En sortant du Louvre, pour la seconde fois j’inspecte l’extérieur. Je prends le temps d’allumer une cigarette, et juste comme je souffle sur l’allumette, je vois radiner Ravier au volant de sa vieille Simca. Je me dis que mon petit dispositif de sécurité est au point et que la seule chose qui me reste à faire, c’est de risquer le pacson carrément, suivant ma bonne habitude.
J’ouvre la portière de mon zinc, je m’installe derrière le volant et je démarre.
Derrière, l’homme au regard de belette doit se préparer à jouer sa grande scène du deux. Faut vraiment qu’il soit aussi bouché qu’une salière de restaurant pour supposer qu’il passe inaperçu. Il prend ses désirs pour la réalité, ce gougnafier. Je l’entends respirer, il souffle comme une locomotive d’avant la guerre de 70 ! Peut-être qu’il est ému, après tout…
Quelle direction pourrais-je bien adopter, en attendant qu’il se manifeste ?
Je prends au petit bonheur la rue de Rivoli, puisqu’elle est à sens unique. Je la suis jusqu’à la Concorde… Une fois là, je tourne, délaisse les Champs-Elysées et emprunte les quais en direction du Grand Palais.
C’est à peu près à la hauteur du pont Alexandre III qu’il agit, le copain. Pour cela il attend un feu rouge. Il est prudent et doute de mes réflexes. Il préfère que nous soyons à l’arrêt pour me faire la bonne surprise.
En tout cas, il est d’un classicisme rigoureux. Il conduit sa petite affaire suivant les règles du parfait gangster à la mords-moi-les-cheveux.
Pour commencer, il m’applique sur la nuque le canon de son soufflant et, presque en même temps, il me dit que si je tiens à ma peau, je dois jouer à la statue parce que, dans le cas présent, c’est comme pour une phlébite : l’immobilité est de rigueur.
— Tu vas faire ce que je te dis, et si quelque chose ne tourne pas rond, je te place une prune dans la calbombe, vu ? Et t’occupe pas du bruit, mon feu est muni d’un silencieux ; on prendrait sa détonation pour un hoquet…
— D’accord, dis-je, le plus gentiment possible. Et qu’est-ce que je peux faire pour te rendre heureux ?
Il me colle un coup de poing sur les dents. Ça craque comme si Oliver Hardy s’asseyait sur un sac de noix. Ce locdu m’a fait éclater les lèvres et peut-être bien les gencives.
— Ça t’apprendra à me tutoyer, dit-il. Sans blague ! Qu’est-ce que vous vous croyez, les bourriques ! On n’a pas gardé les vaches ensemble…
Si j’obéissais à mon impulsion, je ferais une tête arrière, car ce pignoufe est trop près de moi pour se sentir en sécurité… Heureusement, je me domine.
Tout ça, je l’inscris dans un petit coin de mon cerveau où sont enregistrés les coups foireux que je dois rendre avec les intérêts.
— C’est bon, que dois-je faire ?
Je le vois nettement dans mon rétroviseur, l’homme au regard de belette. Il jubile vachement. Il se prend pour un petit roi, tout simplement parce qu’il vient de lancer un coup de poing à un flic. Pauvre petit gars…
— Tu connais la rue Gerbillon ? il fait.
Je pourrais lui objecter que moi non plus je n’ai pas gardé les vaches avec lui, seulement il me cloquerait un nouveau parpaing et alors il y a gros à parier que je perdrais tout contrôle.
Je m’en tire en philosophant. Je me dis que, dans la vie, c’est toujours celui qui a le dessus qui peut se permettre des privautés.
— Oui, dis-je, je connais la rue Gerbillon, c’est une petite rue du côté de Raspail qui prend dans la rue de l’Abbé-Grégoire, non ?
— C’est bien ça… T’en connais un bout sur Paris, apprécie-t-il.
— C’est là qu’il faut aller ?
— Oui.
Je fais un petit signe d’assentiment et je traverse la Seine. On n’en pipe plus un. On passe devant la Chambre et, au passage, je lance un regard langoureux au Quai d’Orsay, puis je fonce sur le boulevard Saint-Germain et je remonte le boulevard Raspail.
Peut-être que si je suis bien sage, on me montrera M. Angelino. J’ai idée que ce caïd veut me dire deux mots, et ça tombe d’autant mieux que, moi aussi, j’ai envie de lui raconter ma vie… Du moins une certaine version de ma vie. Pour un peu que le hasard y mette un peu du sien, on va rigoler avant longtemps.
