CHAPITRE III PRISE DE CONGÉ

A cinq heures du soir, le crépuscule emplit les rues. Y a des lumières, de la buée sur les vitres, des gens frileux…

Le moment est venu d’agir.

Je téléphone au brigadier Pochard pour lui demander un homme. Je raccroche et je vais user un quart d’heure au zinc du troquet en vidant des rhums-limonade.

Lorsque la grosse aiguille de ma breloque a grignoté ses quinze minutes, je retourne à la cabine.

— Allô, le brigadier Pochard ?

— Oui.

— Ici San-Antonio. Dites voir, vieux, je suis sur un coup d’exportation clandestine tout ce qu’il y a de louche ; j’aimerais explorer un certain entrepôt à Clichy. Seulement le coin ne me paraît pas des plus catholiques et je voudrais avoir un peu de renfort.

J’entends Pochard dire :

— Du renfort ?

— Oui.

— Il vous faudrait combien d’hommes ?

— Oh ! un seul suffirait.

— Un seul… Qui pourrais-je bien vous envoyer ?

Il paraît perplexe…

— Grignard ? je suggère, sachant pertinemment que Grignard est à Londres depuis deux jours.

— Grignard n’est pas là, fait-il. Mission… Attendez une seconde…

Il parle à un interlocuteur qui doit être Wolf. Je l’entends lui demander :

— Qu’est-ce que vous faites en ce moment ?

Un vague bruit, indistinct…

— Vous êtes aux dossiers ? Bon, vous pouvez donner un petit coup de main au commissaire San-Antonio ?

Et à moi :

— J’ai là Wolf, je vais vous l’envoyer. Où doit-il vous rejoindre ?

Je donne l’adresse du bistrot où je suis.

— Parfait, il y sera dans une vingtaine de minutes. Tenez-moi au courant, si vous avez encore besoin d’hommes, j’alerterai ceux d’en bas.

— Salut !

Tout se passe comme prévu. J’ai le palpitant qui s’agite plus que de coutume. Ça me tracasse de dessouder un pote. Si le chef n’était pas aussi formel, je préférerais cloquer ma démission. Ce qui m’écœure le plus, c’est toute cette mise en scène. Enfin, quoi, quand on a choisi le métier que je fais, il ne faut pas s’attendre à broder des napperons derrière une tasse de thé.

Pour me donner du mordant, je me vote des crédits spéciaux afin de m’offrir quelques alcools de choix.

Je suis en train de licher mon septième petit verre lorsque Wolf fait son entrée.

Il vient à moi.

— Alors, qu’est-ce qui ne tourne pas rond ?

— Tu connais Nez-Creux ? je lui demande…

Il réfléchit.

— Ça me dit quelque chose… Nez-Creux… Attends, c’est pas l’ancien jockey ?

— Si. Ce type-là trafique avec je sais pas qui… Il va souvent en Belgique et mon petit doigt me dit qu’il goupille des trucs louches. Ça fait un bon bout de temps que je l’ai à l’œil. Y a des drôles de mecs qui vont chez lui. J’ai décidé de faire une petite descente dans son cagibi, m’est avis que ça doit payer. Seulement, on pourrait p’t-être tomber sur un os, alors à deux on voit mieux venir. Tu prends quelque chose ?

Il secoue la tête.

— Pas soif.

Je règle mes consos et nous larguons les voiles.


La porte du hangar est fermée…

Heureusement j’ai mon petit sésame. J’ai deux mots d’explication avec la vieille serrure et la lourde n’offre pas plus de résistance que si c’était du brouillard.

— Entrons, je fais.

Wolf passe le premier.

— On n’y voit rien, dit-il.

— Tiens, une lampe !

Tout ça fait partie de mon plan. Ça m’arrange qu’il se déplace dans l’obscurité avec une lampe.

— Par quoi commence-t-on ? demande-t-il.

— On va fouiller la crèche. Commence par le fond.

Le faisceau de sa lampe s’éloigne. J’allume la mienne, car j’en ai pris deux, et je la pose sur un meuble.

Le moment est venu de régler les comptes en retard. Je m’éloigne du pinceau lumineux de ma lampe. J’oblique nettement sur la gauche, dans le coin où l’obscurité est la plus dense. Je saisis dans ma poche le revolver de Nez-Creux et je l’assure bien dans ma main.

Je ne sais pas ce que peut donner un engin pareil, enfin, je n’ai pas le choix.

— Ho ! Wolf ! je m’écrie.

Il se retourne. C’est presque hallucinant ces deux faisceaux de lumière pâle dans ce hangar. Ma voix sonne creux. Celle de Wolf aussi, me semble-t-il.

— Oui ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Viens voir quelque chose…

Il fait demi-tour et s’avance en direction de la lampe posée sur le meuble.

Je suis le balancement de sa propre clignote… Je la situe, par rapport à lui. Voyons, il la tient de la main droite, presque devant soi. Je lève mon feu et je vise soigneusement plus haut et plus à gauche que la lampe.

