— Il est mort !
Je ne sais pas lequel des deux types présents a proféré ces mots.
Il l’a fait, en tout cas, avec la voix d’un somnambule brutalement éveillé.
Il y a de l’angoisse là-dedans et aussi beaucoup d’incrédulité. Qu’un type diminué, lié à un siège soit parvenu à tuer son bourreau, voilà qui les dépasse et les plonge dans un trouble enchantement.
Les regards qu’ils me décochent sont emplis d’admiration. Pendant un instant, ce qu’ils éprouvent à mon endroit confine à la ferveur.
Je crache à plusieurs reprises ce sang étranger qui m’emplit la bouche.
— Voilà le travail, je leur dis. Avez-vous d’autres spécialistes de la question à me soumettre ?
Cette boutade remet les choses au point.
— Y a pas, grommelle Ruti, tu es le flic le plus fortiche que j’aie jamais rencontré…
— M’en parle pas, j’ai déjà eu trois propositions de la faculté de médecine qui désire acheter ma carcasse après ma mort…
— Vous avez bien fait de refuser, ricane Verdurier, votre carcasse, on ne sait pas trop où elle sera demain…
Ils crânent, mais je les sens désemparés par la mort de leur petit copain, et surtout par la façon peu banale dont elle s’est produite.
Ils donneraient gros pour qu’Angelino prenne l’affaire en main. Seulement Angelino ne doit pas être disponible actuellement. Je sais maintenant que tous les événements importants que je sentais mijoter depuis que Wolf a parlé, hier, sont sur le point de se réaliser et j’en ai des frémissements dans la structure. Ça m’a fait comme à un chien de chasse attaché qui entend la meute charger un sanglier.
— Alors, je leur fais, vous me butez ou bien on se fait cuire un œuf ?
Ils hésitent.
— On aimerait bien te faire parler, dit Ruti.
— Quelle idée ! A quoi vous servira de savoir ce que j’ai reniflé dans vos sales combines et ce que j’en ai dit à mon boss ? Le résultat sera le même, va…
Verdurier est un mec du genre bilieux. Je vous parie cent ans de la vie de Mistinguett contre le consul du Guatemala qu’il a une maladie d’estomac. Or, moi, les gars qui vous rendent responsables de leur maladie d’estomac, je suis obligé de me mettre de la cire à cacheter dans les trous de nez pour ne pas les renifler.
Quand je les renifle, je vois rouge.
Je les regarde. Le cadavre du bigleux, qui gît entre nous, leur donne sérieusement à réfléchir.
Rien de plus intimidant parfois que le cadavre d’un copain sur le carrelage d’une salle de bains.
Je décide de jouer mon va-tout…
— Pauvres tocassons, je m’écrie, vous vous croyez fortiches parce que vous me tenez à votre merci, mais avec toutes vos parlotes et vos airs de durs à la mie de pain, vous me faites marrer. Je suis obligé de penser à des choses tristes pour ne pas me dérégler l’aorte, parole de flic !
« Alors, vous croyez bien candidement qu’il suffit de me balancer un morceau d’acier dans le ventricule droit pour déblayer votre route… »
Je ricane…
— Vous les prenez pour quoi, les poultocks ? Hein ? Pour un tas de détritus ? Nature ! Les flics sont des tordus, des bouseux qui débarquent de leur cambrousse… Seulement ils vous collent tous dans le trou, ou presque, aussi malins que vous soyez ! Vous avez les dernières statistiques ? Il y a un crime sur treize d’impuni… C’est pas lerche, hé ?
Verdurier, toujours acerbe, tente de réagir :
— Couplet héroïque à l’usage des méchants. Air connu : le crime ne paie pas… J’attendais autre chose de votre part, commissaire.
— Vraiment ?
— Oui. J’ignorais chez vous ce côté prêchi-prêcha. Il vous va mal… Surtout lorsqu’on vient de vous voir à l’ouvrage.
Si j’avais seulement une main libre, je crois que je réussirais à le harponner par sa cravate…
— La ferme, ballot ! je lui lance. D’ici quelques instants tu feras moins le malin…
Il ricane encore.
