent, vous ne ferez jamais mieux que la nature.
Je l’englobe d’un regard velouté.
— M’est avis qu’elle n’a pas bâclé le boulot, la nature, lorsqu’elle a travaillé à votre académie… Oh ! pardon…
Elle me montre ses dents nacrées qui brillent comme un collier de perlouzes.
— Vous êtes terriblement baratineur, commissaire…
— Il faudrait avoir de l’albuplast sur la langue pour ne pas l’être devant vous…
Vous le voyez, mon affaire n’évolue peut-être pas sur le plan professionnel, mais alors, sur le plan privé, comment qu’elle galope.
On s’envoie un second whisky et alors la vie devient beautiful, dans les tons roses, je ne sais pas si vous voyez où je veux en venir ?
Au moment où elle me prend mon verre, nos doigts se frôlent et ça me produit le même effet que si je posais la patte sur une ligne à haute tension.
— On en vide un troisième ? demande-t-elle. J’ai besoin d’un petit coup de fouet, ce soir. Ça me fait mal de… d’apprendre cette affreuse nouvelle.
— Allons-y pour le troisième, mon petit…
Je lui souris tendrement. Je sais que des sourires pareils feraient ma fortune à Hollywood.
— Ça vous choquerait si je vous appelais Claude ?
— Je crois bien que non, gazouille-t-elle.
Elle me tend mon verre. Cette fois, je ne me contente pas du frôlement de doigts. Je lui cramponne carrément la paluche.
— Et si je vous embrassais, Claude, vous seriez vexée ?
— Vous êtes terrible, murmure-t-elle en rougissant.
Une fille qui rougit, moi je ne peux pas lui résister.
— Ça n’est pas une réponse, ça…
Elle hausse les épaules.
— Si je vous disais que oui, vous me prendriez pour une petite grue, n’est-ce pas ?
Elle a de la jugeote.
— Ecoutez, Claude, on va faire une expérience. Je vous embrasse sans votre consentement. Si ça vous choque, vous me balancez une mornifle, comme dans les comédies de boulevard. Alors, je ramasse mon chapeau et je me fais la valise.
Je n’ai pas plutôt dit que je me lève. Je la cueille dans mes bras et je lui administre un de ces baisers-caméléon qui ferait rêver un pêcheur de perles.
Loin de se fiche en rogne, elle réagit drôlement. Ses jambes enlacent les miennes comme des plantes exubérantes à croissance instantanée.
— Vous êtes un amour, balbutie-t-elle.
Elle recule légèrement pour me regarder. Son rouge à lèvres décrit une auréole, ça fait comme les images d’Epinal.
Sa bouche est luisante et son œil itou.
Je pense que la vie est pleine d’imprévu. Si le chef me voyait, il se dirait que je sais concilier l’agréable et l’utile.
Frémissante, elle se plaque à nouveau contre moi. Elle me serre frénétiquement, il faudra un couteau à huîtres pour nous séparer…
— Tu me rends folle, bégaie-t-elle.
On s’embrasse encore. Décidément, je vais battre le record d’endurance de plongée.
Cette souris, laissez-moi vous rencarder, elle flanquerait des idées polissonnes à un épouvantail à moineaux.
On va terminer cette nouvelle prise de la seule manière qui soit envisageable lorsqu’un coup de sonnette intempestif nous sépare.
Claude sursaute et s’écarte de moi.
— Qui cela peut-il bien être ? murmure-t-elle.
La sonnette retentit encore, mais sur un rythme convenu. Elle exécute le classique ta tagadagada tsoin tsoin.
— Ce doit être une amie, dit-elle.
Elle essuie ses lèvres avec son mouchoir, donne un petit coup à ses cheveux et s’éloigne en m’adressant un baiser du bout des doigts.
Si vous n’avez jamais vu un mec dans tous ses états, vous n’avez qu’à vous approcher. Je suis tellement déçu du haut en bas que, si je m’écoutais, je casserais tout ce qui se trouve à portée de ma rage. La personne qui vient jouer le grand air de Lakmé sur la sonnette de Claude a peut-être tout ce qui lui faut, sauf le sens de l’à-propos.
J’entends ma belle demander, à travers la porte :
— Qui est-ce ?
Je n’entends pas la réponse, ou plutôt je ne l’entends que trop et tout l’immeuble doit l’entendre avec moi.
Une salve de mitraillette se déclenche ; brève, mais bien sentie. Moi qui suis connaisseur, je ne puis m’empêcher de songer que c’est un petit lot de douze balles.
Je me précipite !