— Hein, fait la voix déjà inquiète de Wolf, qu’est-ce qu’il y a ?

Je presse la détente. Le coup de feu provoque une seconde d’immobilité totale du côté de mon collègue. Je tire une seconde fois. Sa lampe tombe. Il y a un bruit caractéristique… Wolf a suivi le même chemin…

Je saute sur ma lampe et me précipite vers ma victime.

Wolf est allongé sur le sol. Il n’est pas mort. Ses yeux cillent sous l’impitoyable lumière que je projette sur lui. Une tache rouge s’élargit sur le haut de sa chemise. Il a pris une balle dans la poitrine et une autre dans l’épaule.

— C’est toi…, halète-t-il.

Il respire difficilement, une mousse rougeâtre fleurit aux commissures de ses lèvres.

— C’est toi qui as fait ça…

L’angoisse me serre la gorge.

— Oui, dis-je, dans un souffle. Oui, c’est moi, ordre du patron, t’as eu tort de jouer au con, Wolf. C’est une chose qu’on ne peut pas se permettre dans notre métier !

— Oui, souffle-t-il. Oui, j’ai… eu… tort.

Il fait un immense effort pour respirer et un flot de sang s’échappe de sa bouche. Il émet un râle affreux.

— T’aurais dû… me… prévenir, hoquette-t-il, je t’aurais…

Il voudrait me faire un signe. Je m’accroupis devant lui.

— Tu as quelque chose à me dire ?

Ses yeux me disent « oui ». Mais il est sans forces.

— Je te demande pardon, vieux, je murmure… Je ne pouvais pas faire autrement.

Il a un hoquet. Sa peau devient cireuse…

— Demain, fait-il dans un souffle… Demain, on va tuer… Orsay…

Il claque brusquement. Sa bouche s’entrouvre, ses yeux se révulsent.

Je recule de trois mètres et je jette à terre le pistolet de Nez-Creux. J’ôte le gant de chamois que j’avais passé pour éviter de coller mes empreintes sur le feu. Puis je sors mon pétard. Le mien !

— Arrêtez-le ! je me mets à beugler.

Je tire une balle dans un pli de ma manche gauche.

Je quitte le hangar en courant et en gueulant. Personne dans les environs immédiats… Je choisis le coin de la ruelle le plus sombre, je fonce dans cette direction en tirant des coups de pétard.

Ça ne rate pas… Trois minutes ne sont pas écoulées qu’un car chargé de flics s’annonce. Les badauds se précipitent…

— Il m’a échappé, je brame. Vite, foncez : un grand type avec un imperméable et un chapeau de toile…

L’un des flics descend en voltige, les deux autres mettent les gaz dans la direction que je leur indique.

— Qu’est-ce que c’est que ce travail ? interroge le bourdille.

En guise de réponse, je lui installe mon insigne sous le nez. Il rectifie la position.

— Vous êtes blessé, monsieur le commissaire ?

Intentionnellement, je conserve mon bras gauche pendant.

— Une simple égratignure au bras ; par exemple, mon camarade est touché sérieusement, ce salaud-là était planqué derrière des caisses et il lui a tiré en pleine face. Alertez une ambulance…

Nous pénétrons, le flic et moi, dans le hangar. Nous identifions le cadavre de Wolf, le revolver de « l’assassin », et, après quelques investigations, sous les yeux du matuche, je découvre des documents dans le vieux fourneau.

— C’est bien ce que nous cherchions, dis-je : les plans sont là ! Si jamais on pince cette ordure…

L’agent est tout regonflé de participer, même d’une façon toute contemplative, à une affaire d’espionnage. Il va raconter ça à sa femme, à son cousin Ernest, au petit garçon de sa concierge… Et c’est justement ce que je veux. Je lui laisse le soin d’embellir l’histoire. Ainsi, lorsque les types qui corrompaient Wolf voudront se rencarder sur les circonstances de sa mort, ils auront un de ces romans-feuilletons comme on n’en publie plus ! Un truc à faire rêver les marchandes des quatre-saisons !

L’ambulance radine. Puis les flics, des flics… On charge le cadavre de Wolf dans la cage à bidoche ; à ce moment-là je fais mine de défaillir et on m’y embarque aussi. Je préfère laisser aux autres le soin de rédiger les rapports officiels.

Une fois dans l’ambulance, sous les yeux de l’infirmier ahuri, je me mets en devoir de fouiller les fringues de mon ex-collègue. A part ses papiers, son fric, ses clés et son pétard, je ne trouve d’intéressant qu’un télégramme.

Ce dernier est roulé en boule au fond de sa poche. Je le déplie, et je vois qu’il est daté de la veille.

Il a été posté à Versailles, et il dit :

Prière me téléphoner demain matin, Claude.

Je le glisse dans ma poche et je me mets à réfléchir un peu à tout ça.

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