— Vraiment ?
Mais par contre, Ruti ne fait plus sa bouillotte de campionissime. Il paraît méditatif.
— Laisse-le causer, coupe-t-il, soucieux.
— Ah ! je remarque, mon prêche t’intéresse, beau brun ? Tes un peu plus futé que ton pote, toi. Tu feras ton chemin si le successeur à Deibler ne te raccourcit pas d’une trentaine de centimètres… T’as compris quand même que si j’étais venu dans ce piège à rat, ce n’était pas à la légère… Non, mais, mes arrières sont assurés, qu’est-ce que vous croyez ! La preuve, Verdurier, le coup de téléphone à la flan… Pas mal, hein ? Maintenant vous vous demandez pourquoi je n’ai pas fait icigo une descente — ou plutôt une montée — en force, pas ? Eh bien, c’est simplement à cause de la môme. Je savais qu’elle était vivante, et je savais aussi que vous la ratatineriez à la première alerte… J’ai risqué le paquet pour elle… Que voulez-vous, je suis un sensible ! Seulement y a du monde dans le coin…
Je toussote et j’y vais au bluff :
— Ruti, quand tu t’es pointé avec ton pote ici absent (et, ce disant, je désigne le cadavre du menton), tu n’as pas aperçu des bonshommes à l’air innocent dans la rue ?
Qu’est-ce que je risque, je vous le demande. Des bonshommes à l’air innocent, on en rencontre tellement qu’on est obligé de faire des zigzags pour pas buter dedans.
C’est moi qui lui pose la question, mais c’est à Verdurier qu’il répond :
— Si… C’est vrai…
Il tourne bride et galope comme un perdu…
Je devine qu’il va se précipiter à l’une des fenêtres donnant sur la rue.
De fait, trois minutes plus tard il rapplique, tout pâlot, en respirant du nez.
Verdurier semble gagné par l’inquiétude.
Il fait un petit mouvement du menton qui signifie : « Alors ? »
— Y a un mec, juste en face, avec un journal dans les mains…, balbutie Ruti.
— Et alors, gronde Verdurier, qu’est-ce que ça a de rare un bonhomme qui lit le journal.
Le Rital a la glotte qui joue au yo-yo…
— Je crois bien que je le connais, dit-il.
Je sursaute…
— C’est le mec qui était à la porte ce matin, tandis qu’Angelino discutait avec San-Antonio…
Je pense : Ravier !
Bon Dieu, j’aurais dû me douter que le patron prendrait « mes » précautions. Il a envoyé Ravier aux nouvelles avant de téléphoner à Verdurier. Il ne veut plus risquer de me voir disparaître…
J’éclate de rire.
— Alors, mes canards, vous êtes convaincus, maintenant ?
Ils sont partagés entre la rage et la frousse. Il y a une dominance de rage chez Verdurier et de frousse chez Ruti.
Faut que je frappe un grand coup.
— Parlons net, je fais. Voilà assez longtemps qu’Angelino fait parler de lui. Il a dépassé la mesure. Il voit trop grand maintenant et ça indispose de grosses légumes qui ont décidé d’avoir sa peau… Une planche pourrie, voilà ce que c’est maintenant qu’Angelino, et vous aurez beau dire, une planche pourrie, c’est le dernier truc à quoi s’accrocher lorsqu’on va faire la culbute… Nous sommes au courant de beaucoup de choses, et encore mes chefs en savent plus long que moi. Ce qu’ils pourraient dire des projets de l’Italien ne tiendrait pas sur la place de la Concorde. Saint-Lazare, le buste, tout ça c’est de la rigolade…
J’ouvre ici une parenthèse, histoire de souligner à quel point le bonhomme est gonflé. Je n’ai entendu parler d’un coup à Saint-Lazare qu’à travers les fumées de mon demi-coma et voilà que j’en parle avec assurance comme si j’étais le promoteur de l’histoire…
Eux, ça leur file un coup d’accélérateur dans le trouillomètre. Ruti tourne au vert pomme. Verdurier crispe ses mâchoires de squelette mal nourri.
