Quand je rentre dans le burlingue du patron, j’ai le bras gauche en écharpe.
Il se lève en m’apercevant et va pousser le verrou de sa porte capitonnée.
— De la casse ? fait-il en montrant mon bras. Rien de grave, j’espère ?
J’ôte mon bras de son support de toile.
— Une petite mise en scène à l’intention des journalistes, simplement. Ça fait plus vrai…
Il me serre la main.
— Je sais combien cette mission a dû être terrible pour vous, San-Antonio… Aussi n’épiloguons point sur ce chapitre. Vous vous êtes admirablement tiré de cette besogne délicate entre toutes.
« Inutile de vous dire que, si les journaleux vous assaillent, vous devez leur donner le maximum de détails, n’est-ce pas ? »
— Faites confiance, boss, j’en ai déjà mis un paquet au panier et je leur ai vendu une de ces salades qui fera la joie des metteurs en pages…
Il caresse son front d’ivoire.
— Votre petit jockey, Nez-Creux a été appréhendé en fin de journée à la frontière belge.
J’éclate de rire.
— Il doit me maudire, le pauvre diable. Insistez pour qu’il soit bien traité et qu’aucune procédure ne soit entreprise contre lui. Dès que vous estimerez la chose possible, il faudra l’élargir. On tâchera de lui revaloir ça, d’une autre manière…
— Bon, fait le patron, eh bien c’est parfait.
Son « c’est parfait » signifie quelque chose dans le genre de : « Je n’ai plus besoin de toi, tu peux te déguiser en courant d’air » !
Je ne bronche pas de mon fauteuil.
— Peut-être pas si parfait que cela, patron.
Il lève un sourcil. Un seul. Y a que lui pour réussir un exploit de ce genre.
— Vous dites ?
— Vous me permettez de vous poser une question ?
— Allez-y…
— Wolf avait trahi. De quelle manière ?
Comme il se rembrunit, je me hâte d’ajouter :
— Croyez bien que ça n’est pas par simple curiosité que je vous demande ça. Mais j’ai… C’est difficile à exprimer : de sales idées, peut-être que j’y verrais plus clair si vous me répondiez…
Le patron hésite, puis :
— Vous avez entendu parler de la bande Angelino ?
— Demandez à un agrégé d’histoire s’il a entendu parler de Louis XIV !
Angelino est un Sicilien gonflé à bloc qui a fait parler de lui sur les trois continents. C’est juste le genre de mec qui a un accélérateur dans les méninges et qui inventerait n’importe quoi pour gagner du flouze. Il a tripoté un peu de tout : contrebande d’opium en Indochine ; trafic d’armes en Grèce ; kidnapping aux U.S.A. ; j’en passe comme disait l’autre — et des meilleures !
Son dernier fromage, c’était la récolte de documents secrets dans la région de Las Vegas mais les Fédés se sont fichus en rogne après lui et il a dû calter d’Amérique par le premier avion qui passait à sa portée. Il est donc venu se réfugier en Europe, qui est le coin où tous les petits dessalés de son espèce radinent lorsqu’ils sont brûlés outre-Atlantique… Il n’a pas encore fait parler de lui ; mais Angelino est un gars avec lequel on ne perd jamais rien pour attendre.
Le chef tire sur ses manchettes immaculées.
— Angelino réorganise sa bande, dit-il. J’ai eu des tuyaux sûrs. Wolf avait accepté de travailler pour lui. Comme garantie de sa bonne foi, il lui a livré des détails importants concernant notre organisation, nos effectifs, nos procédés de répression. Ce qui indique que le Sicilien prépare un grand coup et que c’est nous qui serons intéressés à l’affaire…
— Comment avez-vous été rencardé ?
— Patavian faisait partie des types récupérés par Angelino. C’est lui qui nous a mis au courant pour Wolf… Afin de vérifier l’exactitude de son renseignement, j’ai laissé traîner à la portée de Wolf des documents au flan… Ça n’a pas raté : deux jours plus tard, Patavian m’assurait que ceux-ci étaient connus d’Angelino.
— Patavian doit savoir ce que prépare le Rital, non ? je questionne.
Le chef secoue la tête.
