CHAPITRE XIV APPELEZ VERDURIER

Les baffes que je lui ai mises sont apparentes sur ses joues veloutées. Mais cela ne m’émeut pas.

Elle tient ses pognes croisées sur sa tête, dans un geste de protection.

— Parle-moi d’Angelino, insisté-je. C’est un homme pour qui j’ai tant d’admiration que de prononcer son nom me plonge dans un gouffre de voluptés. Voyons, il crèche ici ?

— Non, dit-elle, il y prend ses repas.

— Où habite-t-il ?

— Je ne sais pas…

J’actionne les dents des ciseaux.

— Je parie que je vais te faire retrouver la mémoire…

Elle pleure, elle trépigne, elle crie qu’elle n’en sait rien. D’après elle, Angelino se tient peinard. Il crèche dans un petit coin inconnu même de ses hommes et il a plusieurs maisons sûres où il va becter, car il déteste les restaurants et, d’une façon générale, tous les lieux publics.

— Comment se fait-il que cet appartement soit une retraite sûre pour lui ?

Elle fond en larmes.

— Charlie a travaillé pour lui, du temps de son séjour aux U.S.A… Angelino lui a évité… des ennuis, et alors…

J’ai compris. Le père Angelino a des relations un peu partout. Il sait mener sa barque.

En tout cas, la façon dont il organise son séjour à Paris est supérieure : pas d’hôtels, pas de sous-location… Une chambre ici, un couvert mis là… Et, pour les rendez-vous délicats, l’appartement d’une quelconque veuve Baumard…

Je vous le redis en majuscule : c’est la première fois que je tombe sur un zigoto de cette espèce.

— Comment t’appelles-tu ?

— Mireille.

— Toute la Provence, fais-je en rigolant.

A ce moment on sonne.

— Va ouvrir, je dis à la souris, et pas de faux mouvements ou c’est toi qui écopes de la première pastille.

Je prends mon feu, je tire le cadavre de ce vieux Charlie hors du champ et je me plaque contre le mur.

La petite ouvre la lourde.

— Et alors ? Qu’est-ce qui se passe ? demande une voix.

Une voix pareille, y a qu’un gardien de la paix qui puisse l’émettre. Ils ont des cordes vocales spéciales, ces tordus !

Je me montre. En effet, c’est bien un bignolon. Il est entre deux âges ; il porte le képi bas et l’intelligence aussi ; ça se voit à son front aussi mince qu’une entrecôte de restaurant à prix fixe.

Il est flanqué de la pipelette et d’un voisin en bras de chemise.

— On n’a plus le droit de déboucher du champagne ? dis-je.

Et je lui tends ma carte. Il murmure :

— Je vous demande pardon.

Je l’attire contre l’angle du palier.

— Filez, murmuré-je, et pas un mot à la concierge sur mon identité.

— Soyez tranquille, monsieur le commissaire, s’écrie-t-il.

Je donnerais n’importe quoi pour lui arracher la langue.

Je peste intérieurement car maintenant, après ce petit intermède, j’ai le bonjour d’Alfred pour établir une souricière ici.

Mireille lit ma contrariété et ça lui donne un peu de courage.

— Vous êtes commissaire ? me demande-t-elle.

— Il paraît…

Ça n’a pas l’air de l’enchanter.

— Dis-moi, beauté brune, à quel moment Angelino vient-il ?

— C’est variable.

— Tu es bien prévenue, lorsqu’il rapplique. S’il vient manger, il faut que tu aies de quoi le nourrir, non ?

— Ils apportent… C’est Alda qui fait la cuisine.

— Bon, en somme ils ne font qu’utiliser un instant votre cuisinière à gaz. Marrants…

Oui, ils sont marrants, ces deux Ritals.

— Il y a longtemps qu’ils ne sont pas venus ?

— Deux jours…

Je repense au chianti…

— Tu dis qu’ils apportent leur bectance… Le picrate aussi ?

— Oui, tout, dit-elle.

Ce petit détail me prouve que la môme me bourre le mou tant que ça peut.

Une nouvelle bouffée de rage me fait voir rouge.

Je biche une de ses mèches et je la coupe net.

Elle pousse un gémissement qui ferait chialer une clé à molette.

— Je t’ai demandé la vérité, ma gosse. Toute la vérité, rien que la vérité. Tu sais…

Une sonnerie m’interrompt. Celle du téléphone. Je me souviens avoir vu l’appareil dans le salon. Je pousse la môme devant moi jusque dans cette pièce. Je décroche.