— Bref, je poursuis, Angelino est cuit comme une rave. Il va se faire arquincher d’ici très peu de temps. Lui et tous ses pieds nickelés. A ce moment-là, ce sera la grande java, les petits, et ça chauffera pour votre matricule, je vous le dis. Y aura sûrement de la casse… Tant pis pour ceux qui essayeront de ruer dans les brancards…
— Ah oui ! gouaille encore Verdurier.
— Faites confiance.
Un petit silence, pour leur laisser le temps d’assimiler. Verdurier avait raison lorsqu’il disait qu’il faut faire manœuvrer l’imagination des gens. Ça leur fait du deux mille tours seconde.
Il est temps, maintenant, de changer de ton :
— Votre situation, à vous, grâce à un concours de circonstances, est privilégiée…
— Pourquoi ? demande Ruti.
— Parce que, je lui dis, vous êtes les seuls de l’équipe à pouvoir tirer vos pieds de la gadoue.
— Ça va, s’écrie Verdurier, avec ses salades, il va essayer de te doubler !
Je continue, sans me laisser démonter par cette interruption :
— Si vous me libérez et me laissez embarquer la petite, on vous ignorera, parole d’homme !
— Parole de flic, oui ! fait le grand sec.
— La ferme ! je gronde. Jusqu’ici on n’a rien de terrible à porter à votre compte. Je ferme les yeux sur la séance de tout à l’heure et on ne parlera même pas de la rue des Eaux dans les rapports…
— C’est votre semaine de bonté ? demande Verdurier.
Il se tourne vers Ruti et lui dit :
— Sans blague ! Tu ne vas pas prendre pour argent comptant ses belles paroles… T’en as déjà vu, toi, des flics qui laissent s’envoler des gars qui lui ont placé un œuf de Pâques pareil sur la tirelire ?
J’interviens :
— J’ai dit qu’on jouait cartes sur table. Les gars, je ne suis pas fiérot de la façon dont j’ai démoli votre copain bien que j’aie été en archi-état de légitime défense, c’est pas que je risque de me faire taper sur les doigts car, dans notre job, tous les coups sont bons, seulement ça ne ferait pas riche tout de même. Alors on s’ignore, si c’est d’accord…
— Tu marches, toi ? demande Ruti à Verdurier.
Ce dernier, chose curieuse, au fur et à mesure que je parlais et trouvais des choses de poids, récupérait. A ses yeux, je vois qu’il ne faut pas compter l’avoir au flan.
— Non, dit-il, c’est un beau parleur et c’est tout. Moi j’ai décidé de jouer la carte Angelino et je la jouerai jusqu’au bout…
Il sort.
— Où que tu vas ? implore Ruti.
— Essayer de joindre Angelino, il trouvera bien le moyen de tous nous sortir du pétrin, lui, t’en fais pas…
Ruti semble indécis.
— Allez, fais-je, trêve de balivernes, ôte-moi ces ficelles, j’en ai ma classe de jouer au saucisson.
— Non, fait-il, des clous, Verdu a raison, je peux pas me déboutonner au moment où ça se complique. Angelino est un fortiche, il a doublé plus de flics que tu n’as arrêté de gangsters.
Il réprime un léger frisson.
— Et, en tout cas, si je lui faisais de l’arnaque, je n’irais pas loin…
C’était bien mon avis aussi. Allons, mon espoir tourne court.
— Tu regretteras de n’avoir pas marché avec moi, Ruti…
— Possible, fait-il.
Il s’apprête à rejoindre Verdurier.
— Hé ! lui dis-je, un bon mouvement : passe-moi au moins une pipe…
C’est, pour lui, une façon comme une autre d’apaiser son inquiétude. Il m’allume une cigarette et me la glisse dans le bec.
Puis il sort en haussant les épaules.
Si la sèche qu’il vient de m’offrir n’était pas une Pall-Mall, mon petit truc ne réussirait pas. Seulement c’en est une, donc il s’agit d’une pipe mesurant un bon centimètre de plus qu’une cigarette ordinaire et c’est de ce centimètre-là que j’ai besoin.