La rue Gerbillon est l’une des plus calmes de Paris. Des immeubles confortables, des magasins discrets, des chiens qui reniflent les bordures de trottoir, vous voyez le style ?
— Stop ! fait mon ange gardien.
Je me range et j’attends la suite des événements.
Les-yeux-de-belette devient hargneux. La frousse le prend. Il a peur que, si près du but, je ne réussisse à le posséder. Dans ce genre d’opération, il y a un moment délicat : celui où il faut quitter la voiture. Fatalement, pendant un instant, j’échappe à la menace directe du revolver.
— Ecoute-moi bien, fait-il, tu vas tourner la clé de contact et la jeter derrière toi. Ensuite, je descendrai de la bagnole et tu sortiras une fois que je serai sur le trottoir. Ne joue pas au malin, tu perdrais… Tu vois : il n’y a personne et j’aurais beau jeu de te mettre un peu de plomb dans l’aile…
— J’ai compris, fais-je, de mon ton le plus soumis…
Il ricane.
Ce ricanement me fortifie dans ma volonté de lui dire deux mots avec mes poings, un de ces quatre…
Nous quittons la voiture et nous nous engageons sous un porche.
— C’est au premier, avertit mon guide. A droite, tu sonneras toi-même.
Je fais comme il dit.
Mon coup de sonnette déclenche un raclement de pantoufles. La porte s’ouvre et, au lieu du gros dur armé jusqu’aux dents que je m’attendais à trouver dans mon champ visuel, c’est une femme d’un certain âge qui se tient devant moi.
Elle peut avoir dans les cinquante berges, elle est raide, vaguement grassouillette, elle a les chairs jaunâtres comme une volaille de Bresse. Ses sourcils sont noirs et plus fournis qu’une brosse à habit. Une moustache grisonnante abrite ses lèvres minces. Elle a quelque chose de pas français dans le visage et elle ressemble à une matrone de sacristie.
Elle me regarde, puis regarde mon convoyeur et elle murmure d’un ton satisfait :
— Bene…
C’est une Ritale, pas d’erreur.
Elle s’efface et nous entrons.
Mon kidnappeur me conduit dans une salle à manger-salon tout ce qu’il y a de familial.
Un poêle rococo répand une chaleur terrible. Les meubles sont quelconques. Deux hommes jouent aux cartes. Leurs vestes sont jetées sur le dossier de leur chaise. Une bouteille de chianti est posée à côté du tapis crasseux.
L’un est petit, gros, avec des bajoues et des cheveux crépus qui grisonnent. Il a des yeux de goret, prompts et incisifs.
L’autre est un costaud élégant, mais d’une élégance assez tapageuse bien qu’elle n’aille pas jusqu’au mauvais goût.
Ils finissent la tournée en cours sans me prêter la moindre attention. Enfin, le petit gros jette ses cartes à la volée sur le tapis et se tourne vers moi.
— Asseyez-vous, monsieur le commissaire, dit-il.
Il n’a pas le moindre accent. Brusquement quelque chose me dit que c’est lui Angelino. Angelino, la terreur des Fédés, l’homme qui fait trembler toutes les polices… C’est assez déconcertant de le trouver dans cet intérieur bourgeois, tapant la belote comme un petit marchand de vins de Gènes ou de Naples… Mais la vie m’a appris à ne jamais m’étonner de rien.
— Angelino, sans doute ? dis-je.
Il a un léger tressaillement. Vraisemblablement il croyait manœuvrer l’attelage tout seul. Ça l’épate que je sois rencardé sur son identité…
— Vous me connaissez ? fait-il.
Il éclate d’un rire gras.
— Parbleu, vous devez avoir dans vos services une pile de photos de moi, grosse comme ça, qu’on vous oblige à apprendre par cœur.
— Je n’ai jamais vu de photographies de vous, Angelino, mais je vous connais de réputation et je sais faire travailler ma matière grise…
Entre-temps, l’homme aux yeux de belette s’est assis dans un fauteuil, près du poêle, et la bonne dame aux gros sourcils l’a imité sans un mot.
Elle s’est emparée d’un tricot et elle se met à faire fonctionner ses aiguilles en s’interrompant seulement pour compter ses mailles.
Je crois le moment venu d’attaquer :
— Ecoutez, Angelino, je me doute que vous avez un tas de questions à me poser et que c’est pour cela que vous avez chargé ce grand duconneau de m’amener ici…
Les-yeux-de-belette pousse un rugissement imité du tigre agonisant.
— Silence ! lui crie Angelino.
— C’est parce que je tenais moi aussi à vous parler que je l’ai suivi sans rouscailler, dis-je. Et pourtant je n’aime pas beaucoup les malotrus de son espèce.