Une voix d’homme, impérieuse, demande à brûle-pourpoint, sans prononcer le traditionnel « Allô » :

— Qui est à l’appareil ?

Je réponds aussi instantanément que possible :

— Charlie.

L’interlocuteur invisible ne se nomme pas ; je n’ose le questionner sur son identité, de peur de donner l’éveil.

« Il » n’est pas là ? s’informe la voix.

— Non, dis-je.

— S’il vient, dites-lui d’appeler Verdurier.

— O.K.

L’autre a déjà raccroché.

Je repousse l’appareil, je prends Mireille par la taille et je l’assieds sur la table.

Ce geste a relevé sa jupe et dévoile une de ses cuisses.

Pendant une seconde, ça me fait comme si j’avais eu des mots avec Ray Robinson. Elle s’en aperçoit et, en belle garce qu’elle est, elle tire sa jupe de l’autre côté, ceci pour me prouver qu’elle a la paire.

Moi, qu’est-ce que vous voulez, je louche. Et je louche au point que mes gobilles sont prêtes à changer d’orbites. Je n’aurais qu’un mot à dire ou un geste à faire pour me farcir cette déesse. Faut une drôle de force de caractère pour s’arracher à ces cuisses-là.

Elle a un petit sourire de salope sûre de soi. Je le balaie d’une beigne.

— Non, Mireille, on ne rigole plus. On se met à table. Et à table, tu y es déjà. Jusqu’ici tu m’as un peu considéré comme une quintessence d’extrait de nave, mais je vais te prouver que tu t’es mis le doigt dans l’œil jusqu’à risquer de te perforer le slip. Angelino ne vient pas bouffer ici de temps en temps. Ici il y perche, ma beauté. Et il y biberonne son nom de Dieu de chianti. Je vais te dire autre chose. Lorsque je me suis mis à parlementer à la porte, tu as appelé ton mec et tu t’es fait la valise dans une autre pièce. C’est antiféminin, ça, de se trisser au moment où il va y avoir du sport. Au contraire, c’est l’instant que choisissent les femelles pour s’installer avec des jumelles de théâtre. Qu’as-tu donc fait, toi que voilà, riant sans cesse ?

Je rigole.

— Hein, flic, mais connaissant ses classiques !

J’enchaîne.

— Je vais te dire ce que tu as fait, ravissante sirène : tu es allée chercher un pétard, c’est juste. Mais tu as surtout mis un signal d’alarme. Angelino est trop fine mouche pour ne pas prendre ses précautions. Je parie que lorsqu’il sort, vous arrangez un truc à la fenêtre donnant sur le boulevard.

Comme nous sommes précisément dans la pièce en question, je regarde en direction de la croisée. J’éclate de rire. La combine est simplissime : l’un des rideaux — celui de droite — est noué.

Je vais le remettre dans sa position normale.

— Code à la portée d’une cervelle de moineau comme la tienne, fais-je. Un rideau noué signifie danger. Les rideaux baissés veulent dire R.A. S…

J’ai mis dans le mille. Elle est pâle, Mireille, malgré son teint de pêche.

Moi je glousse d’aise. Non pas parce que je viens de lui en coller plein les mirettes, mais surtout parce que je sens que mon cervelet commence à se mettre sérieusement au labeur.

Je m’approche de la fille, et d’un geste machinal, je promène ma main sur ses nylons cristal. Ses jambes sont coulées au moule. Elles sont fermes et douces, elles sont tièdes… Elles parlent ! Y a un locdu qui a déclaré un jour : « Ce que vous avez à dire, dites-le avec des fleurs » ; ce peigne-zizi n’avait pas pensé aux tiges de la môme Mireille. Quelle éloquence…

Maintenant elle n’essaie plus de me vamper, car elle sait que j’ai la main versatile : une caresse, une mornifle !

Avoue, mon oiseau des tropiques, que le signor Angelino habite ici ?

Elle baisse la tête.

— Oui, souvent, fait-elle.

— Bon, on y vient petit à petit, à cette sacrée vérité.

Sur ce, nouvelle sonnerie téléphonique. Comme précédemment je décroche.

— Allô, lancé-je brièvement.

Je reconnais la voix d’Angelino.

— Salut, commissaire, fait-elle, quoi de neuf depuis tout à l’heure ?

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