En avançant les lèvres le plus possible et en me courbant aussi bas que mes liens me le permettent, j’arrive à poser l’extrémité incandescente de la cigarette sur un coin du cordon emprisonnant mes mains.
Ça commence à fumer. Une odeur de roussi se répand dans la salle de bains. Je jubile déjà lorsque, crac ! la cigarette me tombe du bec. Elle roule sur mes genoux puis glisse sur le carrelage.
C’est pas de pot ! Au moment où ça s’annonçait bien !
Je tire de toutes mes forces sur mes liens, et j’ai la joie de constater que le cordon s’effiloche à l’endroit de la brûlure. Je renouvelle mes efforts et le cordon cède. Je me masse les poignets. Ouf, ça va mieux…
Je délie les liens qui me maintiennent le buste au dossier. Par exemple, lorsque j’arrive aux pieds, je m’aperçois que je suis bourru, car la ligature est derrière la chaise et je n’ai pas de couteau pour trancher la corde. Je n’ai pas non plus d’allumettes.
J’avise le corps du bigleux, de plus en plus immobile à mes pieds. Je me penche sur lui et je le fouille consciencieusement. Je trouve son revolver. Dans mon cas, il vaut mieux trouver un Walter 7,65 qu’une pépite géante.
Juste comme je m’en empare, voilà mes pieds-plats qui réapparaissent.
Je sais qu’il faut faire vite. La réussite appartient à ceux qui appuient les premiers sur la détente.
Je m’offre celui qui est le mieux à main, c’est-à-dire Ruti.
Il prend la balle dans le ventre et se casse en deux. Il gueule comme jamais un humain n’a gueulé avant lui. Verdurier, lui, a tout compris d’un coup d’œil. Rapidement il a fait un saut en arrière si bien que la dragée que je lui destinais enlève seulement un morceau de plâtras gros comme une tortue.
Il faut que je me dépatouille de mes dernières entraves, et prompto, because ça va chauffer.
Alors, aux grands maux les grands remèdes. Je place l’orifice du canon contre le cordon et je presse la détente.
La balle tranche net l’attache et écaille un carreau.
Me voici libre… de bouger.
C’est pas le salut, mais c’est mieux que rien.
Le grand bouzin va commencer. Prière de numéroter ses côtelettes pour plus de prudence.
Je ne perçois pas le moindre bruit. Nulle trace de l’existence de Verdurier. De deux choses l’une : ou bien il a profité de la confusion pour se prendre par la main et s’emmener promener, ou bien il est allé chercher une arme dans son bureau et, embusqué derrière une console, il attend que je me montre pour m’envoyer dans la terre glaise.
D’après ce que je connais maintenant du zigoto, je serais plutôt enclin à considérer comme la plus valable la deuxième hypothèse…
J’ouvre la crosse de mon arme afin de vérifier le chargeur. Il ne reste que deux balles dans le magasin.
Je fouille le cadavre de Ruti, mais je ne sais pas s’il a accroché son flingue à la patère en entrant, toujours est-il qu’il n’a sur lui qu’un ya à cran d’arrêt.
J’ai jamais aimé les cure-dents, néanmoins j’empoche celui-ci, car, comme dit un de mes amis, dans la conjoncture présente, il ne faut pas faire la fine bouche.
Maintenant, que je vous rencarde sur la topographie de l’appartement, afin que votre petite cervelle d’écureuil puisse piger la suite.
La salle de bains où ces gnafs m’ont transbahuté se trouve au fond d’un court vestibule qui donne sur le hall. Si Verdurier est toujours dans la taule, j’ai tout à redouter. Car lui sait que je me trouve au fond de ce terrier en cul-de-sac, tandis que j’ignore, moi, son emplacement. Il n’a donc qu’à attendre que je débouche dans le hall pour me canarder.
De plus, je n’ai que deux balles alors que lui doit avoir, très certainement, une vraie panoplie à sa disposition.
Pour commencer, je me mets à plat ventre et je rampe en direction du hall.
Parvenu à l’angle, je m’arrête… Tout est silencieux, je ne perçois pas le moindre bruit…
Que faire ?
