Il est six heures moins dix lorsque je pénètre dans l’immense hall de la gare Saint-Lazare, le crâne orné d’un superbe croisillon de sparadrap qui me fait ressembler à un dessin de Dubout.
Je me dis que je serai rudement malin si je parviens à découvrir quelque chose dans ce tohu-bohu.
Sur la gauche, il y a les lignes de banlieue, assaillies par un flot incessant de voyageurs… Sur la droite les grandes lignes. C’est le côté le plus calme ou, plus exactement, le moins encombré. Un rapide à destination de la gare maritime du Havre s’apprête à transporter un peuple de richards jusqu’au « Queen Machin ». Il y a là de gros financiers aux pardessus d’impresarii ; des gens de couleur ; des grognaces de la haute avec des chiens-chiens bizarres et des manteaux de fourrure… Est-ce que la séance aura lieu côté grandes lignes ou côté banlieue ?
Est-ce que l’homme qu’on doit abattre, ce fameux Orsay, est un voyageur ? Oui, certainement. Pourquoi le descendrait-on dans une gare s’il en était autrement ? Pas d’erreur à ce sujet.
Maintenant est-ce un voyageur qui va prendre le train, ou bien un voyageur qui va débarquer ?
C’est très important. Je m’attrape le citron.
Voyons, si c’était un voyageur qui va partir, les gangsters n’auraient pu fixer une heure précise, car il pourrait arriver à son train bien en avance, par ailleurs les gens qui s’embarquent se présentent d’une façon moins compacte que ceux qui arrivent. Et puis, s’il s’agissait de quelqu’un en partance, cela sous-entendrait qu’Angelino aurait eu bien d’autres occasions meilleures de le scraffer alors qu’il se trouvait dans la capitale…
Plus j’y songe, plus je réalise qu’il s’agit d’un arrivant. Je m’approche d’un contrôleur.
— Pardon, s’il vous plaît…
— Oui…
— Pouvez-vous me dire s’il arrive un train à six heures…
— Un train d’où ?
— Je ne sais pas…
Il doit croire que je m’en suis mis un coup dans le parapluie, car il me regarde exactement comme vous regardez ce qu’un chien dépose sur les bordures de trottoirs.
— Consultez le panneau des arrivées, me dit-il.
Et il me désigne un gigantesque panneau où sont désignés les départs et les arrivées.
Je le parcours fébrilement. Je constate qu’aucun train n’arrive à six heures pile. Il y en a un qui se pointe de Mantes à six plombes moins une. Et un autre qui rapplique de Londres à six heures une.
C’est ce dernier qui m’intéresse.
Je me dirige vers le quai où il va stopper. Plusieurs personnes attendent devant les barrières. Des gens très mêlés. Il y en a une dizaine. Je n’en connais aucun. Je les dénombre et tâche à me rendre compte s’il y en a un — ou plusieurs — parmi eux, susceptibles d’être un meurtrier. Je vois une dame avec sa petite fille. Puis une famille : papa, maman, le grand garçon… Un jeune type à boutons que l’acné tourmente… Un vieux monsieur… Un gros bonhomme adipeux avec un pardessus en poil de chameau… Plus un couple insignifiant… Moi qui crois connaître les assassins, je peux vous affirmer que sy a dans ce groupe une personne capable d’écraser un hanneton, moi je suis le roi du Danemark et de ses environs.
Les grosses horloges disent six heures avec un ensemble parfait…
Je regarde dans la gare… Je renifle avec précaution, mais décidément, non, ça ne sent pas l’assassin…
« Voyons, me dis-je… Supposons que j’aie un bonhomme à liquider, viendrais-je l’attendre à la descente d’un train ? »
J’attends une seconde, pour voir si mon subconscient va répondre, mais mon subconscient est ailleurs. Probable qu’il en a classe de faire équipe avec un dégourdi de mon format. Vraiment il n’y a rien à faire pour l’instant… Rien qu’à ouvrir grandes, très grandes ses châsses.
Le train en provenance de Londres entre en gare… Je le vois passer en se tortillant, là-bas, sous le pont de l’Europe ; il tourne, choisit sa voie et approche.
La locomotive s’avance jusqu’aux butoirs, crache un nuage de vapeur, un autre de fumée et s’immobilise… Les portières claquent… Des voyageurs commencent à descendre. Le flot s’épaissit de plus en plus… Des porteurs s’empressent.
Je surveille la sortie… Je m’attends à entendre des cris dans la foule qui se presse hors du train. Pour liquider un type, ça serait simple si l’on travaillait au couteau.
Mais il n’y a pas d’autres cris que les appels et les exclamations des voyageurs et de ceux qui les accueillent.
Les arrivants quittent le quai par trois issues placées en ligne.
Je les regarde, au fur et à mesure qu’ils surgissent devant l’employé chargé de collecter leurs biffetons. Ce sont des gens… des gens et encore des gens… Avec leurs valises et leurs bobines plus ou moins grises…
Ça devient vite monotone cette contemplation.
Je prends des fourmis dans la rétine, sans charres !
Mais voilà brusquement de l’inédit.
Je vois, dans la travée de sortie de gauche, apparaître un vieux bonhomme maigre au visage constellé de taches de rousseur. Pas besoin d’avoir traversé le Channel pour comprendre que c’est un Anglais. Il ressemble à ces moines britanniques que l’on voit sur les gravures anglaises…
Ce zig pose sa valoche en porc et tend son bif au préposé. Puis il se baisse à nouveau pour la reprendre… Mais il ne se lève pas. Il ouvre la bouche, fléchit sur ses jambes et pique du nez en avant.
Je bondis… Ce gars a dû avoir une syncope car personne n’a pu le descendre… J’étais devant lui, et la personne qui le suit est une femme chargée de colis. D’autre part, l’employé n’a pas fait un geste insolite…
Je me penche sur le zigoto. Une tache rouge s’élargit sur son plastron amidonné.
Bien qu’aucun coup de feu n’ait éclaté, il a pourtant été buté d’une balle.
Et j’étais à pas un mètre de lui…