— Patavian ne sait plus rien. On l’a trouvé dans un terrain vague, la semaine dernière, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre. Angelino a dû se rendre compte que l’Arménien broutait à deux râteliers ; il ne plaisante pas sur ce chapitre…
« La disparition de cet homme a donc rompu tout contact entre nous et le Sicilien. C’est pourquoi j’ai pris la décision de supprimer Wolf, vous saisissez ? »
Il pousse vers moi un coffret empli de cigarettes.
— Piochez dedans.
Ce coffret est, à lui tout seul, une véritable manufacture des tabacs. Je choisis une longue cigarette de gonzesse à bout de liège.
Je l’allume et, oubliant que je suis dans le burlingue du big boss, je monte à califourchon sur un nuage.
Il respecte ma méditation comme un brigadier de gendarmerie respecte sa femme.
— Ecoutez, chef, je pressens un patacaisse de toute beauté pour très bientôt. Tout à l’heure, Wolf n’est pas tombé raide, il a eu le temps de balbutier quelques mots. Et ces mots sont : « Demain… on va tuer Orsay… »
Il me regarde, l’air absent, mais moi qui le connais, je sais qu’il y a en ce moment un drôle d’ampérage sous son caberlot.
— Vous êtes sûr qu’il a dit : Orsay ?
— Ou Orsel… C’était son dernier mot, vous comprenez ?
Le chef hocha la tête.
— A-t-il dit : Demain on va tuer Orsay, d’une traite… Ce qui voudrait dire que demain, un certain Orsay va être tué ; ou a-t-il prononcé cette phrase d’une voix entrecoupée de silences, en homme qui lutte contre l’engloutissement ?
— Seconde formule, patron. Il a balbutié : demain on va tuer… Il y a eu un silence. Déjà il s’engourdissait ; puis il a ouvert la bouche comme pour continuer sa phrase, un instant il a lutté et, dans un souffle, il a lâché « Orsay »… Voilà.
Le boss joue avec un coupe-papier. Il réfléchit un instant et murmure :
— Donc, Orsay n’est pas fatalement le nom d’un homme… Ce peut être celui d’un lieu…
— Dites, patron, c’est au quai d’Orsay que vous pensez ?
— Pas vous ?
— Si…
Il me demande, mais d’un ton d’un homme qui s’interroge soi-même :
— Quelle est la caractéristique du quai d’Orsay ?
Je réponds :
— D’abriter le ministère des Affaires étrangères ?
— Oui…
Il pose son coupe-papier d’un geste brusque sur le bureau.
Cela produit une espèce de claquement sec qui me fait tressaillir.
Le chef ouvre un tiroir de son burlingue et en sort le journal du soir.
— Demain, dit-il, au Quai d’Orsay, la conférence à quatre. Les quatre grands ! San-Antonio… S’il y avait du grabuge, ça pourrait avoir des conséquences imprévisibles…
— Vous croyez qu’Angelino est le type à fourrer son nez dans un attentat politique de cette ampleur ?
— Angelino est l’homme de tout. S’il y a de l’argent au bout, il mettra le feu au monde comme vous le mettez à votre cigarette. Le F.B.I. m’a adressé sur lui des rapports d’une éloquence !
— Alors ?
— Ce qui me fortifie dans cette crainte, c’est que le Rital a demandé à Wolf des précisions sur nos méthodes de protection. Je vais prendre immédiatement rendez-vous avec le ministre de l’Intérieur. Les mesures de sécurité seront renforcées…
Il pointe sur ma poitrine un index volontaire.
— Vous vous lancez sur la piste d’Angelino. Faites l’impossible pour contacter cet homme. Nous n’avons aucune inculpation contre lui, mais neutralisez-le coûte que coûte, c’est entendu ?
J’écrase sa cigarette de poule de luxe sous mon talon et, d’une pichenette, je l’envoie dans son cendrier de bronze.
— Vous savez où on peut le joindre, cet oiseau ?
— Je n’en ai pas la moindre idée…
Je le regarde en me demandant si ce type est directeur des services secrets ou bien si c’est lui qui décharge les wagons de marchandises à la gare de l’Est.
Il lit ma muette réprobation.
— Je ne suis pas le bon Dieu, soupire-t-il.
Et il ajoute :
— Mais en tout cas, Angelino, c’est le diable !