J’attends ainsi, deux minutes, en réprimant ma respiration. Puis, comme je ne suis pas le type à attendre que des champignons lui poussent sous les pieds, j’ôte délicatement une godasse et je la glisse légèrement en avant, de façon à ce qu’elle apparaisse dans le hall.
Rien ne bouge. Si Verdurier est toujours là, il sait maîtriser ses nerfs, le mec !
Je passerais bien vivement ma tête histoire de voir où nous en sommes, mais, ce faisant, j’ai peur de bloquer un atout dans les badigoinces. Alors, il me vient une autre idée… Je retourne à reculons dans la salle de bains. Je relève le corps de Ruti et je me le plaque contre la poitrine. Je le porte contre moi, en passant mes bras en boucle sous ses bras.
Je reviens vers le hall, ahanant sous le poids de cet étrange bouclier.
Puis j’avance en terrain découvert.
Deux balles claquent, sèches, brèves !
La première pénètre dans la poitrine de Ruti, m’égratignant le dos de la main, la seconde passe au-dessus de nos têtes.
Compris, cette fois. Verdurier est à gauche. Ça n’est pas marle de sa part car la porte de sortie se trouve à droite. Il a dû choisir ce côté du hall car il s’y trouve, je m’en souviens, un meuble derrière lequel il a dû se tapir.
Donc, je peux lui couper la retraite…
Juste en face de mon étroit vestibule se trouve la salle à manger, aux portes vitrées de petits carreaux. Et, dans l’axe de ces portes vitrées, la fenêtre donnant sur la rue… Cette rue où le père Ravier promène sa grande gueule derrière un France-Soir qu’il fait semblant de lire.
Il n’a pas dû percevoir les coups de feu. Personne, du reste, ne paraît les avoir entendus, et le fait s’explique, car ils ont été tirés dans les couloirs de l’appartement, ce qui feutre considérablement les bruits. Par ailleurs, le métro, qui devient aérien à la station Passy, roule à moins de vingt mètres, ce qui constitue un fond sonore absorbant tous les autres bruits plus modestes.
Il y a enfin un feu rouge, à l’angle de la rue et du quai, et les pétarades des bagnoles stoppées qui redémarrent ne sont pas rares…
Je vise soigneusement la fenêtre, à travers l’un des carreaux des portes, en prenant bien soin que ma balle ne soit pas stoppée ou déviée par l’un des montants de bois.
Je tire !
Ma doué ! On dirait que deux chiens enragés se filent une avoinée chez un marchand de verrerie. Les petits astucieux de noces et banquets qui vont acheter la blague du carreau brisé chez les marchands de farces-attrapes ne peuvent obtenir de meilleurs résultats.
Ce bruit de vitre pulvérisée me plonge dans le ravissement.
— Vous avez entendu, Verdurier ? je crie. J’ai gagné la pipe en terre ! Dans quatre minutes mes collègues seront tous ici, au grand complet, et ce qu’ils vous mettront dans le portrait en guise de châtaignes ne sera pas racontable.
Il grommelle quelque chose d’indistinct, mais que je soupçonne ne pas être gentil pour moi.
Et alors, mon sixième sens se met à vibrer fortement. Je sens qu’un truc inattendu va se produire.
Et il se produit.
Ça a débuté par un glissement : Verdurier a rampé dans ma direction. Puis un petit quelque chose passe par-dessus ma tronche. Le petit quelque chose tombe à un mètre de moi. Je regarde et mes cheveux se mettent en tire-bouchon comme si on leur jouait le Beau Danube Bleu.
Le petit quelque chose, c’est une grenade.
Je vous raconte les choses bien posément, mais je vous jure que je les développe instantanément dans mon photomaton portable.
Si je reste deux secondes ici, la grenade explose et vous trouvez la bonne viande de San-Antonio étalée par terre en petits morceaux pas plus gros que des grains de caviar… Ou alors je m’évacue du vestibule, et le Verdurier de mes choses s’en donnera à cœur joie.
On n’échappe pas à une grenade lorsqu’elle éclate sous vos fesses… Mais on peut ne pas basculer quand un mec vous tire dessus avec un pistolet.