Autre rugissement du malotru en question…
— Ce minable était tellement ému, continué-je, qu’il en a oublié de me désarmer…
Comme preuve de mes dires, je tire mon pétard.
Un instant je regarde tout le monde, d’un petit air malicieux, puis je m’avance jusqu’à la table et y dépose mon feu.
Ce gage de pacifisme joue en ma faveur. Je capte une lueur d’intérêt dans les yeux porcins d’Angelino.
— Qu’avez-vous à me dire ? demande-t-il.
— On ne pourrait pas avoir un tête-à-tête ?
— J’ai confiance en mes hommes, dit-il.
— Vous peut-être… Mais pas moi.
Il se tourne vers son partenaire et vers le regard de belette.
— Barka, dit-il simplement.
Les deux zèbres se lèvent sans enthousiasme et gagnent une autre pièce.
— Parlez, fait l’Italien.
Je me glisse au fond du fauteuil, je croise mes jambes et je commence.
— Vous arrivez des U.S.A. où la vie devenait impossible pour vous. Vous réorganisez votre bande en France et vous vous préparez à monter des trucs inouïs. Pour cela, il vous faut des gars à la page… Vous aviez passé des petits accords avec Wolf, un collègue à moi. Notre grand patron l’a su et m’a chargé de liquider Wolf. Je me suis acquitté de ce sale boulot sans savoir pourquoi Wolf devait être scrapé. Seulement Wolf n’est pas mort tout de suite et il m’a parlé de vous.
Angelino a un pli d’amertume au coin des lèvres. On n’a rien à lui apprendre sur l’ingratitude humaine.
— Et alors ? demande-t-il.
— Alors, il se trouve que j’ai beaucoup réfléchi depuis hier.
— Réfléchi ?…
— Oui… Ça fait déjà un bout de moment que je prends du plomb dans la peau à vouloir servir le gouvernement. C’est un métier qui n’enrichit pas son homme. Au début on fait ça par amour du sport, puis on évolue et on en vient à envier les marchands de fromages qui peuvent s’offrir des bagnoles au capot long comme ça ; vous voyez ce que je veux dire ?
Il voit parfaitement.
Ses petits yeux clignotent et, d’un geste vif, il se verse une rasade de chianti.
La tricoteuse continue d’enfiler ses mailles…
Angelino frotte son menton où une barbe pourtant coupée du matin fait sous sa main potelée un bruit de paille de fer en action.
— Et puis ? fait-il.
— J’ai l’impression qu’avec un type comme moi dans votre équipe vous pourriez voir grand…
— Ah oui ? demande-t-il.
Je le regarde. Ses yeux sont innocents, mais il a sur tout son visage un je ne sais quoi de rusé, d’ironique, d’impitoyable…
C’est le moment de mettre des pelletées de charbon dans la chaudière.
— Vous trouvez sans doute cette candidature insolite et, certainement, pensez-vous à une ruse… Je ne demande, en ce cas, qu’à vous donner la preuve de ma bonne foi…
Il y a un petit geste qui signifie : « Ils disent tous ça. »
— Et cette preuve, Angelino, je peux vous l’administrer illico.
Il fait :
— Ah ?
C’est un type qui ne se mouille pas, comme vous pouvez en juger.
— Angelino, j’ai découvert la petite histoire de Montesquieu. Je vais vous donner la plus belle des preuves de loyauté, si j’ose employer ce mot, afin de vous montrer que je suis prêt à faire alliance avec vous. Je n’ai rien révélé à mon supérieur et cet après-midi votre bombe explosera…
Là, il tique…
— Vous dites vrai ?
— Les journaux de l’après-midi vous diront si je mens…
Il frotte encore ses mâchoires râpeuses.
— Qu’êtes-vous allé faire au musée ?
— Vous attendre…
— Comment ?
— Je me doutais que vous me faisiez suivre depuis l’histoire de Versailles, cette nuit. Or, je voulais entrer en rapport avec vous, mais je ne savais où vous rencontrer. J’ai pensé qu’en allant devant le buste de Montesquieu, vous comprendriez que j’étais sur la bonne piste et que vous voudriez me parler…
Angelino saisit son jeu de cartes d’une main, puis, d’une simple pression de doigts, l’envoie entièrement dans son autre main. Quelle virtuosité ! C’est un champion de la manipulation.
Il se verse un nouveau verre de vin, se tourne vers la tricoteuse et lui dit :
— Un drôle de type, hé ? Qu’en penses-tu, Alda ?