Je me rue hors du vestibule comme un garenne traqué par un furet.
Faites chauffer la colle !
Les coudes au corps ! Comme il fallait s’y attendre, Verdurier fait fonctionner sa crémerie.
Seulement, il y a une chose qu’il n’a pas prévue — on ne peut jamais tout prévoir — sa grenade explose et les morcifs voltigent un peu partout dans un nuage de fumée noire. Cette explosion ôte toute efficacité au tir du gars. Déjà je suis dans la salle à manger…
Celle-ci possède deux portes : une à chaque extrémité… Je cours à l’autre et, par un brusque renversement de la situation, je prends Verdurier à revers.
Il ne s’attendait pas à une pareille promptitude…
Il lève son arme, mais je suis plus prompt que lui et ma dernière balle est pour le petit grain de beauté qu’il porte à la pommette gauche.
La balle fracasse le maxillaire supérieur.
Il tombe… Ses jambes gigotent un brin.
Je me baisse et lui arrache son feu des mains pour éviter toute surprise…
— Voilà, t’as gagné, corniaud, je murmure. Maintenant tu es bon pour un stage à l’hosto et tu vas faire les délices d’un chirurgien esthétique…
Il ne lui reste plus qu’une moitié de visage potable, l’autre moitié n’est plus qu’un morceau de barbaque sanguinolente.
— Parle, et ma proposition de tout à l’heure tient toujours, qu’est-ce que c’est que cette histoire de Saint-Lazare ?
Il ne peut plus bouger les lèvres, ni ouvrir la bouche. Il essaie de parler et les sons qui s’échappent du trou sanglant qu’est maintenant sa bouche sont à peine audibles…
— C’est pour six heures, je finis par comprendre… Tuer… Orsay…
— Hein !
Je fais un saut tel que je risque de heurter le plafond de ma pauvre tête cabossée…
— Qu’est-ce que tu dis ?
Mais il ne dit plus rien… Il a complètement perdu conscience et je me demande s’il supportera le transport à l’hôpital…
A cet instant, on sonne énergiquement à la porte.
Je devine qui c’est. En effet, Ravier se tient devant moi, son composteur à la main…
— Bon, c’est vous, fait-il.
— Il me semble… Si par hasard nous nous trompions, ça se saurait.
— Très drôle, reconnaît-il lugubrement. C’est vous qui avez tiré par la fenêtre ?
— Oui…
— Vous avez besoin de quelque chose ?
Il a des questions ravissantes, Ravier.
— Oui, lui dis-je, de savoir l’heure.
Il consulte sa montre sans se démonter.
— Cinq heures et des…
— Bon, il faut que je sois à six heures à Saint-Lazare, plutôt avant…
— Vous n’allez pas sortir comme ça ?
— Pourquoi ?
— Parce qu’on dirait que vous sortez de l’abattoir…
Je ne pensais plus à tout le raisiné dont j’ai été inondé : le mien et celui des autres.
Je retourne à la salle de bains.
En quelques minutes j’ai remis un peu d’ordre dans mon accoutrement. Pour les fringues, ça biche : un type qui a des taches sur ses vêtements ne retient pas particulièrement l’attention, à Paris surtout. Mais mon entaille à la tête ne peut passer inaperçue.
J’ai le temps de faire un saut chez un pharmacien avant de galoper à Saint-Lago.
Du train où vont les choses, je me demande ce qui restera de moi à la fin de la journée. S’il en reste quelque chose…
Ravier qui a regardé les trois cadavres me rejoint en faisant des mines.
— Dites donc, fait-il, quand vous passez quelque part, on peut dire que vous laissez des traces…
— Tu t’occuperas de ces gens, dis-je. Ainsi qu’une petite môme qui se trouve dans une des pièces. Ensuite, tu téléphoneras au grand patron pour lui dire qu’il y a eu du grabuge. Dis-lui que je suis sur un os et que je l’appellerai dès que je pourrai. Avant tout, faut que j’aille au rendez-vous de Saint-Lazare…
— Rendez-vous avec qui ? demande Ravier.
— Avec la mort, je lui réponds.